À la mémoire d’Ed McBain
« Celui qui déplace la montagne,
c’est celui qui commence par enlever les petites pierres. »
Confucius
Ce roman est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations réelles serait une simple coïncidence.
Quelques libertés ont été prises avec la réalité. Le commissariat de la rue Pradier, par exemple, n’existe plus.
Le commandant de police Jean Capelli se releva péniblement en rabattant la couverture sur le visage ensanglanté de la morte.
Non loin de lui, appuyé nonchalamment sur le capot de leur voiture, le lieutenant Olivier Perrin finissait de remplir l’ordre d’envoi à l’Institut médico-légal où le corps irait attendre patiemment son tour sur la liste des cadavres à autopsier. La morgue avait la particularité d’être la seule administration française où les usagers acceptaient de faire la queue sans récriminations.
– On peut l’emmener ? demanda le chauffeur du véhicule des Pompes Funèbres Générales stationné à quelques mètres de là.
– Allez-y, dit Perrin en tendant le formulaire au gros homme vêtu de sombre. Attention à ne pas vous tacher, l’encre n’est pas tout à fait sèche.
– Tu ne peux pas écrire au stylo-bille comme tout le monde ? grommela Capelli.
– J’aime entendre le crissement de la plume sur le papier, fit doctement Perrin tout en rangeant théâtralement son Waterman dans sa veste. C’est plus poétique.
– Poétique ! J’aurais vraiment tout entendu sur une scène de crime…
L’employé des pompes funèbres fit signe à son collègue, un Asiatique revêtu du même complet gris que lui, mais trop grand d’au moins deux tailles. L’homme s’approcha d’un pas curieusement sautillant, muni d’un brancard et du sac de transport plastifié qui allait avec.
– N’oubliez pas de récupérer la couverture, ordonna à son équipage le brigadier responsable du véhicule Police Secours garé derrière celui des pompes funèbres. Elle ne vaut pas grand-chose, mais une fois lavée, elle pourra servir à nouveau.
– Matériel administratif, je suppose ? demanda avec un sourire goguenard Jean Capelli en désignant du menton le morceau de tissu gris fatigué.
– Oui commandant. Ces couvertures servent en principe aux gardés à vue dans les geôles, mais j’en emporte toujours une dans mon véhicule, au cas où…
– Alors, en effet il ne faut pas l’oublier.
– Absolument, fit le brigadier sans relever le brin d’ironie. Je n’ai pas envie de me faire enguirlander par l’officier chargé du matériel.
Un jeune gardien de la paix stagiaire, sans doute celui taillable et corvéable à merci au sein de l’équipage, plia la précieuse couverture qu’il rangea dans le fourgon. C’est dans celui-ci que, tous les jours, il attendait patiemment la fin de son service en rêvant à son Gers natal.
Une quinzaine de badauds, maintenus à distance par un autre fonctionnaire en tenue, derrière un ruban jaune et blanc plastifié, scrutaient la scène en se tordant le cou pour essayer d’en apercevoir plus.
C’était comme à la télévision, mais en encore bien mieux…
Capelli eut un dernier regard vers la morte. Son bras droit, qui s’était échappé du sac de transport mal fermé, pendait le long du brancard, se balançant tristement au rythme de la marche des croque-morts, un peu comme si elle avait tenu à le saluer avant de partir.
Capelli frissonna puis secoua la tête en haussant les épaules. Depuis quelque temps, des images curieuses de ce genre lui venaient à l’esprit presque à chaque fois qu’il approchait une victime. Ce n’était pas vraiment l’idéal pour un flic de la criminelle… Il n’osait pas en parler autour de lui de peur qu’on le regarde bizarrement et qu’on finisse par lui suggérer gentiment de prendre des vacances ou, pire, de songer à changer de service. Capelli travaillait depuis tellement d’années à la Brigade criminelle qu’il se sentait incapable de faire autre chose et préférait encore affronter les fantômes de ses morts, lors des cauchemars récurrents qui peuplaient trop souvent ses nuits.
Un peu plus loin dans la ruelle, le photographe de l’Identité judiciaire rangeait soigneusement son matériel dans un sac en cuir marron tout en mâchonnant un cure-dents. Sa collègue de la section « plan », une jolie blonde qui avait terminé de relever les différentes mesures de la scène de crime, l’attendait en baillant dans leur Peugeot 307 grise banalisée.
Le substitut du procureur de la République, un débutant boutonneux que Capelli n’avait encore jamais rencontré, s’était éclipsé depuis belle lurette, après avoir donné des instructions de routine aux policiers et demandé d’un ton un peu trop solennel, histoire de montrer qu’il n’était pas tombé de la dernière pluie, qu’on le tienne au courant de la suite des investigations.
Seul continuait à s’affairer sur place, l’air sombre, le capitaine Jean-Claude Giordano, le procédurier du groupe d’enquête de Capelli, qui n’en finissait pas de prendre des notes. Giordano, qui, pour une fois ce soir-là, avait prévu une sortie avec sa femme au restaurant puis au théâtre et voyait ses projets partir en fumée, était de très mauvaise humeur et travaillait en ruminant.
– On commence par quoi ? demanda Olivier Perrin en s’approchant de Capelli, tandis que le véhicule gris des pompes funèbres démarrait lentement pour se rendre place Mazas, dans le XIIe arrondissement, siège de l’Institut médico-légal.
Étrange signe des temps, c’était le jeune lieutenant de trente ans qui portait un élégant costume italien ainsi qu’une cravate de marque tandis que le vieux flic presque quinquagénaire était resté fidèle au blue-jean et à la veste en cuir noir.
Le commandant de police soupira.
– L’enquête de voisinage sera malheureusement plus que rapide : d’un côté de la ruelle nous avons un terrain vague plus ou moins clôturé et de l’autre trois immeubles désaffectés et murés. Nous n’avons aucune chance de découvrir un témoin… Richard est en train de vérifier malgré tout s’il n’y aurait pas des SDF ou des squatters qui s’y seraient installés.
– Je me demande qui a téléphoné au « 17 », fit Perrin.
– Sans doute un citoyen dont le sens civique a ses limites. Peut-être même ce timide fait-il partie du groupe de curieux que notre pauvre gardien de la paix essaie de contenir.
– Tu crois ?
– Pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois.
– On devrait relever leurs identités, non ?
– Si tu veux assister à une belle envolée de moineaux, je te laisse essayer… Seuls resteront pour te répondre ceux qui n’ont rien à dire. Un honnête citoyen désireux d’aider la Police se serait manifesté spontanément depuis belle lurette.
Deux heures auparavant, un coup de fil anonyme au standard de Police Secours, le « 17 », les avait alertés : une jeune femme gisait sans connaissance dans une petite ruelle sordide d’un quartier en rénovation du XXe arrondissement, le visage couvert de sang. Une patrouille du commissariat central, installé récemment rue des gâtines, s’était immédiatement déplacée, suivie peu après par l’officier de Police judiciaire local. Les policiers avaient découvert la victime, allongée sur le ventre, derrière un amoncellement de gravats et de ferraille, le crâne défoncé. Un madrier d’une soixantaine de centimètres de long, sur lequel on pouvait distinguer une touffe de cheveux ensanglantés, était posé près du corps, sans doute l’arme du crime.
Le médecin des sapeurs-pompiers, arrivés eux aussi rapidement sur les lieux, n’avait pu que constater le décès de la jeune femme.
L’état-major de la PJ et le Parquet avaient été avisés et le substitut de permanence, venu se rendre compte sur place, avait demandé que la Brigade criminelle soit saisie de la poursuite des investigations.
La victime s’appelait Annie Lebrun et devait bientôt fêter ses vingt-deux ans, comme l’indiquait la carte d’identité retrouvée dans le vaste contenu hétéroclite de son sac à main, éparpillé sur le sol.
C’était une petite brune mince, plutôt mignonne, en tout cas d’après la photo figurant sur sa carte, établie quatre ans auparavant par la préfecture de la Gironde. Elle mentionnait une adresse à Talence, dans la banlieue de Bordeaux. À l’époque, elle vivait probablement encore avec ses parents.
La fille portait une montre-bracelet sans grande valeur au poignet gauche et quelques bagues fantaisies ornaient plusieurs doigts de ses mains. Son cou était entouré par une fine chaînette dorée supportant un pendentif représentant son signe du zodiaque.
Son argent liquide avait disparu et on ne trouvait pas trace d’un chéquier ou d’une carte bancaire. Il n’y avait pas de téléphone portable dans ses poches ou dans son sac à main.
Ses vêtements – une jupe bleu marine, des baskets, un soutien-gorge, une culotte sur laquelle étaient brodés des petits oursons, un chemisier blanc et un gilet en laine assorti – étaient ordonnés et aucune agression à caractère sexuel ne semblait avoir été commise. L’autopsie le confirmerait sans doute.
Capelli examina une quittance de loyer au nom de Lebrun, manuscrite sur une formule Exacompta ramassée près du cadavre et qu’il venait de retirer du sac en plastique dans lequel le procédurier avait placé les divers objets récupérés sur le sol. Il avait pour cela enfilé des gants de chirurgien pour éviter d’y déposer ses empreintes digitales. On ne savait jamais, avec un peu de chance, peut-être celles de l’assassin se trouveraient sur la quittance ou un autre support.
– Elle habitait une chambre meublée dans une pension près de la place Stalingrad, dit Capelli à son collègue.
– Alors c’est qu’elle vivait seule.
– Probablement. Ce n’est pas très loin, allons y avant que l’heure légale de perquisition soit dépassée. Il est déjà presque vingt heures trente…
– Vous me laissez tout seul ? se plaignit Giordano. Merci les gars ! Et si j’ai besoin d’un coup de main ?
Contrairement à ce qu’aurait pu laisser supposer son nom, Giordano, un gaillard trapu aux cheveux bruns frisés, était d’origine alsacienne et s’exprimait avec un accent strasbourgeois à couper au couteau que quinze années passées en région parisienne n’avaient pas atténué.
– Richard ne va pas tarder à revenir. De toute façon, tu n’en as plus pour longtemps, je suppose ? avança Capelli. Inutile de pondre une description à la Balzac de ces vieux murs abandonnés. Annexe à ton procès-verbal quelques photos réalisées par l’IJ, ce sera plus parlant.
– Oui, j’aurai bientôt terminé… Je n’ai pas découvert d’indices particuliers. Il y a bien des mégots, des canettes vides et tout un tas de saletés de ce genre mais ça paraît ancien. Pour la forme j’ai quand même saisi de quoi remplir une ou deux poubelles. On verra bien. Ensuite le pauvre scribe que je suis ne va pas tarder à rentrer au bureau pendant que les valeureux guerriers partiront sur la piste du crime. C’est le sort réservé aux obscurs comme moi…
– Ne sois pas caustique, Jean-Claude. Il faut bien que quelqu’un rédige le procès-verbal de constatations. Et tu t’en occupes vraiment très bien : tu devrais écrire des romans.
– Ouais, c’est ça, j’y songerai à la retraite…
Le brigadier Richard Delafontaine, le dernier des membres du groupe Capelli de permanence ce jour-là, fit son apparition.
Avec sa carrure de lutteur, le policier avait eu du mal à s’extraire de la porte de l’immeuble prêt à s’effondrer situé de l’autre coté de la ruelle, symboliquement condamnée par des planches disjointes. Ayant néanmoins réussi à regagner l’air libre sans déchirer son blouson en daim, Delafontaine rejoignit ses collègues d’un pas de sportif accompli.
– Rien ni personne, annonça-t-il. J’ai seulement croisé un groupe de rats gras comme des matous qui ne semblaient pas effrayés par ma présence. Si un clochard voulait s’installer ici, je suis sûr qu’il se ferait dévorer dès la première nuit par ces bestioles ! Bon sang, je déteste les rats, ils me répugnent…
– On élargira le périmètre de l’enquête de voisinage demain. Tu vas assister Giordano qui souffre de solitude, le temps qu’il finisse ses investigations.
– D’accord.
– Inutile ensuite de trop traîner ici, les journées à venir s’annoncent bien remplies, pas besoin de gaspiller notre énergie.
Capelli et Perrin prirent place dans leur Clio noire. Perrin installa le gyrophare sur le toit de la voiture, fit basculer le panneau « police » dissimulé dans le pare-soleil passager et actionna la sirène à deux tons. Il fallait arriver place Stalingrad avant vingt et une heure, malgré les embouteillages…
*
L’hôtel de la Croix était un petit établissement désuet, proposant à un prix encore raisonnable – pour Paris et ses excès immobiliers cauchemardesques – des chambres meublées au mois. Voué certainement lui aussi à une démolition prochaine, il occupait la totalité d’un bâtiment vétuste de deux étages à la façade de briques rouges, coincé entre une station-service flambant neuve et un immeuble de bureaux ultramoderne tout de verre et d’acier.
Capelli et Perrin pénétrèrent dans le hall et furent assaillis par la forte odeur d’encaustique régnant dans la pièce. La plupart des meubles étaient recouverts de napperons en dentelles ayant connu des jours meilleurs.
Une femme à chignon gris et au teint blême, âgée d’une soixantaine d’années, assise derrière un bureau en bois sombre encombré de bibelots, leva vers les deux hommes un regard soupçonneux. Un chat siamois qui somnolait à ses pieds préféra à tout hasard prendre la fuite.
Une collection de « boulaneiges » en plastique consacrée aux églises, cathédrales et autres bâtiments religieux, trônait sur une étagère, chaque globe n’attendant qu’à être retourné pour faire danser des flocons artificiels.
– C’est pourquoi ? demanda la vieille femme, par principe sur la défensive face à la gent masculine.
Perrin lui montra sa carte barrée de tricolore et elle parut rassurée.
Avec son sourire d’éternel adolescent, ses cheveux châtains soigneusement coupés et ses costumes classiques, le jeune policier rassurait d’ailleurs toujours les personnes âgées. Il aurait aussi bien pu lui présenter son permis de conduire ou un carnet de timbres-poste mexicains à la place de sa carte de police et obtenir le même résultat.
– Nous aurions besoin de renseignements sur une de vos locataires, annonça Capelli.
– Bien sûr Messieurs, laquelle ?
– Mademoiselle Annie Lebrun.
– Oui ?
– Elle demeure bien ici ?
– En effet. Elle occupe la chambre 6 depuis maintenant presque trois mois. Pourquoi, elle a fait quelque chose ?
– Elle habite seule ?
– Mais évidemment Monsieur ! dit la vieille femme en remuant la tête avec un sourire condescendant, un peu comme si le policier lui avait demandé si les chambres étaient équipées de l’électricité. Mademoiselle Lebrun n’est pas mariée et la maison n’accepte que des locataires sérieux. Surtout en ce qui concerne les jeunes filles !
– Vous avez bien raison, Madame…
– N’est ce pas.
– Vous l’avez vue quand pour la dernière fois ?
– Ce matin, vers huit heures, lorsqu’elle est partie pour son travail. Je me trouvais ici même, derrière mon bureau.
– Où travaille Annie Lebrun ? demanda Jean Capelli en sortant de sa poche un petit calepin.
– Mademoiselle Lebrun est vendeuse dans une boutique de parfums près de la place de la Nation. Mais, si je puis me permettre, pourquoi toutes ces questions ?
– J’ai bien peur d’avoir une mauvaise nouvelle à vous apprendre, dit Capelli en adoptant un air compassé savamment étudié. Annie Lebrun est décédée.
– Décédée ?
– Oui. Elle a été victime d’une agression…
– Mon Dieu ! C’est horrible !
– En effet, Madame, c’est horrible. Lui connaissez-vous des ennemis ?
– Des ennemis ? Non je ne crois pas. Elle avait l’air tellement gentille. Seigneur, assassinée !
– Avait-elle un petit ami ? Un fiancé ?
– Je ne sais pas, Monsieur, répondit en reprenant son ton pincé la logeuse, une vieille fille certainement. Je ne m’occupe pas de la vie privée de mes locataires du moment qu’ils se trouvent en dehors des limites de mon établissement.
– Nous allons devoir d’effectuer une perquisition dans sa chambre, annonça Capelli. La loi, comme vous le savez sans doute, nous impose la présence de deux témoins en l’absence du locataire. À part vous, y a-t-il quelqu’un qui pourrait assister à notre opération ?
– Heu… Je suis obligée d’accepter ?
– Je crains que oui. Rassurez-vous, c’est pour la forme…
La vieille femme hésita puis fixa la peinture écaillée du plafond durant quelques secondes en se mordillant les lèvres.
– Il y aurait bien Monsieur Duval… finit-elle par lâcher lentement, presque à regrets.
– Très bien.
– En plus, c’est un gendarme à la retraite.
– Parfait !
– Je vais voir s’il est là, il occupe la chambre 4.
– Nous vous attendons…
– Je vais prendre le trousseau de clés, au cas où il ne m’entendrait pas frapper. À cette heure Monsieur Duval regarde la télévision et il est un peu dur d’oreille. Il ne m’en voudra pas si j’ouvre la porte de sa chambre.
– On ne doit pas rigoler tous les jours ici, souffla Olivier Perrin à Capelli après le départ de la vieille femme. Je n’aurais pas cru qu’il puisse encore exister à notre époque de tels parangons de vertu !
– « Parangon de vertu » ! Joli… Tu as du vocabulaire, pour quelqu’un de ta génération.
– N’empêche, je suis sidéré.
– Il y a beaucoup de choses que tu ignores, petit, fit Capelli en imitant la voix de Jean Gabin.
– Je sais, dit Perrin en souriant. Je n’ai que trois ans de « boîte » et seulement six mois à la criminelle, tu me l’as déjà répété je ne sais combien de fois…
Quelques instants plus tard, la logeuse revint dans le hall, accompagnée d’un vieillard malingre, presque grabataire, au teint cireux, vêtu d’une robe de chambre en laine mal fermée laissant entrevoir un pyjama aux couleurs jaunâtres qu’il valait mieux ne pas identifier.
Il s’appuyait sur une canne à la Charlie Chaplin prête à se rompre sous le poids de sa décrépitude.
Perrin le remercia de bien vouloir consacrer un peu de son temps à une enquête de police et le vieil homme se mit au garde à vous, annonçant d’une voix presque inaudible qu’il ne faisait que son devoir.
– Vous êtes un ancien de la maison concurrente ? plaisanta le lieutenant Perrin sous le regard sombre de son chef qui craignait que le vieillard ne se lance dans l’interminable récit de sa carrière.
– Et oui, chevrota simplement l’homme, peu disert ou simplement très fatigué, ce qui rassura Capelli.
Le petit groupe monta lentement au premier étage. La logeuse ouvrit la porte de la chambre 6 à l’aide d’un double de la clé accroché avec d’autres à un anneau en métal. L’objet conférait à la vieille femme revêche l’aspect d’une gardienne de prison soviétique.
Les deux policiers de la criminelle pénétrèrent dans la minuscule pièce. Comme prévu, la chambre était inoccupée. Elle était sommairement meublée d’un lit, d’une armoire à glace, d’une table et de quatre chaises. Un guéridon dans un coin supportait un petit poste de télévision. Au fond, une porte ouvrait sur la salle de bain et les toilettes, coincées dans une sorte de placard. L’ensemble, toutefois, était propre, clair et bien rangé. Deux ou trois reproductions de natures mortes sous verre, d’une grande tristesse, ornaient les murs à côté d’un panneau rappelant en épaisses lettres rouges qu’il était formellement interdit de cuisiner et de fumer dans les chambres. Un poster représentant un chanteur à la mode androgyne avait été punaisé sur la partie intérieure de la porte, sans doute la seule touche de décoration personnelle autorisée dans cet hôtel d’un autre âge.
Capelli et Perrin, après avoir enfilé des gants en latex, entreprirent de fouiller minutieusement la petite chambre meublée.
La plupart des affaires de la victime se trouvaient dans l’armoire, mais ne se composaient que de quelques vêtements, des produits cosmétiques, des livres et d’autres objets sans intérêt pour l’enquête, à l’exception peut être de relevés bancaires que Capelli récupéra pour les étudier plus tard.
La vieille femme et l’ancien gendarme qui paraissait sur le point de s’endormir patientaient en silence à l’entrée de la chambre.
Perrin, qui venait de regarder sous le lit, se releva et défroissa machinalement le pli de son pantalon.
– Rien de spécial, pas même un mouton de poussière. Ce n’est pas ici que nous trouverons une piste.
– Je n’ai pas découvert de carnet d’adresses, fit Capelli au bout d’un moment en fronçant les sourcils. Pas plus que dans son sac à main…
– Tu penses que le meurtrier l’a emporté ?
– Je me pose la question… C’est curieux, pour une simple agression crapuleuse.
– Peut-être qu’elle notait tout sur le répertoire de son téléphone portable qui a aussi disparu… avança Perrin.
– Mademoiselle Lebrun ne possédait pas de téléphone portable, intervint la logeuse. Je lui avais posé la question à son arrivée pour la mettre en garde. Vous pensez bien, je refuse que des sonneries ridicules viennent déranger mes locataires à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ! Elle m’avait répondu que, pour l’instant, elle n’en avait pas. Son appareil était tombé en panne juste avant qu’elle ne monte à Paris. Ses parents devaient lui en offrir un nouveau pour son anniversaire.
Le jeune lieutenant se tourna vers la vieille femme en songeant que sans la crise du logement sévissant à Paris, jamais personne n’accepterait de vivre sous l’autorité d’une femme aussi acariâtre.
– Connaissez-vous l’adresse de la boutique qui employait Annie Lebrun ?
– Bien sûr, Monsieur l’inspecteur : j’ai une copie de son contrat de travail dans son dossier. La maison est sérieuse et exige des références !
– Moi, j’ai ma pension, bafouilla immédiatement le gendarme à la retraite en levant le doigt.
*
– Étant donné l’heure, la parfumerie sera fermée, dit Perrin en consultant sa montre.
– Je sais, mais allons jeter un coup d’œil, rétorqua Capelli. Ca ne nous prendra que quelques minutes. Nous rentrerons au « 36 » ensuite.
– Tu penses qu’on va finir tard ?
Capelli sourit.
– Tu as encore un nouveau rencard, heureux célibataire ? Tu crains qu’elle ne t’attende pas ?
– Non, mais je te rappelle que nos heures sup’ ne sont toujours pas rémunérées et qu’il est déjà presque 21 h 30.
– Bon sang, je pensais que tu voulais devenir un héros de la criminelle, un seigneur de la PJ, et tu parles comme un petit employé de banque…
Perrin se mit à sourire à son tour.
– Je me plaindrais néanmoins à mon syndicat. Je cotise, j’y ai droit.
– C’est ça, et tu leur réclameras le droit de grève, histoire de les amuser…
La Renault s’arrêta à l’angle du boulevard Diderot et de la place de la Nation. Près de là, une petite boutique de parfums ressemblant à une bonbonnière se trouvait à l’adresse indiquée par le dragon femelle de l’hôtel de la Croix.
Comme il fallait s’y attendre, le rideau de fer était baissé. Aucune lumière ne filtrait de l’intérieur.
Capelli s’extirpa de la voiture et s’approcha de la devanture.
– La boutique ouvre à 8 h 30, annonça-t-il quelques instants plus tard à son collègue en réintégrant la Clio. Nous allons passer à l’état-major afin de demander en urgence la mise en observation de tout document ou chéquier au nom d’Annie Lebrun, puis, dès que Giordano et Delafontaine nous auront rejoints, nous pourrons regagner nos foyers.
Capelli n’ajouta pas que cette perspective ne l’enchantait d’ailleurs pas outre mesure : ses collègues ignoraient que depuis de nombreuses semaines sa femme et lui ne s’adressaient quasiment plus la parole et qu’il retrouverait tout à l’heure un appartement froid, sinistre et sans âme.
Le commissaire Roger Durand reposa sa tasse de café sur le sous-main en cuir vert foncé de son bureau, imprimant involontairement au buvard qui le recouvrait une nouvelle trace circulaire. C’était un homme corpulent, de petite taille, presque chauve malgré ses trente et un ans, toujours vêtu de costumes sombres et perpétuellement de mauvaise humeur. À la Crim’, beaucoup pensaient que sa présence au « 36 » était une erreur de casting, et Capelli partageait cet avis.
– Vous êtes vraiment sûr que vous n’en voulez pas ? demanda-t-il à Capelli en désignant la cafetière.
– Non merci. J’ai un mal de crâne de chien depuis ce matin et je ne crois pas qu’un café arrangerait les choses.
– Comme vous voulez. Alors, cette affaire ? Vous avez des pistes ?
– Pas vraiment. Mais nous commençons seulement l’enquête…
– La fille était connue de nos services ?
– Non. Ni comme auteur d’infraction ni comme victime.
– Nous avons probablement encore à faire à une agression qui a mal tourné…
– Je ne sais pas. Il y a des détails qui ne collent pas. L’auteur semble s’être acharné sur la victime qui ne s’est pourtant pas débattue. Il lui a assené des coups répétés, alors qu’un seul aurait largement suffi à lui faire perdre connaissance. Ses vêtements n’étaient pas en désordre et elle ne présentait pas de trace de défense aux mains ou aux bras. Et puis pourquoi faire disparaître son carnet d’adresses ?
– Si elle en possédait un…
– J’imagine mal une petite provinciale vivant seule depuis peu à Paris sans les coordonnées de ses parents, de sa famille et de ses amis restés au pays !
Les deux hommes faisaient le point sur cette nouvelle affaire dans le bureau de Durand, un des quatre chefs de section de la Brigade criminelle. C’était ce dernier qui chapeautait les investigations menées par le groupe Capelli sur le meurtre d’Annie Lebrun.
À la Crim’, les policiers étaient répartis en groupes de cinq ou six fonctionnaires, chacun ayant à sa tête un commandant. Neuf groupes, qualifiés de « droit commun », s’occupaient uniquement des homicides volontaires commis sur Paris et sur les trois départements de la petite couronne, les quatre autres étaient chargés de la lutte contre le terrorisme.
Ces treize groupes, plus une documentation, formaient quatre sections, toutes dirigées par un commissaire. Un divisionnaire, épaulé par un adjoint, assurait la lourde responsabilité de chef de la plus prestigieuse des brigades de la Police judiciaire parisienne.
À l’extérieur du mythique « 36 », une pluie fine commençait à tomber. Par la fenêtre du vieux bâtiment, deux fois centenaire, on pouvait apercevoir les passants et les grappes des éternels touristes qui pressaient le pas pour tenter d’éviter les gouttes d’eau sur le quai des Grands-Augustins, devant les petites échoppes vertes des bouquinistes installés de l’autre coté de la Seine.
C’était la fin du mois d’avril, mais les giboulées de mars s’accrochaient au calendrier.
– La famille de la jeune fille a été prévenue ? s’inquiéta Roger Durand.
– Perrin est en train de s’en occuper. Il contacte le commissariat de Bordeaux pour que nos collègues s’en chargent, en y mettant les formes. Ce sera mieux qu’un coup de fil de notre part… Dès que Perrin aura terminé, nous rendrons visite à l’employeur de la victime.
– Le parfumeur ?
– Oui.
– N’oubliez pas de m’aviser si vous obtenez du neuf.
– Bien sûr, murmura Capelli en reniflant. Je n’y manquerai pas…
Le commissaire Durand ne l’avait pas accompagné sur la scène du crime la veille, empêché au dernier moment par un rendez-vous inopiné et incontournable chez un juge d’instruction. Un autre chef de section, le commissaire Walter, un vieux briscard, avait donc remplacé son collègue au pied levé. Mais il n’avait pu rester sur place que quelques minutes, le temps de prendre contact avec le représentant du Parquet, puis il avait laissé travailler Capelli, en qui il avait toute confiance. Walter était suffisamment occupé par ailleurs avec les procédures en cours de ses propres groupes et surtout il savait qu’il ne suivrait pas l’évolution de cette nouvelle enquête…
Capelli n’aimait pas Durand, qui le lui rendait bien. Les deux hommes tentaient cependant de maintenir un statu quo fragile, en jouant au jeu réciproque de l’indifférence et ne s’adressant la parole que pour l’indispensable.
Durand trouvait Capelli insaisissable, ironique et peu respectueux de la hiérarchie. Quant à Capelli, il estimait que le jeune commissaire Durand ne comprenait absolument rien à la PJ et avait autant sa place à la Brigade criminelle qu’un cul-de-jatte au sein d’une équipe de foot.
– L’autopsie aura lieu tout à l’heure. Le légiste découvrira peut-être quelque chose pouvant nous aider, conclut Roger Durand en se levant pour se resservir une tasse de café.
– J’en doute, mais on peut toujours espérer.
– Vous êtes tout le temps pessimiste, Capelli !
– Ça me permet d’apprécier les bonnes nouvelles.
*
Dès qu’il pénétra dans la boutique et respira l’odeur obsédante du mélange des parfums, Capelli comprit que sa migraine ne l’abandonnerait pas de sitôt. Il faut dire que, la veille, en rentrant chez lui, il avait trouvé son appartement vide. Sa femme avait décidé de passer la nuit ailleurs. Il avait écouté ses vieux vinyles de Creedence Clearwater Revival tout en vidant une bouteille de whisky ouverte deux jours auparavant et il n’avait dormi que trois ou quatre heures.
En se rasant ce matin-là, et en contemplant le visage de plus en plus ravagé qui lui faisait face dans le miroir, Capelli s’était dit que, s’il ne réagissait pas rapidement, il n’aurait bientôt plus la force de cacher ses problèmes à ses collègues.