Stephen P. Halbrook, avocat et écrivain, est docteur en droit et en philosophie sociale. Il a enseigné le droit et la philosophie politique à la George Mason University, la Howard University et le Tuskegee Institute. Gagnant, devant la Cour suprême des États-Unis, de plusieurs procédures judiciaires portant sur les garanties offertes par la Déclaration des droits, il a témoigné devant des commissions du Sénat et de la Chambre des représentants sur des questions couvrant le fédéralisme et les droits constitutionnels, ainsi que sur des nominations aux postes de Procureur général et de juge de la Cour suprême. S. P. Halbrook est l’auteur de plusieurs livres sur le droit de détenir et de porter des armes dans la tradition américaine, notamment pendant la Révolution et la fondation des États-Unis, la période d’abolition de l’esclavage ayant suivi la Guerre civile, ainsi que sous la législation moderne. Il a publié deux autres ouvrages relatifs à l’Allemagne nazie, qui sont également parus en français :
• La Suisse encerclée (Éditions Slatkine, 2000)
• La Suisse face aux nazis (Éditions Cabédita, 2011)
Site internet : http://www.stephenhalbrook.com
Ignorant datos, ne quisquam serviat, enses.
Et ils ignorent que les épées sont données afin que personne ne soit esclave.
Lucain, De bello civili, vers 63. Livre IV, 579.
En 1983 paraissait à New York et à Toronto un petit ouvrage de 150 pages aérées. Bien qu’écrit en anglais, son titre était purement français : La Place de la Concorde Suisse. Son auteur, John McPhee, né en 1931, était loin d’être un inconnu. Vivant à Princeton, enseignant le journalisme dans sa célèbre université, il est un des rédacteurs les plus connus et les plus appréciés du New Yorker, l’hebdomadaire élitiste (et quelque peu snob) qui depuis 1925 charme les intellectuels nord-américains par ses commentaires subtils et son humour évanescent. Lorsqu’il publie cet ouvrage au titre désarçonnant, il en a déjà 16 autres à son actif qui, aujourd’hui, atteignent le nombre de 29. En 1998 le prix Pulitzer, le prix Goncourt américain si l’on veut, lui sera décerné. Ses compatriotes le considèrent comme un maître de la « creative nonfiction », qui consiste à donner une forme littéraire, et attrayante, à un reportage.
La couverture du livre elle-même nous fournit une première indication. Elle est entièrement occupée par le blason de la Confédération helvétique, la croix blanche sur fond rouge, « de gueules à la croix alésée d’argent » comme disent les héraldistes. Il va donc s’agir de la Suisse, effectivement, et même de son armée. Le narrateur, McPhee lui-même, guidé par un officier autochtone, parcourt le pays afin de prendre connaissance de son institution militaire et des hommes qui la constituent. Quant à cette mystérieuse « Place de la Concorde Suisse », ce n’est rien d’autre que le Konkordiaplatz, le point de rencontre en altitude de plusieurs glaciers.
Les réactions à ce livre (aussi traduit en français) ont été, en Suisse, diverses. Les uns ont été flattés de voir que leur armée avait retenu l’attention d’un illustre publiciste d’outre-Atlantique. Les autres ont trouvé que ce dernier avait proposé une image trop « boy-scout » de cette armée, une institution privilégiant le vin blanc et la fondue tout en évoluant au milieu de paysages idylliques.
À l’époque où McPhee réalise son enquête, la guerre froide est loin d’être éteinte. Reagan est président des USA, son armée envahit la Grenade pour éviter qu’elle ne devienne une base communiste, Israël pénètre au Liban, la Grande-Bretagne intervient aux Malouines pour en chasser les Argentins, bref il y a comme une odeur de poudre dans l’air. L’effort militaire de la Suisse, au nom de la neutralité armée, est considérable, avec ses 620 000 hommes mobilisables, ses 1600 chars, ses 1350 chars d’accompagnement, ses 1100 pièces d’artillerie de calibres divers, ses 280 avions de combat, son terrain systématiquement fortifié depuis la Seconde Guerre mondiale, sa protection civile qui englobe une bonne partie des non-combattants. Il n’est pas exagéré de parler d’un peuple en armes, d’autant plus que chaque soldat détient chez lui son équipement militaire, fusil et munitions compris, ce qui lui permet, en cas de crise, en cas d’urgence, d’intervenir dans les délais les plus brefs.
Un autre Américain va aussi beaucoup se préoccuper de l’armée helvétique, mais dans une autre perspective que celle de McPhee, dans une tonalité moins primesautière et beaucoup plus engagée car Stephen P. Halbrook – c’est de lui dont il s’agit – a un important message à délivrer et même une mission à accomplir. Situons-le d’abord dans le (triste) contexte helvétique de l’époque, autour de 1995. Une véritable épidémie d’avilissement, d’autodénigrement et d’autoflagellation s’est emparée du pays. Un doigt accusateur pointé depuis les États-Unis par le Congrès juif mondial, entre autres, a suffi pour mettre le pays, via ses médias, à genoux. La violence des attaques de la presse anglo-saxonne ne connaît plus de limites. Quelques échantillons : « La malhonnêteté est un code culturel que maîtrise chaque Suisse pour protéger l’image du pays et sa prospérité » écrit le journaliste britannique Tom Bower dans un ouvrage qui accable la Suisse et les Suisses : Blood Money : the Swiss, the Nazis and the Looted Billions (1997). Quant au New York Post, il voit la Suisse comme « un pays aux rues propres et aux cœurs sales ». Ce ne sont là que deux échantillons choisis parmi des dizaines. La cohorte des Suisses honteux de l’être ne cesse de se gonfler, proposant aussi, dans son genre, de belles prestations. L’inévitable Jean Ziegler y va bien entendu de son couplet : « Pendant la guerre, la Suisse a fait la pute avec les nazis. Et maintenant, elle veut nous faire croire qu’elle est demeurée vierge. » Partout, la contagion gagne. A Tokyo, le journaliste Georges Baumgartner déclare devant le club des correspondants de presse étrangers, dont il sollicite la vice-présidence : « Je n’ai pas choisi la couleur de mon passeport. Je n’ai jamais voulu naître Suisse […] J’apprends que la Suisse était le banquier de l’Holocauste. Ils ne nous l’ont jamais appris à l’école parce que, comme au Japon, nos livres de classe étaient censurés. Si je hais la Suisse, j’aime le Club de la presse. » Et de terminer avec un : « Pardonnez-moi d’être Suisse. » Et l’on peut ainsi remonter jusqu’au sommet. En mai 1995, le président de la Confédération s’excuse officiellement pour l’apposition du tampon J sur les passeports des Juifs allemands, effectuée sur la demande du Reich. Quant à Flavio Cotti, le ministre helvétique (parfaitement défaillant) des Affaires étrangères, il présente sans rougir à Bronfman, président du Congrès juif mondial, ses excuses « pour le passé de la Suisse ». Lorsqu’on se remémore cette époque, on croit revivre un mauvais rêve qui ressemble à une errance dans une sorte de train fantôme dont les stations sont incarnées par des chantages, des démissions, des palinodies, des mensonges, des omissions, les délires d’une presse bien-pensante, littéralement en rut, des plaintes collectives, des tonnes de papier sous formes de rapports accusateurs, tous à charge (Bergier, Eizenstat, Volcker), de gens de gauche ravis de voir tout un pays condamné à l’opprobre, etc. Et par-dessus tout, beaucoup, beaucoup de lâchetés… Et du côté des accusateurs, l’œil concupiscent guettant les présumés milliards prétendument spoliés dormant dans les coffres des banques helvétiques.
Certes quelques voix « résistantes » se font entendre, mais englouties dans le tintamarre général, dans les fanfares de la compromission et du Kniefall, de l’agenouillement, voire de la génuflexion, devant les pourfendeurs de la Suisse. Mentionnons pêle-mêle les noms des Lambelet, Auer, Stamm, Chenaux, Delamuraz, Jagmetti, Marguerat et j’en oublie. Mais ils ne font pas vraiment le poids dans la mesure où les foules lobotomisées n’entendent que ce qu’elles veulent bien entendre, et n’ingurgitent que la bouillie culpabilisante que leur distillent les médias ayant pignon sur rue.
Or voilà qu’en cette année 1998 paraît aux États-Unis, dans l’État de New York, un ouvrage de 320 pages intitulé Target Switzerland avec le sous-titre Swiss Armed Neutrality in World War II (traduction française publiée en 2000). Si les ouvrages suisses s’efforcent de répondre ponctuellement aux critiques dont le pays est l’objet et de réfuter les accusations généralement sur des points précis, ou de détail, l’ouvrage en question, lui, ratisse large puisqu’il entend montrer ce qu’a été la politique de neutralité armée de la Suisse durant la guerre, montrant que cette dernière n’avait non seulement pas démérité mais que, bien au contraire, face à la menace du national-socialisme, elle avait courageusement assumé les valeurs de la liberté et de la démocratie. Un son de cloche radicalement différent montrant que le clocher de l’église était encore bien au milieu du village. L’auteur, Stephen P. Halbrook, qui connaît admirablement notre pays, allait récidiver en 2006 avec The Swiss and the Nazis : How the Alpine Republic Survived in the Shadow of the Third Reich (traduction française publiée en 2011) dans lequel il s’étend sur la résistance morale, matérielle, militaire que la Suisse opposa aux nationaux-socialistes. Là encore, nous sommes aux antipodes du dénigrement obligé.1
Mais qui est cet auteur qui se bat pour l’honneur d’un pays qui n’est pas le sien ? Stephen P. Halbrook, né en 1947, est avocat, avec une formation de juriste et de philosophe, docteur en droit du Centre juridique de l’université de Georgetown et docteur en philosophie de l’université d’état de Floride. Il a enseigné la philosophie du droit et la philosophie politique aux universités George Mason et Howard et est chargé de recherches à The Independent Institute. Il a plaidé à plusieurs reprises, sur des questions constitutionnelles, devant des commissions du Sénat et de la Chambre des représentants des États-Unis. Il n’est que de jeter un coup d’œil sur sa bibliographie pour saisir ce qui constitue son centre d’intérêt premier : That Every Man be Armed : The Evolution of a Constitutional Right (2000) ; Freedmen, the Fourteenth Amendment, and the Right to Bear Arms (1998) ; The Founders’ Second Amendment : Origins of the Right to Bear Arms (2008). Ou sur quelques-uns de ses nombreux articles, publiés dans des revues juridiques ou spécialisées sur les armes : « The Constitutional Right to Hunt ; New Recognition of an old Liberty in Virginia », William and Mary Bill of Rights Journal (2010), ou « Encroachments of the Crown on the Liberty on the Subject : Pre-Revolutionary Origins of the Second Amendment », University of Dayton Law Rewiew (1989). On le voit, il est beaucoup question d’un certain deuxième amendement. En postulant que tous les lecteurs francophones ne sont pas nécessairement familiarisés avec cette notion histo-rico-juridique nord-américaine, donnons une brève explication.
Il s’agit d’un des dix amendements adoptés par la Chambre des représentants et le Sénat le 15 décembre 1791 sous le nom de Bill of Rights, Déclaration des droits. Il stipule que tout citoyen américain a le droit de porter des armes : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé. » (« A well regulated Militia, being necessary to the security of a free State, the right of the people to keep and bear Arms, shall not be infringed. ») Suivant les sensibilités, disons, pour simplifier, de droite ou de gauche, les commentateurs mettront plutôt l’accent sur la « well regulated Militia » ou sur le « right of the people to keep and bear Arms ». Autrement dit, faut-il servir dans la milice pour avoir le droit de porter une arme ? Le 26 juin 2008, la Cour suprême des États-Unis a tranché en établissant que « le Deuxième amendement protégeait le droit individuel de posséder une arme à feu sans pour autant servir dans la milice et de se servir de cette arme dans la limite des dispositions prévues par la loi, telles que l’autodéfense au sein de sa maison. » Précédemment, elle avait déjà tranché dans le même sens. Dans ses travaux, Halbrook s’est fait, entre autres, le minutieux scrutateur de cette généalogie du Deuxième amendement. Les origines de ce dernier sont d’ailleurs loin d’être anodines. Dès le XIIe siècle, en Angleterre, le roi Henry II oblige les hommes libres de 15 à 50 ans à posséder une arme, autre qu’un simple couteau, afin de pouvoir, en l’absence d’une armée et d’une police, se défendre contre les malfaiteurs et de s’opposer aux émeutiers. Le roi possède ainsi également une force militaire à laquelle il pouvait recourir en cas de nécessité. Ces dispositions demeureront en vigueur jusqu’en 1671, date à laquelle le Parlement réduira radicalement le droit de posséder et de porter des armes, désormais réservé exclusivement aux riches. En 1686, le roi Jacques II, converti au catholicisme, interdit à tous les protestants, qui constituent 95 % de la population, la possession de toute arme à feu. Il faudra attendre 1689 pour que le Bill of Rights déclare que « les sujets qui sont protestants peuvent posséder les armes nécessaires à leur condition et comme le préconise la loi. » Ce changement, cette inversion, s’expliquent entre autres par le fait que Guillaume III, protestant, s’est emparé du pouvoir. Il en découlera aussi que les colons protestants en Amérique du Nord, colonie anglaise, auront également le droit de posséder des armes. La filiation avec le Deuxième amendement est désormais parfaitement détectable.
Spécialiste et défenseur de ce dernier, Halbrook rencontrera fatalement, au carrefour de l’histoire, le « cas des Suisses », un peuple de tireurs avec une armée de milice. Mais avant de nous engager dans l’évocation de ce phénomène helvétique, circonscrit dans le temps et l’espace, il convient de se remémorer le rôle fondamental de l’arme dans l’histoire de l’humanité. Dès leurs origines les plus reculées, les groupes humains ont été marqués par la violence, en contradiction avec cet idyllique Éden, peuplé de bons sauvages, qui n’a que le tort de sortir en droite ligne de l’imagination des philosophes des Lumières. En parlant de violence, on évoque forcément son corrélat : la force physique et le prolongement de cette force physique, l’arme. Il a pu s’agir au départ d’un caillou, d’une branche d’arbre, d’un tibia de mammouth, à la fois armes-massues mais aussi armes de jet, projetées par la force musculaire du bras, la cible étant l’animal ou l’homme. Puis, sur des périodes plus ou moins longues, des sauts qualitatifs considérables. La mise au point de systèmes qui accroissent l’effet de la force musculaire comme la corde de l’arc, puis de l’arbalète, qui se tend et projette un projectile plus loin que ce que pourrait faire la force musculaire. L’apparition du bronze et du fer qui durcissent la pointe des armes d’hast (épieu) et, surtout, consacrent l’existence du glaive puis de l’épée, avec ses deux tranchants. Rapidement l’épée va symboliser la puissance, la richesse et la liberté, car seul l’homme libre, au contraire du serf, a le droit de la porter. Elle va également incarner, dans presque toutes les civilisations, des fonctions symboliques importantes mais également entretenir une relation intime avec son propriétaire. Innombrables par le passé ont été les épées à avoir été « baptisées », c’est-à-dire à porter un nom : Durandal pour celle du chevalier Roland, Excalibur pour l’épée magique du roi Arthur, Gram dans les mythes germaniques.
Même si elle est largement supplantée en efficacité par l’arme à feu, elle continuera à être portée en raison de sa signification symbolique. Toutefois, des penseurs traditionnalistes considéreront ce passage du fer au feu comme une forme de dégénérescence. Par exemple, pour Sabatier de Castres (1742-1817) trois événements vont constituer pour l’Occident une catastrophe sui generis : la découverte des Amériques qui signifie l’afflux de l’or corrupteur vers l’Europe, l’invention de l’imprimerie qui permet de multiplier immédiatement les textes aux idées les plus néfastes et, enfin, l’introduction de l’arme à feu qui met sur un pied d’égalité le dernier manant avec le plus courageux chevalier. On peut en conclure que le « manant » suisse, opposé à un chevalier, n’a pu que se réjouir de l’introduction de cette arme nouvelle qui le mettait au même niveau qu’un professionnel noble, rompu au maniement de la lance et de l’épée.
Il ne semble pas qu’en Suisse le passage de l’arme blanche à l’arme à feu ait fait débat. Au tir à l’arc, ou à l’arbalète traditionnellement pratiqués, succède le tir à l’arquebuse, souvent dans le cadre de sociétés de tir, leur existence étant attestée dès le milieu du XIVe siècle. Bientôt ces associations deviennent mixtes, mêlant archers, arbalétriers et arquebusiers. Certes, avec le perfectionnement des armes à feu, avec l’apparition du mousquet, les archers et arbalétriers cèdent du terrain. Ce qui parfois indisposera les « vieux » tireurs. Mais les arbalétriers remporteront toutefois une victoire durable au niveau du symbolisme, leur arme, à travers l’histoire de Guillaume Tell, incarnant la version suisse du poignard tyrannicide et justicier que l’on retrouve tout au long de l’histoire universelle. Plus tard, mercantilisme aidant, cette arbalète va devenir, à partir de 1917, un label de qualité des produits suisses. Elle est présentée comme une alternative, ou un complément à la croix suisse. Il y a là de quoi méditer…
Pour les mousquetaires, qui disposent de leur propre arme, des tirs obligatoires sont instaurés avec, pour corrélat, une véritable efflorescence de sociétés de tir, entraînant la mise au point de différentes réglementations. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, des unités de carabiniers sont intégrées dans l’armée. On peut être carabinier dans l’armée, ou carabinier à titre privé, tireur pour son plaisir, ou les deux. Très tôt, l’arme, blanche ou à feu, est un élément de la culture helvétique. À la ferme, dans la maison bourgeoise, elle occupe la place d’honneur. La plupart des étrangers qui visitent la Suisse de l’Ancien Régime sont frappés par le degré de préparation militaire de ses habitants. Dès le XIXe siècle, la célébration du tir et donc de l’arme qui le rend possible va confiner à l’apothéose. Juin 1824 voit la fondation de la Société fédérale des carabiniers, parallèlement au premier tir fédéral à Aarau, également en juin 1824. Il se répétera tous les ans, puis tous les deux ans, chaque fois dans un canton différent, attirant une foule de tireurs toujours plus considérable qui communient au nom du tir (et de la liberté, l’un et l’autre étant étroitement associés) dans une ambiance presque mystique comme l’atteste la description de l’arrivée du drapeau lors du tir fédéral de Berne, du 5 au 15 juillet 1857 : « Qu’est-ce qui vient ? C’est la bannière du Tir fédéral, la bien-aimée du peuple, la reine de l’Helvétie, la souveraine de plusieurs milliers d’hommes armés pour le combat, la représentante puissante et révérée de la patrie. Salut à toi, noble bannière ! » Puis l’auteur anonyme ajoute ceci, qui certainement réjouira Stephen P. Halbrook : « À ses côtés flotte la bannière étoilée que les Suisses de l’Amérique du Nord ont donné en 1853 au Tir de Lucerne et qui est destinée à accompagner constamment la bannière-mère, comme un signe de leur amour et de leur fidélité pour leur patrie. »2
Avec le temps, la pratique du tir va se généraliser, n’étant plus réservée à une armée d’élite comme les carabiniers, l’article 104 de l’Organisation militaire de 1874 marquant le grand tournant qui stipule que les officiers, sous-officiers et soldats de l’Elite et de la Landwehr sont astreints à des exercices de tir réguliers qui se dérouleront dans des sociétés de tir volontaire. Ces dernières allaient vivifier la pratique du tir dans tout le pays, mais aussi introduire une pratique pédagogique aux hautes exigences. Désormais, pour le règlement, « le soldat doit être capable d’agir avec indépendance et sang-froid dans toutes les situations que suppose un combat moderne, même lorsque les ordres des chefs viennent à manquer. La condition indispensable de cette indépendance est une confiance absolue en soi-même et en son arme, le sentiment de sa propre valeur comme tireur ; c’est pourquoi le tir par sections lui-même doit être préparé par des exercices individuels. » À partir de 1907, le tir en dehors du service est considéré, par le règlement, comme faisant partie intégrante du service militaire. Désormais, la voie est tracée. Le soldat reçoit son arme, et son équipement, lors de son entrée à la caserne. Il ramènera le tout chez lui, y compris les munitions, immédiatement prêt à répondre au prochain appel sous les drapeaux.
Ce système militaire, qui a recours au soldat-citoyen, va faire, avant la Première Guerre mondiale, l’admiration des socialistes, particulièrement en France. Jean Jaurès, leur tribun et idéologue, décrète dans son livre de 1910 L’Armée nouvelle que « de tous les systèmes militaires pratiqués dans le monde, c’est à coup sûr le système suisse qui se rapproche d’une armée démocratique et populaire : c’est celui qui, par la réduction au minimum du séjour dans la caserne, par le recrutement non seulement régional mais local, par l’organisation de toute la masse de citoyens valides en unités territoriales, confond le plus essentiellement la vie militaire et la vie civile. » En ce qui concerne la détention de l’arme à feu à la maison, il ne pense pas qu’elle constitue un danger, car il fait confiance à la sagesse du peuple suisse. « Les splendides bijoux étincelant aux vitrines de Genève, les valeurs s’accumulant dans les banques de Berne, et tout le prolétariat qui a son armement à domicile, circule, pauvre souvent, souvent irrité, dans les vastes rues pleine de tentations, dans les sordides ruelles pleines de misère sans que jamais l’idée lui vienne de charger son fusil. »3 Pour s’assurer que l’on peut acquérir sans autres de la munition, il se rend chez un armurier de Lausanne, qui lui en vend en toute simplicité. Dix ans auparavant, l’ancien capitaine d’artillerie Gaston Moch, français lui aussi, ardent socialiste et futur pacifiste, émet, dans L’armée d’une démocratie, l’opinion suivante sur les tireurs suisses : « L’admirable organisation de l’instruction du tir et les résultats qu’elle produit sont parmi les traits les plus caractéristiques de l’armée suisse, et ont fait de tout temps la force de son infanterie. »4
Désormais, si la Suisse est le pays des montagnes et de la démocratie directe, elle est avant tout le pays d’hommes libres porteurs d’une arme qui précisément atteste de cette liberté. Mais la roue du temps tourne, grignotant, comme un rat obstiné, les plus vénérables traditions. La loi du 20 juin 1997, révisée en décembre 2008, en imposant toute une série de conditions et de restrictions en ce qui concerne la possession d’une arme, en particulier les armes semi-automatiques, réduit considérablement les possibilités de posséder une arme à sa convenance. Toutefois, un pas supplémentaire aurait encore dû être effectué sur l’instigation des milieux « qui n’aiment pas les armes » ou qui même les abhorrent. Et ils sont nombreux : pacifistes, Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA), milieux chrétiens, socialistes, féministes et tous ceux que les Allemands appellent les « Gutmenschen ». Tous vont repartir à l’attaque. Cette fois, ils s’en prennent aux armes d’ordonnance conservées à la maison, qui devront désormais être remises à l’arsenal, et à celles qui ne sont pas restituées à la fin du service militaire, en tout 1,7 million d’armes. Mais le verdict populaire est sans appel : 56,3 % de non, avec toutefois une majorité de oui en Suisse romande.
Il ne peut être question dans cette modeste préface de comparer les différentes législations européennes sur les armes ni de parler des efforts de l’Union européenne pour en limiter le plus possible la possession. En Hollande comme au Danemark, leur vente est purement et simplement interdite. En France, l’obtention d’un permis de port d’armes s’apparente à une course d’obstacles, bien faite pour décourager les meilleures bonnes volontés. Et cela dans un pays qui a fait du refrain de son hymne national un vibrant « Aux armes citoyens » ! Pourtant, un homme comme le tribun Mirabeau, qui faisait partie du Comité des cinq chargé de rédiger la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789, aurait voulu qu’on insérât, sous l’article 10, le texte suivant : « Tout citoyen a le droit d’avoir chez lui des armes et de s’en servir, soit pour la défense commune, soit pour sa propre défense contre toute agression illégale mettant en péril la vie, les membres ou la liberté d’un ou plusieurs citoyens. »
Le 22 septembre 2013, cette fois l’initiative provenant du GSsA proposant la suppression du service militaire obligatoire est littéralement balayée, avec 73,2 % de non et le refus de tous les cantons et demi-cantons.
Dans son ouvrage La Suisse et les nazis, Halbrook évoque de nombreux exemple des tâches attribuées, pendant la Seconde Guerre mondiale, à des hommes armés, non mobilisés ou démobilisés, des adolescents, des vieillards par exemple, chargés de missions d’observation, de surveillance et de transmission de messages. C’est bien là le classique « peuple en armes ». Toutefois, la Suisse n’ayant pas été envahie, cette organisation très élaborée n’a pas eu, militairement parlant, à faire ses preuves. Il faut remonter plus haut dans l’histoire pour trouver une population non militaire, mais exercée au maniement des armes, faisant face spontanément à une attaque surprise. En 1375, environ 20 000 mercenaires français et anglais, gens de corde mais aussi guerriers entraînés, s’abattent sur le Plateau suisse comme une nuée de sauterelles. Ils sont au service d’Enguerrand VII de Coucy – Habsbourg par sa mère – qui s’estime lésé de son héritage, entre autres des cités comme Aarau, Bremgarten, Lenzbourg. Ces Gougler, comme on les nomme en raison de la forme « en calotte » de leur casque, pillent, incendient, tuent et violent avec une féroce brutalité. Des seigneurs du lieu leur tiennent tête mais surtout la population locale. Dans plusieurs rencontres, ils seront battus, d’autant plus facilement qu’ils agissent en ordre dispersé, sans discipline. Harcelés, souffrant du froid (nous sommes en décembre) et de la faim, ils finissent par quitter le pays. Ce sont avant tout les populations locales qui les repoussent, comme par exemple au combat de Buttiholz, avec l’aide des gens accourus de l’Entlebuch et d’Unterwald.
Au château de Lenzbourg, on peut contempler une scène en trois dimensions qui possède une haute valeur symbolique, œuvre de l’artiste britannique Gerry Embleton : enfermés dans une pièce, deux hommes blessés, visiblement des paysans, sont à terre. Debout, un troisième armé d’une hallebarde, repousse un soudard gougler qui, à travers une brèche dans le volet, brandit une épée et tente de se frayer un chemin. C’est bien là le symbole de l’homme libre qui, ses propres armes à la main, défend son sol, les siens, sa maison.
Autre exemple, un peu plus récent : Dans la nuit du 21 au 22 décembre (ancien style) 1602, le duc de Savoie, Charles-Emmanuel Ier, va tenter de s’emparer par surprise, grâce à une action de commando, de la ville de Genève, la « Rome calviniste ». L’opération est organisée avec minutie sous le commandement de Charles de Simiane, seigneur d’Albigny, chef militaire expérimenté qui dispose de troupes d’élite. Le plan consiste à s’introduire dans la cité, au plus profond de la nuit, à l’aide d’échelles emboîtables fabriquées spécialement (les Genevois nomment l’entreprise « l’Escalade ») puis d’ouvrir les portes de l’intérieur afin que le gros de la troupe, qui attend à l’extérieur, puisse pénétrer dans la cité. Mais, à peine à l’intérieur de la ville, le commando, d’environ 200 hommes, est détecté par une patrouille qui donne l’alarme. Aussitôt, les habitants sortent de chez eux avec leurs armes, piques, hallebardes, arquebuses, se heurtant à l’envahisseur. Ce sont des bourgeois, des artisans, mal entraînés qui, après une lutte sauvage, parviennent à repousser l’assaillant, lui infligeant de lourdes pertes. De toute évidence, s’ils avaient dû aller chercher leurs armes dans un arsenal, ils auraient été massacrés au préalable et le duc de Savoie aurait réussi son coup. Comme dans le cas des Gougler, c’est l’arme à la maison qui a rendu l’exploit possible. Pour les Gougler ce sont les armes d’hast, l’épée et l’arbalète qui ont joué le rôle principal. Pour les Genevois, l’arquebuse, les armes d’hast et accessoirement, dans la dernière étape du combat, le canon. Mais il y a eu plus tard des cas, en Suisse, où c’est uniquement l’arme à feu qui a fait pencher la balance, par exemple lors de l’invasion des troupes du Directoire contre la Suisse centrale, où les carabiniers, mais aussi des tireurs volontaires, parvinrent souvent à arrêter la progression de l’ennemi, par exemple entre la rive du lac de Zoug et les pentes du Rigi, le 3 mai 1798. Un historien militaire écrit : « Les balles des carabiniers touchaient toutes leur homme ; de jeunes garçons chargeaient les fusils pour que le tir fût plus rapide ; et, les munitions étant prêt de manquer, les gens d’Arth apportèrent en quantité des ustensiles d’étain et de plomb que l’on fondit sur le champ pour en faire des balles. Les Français, qui avaient subi d’assez grandes pertes, se retirèrent vers Immensee. »5
Aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, les partisans du droit de disposer d’une arme et de s’en servir en cas de nécessité ne cessent de s’affronter en déversant des nuées d’arguments pour ou contre. La voix la plus originale qui se fait actuellement entendre dans ce débat est certainement celle de Bernard Wicht, privat-docent à la faculté des sciences sociales et politiques de l’université de Lausanne. Elle mérite d’être entendue dans la mesure où elle situe le débat à un niveau élevé, dans la perspective de la crise de l’État-nation, et de ce que l’auteur nomme « la défense citoyenne ». Il pose les jalons de l’avenir (peu radieux) qui nous attend car un climat de « guerre civile moléculaire » est en voie d’instauration. L’armée de l’ennemi n’a plus rien de classique, pas de charges de cavalerie, par de percées de blindés : oublions Patton ou Moshe Dayan. L’armée sera low cost et low tech, transnationale, avec un recrutement sur une base religieuse ou idéologique, ou les deux, avec l’établissement de zones de non-droit, la mise au pas de la population par la terreur et/ou la pression mafieuse, la pratique des attentats, des enlèvements, le financement par du racket, par la vente des produits de vols, des impôts, des enlèvements, etc. La mise en place de ce « système » n’est pas pour demain, mais pour après-demain en Europe, c’est-à-dire dans une ou deux décennies. Mais l’image de la mise en place de ces nouvelles structures nous est déjà proposée par le Mexique ou par Daesh en Irak et en Syrie. Nous ne perdons donc rien pour attendre !
Les instances étatiques ne cherchent plus à s’appuyer sur leurs citoyens mais sur un tout sécuritaire policier, nous dit Wicht. Il reviendra donc à une « défense citoyenne », basée à l’origine sur de petits groupes d’hommes conscients de la menace et ne se laissant plus prendre au miroir aux alouettes des bons sentiments, de la main tendue, de « l’État est là pour vous », de la démocratie, dans les faits agonisante sur le lit de la mondialisation et de structures occultes. L’arme à feu et le tir joueront un rôle central dans les nouveaux paradigmes de la « monade défensive ». « On pourrait dire que le système d’arme, c’est un citoyen avec son fusil à l’instar du Minuteman des jeunes colonies américaines, du franc-tireur des sociétés de tir vosgiennes, du kibboutznik israélien, ou du soldat suisse. […] Derrière tout cela, il y a la notion de combattant individuel, non pas le soldat d’élite bénéficiant des derniers cris de la technologie et d’une formation longue et coûteuse, mais […] celui qui sait pourquoi il se bat et qui connaît ses chances de succès. C’est donc un homme ordinaire, mais qui refuse de subir et décide de prendre son destin en main, en se tenant prêt à la fois mentalement et physiquement […] Comme le Minuteman, il peut rapidement avec quelques compagnons prendre en chasse le brigand ou surveiller une habitation isolée. »6
Toute l’histoire est traversée par un grand cri : « Des armes, des armes ! ». Un tel appel répond à des aspirations différentes : lutte contre la tyrannie, l’injustice, l’arbitraire, soif de liberté, volonté nationaliste, simple volonté de défendre son lopin de terre, sa propriété, son pays, affirmation de revendications particulières. En règle générale le système en place, l’État pour simplifier, n’a pas besoin d’armes puisque, disposant du pouvoir, il dispose des fonderies, des arsenaux, des technologies, des ressources liées à la possession des armes. C’est, à travers l’histoire, le cri poussé par les esclaves révoltés de Spartacus, par les « Jacques » du Moyen Âge, par les Vendéens et les chouans de 1793-1796, par les patriotes prussiens de 1813, par les catholiques des cantons du Sonderbund suisse qui implorent les Autrichiens de leur fournir des fusils, par les communards de 1871, qui s’insurgent précisément lorsqu’on veut leur prendre leurs canons. C’est la recherche pathétique d’armes par les insurgés du ghetto de Varsovie en avril 1943 ou en août-octobre 1944 par les patriotes polonais. Souvent, le point de départ, c’est la mise à sac des arsenaux par la foule. C’est avec le pillage des Invalides que s’ouvre la journée du 14 juillet 1789 à Paris. A Venise, en 1848, la population soulevée contre la domination autrichienne vide l’arsenal et massacre son directeur. En juillet 1936, le prolétariat espagnol cherche à s’emparer du plus grand nombre d’armes possible dans les arsenaux et les casernes pour faire face au pronunciamento franquiste. La recherche d’armes par les colons juifs qui affrontent les Arabes dans la Palestine des années quarante confine à la frénésie car il s’agit de leur survie. Et l’on pourrait poursuivre l’énumération ad libitum, jusqu’à nos jours… Mais on aura bien garde d’oublier, outre ces exemples spectaculaires et héroïques, car elle est sans doute la plus importante, l’immense catégorie de ceux qui aspirent tout simplement à la légitime défense.
L’actuel ouvrage de Halbrook, évoquant un aspect jusqu’ici très peu étudié du dossier « armes » et pourtant primordial, montre combien la privation des moyens de défense aux mains du citoyen constitue un élément essentiel dans le processus tyrannique qui conduit à l’asservissement de l’individu et du peuple. Ce travail, basé sur une impressionnante documentation d’archives ou imprimée, se lit certes comme un roman, mais un roman tragique qui nous laisse un goût d’amertume. C’est l’histoire d’une mise au pas, d’une Gleichschaltung qui commence déjà sous la république de Weimar et qui atteint son apogée dans les années qui suivent l’accession d’Hitler au pouvoir. 7
En privant une partie de la population – juifs et « ennemis de l’État », ce qui fait beaucoup de monde – de tous leurs droits, en les transformant en de véritables esclaves, on les a également privés de leurs armes. Voilà qui démontre à satiété l’étroite corrélation entre « le droit aux armes » et la liberté. Tous ceux qui, en Suisse ou ailleurs, traversés par les frissons de l’angélisme, rêvent d’un peuple désarmé, méditeront la leçon que nous administre Halbrook avec son livre magistral.
* Historien et directeur de recherches à l’Institut de Stratégie et des Conflits, Paris.
1 Halbrook n’est pas le seul Américain à avoir soutenu la Suisse dans cette période difficile. Mentionnons, parmi d’autres, les ouvrages de A. M. Codevilla, Between the Alps and a Hard Place (2000), ou de H. Reginbogin, Faces of Neutrality (2009), tous deux traduits en français.
2 Album des fêtes nationales suisses. Récit des principaux événements et description historique des fêtes nationales célébrées dans la ville fédérale de Berne en 1857, Neuchâtel, J. Attinger, 1857, p. 87.
3 Jean Jaurès, L’armée nouvelle, Paris, L’Humanité, rééd. 1915, p. 226.
4 Gaston Moch, L’armée d’une démocratie, Paris, Éditions de la Revue Blanche, 1900, p. 209.
5 Hans Nabholz, « La Suisse sous la tutelle étrangère. 1798-1813 » in : M. Feldmann ; H. G. Wirz, Histoire militaire de la Suisse, 8e cahier, Berne, 1921, p. 23.
6 Bernard Wicht, Europe Mad Max demain ? Retour à la défense citoyenne, Lausanne, Favre, 2013, p. 136.
7 Dans « Why Can’t We Be Like France ? How the Right to Bear Arms got Left Out of the Declaration of Rights and How Gun Registration Was Decreed just in Time for the Nazi Occupation » : (Fordham Urban Law Journal (2012), http://www.stephenhalbrook.com/law_review_articles/why_can’t_we_be_like_france.pdf), Halbrook se penche sur les mesures coercitives prises à l’égard des armes dès 1935 par le Premier ministre Laval puis celles prises par l’occupant allemand.
Cet ouvrage n’aurait pas pu voir le jour sans le soutien d’autres personnes, et en particulier grâce au travail effectué par Sebastian Remus et Katya Andrusz au sein des archives allemandes. Therese Klee Hathaway a effectué pour moi de nombreuses traductions, aidée en cela par Oliver Harriehausen et David Moses. Je suis également redevable à Stefan Grus, Jay Simkin, Lisa Halbrook-Hollowell, Heather Barry, Dave Fischer et Joshua Prince, qui m’ont aidé dans mes recherches.
L’auteur a déjà publié des recherches préliminaires sur ce sujet dans plusieurs articles : « Nazi Firearms Law and the Disarming of the German Jews », 17 Arizona Journal of International and Comparative Law 483 (2000), « Das Nazi-Waffengesetz und die Entwaffnung der deutschen Juden », Allgemeine Schweizerische Militärzeitschrift, Nr. 12, Dezember 2001, 8 » et « ‘Arms in the Hands of Jews Are a Danger to Public Safety’: nazism, Firearm Registration, and the Night of the Broken Glass », 21 St. Thomas Law Review 109 (2009). Il remercie les rédacteurs en chef de ces revues pour leurs suggestions et leurs conseils.
Le manuscrit terminé, Alice Rosengard m’a fourni d’inestimables conseils afin de le rendre plus lisible, et le professeur Alex Tabarrok, directeur de recherche à l’Independent Institute, s’est fait un avocat du diable bien pertinent pour contester ma thèse. Gail Saari et Anne Barva m’ont grandement aidé à polir le manuscrit final. Mes remerciements vont aussi à David Theroux et Roy Carlisle, respectivement président et directeur des acquisitions de l’Independent Institute, qui ont choisi de publier ce livre. Je suis seul responsable des interprétations et des éventuelles erreurs que pourraient contenir cet ouvrage.
Ce livre est d’abord paru en anglais sous le titre Gun Control in the Third Reich : Disarming the Jews and « Enemies of the State » (Oakland, California : The Independent Institute 2013). Je suis reconnaissant aux efforts des personnes qui ont permis la publication de cette édition française. Dès le début, René W. Rohner a poursuivi sans relâche la promotion d’une traduction française et la constitution d’une équipe avec l’aide de laquelle l’œuvre a pu être menée à bien. Mes remerciements vont à Antoine Bourguilleau pour son excellente traduction, réalisée dans les meilleurs délais. La très appréciée préface est due à Jean-Jacques Langendorf, historien militaire de renom, qui fut aussi l’auteur de la préface et de la traduction de mon livre La Suisse face aux nazis. Enfin, c’est un plaisir de travailler à nouveau avec Ivan Slatkine et de voir paraître cette édition française aux Éditions Slatkine, qui avaient déjà publié mon livre La Suisse encerclée : La neutralité armée suisse durant la Deuxième Guerre mondiale.
Alfred Flatow est un Juif allemand, médaillé d’or en gymnastique aux premiers Jeux olympiques de l’ère moderne en 1896. En 1932, il fait enregistrer la possession de trois armes de poing, conformément à un décret promulgué par la très libérale République de Weimar. Le gouvernement a exigé que la police prenne le plus grand soin de ces listes, craignant qu’un groupe extrémiste ne s’en empare. Cette crainte se réalise pourtant l’année suivante, avec la prise de pouvoir d’un parti politique extrémiste mené par Adolf Hitler, qui fait usage de ces listes pour désarmer ceux qu’il considère comme les « ennemis de l’État ». En 1938, ces listes sont ainsi utilisées pour localiser les Juifs détenteurs d’armes à feu comme Flatow, dont le rapport d’arrestation stipule : « Les armes aux mains de Juifs représentent un danger pour la sécurité publique. »1 Il mourra en camp de concentration.
Peu après avoir confisqué leurs armes à Flatow comme à de nombreux autres Juifs, les nazis organisent un pogrom resté dans les mémoires sous le nom de « Nuit de cristal » (Reichskristallnacht), face à une population juive sans défense, menacée de vingt années de détention dans des camps en cas de possession d’armes à feu.
D’innombrables historiens ont étudié la manière dont le régime nazi a réprimé ses opposants politiques, les Juifs et autres « ennemis de l’État », selon leur terminologie. Mais ils font souvent l’impasse sur les lois et les politiques de restriction sur la possession d’armes, éléments essentiels pour l’établissement d’une tyrannie. Un sceptique pourrait opposer qu’un meilleur armement de la population allemande n’aurait pas changé la donne, mais force est de constater que tel n’était manifestement pas le point de vue du régime nazi. Si de très nombreux facteurs ont contribué à l’Holocauste, la politique du régime nazi visant à l’interdiction de la possession d’armes a permis à Hitler d’asseoir son pouvoir en Allemagne, exacerbé les persécutions à l’encontre des Juifs, facilité leur arrestation et leur déportation et annoncé certaines des décisions politiques les plus radicales prises durant la guerre.
Aujourd’hui, aux États-Unis, la controverse fait rage autour du simple droit des citoyens de posséder des armes à feu et, si la chose est autorisée, de l’opportunité d’enregistrer, auprès des autorités gouvernementales, la possession d’armes – ou bien de décider que la possession d’armes devrait se limiter aux forces de police et à l’armée. Les partisans de l’interdiction de la possession d’armes avancent l’idée qu’elles sont sources de crimes, de suicides et d’accident. Les gouvernements devraient désarmer les civils, pour leur propre bien.
Les nazis entendaient régler de nombreux problèmes, du cancer aux risques posés par la possession d’armes.2 Mais ils n’avaient certainement pas en tête le bien-être des personnes qu’ils entendaient désarmer. Ils ne s’inquiétaient pas que des enfants juifs puissent être victimes de tirs accidentels avec des armes à feu, que des Juifs se suicident ou que des criminels utilisent des armes à feu en leur possession quand ils tentaient de se défendre. Les nazis confisquèrent les armes afin de prévenir toute résistance armée, individuelle ou collective, à leur propre projet criminel.
La mémoire des évènements historiques étant souvent sélective, un mouvement très puissant en Europe et aux États-Unis conteste le droit de posséder et de porter des armes et affirme que les armes à feu devraient être réservées aux forces de l’ordre et aux forces armées. Dans le cas qui nous préoccupe, il est difficile d’affirmer que les nazis désarmèrent les Juifs par bienveillance ou que les Juifs étaient plus en sécurité sans armes à leur domicile, au motif que les armes à feu seraient plus dangereuses pour leurs propriétaires que pour tout agresseur. Il ne serait pas plus rationnel de dire que la discrimination opérée par les nazis est seule contestable, et que tous les citoyens, et pas uniquement les Juifs et autres personae non gratae, auraient dû être désarmés pour leur sécurité. Le paradigme de la possession des armes à feu portatives réservées au gouvernement s’appuie sur le postulat pour le moins surréaliste que les citoyens – ou plutôt, les sujets – devraient être traités comme les Juifs en Allemagne nazie.
L’Allemagne n’a aucune tradition constitutionnelle équivalente à celle exprimée dans le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis, qui déclare : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple à détenir et porter des armes ne sera pas transgressé. » Cet amendement fait partie de la Déclaration des droits dont Felix Frankfurter, juge à la Cour suprême des États-Unis, a écrit qu’elle est « le reflet de l’expérience des excès de la police. Il n’y a pas que sous la férule des nazis que les excès de la police constituent des atteintes aux libertés. »3 Le droit de porter des armes, reflet du droit universel et historique du peuple de s’opposer à la tyrannie, n’est pas reconnu dans le IIIe Reich d’Hitler.
En 1941, en réaction aux agissements des nazis, le Congrès des États-Unis vote une loi, juste avant l’attaque surprise du Japon à Pearl Harbor, autorisant le président à réquisitionner certaines propriétés pour la défense du pays, mais interdisant toute possibilité que cette loi « nécessite l’enregistrement des armes à feu possédées par les individus, pour des activités sportives ou pour se défendre » ou « de réduire ou de transgresser le droit de tout individu à posséder et porter des armes. »4 Un des signataires de la proposition de loi explique : « Avant l’avènement d’Hitler ou de Staline, qui ont privé de tout pouvoir leurs peuples respectifs, des mesures ont été prises dans ces pays pour priver le peuple de la possibilité de détenir et d’utiliser des armes à feu, afin qu’ils ne puissent résister aux manigances de polices d’État aussi diaboliques et corrosives que la Gestapo, le Guépéou et la Tcheka. »5
Ce qui semblait alors évident ne l’est plus en 1968, quand le Congrès débat de la nécessité d’inclure un système d’enregistrement des armes à feu dans le Gun Control Act. Ses opposants brandissent le spectre de l’expérience nazie, encore récente,6 et ses partisans nient que les nazis aient fait usage des registres pour désarmer leurs ennemis.7 Il aurait été pour le moins curieux que les nazis, qui disposaient déjà de listes noires détaillées de leurs ennemis politiques, décident de ne pas faire usage des registres des armes à feu afin de désarmer les individus identifiés comme des « ennemis de l’État. » Si une étude publiée en 1968 par la bibliothèque du Congrès s’intéressait aux actions des nazis dans les territoires occupés, elle ne « parvint pas à trouver référence d’une quelconque utilisation par les Allemands de registres afin de confisquer des armes à feu. »8 Une recherche pour le moins rapide.