Ces années-là ont commencé le 8 décembre 1980, quand Mark Chapman a tué John Lennon au coin de la 72e Rue à New York.
Ces années-là, avant l’ordi, on écrivait sur des machines mécaniques dont les marteaux frappaient un ruban d’encre.
Ces années-là, on composait les journaux sur des linotypes qui transformaient le plomb fondu en lignes écrites.
Ces années-là, le téléphone avait un fil et les premiers mobiles tenaient dans des valises.
Ces années-là, le fantôme de Cloclo chantait en boucle à la radio Cette année-là.
Ces années-là, les radios se libéraient avec l’attribution de fréquences à des opérateurs privés.
Ces années-là, dans le bâtiment 31 du CERN, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau inventaient le World Wide Web pour un usage interne, d’abord.
Ces années-là, les guerres médiatisées se nommaient Malouines, Liban, Iran-Irak, Rwanda, Yougoslavie.
Ces années-là, on transportait les premiers Macintosh dans des sacs à bretelles qui sciaient les épaules.
Ces années-là, John Travolta enfiévrait les samedis soirs, et Quincy Jones fabriquait Michael Jackson.
Ces années-là, l’univers changeait de taille avec les premières découvertes d’exoplanètes.
Ces années-là, le monde commençait à situer l’Arménie, parce qu’un séisme avait dévasté le pays d’Aznavour.
Ces années-là, le bloc communiste entamait son déclin, l’Union soviétique allait exploser et Tchernobyl, aussi.
Ces années-là, en Afrique du Sud, un homme noir reclus durant vingt-sept ans allait sortir de prison et succéder au président blanc.
Ces années-là étaient ska, soul, funk, disco et bientôt techno ; à New York la culture hip-hop se préparait à la conquête.
Ces années-là, on découvrait l’épave du Titanic et l’on perdait en vol la navette Challenger.
Ces années-là, Grace Kelly puis Diana Spencer, « princesses des cœurs » rayonnantes et adulées, se tuaient en voiture à quinze ans d’écart.
Ces années-là, le TGV naissait, l’aviation restait un luxe, et personne encore ne recevait de SMS.
Ces années-là, une maladie nouvelle s’imposait en quatre lettres dans le champ des angoisses humaines.
Ces années-là, la télé populaire c’était Danièle Gilbert et Jacques Martin ; la télé culturelle, Bernard Pivot et Jacques Chancel.
Ces années-là, l’interview n’était pas une industrie, mais un art fondé sur la confiance.
Ces années-là, il n’y avait ni portiques ni vigiles à l’entrée des studios.
Alors voilà.
Ni mémoires ni portraits, de tout un peu, ces brèves nouvelles évoquent des lieux, des personnages et une époque.
Les lieux se nomment Zurich, Venise, Tokyo, Rome, Rio de Janeiro, Paris, Nyon, Namur, Montreux, Montréal, Lyon, Londres, Genève, Gand, Essaouira, Cannes, Budapest, Berne, Besançon, Berlin et Avignon.
Les personnages reflètent la cohérence désordonnée de l’époque. Ne jamais lâcher les fils qui se tendent.
Tout se lie, tout se relie.
Tout recroquevillé dans le canapé, l’homme écrase sa chaussure gauche d’un mouvement du soulier droit. Ses visiteurs patientent et crèvent de trouille, mais c’est lui qui paraît le plus anxieux. On le voit briser mécaniquement la coque de mille pistaches.
Dans l’antichambre, de jeunes attachées de presse courent dans tous les sens, l’air sérieux, préoccupé même, dossiers sous le bras et tailleur impeccable – de marque. On se croirait dans un film de Woody Allen. Symbiose et mimétisme. Effectivement, le hérisson binoclard qui attend dans ce palace londonien, Allan Stewart Königsberg, est connu sous le nom de Woody Allen.
Le cinéaste de Manhattan s’est construit un personnage mythique comme peu ont su le faire. Dali, ses moustaches, son regard allumé, sa gare de Perpignan. Picasso, ses femmes, sa marinière, ses photographes énamourés. Elvis, ses rouflaquettes, sa Gomina, ses bijoux de pacotille. Mick Jagger, sa moue, sa taille de guêpe, ses fringues. Mais des cinéastes ! Son humour, ses lunettes, son air de chien battu composent une marque. Woody, c’est Tati. Allen, c’est Chaplin. Woody Allen, tout le monde le veut. Madonna, Von Sydow, Firth, Rampling et même Godard.
Le dernier à entrer pourrait subir son abattement et faire les frais d’une certaine fatigue. C’est le contraire qui va se passer. L’exercice touche à sa fin. Le thérapie s’achève – ou reprend, allez savoir.
Il serre dans ses bras un coussin. Se protège encore. C’est lisible, mais en même temps on s’interroge sur le sens de la gestuelle. Réflexe inconscient du plus célèbre psychanalysé perpétuel ou travail subtil d’entretien de son propre personnage ? Présentations. On commence. Il répond. La règle du jeu est claire. On ne parle pas vie privée. C’est pour s’en assurer que les attachées de presse tournent comme des toupies. Il les vire. On parle cinéma.
Le coussin tombe un peu quand on lui dit qu’on a aimé son dernier film. C’est sincère. Il se détend.
– Oh ! vraiment ?
Oui, vraiment. Le contact se noue. L’échange se personnalise. On parle d’Orson Welles, à qui il rend volontiers hommage – Zellig, Manhattan Mystery Murder – et qui, pourtant, le détestait.
– Oh ! vraiment ?
Oui, vraiment. Comme s’il ne le savait pas. A la fin du temps prévu, il propose d’aller faire trois pas dans la rue en comité restreint. La Tamise coule à deux pas. Privilège. On entre dans un salon de thé. On papote.
Personne ne le reconnaît, ou alors les Britanniques sont vraiment des gens très discrets.
Loin des sunlights Woody redevient Allan.
La flamme qui nous éclaire
Traverse les frontières
Partons, partons, amis, solidaires
Marchons vers la lumière
Lorsqu’il arrive en France, ce Néo-Zélandais ne sait pas qu’il va épouser dans un petit village Catherine Dasté, héritière de Jacques Copeau, en rigolant sous son plastron quand le maire essaiera de prononcer son nom. Il en fera une célèbre chanson. Il répète : « Grraheume Allevrriqueteuh » et il en rit encore.
Graeme Allwright chante Pete Seger, Bob Dylan et Leonard Cohen. La ligne Holworth, c’est de lui et de John Napper. Quel souffle. Travailleur social, voyageur, clown, comédien, chanteur, professeur d’anglais, musicien, homme de bien, c’est une vedette – comme on dit encore – très respectée. Ses disques côtoient dans les coffrets Philips ceux de Brel et de Reggiani. Il refuse ce statut et voyage de Brest à Besançon, puis file en Inde, part à La Réunion, séjourne à Madagascar.
Paléo est encore un petit festival dont la scène borde l’eau, à Colovray, près de Nyon. Il y a quatre téléphones PTT muraux vissés sur des planches. Pour la presse c’est bien assez. On dicte. Le kebab fait son apparition. Le portable n’existe pas. Graeme est assis devant une table de kermesse et raconte la vie des abeilles. Il est aussi apiculteur. Paléo, c’est petit et convivial. Personne ne s’étonne de voir passer Donovan qui traverse, avec sa tribu post-hippie, une foule encore clairsemée. Graeme Allwright parle aussi de Cohen, qu’il traduit. Et de Woody Guthrie, le premier des folksingers.
Trente-cinq ans plus tard, Graeme Allwright annule ses concerts à L’Esprit-Frappeur, à Lutry, où l’on a pris l’habitude de le revoir parfois au bord du lac Léman. On avait oublié qu’il pouvait vieillir. Il a 89 ans. La scène est installée. On entend sa musique. Au bar son violoncelliste, Dina Rakotomanga, paraît inconsolable. Alain Nitchaeff offre à boire.
Reprenons. Relisez les premières lignes de ce récit. Chantez-les sur l’air du couplet de La Marseillaise, qui dit originellement ceci :
Aux armes, citoyens
Formez vos bataillons
Marchons, marchons ; qu’un sang impur
Abreuve nos sillons
Changez les paroles. Comparez. La flamme, pas les armes. Graeme ne supporte pas qu’on inculque aux enfants des paroles belliqueuses. Allwright versus Rouget de Lisle, c’est Auroville versus armée du Rhin.
Passent un fameux trois-mâts, fin comme un oiseau, et les années aussi, Céline.
L’improbable lieu-dit s’appelle la Croix-de-Rozon. Un passionné y exploite un cabaret au fond d’une auberge de la campagne genevoise. Pas pour la gaudriole, mais pour la chanson française. L’affiche semble irréelle. Un soir, devant quarante personnes, voilà Mouloudji. Un autre soir, sur la scène de poche, pas davantage de monde, mais voici Hugues Aufray. Concert intime. L’endroit s’appelle Le Crapoussin. Le maître des lieux aime la dérision, la langue française et les artistes qui la défendent.
Hugues Aufray chante le large, la mer et la vie. Il adapte des airs anglo-saxons.
A ses débuts, Maurice Chevalier lui fait découvrir l’Amérique. Il y rencontre Martin Luther King puis Bob Dylan. La marque d’une vie. Graeme Allwright et lui feront connaître Dylan aux francophones, l’un avec accent, et l’autre, sans. Sa voix, son style correspondent bien. Aufray résiste à la mode du couplet en anglais, cauchemar psychomoteur qui transforme la chanson en sons et le verbe en friche. Transmettre Dylan, oui, mais en français. La bible passe mieux en langue vernaculaire.
A 85 ans Hugues Aufray remplira encore de vastes théâtres. Il en a 55 et la vague maintenant roule en creux. Le troubadour chausse ses lunettes à montures translucides blanches et remet sa guitare dans son coffret. Ambiance de fin de bal. Il honore le rendez-vous, mais ne parle pas, ou si peu. Disponible mais mutique. Dylan, bien sûr, il raconte un peu. Pilotage automatique. La sculpture, d’accord. Il voulait être sculpteur. Le destin l’a orienté différemment. Finalement oui, il sculpte, poussé par Dina Vierny, qui posait pour Maillol.
Il s’appelait Stewball/C’était un cheval blanc.
Les chevaux. Il en élève et sait parler d’eux. La France a épinglé à son col le Mérite agricole avant la Légion d’honneur. Aufray a tant répété les mêmes histoires de musique et d’Amérique que le propos semble tari sur le sujet. Mais les chevaux ! Ils le libèrent.
Il était mon idole/Et moi j’avais dix ans.
Quand il parle de chevaux, crinière au vent, son visage s’éclaire et son œil brille. Il tressaille comme Donald Sutherland dans Equus, au théâtre, sabots de métal claquant au sol. Pur-sang émouvant et farouche, Aufray observe, ressent, transpose. Il parle peu, et encore, de cette économie des sages qui ne gaspillent pas les mots, les sachant chacun très précieux.
Un jour, un homme se lève dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Vent contre lui, orage dans les travées, il se dresse et renverse le temps.
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les députés,
J’ai l’honneur, au nom du Gouvernement de la République, de demander l’abolition de la peine de mort en France.
Ce jour-là, dans les gradins, planent les mânes de Hugo, de Camus et de Jaurès. Et peut-être aussi le fantôme de Bontems, dont l’avocat devenu ministre, Robert Badinter, avait démontré qu’il n’avait pas commis le crime dont on l’accusait. Il fut guillotiné quand même, pour complicité.
– La justice tue par prudence, pas par vengeance !
Badinter plaide et dépouille ses contradicteurs de leurs arguments qui, un à un, tombent en corole dans la sciure qu’on balaiera.
– La guillotine, c’est prendre un homme et le couper en deux vivant !
Le 3 juillet 1908, contesté par Maurice Barrès, Aristide Briand échouait à faire voter l’abolition. Le 17 septembre 1981, en dépit d’une opinion publique contrariée, Robert Badinter y parvient. Par 363 voix contre 113, et 117 abstentions, l’Assemblée nationale adopte la réforme pénale qui retire à l’Etat le droit de tuer des condamnés.
Un an plus tard, le même obtient du Parlement l’abrogation de l’article 331/2 du Code pénal, autrement dit de la loi de Vichy pénalisant les homosexuels pour des faits par ailleurs admis de personnes hétérosexuelles.
Entendre Badinter. Comme tous les érudits maîtres de la rhétorique, Badinter commence doucement, puis se déploie et encercle. Il conquiert lentement. Les arguments s’enchaînent, précis, nets, portés par une indignation brute ou façonnée au rabot.
Parler à Badinter. Vaut mieux s’être préparé. Verbe de silex, la statue du commandeur plaide devant un comme face à cent. Il impressionne même à voix basse. Il doit y avoir un truc.
Dire le droit, défendre l’éthique, changer l’histoire. Est-ce dans la blessure originelle que réside la motivation de cet avocat qu’une irrésistible détermination semble avoir porté vivant au Panthéon ?
Chaque homme éclot de ses fêlures.
Son père Simon Badinter est mort déporté à Sobibor. Sa mère Charlotte Rosenberg ne savait ni lire ni écrire.
La République lui a donné un destin.
Le monde fut révélé à Bob Dylan par Woody Guthrie.
Le folkeux avait inscrit sur sa guitare : « cet engin tue les fascistes ». Il se juchait sur des caisses pour chanter dans les usines jusqu’à l’arrivée de gros-bras qui, souvent, lui cassaient la gueule avant les présentations. Mort prématurément en 1967, le père du protest song a inspiré Dylan comme un mentor. Le disciple le lui a bien rendu.
Le monde fut révélé à Joan Baez par Pete Seger.
Ethnomusicologue, voyageur humaniste et compagnon politique de Martin Luther King, le barde a guidé plusieurs générations de folk singers et, aussi, de rockers comme Bruce Springsteen. A 89 ans, il chantera lors de l’intronisation du président Obama.
Au monde Bob Dylan fut révélé par Joan Baez.
Parfois Dylan convie sur scène la soprano. Aux origines, c’est elle qui l’invitait à ses côtés. A Newport, en 1963, divine apparition, Dylan est un oisillon, et Joan Baez, un aigle. Voix d’or, tête pensante, porte-voix d’une jeunesse troublée par le Vietnam, elle milite pour la paix, contre la guerre et contre l’industrie nucléaire. Comme Woody Guthrie, comme Pete Seger et comme son père. Oui, son père. Scientifique de renom, Albert Baez a refusé la recherche militaire et d’être intégré aux équipes atomiques du Pentagone. On est comme ça dans la famille.
Joan Baez, conscience des générations. We shall overcome. Elle est là, peau mate, cheveux courts. Guitare en main, elle cherche en parlant une mélodie qui ne vient pas, enfin, qui ne sort pas. La guitare proteste – c’est bien son tour –, car une corde a sauté. Joan Baez a de la classe. Voir Joan Baez en privé, c’est prendre le thé avec Athena. Elle est humaine pourtant, de chair et de nerfs, et très contrariée par cette corde cassée. D’habitude elle a tout pour réparer. Mais pas aujourd’hui. Heureusement Londres ne manque pas de luthiers.
A l’instar de celle de Guthrie, sa guitare lui est une machine politique et une amie. Pas question de l’abandonner. Joan Baez ne part pas acheter une corde : elle déplace sa guitare. Le temps qu’elle se prépare, elle la glisse dans mes bras. Surtout, qu’elle ne tombe pas. Prendre soin de la Martin D41 de Joan Baez, c’est comme porter sur le front le Koh-i Nor. Frissons. On sort. Elle marche devant. On descend. La guitare suit. Devant l’hôtel, elle monte dans l’Austin noire FX4 qui l’attend et glisse le coffret sur la banquette.
Avec Joan Baez, le taxi roule à gauche, forcément.
Il pleut à Londres. Des cordes.
Bientôt la guitare reprendra son ensorcelant pouvoir.
En 1978 Michel Berger et Luc Plamondon inventent un phénomène, Starmania. Leur opéra-rock fait chavirer le Québec et la France. Le parcours n’est pas anodin. Le Québec vit écartelé entre la France et les States. Un art américain gagne l’Europe.
On connaît en gros l’opéra-rock depuis Freak out !, de Frank Zappa et Tommy, des Who. C’était, respectivement, en 1966 et en 1969. Neuf ans plus tard, Starmania bouleverse le genre, parce qu’il est chanté en français. De jeunes artistes deviennent célèbres. La Canadienne Fabienne Thibeault et le Français Daniel Balavoine ont chacun 26 ans.
En 1980, choisi pour « représenter la jeunesse » à la télévision, Balavoine tient tête au candidat à la présidence de la République, François Mitterrand, et aux journalistes gourmés qui n’en reviennent pas d’un tel culot. En blouson de cuir, il se dresse et fulmine.
– Ce que je peux vous dire, c’est que la jeunesse se désespère. Le désespoir est mobilisateur et, lorsqu’il est mobilisateur, il devient dangereux. Et ça, ça entraîne le terrorisme.
Le propos saisit autant par l’aplomb du locuteur que par la pertinence avant-gardiste du constat. La séquence tourne encore sur Internet.
En 1981, Mitterrand entre à l’Elysée, et le TGV, en gare de Genève. C’est nouveau, le train à grande vitesse. Il faut démolir un garage et agrandir la gare de Cornavin pour faire passer les voies et installer une douane. La France envoie les Parisiens à Genève en trois heures et quelques alors qu’il en fallait près de six auparavant.
Les portes s’ouvrent sur un type un peu chevelu. Le même blouson qu’à la télé. Il voyage seul. Balavoine est une superstar qui ne se prend pas la tête. Au café, examen du programme. Il rêve de s’acheter une montre, pas n’importe laquelle, une Corum émaillée de douze fanions de marine. Le modèle Admiral’s Cup, symbole du large. Balavoine aime le large. Première étape donc : l’horlogerie.
– J’en rêvais.
Et de boucler le fermoir, heureux comme un pinson. La Coupe de l’amiral. La mer. Il aime l’infini. L’océan. Le large.
Et le désert.
Il meurt au Mali le 14 janvier 1988, lorsque l’hélicoptère AS350 Ecureuil du Petit Prince, François-Xavier Bagnoud, ingénieur et cousin d’Albert de Monaco, s’écrase en livrant des pompes à eau près de Gourma-Rharous.
Dans les dunes infinies.
Au large.
Destin.
Où donc la conversation a-t-elle commencé ? A Besançon, un soir de gala. Elle s’est poursuivie dans quelques théâtres. Mais converse-t-on avec Barbara ? On la regarde. On l’écoute. On s’étonne d’être admis à la côtoyer. On sent bruisser ses plumes noires quand elle s’approche et pose la main sur notre épaule. Parfois, elle ose un sourire. Pour dire qu’elle est en confiance.
Cela vient lentement, la confiance, quand on est Barbara. L’aiglonne se remet mal de ses blessures. La planque à Saint-Marcellin lorsque la chasse aux juifs pousse la famille à se cacher. C’est pourtant discret, Cerf, comme nom. Monique Cerf. Mais, à Vichy, quelque fonctionnaire du régime dépravé doit savoir que, le plus souvent, les Cerf français sont des Hirsch. Et ça sonne juif, Hirsch. Ne parlons pas de maman. Brodsky. Si ce n’est pas un aveu.
Et l’inceste, à Tarbes. Et encore ce jour où le père coupable, fautif et criminel disparaît. Qui donc va payer le piano ? Tant pis, elle chante quand même et joue ailleurs, prend des cours et fait la plonge aux Quatre-Saisons, où elle croise Vian et Mouloudji. Quand son père mourant refait surface et la réclame, elle manque le rendez-vous. Il pleut sur Nantes. Encore une plaie béante. Nantes. L’une des plus belles chansons du répertoire.
Barbara parle peu d’elle, et ses proches, encore moins. Elle, parce qu’elle est timide. Eux, parce qu’ils la respectent. Brel, Sheller, Lara, Imsand, Romanelli, Azzola ou Galliano, les beaux oiseaux de sa volière.
Barbara est une déesse qui se consume. Elle doute et, parfois, se sent peu capable d’écrire. De chanter, oui, et encore, avec ce souffle qui casse. A cause de l’asthme, à cause des médocs. Barbara est incertaine. Barbara est myope. Son rocking-chair la préserve. Elle peut s’y nicher. La guirlande lumineuse tirée au bord de la scène signale la limite des planches. La guirlande n’est pas là pour faire joli, mais pour la rassurer.
– Sinon, je tombe dans le public !
Pirouette. Barbara sourit. Lâche quelques mots, sans excès. Dit qu’elle va bien. On veut la croire. Le merveilleux aigle noir reste, sous le plumage d’apparat, une mésange inquiète.
Pour ne rien arranger, quand elle se met au piano, dans son duplex parisien, des voisins râlent.
Paris est occupé. Administration allemande. Le jazz est interdit. Edouard Ruault organise des fêtes dans les sous-sols de Saint-Germain-des-Prés. La fête, c’est sa nature. Parfois, il tient le piano. Django, Vian, Salvador et Moustache jouent clandestinement dans sa cave.
A la Libération, Ruault comprend que, pour faire carrière dans le jazz, il faut porter un nom américain. Il choisit Barclay, Eddie Barclay, comme Eddie Constantine, l’acteur américain installé à Paris. A défaut d’être noir, il s’habille en blanc. Pour faire plus américain, il se dote d’une moustache à la Clark Gable. Voilà. C’est prêt. Il se lie à Dizzy Gillespie, Ella Fitzgerald et Lionel Hampton, dont le trompettiste s’appelle Quincy Jones. Il lance Louis de Funès, pianiste de bar. Et il importe des Etats-Unis deux inventions qui vont ensemble : le microsillon, 33 et 45 tours, et l’électrophone. Il va produire à la fois des chanteurs et le support.