Roberto Durán sortit de prison à soixante-neuf ans et mille maux. Selon la loi en vigueur, il avait payé pour le crime qu’il avait commis. Selon la sienne, il avait passé ces vingt-cinq dernières années enfermé, ailleurs c’est vrai, mais n’était-ce pas le simple prolongement de sa réclusion antérieure ?
À la une de tous les journaux à l’époque, il n’est plus aujourd’hui qu’une note dans un coin, un fait divers parmi d’autres ; la liberté n’est pas une bonne nouvelle. Le jour de la sentence, Roberto écouta le verdict comme s’il visait quelqu’un d’autre que lui. Ceux-ci furent ses derniers mots : « Alicia est tombée amoureuse d’un autre et le seul moyen que j’avais de la retenir c’était de la tuer. Je ne l’ai pas perdue ». Puis il se leva. Et alla calmement au devant du cycle de sa captivité.
Il n’est plus en prison mais il ne se sent ni libre ni vivant ; il marche sur la rive longeant les bords de sa mort prochaine. Trop fatigué pour s’engager sur de nouveaux chemins, savoir que la vie qu’on lui donnait une seconde fois serait éphémère (si tant est que retrouver la liberté puisse être comparé à une renaissance) était une circonstance atténuante. Il refuse d’appartenir à un monde dans lequel, quoiqu’il fasse, il sera à jamais l’assassin d’Alicia Oliva. Il veut mourir pour se libérer de ses contemporains, de la mémoire, mais pas avant d’avoir corrigé la seule erreur qui puisse l’être encore.
Assis à la table d’un vieux bar dans une rue parallèle à la General Paz, une bière à la main et regardant à travers la vitre, le vieux Roberto pense à Alicia tandis que s’achève le premier jour de sa libération. La bière, comme une femme désirée dont le charme disparaît à peine conquise, coule insipide le long de sa gorge, cherchant à calmer une soif qu’on ne calme pas si facilement : la soif de l’absolu qui tient bon dans l’attente d’une réponse. Dehors, il ne voit pas ce qu’ y verrait n’importe qui d’autre à sa place. Son regard est celui de l’assassin qui ne ressent aucune culpabilité, aucun remord, pire, qui est satisfait comme un artiste face à l’œuvre qui l’a consacré. Pour lui, le présent ressemble à un oiseau enfermé dans une petite boîte en carton, sans ouvertures. Lui n’est que passé, un passé vivant qui résiste dans le futur, et c’est là qu’il se dirige, âgé, déterminé. Comme tant d’hommes, le vieux Roberto a besoin de se souvenir pour se sentir vivant ; d’autres choisissent l’oubli. Mais entre la mémoire et l’oubli, se tisse peu à peu une toile capricieuse qui déborde notre volonté d’oublier ou de ne pas oublier : l’histoire vivante.
Il finit sa deuxième bière et cligna des yeux, étourdi. Cela faisait très longtemps qu’il ne buvait pas, la prison prive de trop de choses. Doucement, les souvenirs disparurent et la vitre retrouva sa vocation première : montrer ce qui se passe de l’autre côté. Un bus, semblable à une bête féroce, transporte dans son estomac des gens compressés, leurs visages laissent transparaître la fatigue d’une longue journée de plus. Une femme, décharnée et mal habillée, promène son petit chien et lui parle du temps qu’il fait, de la circulation, de la solitude. Un clochard fouille les poubelles, sourit en y trouvant une bouteille de vin qu’il brandit, et attend, telle une statue vivante, qu’en tombe une goutte bénie. Deux enfants sniffent de la colle dans de petits sacs plastiques qui se gonflent et se dégonflent comme des poumons agités. Des véhicules pressés, conduits par des êtres anonymes, parcourent la ville furieuse. S’impose la nuit inaugurale de sa remise en liberté, toujours sous caution, et le vieux Roberto attend un signe, un autre, de l’intérieur, pour poursuivre son expédition. Le passé, terré depuis plus de vingt-cinq ans dans un territoire abandonné, l’attend. Entre temps, la vie, avare, exhibe de pauvres fragments, insignifiants, restes méconnaissables de ce que c’était que d’être.
Bientôt, de sa boussole intérieure lui parvient le message attendu. Il se lève, lent mais décidé, et reprend le chemin vers l’Ouest, là où celui qui doit être guéri l’attend, ou plutôt, attend ce que seul Roberto peut faire pour le libérer de la terreur qui le guette.
L’histoire vivante s’impose et ce qui doit arriver arrivera, toujours.
- Couverture
- Titre
- Mentions légales
- Dédicaces
- Les voix d'en dessous
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitre 3
- Chapitre 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8
- Chapitre 9
- Chapitre 10
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitre 14
- Chapitre 15
- Chapitre 16
- Chapitre 17
- Chapitre 18
- Chapitre 19
- Chapitre 20
- Chapitre 21
- Chapitre 22
- Remerciements
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
ISBN : 979-10-92948-23-3
Titre original : Las voces de abajo
Ediciones Simurg, Buenos Aires, 2013.
© Pablo Melicchio, 2013.
Traduction française © Zinnia Éditions, 2015.
Graphisme et mise en page, Magali Homps
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Obra editada en el marco del Programa « Sur » de apoyo a las traduccciones del Ministerio de relaciones Exteriores, Comercio Internacional y Culto de la República Argentina.
Ouvrage édité dans le cadre du Programa « Sur » de soutien à la traduction du ministère des Affaires étrangères, du Commerce international et du Culte de la République Argentine.
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À Francisco, Felipe et Valentín
qui remplissent ma vie de belles couleurs
Bienvenus à la fondation
« LA VIE ÉLÉMENTAIRE »
CENTRE D’ACCUEIL
POUR PERSONNES HANDICAPÉES
Chiche marche en direction de la ferme sur le chemin boueux. Il pousse péniblement une brouette déglinguée qui s’embourbe par moments. Sous le vieil ombú près du poulailler, il ramasse les feuilles qu’il avait précédemment entassées et poursuit sa marche en parlant tout seul, à voix haute.
— Le docteur a dit à Chiche que ça fait beaucoup de bien de marcher. C’est dommage pour les camarades qui ne peuvent pas se balader et qui restent enfermés dans la salle à manger, à se balancer et avaler leur morve. Chiche doit nettoyer la ferme et il doit mettre des aliments et de l’eau propre dans les abreuvoirs. Et puis aussi vérifier que les animaux se portent bien, parce que les animaux, c’est comme les hommes, ils peuvent tomber malades. Chiche ne connaît ni les mathématiques, ni l’anglais ; ils disent qu’il est handicapé, mais léger. Dans sa tête il a des bêtes qui lui mangent ses idées. Mais c’est quand même lui qui est chargé de la ferme et aussi de promener Rosita en poussant sa chaise roulante. Un jour, il faudra que Chiche arrive à devenir docteur et à soigner Rosita pour qu’elle puisse marcher comme tout le monde.
Chiche pose la brouette, ouvre la porte en bois de la ferme et entre pour apporter la nourriture et changer l’eau des abreuvoirs. Il salue le coq en levant la main gauche et en penchant légèrement la tête, comme si une petite vis de son engrenage avait soudainement lâché. Il avance et sourit en croisant trois poussins qui viennent de naître. Il ramasse trois œufs et les range dans la poche avant de son tablier. Tout à coup il est surpris de découvrir une oie étendue par terre derrière un tronc.
— Ne vous inquiétez pas madame l’oie – dit-il à l’animal tout en le caressant. Le docteur Eduardo ne va pas tarder. Madame l’oie a mauvaise mine, ses yeux lui tombent et son cou se tord. Peut-être qu’elle a la même chose que Chiche, peut-être qu’elle a des bêtes dedans sa tête. Pauvre madame l’oie.
Une fois sa tâche accomplie, il sort du poulailler, ferme la porte en bois, saisit la brouette et reprend son chemin, balayant du regard le terrain, s’assurant que tout est en ordre. Mais il s’arrête brusquement en sentant le bzzzz, la vibration sous ses pieds. Il regarde de tous côtés. Il sourit en laissant retomber sa tête lentement, comme si l’engrenage lâchait de nouveau, et il s’agenouille à terre.
— Bonjour, madame Dolores.
— Bonjour Chiche.
— Chiche doit emmener madame l’oie pour qu’Eduardo, le docteur des animaux, puisse la guérir.
— C’est très bien, Chiche, je suis contente que tu prennes toujours soin des animaux de la ferme.
— Chiche doit en prendre soin pour continuer à être le responsable de la ferme.
— Tu es la personne la plus attentionnée que j’ai vue de ma vie, de ma courte vie... – dit Dolores avant d’être aussitôt assaillie par de tristes pensées en chaîne. Alors sa voix se mélange à la boue.
— Madame Dolores, Chiche aime travailler, mais ce qu’il aime encore plus, c’est rester dehors, avec Rosita, comme les amoureux qui se promènent dans la rue.
— Ça viendra, Chiche, ça viendra.
— Chiche, Chiche ! Qu’est-ce que tu fais ? – lui crie le professeur de céramique en avançant précipitamment sur le chemin plein de boue.
— Oh non ! Une mauvaise odeur... c’est le professeur de céramique – dit Chiche pris de panique.
Il se relève, prend le balai et se met à balayer énergiquement, exagérément.
— Chiche, qu’est-ce que tu faisais – lui demande le professeur, regardant tout autour, à l’affût d’un indice.
— Monsieur le professeur, comme d’habitude, Chiche s’occupe de la ferme.
— Aïe, Chiche, Chiche... ne me mens pas. Je t’observe depuis un moment, encore en train de parler tout seul ? – interroge le professeur et son regard inquisiteur s’arrête sur le sol où les fourmis imperturbables poursuivent leur tâche de simples fourmis.
— Excusez-moi, monsieur le professeur de céramique, mais Chiche ne sait pas mentir – répond-il en continuant à balayer les feuilles mortes, tandis qu’il pense aux voix d’en dessous et qu’il ne faut surtout rien dire, pour elles, mais aussi pour lui, pour qu’ils ne lui augmentent pas encore sa dose de médicaments.
Le professeur, troublé par le comportement de Chiche, cesse de jouer les inspecteurs, sort son téléphone portable de la poche de son pantalon et envoie un texto.
— D’accord, j’espère que c’est le cas... c’est l’heure de l’atelier de céramique, aujourd’hui nous allons peindre les vases que nous avons fabriqués hier. Le tien est magnifiquement réussi. Il faut se dépêcher, comme ça ils seront prêts à temps pour les offrir aux parents à la fête du printemps.
— Excusez-moi, monsieur le professeur de céramique, mais Chiche n’a pas de parents qui lui rendent visite.
— Et bien alors... tu peux l’offrir à Rosita, ou à sa famille, tu ne crois pas ? – dit le professeur, en bafouillant avant de remettre son téléphone dans sa poche.
— Oui, l’offrir à Rosita, ce serait très bien, car Rosita et Chiche sont comme des fiancés, c’est ce qu’on dit.
— Bien, termine ce que tu as à faire à la ferme et viens à l’atelier, nous t’attendons ; et dépêche-toi, tes camarades sont déjà en chemin.
— Oui monsieur le professeur de céramique, Chiche arrive tout de suite.
— Très bien – dit le professeur puis il s’en va, pressé, rejoindre sa classe.
Chiche continue de balayer et entasse les excréments, les feuilles et les brindilles sèches près du vieil ombú. Jusqu’à ce qu’il sente le bzzz, à nouveau le signal, les chatouilles sous ses pieds. Il cesse de s’affairer et entre en connexion avec la voix.
— « ... Derrière les murs, qu’hier ils ont élevés pour toi, je te supplie de respirer encore... J’y repose mes épaules et j’attends que tu me prennes dans tes bras, que tu traverses le mur de mes jours... Et gratte les pierres... Et gratte les pierres... Et gratte les pierres, jusqu’à moi. [1] »
— « Chiche écoute encore la chanson que madame Dolores chante tout le temps. Quelle belle voix elle a madame Dolores. Continuez, madame Dolores, s’il vous plaît, continuez la chanson de la pierre – dit Chiche qui s’appuie sur le balai comme sur une canne.
— « À peine audibles, j’entends tes mots, arrivent les groupes de rock and roll, ils font vibrer un peu, les murs abîmés, et je sens la question de ta voix... Et gratte les pierres... et gratte les pierres... et gratte les pierres, jusqu’à moi. »
— Elle dit des choses très tristes cette chanson, madame Dolores, mais il se passe quelque chose... quelque chose que Chiche ne peut pas se rappeler à cause des bêtes qui vivent dans sa tête.
— Je dois bien reconnaître que je ne chante pas très bien, mais ça m’est égal, je chante quand même, ça me fait du bien. Il y a toujours eu une chanson pour m’aider à tenir dans les moments les plus durs de ma vie.
— La chanson de la pierre est belle et triste, comme Rosita en pleurs.
— C’est une chanson d’un groupe qui s’appelle Sui Generis, avec Charly García et Nino Mestre. De la musique de cette époque-là. Qui sait s’ils chantent encore...
— Chiche ne connaît pas le nom des musiciens, madame Dolores, il ne connaît que des chansons qui bougent, la cumbia et le reggaeton, celles qui passent dans les fêtes pour que les jeunes dansent et s’amusent. Chiche danse rythmé en tenant Rosita par la main. Elle est paralytique Rosita, elle ne peut pas marcher, alors elle ne peut pas non plus danser avec ses pieds. Mais quand elle est contente, son visage et ses yeux se mettent à danser – dit Chiche en suivant du regard un colibri. Elle est très émouvante la chanson de la pierre, à Chiche ça lui fait des chatouilles dans la gorge, c’est comme pleurer.
— Pendant tout le temps où j’étais enfermée, je la chantais à mon petit. Dès qu’il m’entendait, il bougeait, bougeait, comme s’il dansait dans mon ventre. Les paroles sont un peu tristes, c’est vrai, mais ça me rappelle la vie sur terre, on ne peut pas se défaire de ses souvenirs, et nous encore moins, c’est la seule chose qui nous reste... – dit Dolores d’une voix brisée.
— Dolores, Chiche est avec nous maintenant – lui dit Ernesto, son camarade depuis toutes ces années.
— Oui, répond Dolores de sa voix éteinte, lointaine, c’est vrai, Ernesto, c’est vrai.
— Ça fait tellement longtemps qu’on est enfermés, coupés du monde, on s’ennuie... J’adorerais écouter à nouveau la musique que nous écoutions là haut. Je donnerais tout pour un morceau des Beatles, une symphonie de Beethoven, je me contenterais même, tenez-vous bien, d’une chanson de Palito Ortega ou de Sandro. Un autre son que celui des animaux, du vent, de la pluie et des pas indifférents – dit Ernesto de sa voix grave.
— Chiche aime beaucoup la musique monsieur Ernesto.
— Bien sûr, Chiche.
— Madame Dolores a une voix magnifique, une voix qui rend Chiche un peu triste, comme si un siphon de soda lui explosait dans le ventre et que les bulles lui restaient coincées dans la gorge – explique Chiche tout en posant son balai contre le vieil ombú.
— C’est ce qu’on appelle la mélancolie – diagnostique Juan.
— Chiche ne sait pas comment ça s’appelle, monsieur Juan, il sait seulement qu’à l’intérieur, il se passe quelque chose, comme des petites chatouilles.
— Ah qu’ils sont forts ces Sui Generis ! crie Fernando, euphorique. Moi celle que j’aime c’est la chanson qui s’appelle... Le borgne et les aveugles, je me souviens, je la chantais à ma fiancée Karina : « ...Nue de froid et belle comme hier, aussi précise que deux et deux font trois... » La fille en raffolait, elle me contemplait extasiée. Qu’est-elle devenue ? Ça en fait des choses dont ils nous ont privés, nos ennemis.
— Chiche, tu as entendu les nouvelles ? Quelle est la situation ? Où en est le pays ?
— Monsieur Juan, Chiche n’a pas pu écouter les nouvelles. Dans l’appareil de télévision qui se trouve dans la salle à manger il y a toujours des dessins animés, ou alors, après le déjeuner, madame Elsa regarde des gens qui la font pleurer.
— Ça doit être une telenovela, c’est sûr, ce genre de conneries – dit Juan, fâché.
— Madame Elsa pleure à cause de ce que disent les messieurs qui vivent dans l’appareil. Chiche n’a jamais pleuré, il ne sait pas comment faire. Les psychologues disent que Chiche ne pleure pas parce qu’il lui est arrivé quelque chose du temps où il était enfant, mais il ne veut pas s’en souvenir.
— Mon petit Chiche, le souvenir c’est très important, tu peux nous croire, nous qui ne vivons que de souvenirs.
— Madame Dolores, Chiche sait seulement que quelque chose de mauvais est arrivé à sa maman. Mais à cause des bêtes qui vivent dans sa tête, il n’arrive pas trop à se rappeler.
— Doucement, c’est une question de temps, mon petit Chiche. Ne t’inquiète pas, ça va aller – ajoute Dolores.
— Pour l’instant il ne pense qu’à Rosita, à la ferme, aux voix d’en dessous et aux informations qu’il doit obtenir.
— N’oublie pas, pour nous, c’est ce que tu peux faire de mieux, te procurer des nouvelles et nous les rapporter aussi vite que possible. Tu dois demander à ce qu’ils mettent le journal à la télévision et être attentif à ce qu’ils disent du pays, de la politique. L’information c’est ce qu’il y a de plus précieux pour nous désormais – dit Juan.
Chiche suit du regard une bande de poules qui se dispersent, poursuivies par un coq. Un rire grinçant parvient de la cuisine, un rire fou qui traverse les murs en quête d’un autre destin.
— Le problème, monsieur Juan, c’est qu’on prend Chiche pour un fou, et c’est encore pire quand le professeur de céramique le voit en train de parler avec les voix d’en dessous. Le professeur a dit au docteur que Chiche parlait tout seul, c’est pour ça qu’il a un demi cachet de plus maintenant, bleu, et qu’après le corps devient lourd et la langue dure, comme de la colle. Chiche a raconté au docteur que vivent sous terre des personnes qui s’appellent les disparus. Mais le docteur ne croit pas à ces choses-là et il a dit que ce sont des soucis liés à la maladie, que ce sont des hallucinants.
— Ha-llu-ci-na-tions, Chiche, ha-llu-ci-na-tions. Il n’y a rien à faire, nous n’avons jamais eu la vie facile, nous sommes habitués à la lutte inégale.
— Mais calme-toi Juan, c’est normal, nous sommes enterrés pile à l’endroit où se trouve maintenant un institut pour personnes handicapées. Que veux-tu que le médecin comprenne quand un de ses jeunes patients lui dit qu’il parle avec des voix qui sortent de terre ? Fais-moi confiance, je sais ce que je dis.
— C’est difficile de faire confiance, Dolores. J’ai toujours eu du mal, alors maintenant que j’ai vieilli, que j’ai toutes ces rides à l’âme, c’est encore pire – dit Juan, puis sa voix s’emplit de boue et de colère.
— Chiche, nous te demandons, s’il te plaît, de ne pas parler à n’importe qui, et d’attendre nos instructions.
— Oui, monsieur Fernando, Chiche comprend.
— De toute façon, quoiqu’il dise, ils ne le croiront pas.
— C’est logique qu’ils ne le croient pas Juan. Pour le moment les nouvelles suffisent, nous verrons ensuite comment il pourra continuer à nous aider. Et puis, s’il continue à parler de nous, ils vont encore lui augmenter sa dose de médicaments ; non, il faut le ménager, il est notre seul espoir – ajoute Dolores.
Chiche baille exagérément, se gratte l’abdomen qu’il a proéminent, prend le balai et recommence à balayer, là où il venait de le faire, comme s’il voulait rassembler les ombres de ce qu’il avait déjà recueilli. Une araignée avance, discrète, sur sa toile où une fourmi s’emmêle encore plus en essayant de s’échapper. Deux moineaux se disputent une mie de pain. Donald le chien ronge un os et grogne. Chiche interrompt son balayage, et lâche un soupir profond, haché.
— Tout va bien Chiche ?
— Non, madame Dolores, les gens ne le croient pas, et Chiche, ça l’énerve. Guillermo, ils ne le croient pas non plus, c’est l’élève qui parle avec son père que personne ne peut voir ni entendre. Quand son père, qui est mort, lui rend visite, Guillermo est tout content. Les gens ne croient que ce qu’ils voient.
— Putain ! On n’a vraiment pas de bol !
— Juan, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Depuis qu’on nous a fait disparaître Dolores, il y a si longtemps... nous n’avons établi aucun contact avec un être humain, et regarde un peu sur qui nous sommes tombés. Ils nous ont séquestrés, torturés et abandonnés dans le pire des endroits, enterrés dans l’oubli, dans un centre pour humains handicapés. Il n’y a rien à faire, nous n’avons pas de chance, c’est évident, et avec ça, tu me demandes ce qui m’arrive ?
— Ne sois pas si dur Juan.
— Ne sois pas si naïve ma belle, ils nous ont eus sur toute la ligne. Le mal l’emporte toujours.
— Pourquoi dis-tu cela Juan ?
— Quand l’ennemi est parti, c’en a été fini de la prison clandestine, ils ont ouvert à la place une maison de retraite. Mais aucun de ces putains de vieux n’est arrivé jusqu’ici. Le temps a passé et va savoir pourquoi les vieux sont partis, et c’est cette école pour malades mentaux qui est arrivée. Et tu as encore le courage de me demander pourquoi je dis ce que je dis. Des années et des années à attendre. Et qui entre en contact avec nous ? Chiche. Ne lui en voulez pas, le pauvre.
— Juan, Chiche est l’élu. Pour une raison que j’ignore bien sûr, c’est lui et lui seul qui a pu nous entendre et non un vieux, un professeur, ou un adulte sain du ciboulot, comme tu l’aurais voulu. Parfois, et tu devrais le savoir, les choses ne se passent pas comme on l’avait prévu, pour le meilleur ou pour le pire. Je sais que ça peut paraître étrange mais c’est comme ça, il faut que tu le comprennes.
— Mon Dieu, Dolores, ça ne marchera jamais.
— Toujours aussi pessimiste Juan, ouvre-toi l’esprit – dit Dolores, lasse.
Chiche, accroupi, s’efforce de retenir les dialogues mais il sent les bêtes qui habitent sa tête dévorer les mots. Il serre sa tête entre ses mains et la secoue avec force, pour essayer d’étourdir les bestioles. Mais les bestioles ne sont pas étourdies.
— Nous n’avons pas le choix, Dolores, tu vois bien le sort qu’on nous a réservé. Avant, j’avais de l’espoir, je luttais, je militais, mais voilà où tout ça nous a menés... L’espoir est un piège létal.
— Pardon, monsieur Juan, mais Chiche peut aider. Chiche aide Rosita en poussant sa chaise roulante et il aide les animaux de la ferme quand ils tombent malades, quand ils manquent d’eau et de nourriture, et ça il le fait très bien.
— Mais bien sûr Chiche, ne fais pas attention à Juan, tu es l’élu, j’en suis sûre. Après tant d’années, tu es le seul être qui a su nous trouver et nous entendre. Ne l’écoute pas, Juan est fatigué et triste.
— Merci, madame Dolores.
— Chiche, tu as d’autres nouvelles pour nous ?
— Monsieur Juan, à la télévision, ils passaient des dessins animés et puis aussi ces messieurs qui font pleurer madame Elsa. Mais le matin, avant le déjeuner, Chiche a interrogé un monsieur qui marchait dans la rue, près de la clôture, il promenait son chien ; un monsieur et un chien qui n’avaient pas peur. Parce qu’il y en a d’autres qui prennent le trottoir d’en face, ils pensent que les élèves qui marchent près de la clôture pourraient les mordre. Hier, une dame a dit à son fils de ne pas toucher Chiche ; le garçon était gentil, à sa façon de regarder Chiche on voyait bien qu’il avait envie de le prendre dans ses bras, mais sa maman l’a éloigné de la clôture quand même.
— Et qu’a dit le monsieur à qui tu as demandé des nouvelles du pays ?
—