Le saviez-vous ? Selon les étymologistes, le mot « salade », à peu près identique dans toutes les langues européennes, viendrait du latin « sal », qui désigne le sel. Et pour cause, puisque ce condiment était à l’origine le seul employé pour assaisonner ce mets populaire !
Curieuse d’en apprendre davantage sur les salades d’antan, je me suis plongée dans le livre consacré à cette matière d’un chef coq de la fin du XIXe siècle ; Alfred Suzanne !
Plume alerte et très efficace, puisqu’il compte à son actif de nombreuses encyclopédies culinaires, ce cuisinier français, qui a œuvré une quarantaine d’années Outre-Manche, nous décrit avec une étonnante finesse les habitudes alimentaires de son époque à travers son ouvrage « 150 manières d’accommoder les salades ».
La culture gastronomique dont il témoigne à travers ses recettes, toutes commentées avec saveur, est d’une richesse d’autant plus surprenante que le menu est, de prime abord, d’une grande simplicité et accessible à tous.
Page après page, l’auteur nous livre ses considérations sociologiques, voire anthropologiques, sur les comportements alimentaires de ses contemporains, dans un style élégant et teinté d’humour au second degré. Autant vous dire que je me suis délectée !
Ainsi, dans une louable intention pédagogue, un chapitre baptisé « Variétés Culinaires » explore quelques thèmes d’à propos afin, je suppose, de familiariser un lecteur peu averti avec le vocabulaire lié aux usages en cours. De cette façon seront décrits, entre autres, les Dames de la Halle et le Pique-Assiette, les premières étant plus familièrement appelées « poissardes » et ce dernier affublé de la dénomination « d’adroit parasite ». Ne le confondez pas avec le « parasite vulgaire, gêneur, faiseur et encombrant » car le pique-assiette est souvent homme de bonne compagnie, qui tente de tenir un rang dont il n’a plus que l’éducation, alors qu’un revers de fortune ou des dissipations précoces l’ont réduit à vivre d’expédients ! Quant aux Harengères, Alfred Suzanne en parle comme de dames à l’intempérance de langage cultivée parfois jusqu’à la licence ! Je pense que cette simple description vous en dit long sur le caractère trivial de leur conversation… Un réel vocabulaire poissard vit d’ailleurs le jour vers le milieu du règne de Louis XV, sous l’égide d’un poète et littérateur du nom de Vadé, lequel l’introduisit dans les salons où il rencontra un immense succès !
Exemple parmi d’autres de son écriture tout en charme, la réflexion d’Alfred Suzanne en conclusion de la recette de Salade d’orange à la Chinoise : l’auteur, sur un ton qui me semble faussement innocent, confie alors au lecteur « avoir été surpris que ce mélange baroque ne soit pas plus mauvais ». Sincèrement, je trouve cela délicieux.
En tant que conseillère en nutrition, je n’ai pu manquer de relever également au sein de cet ouvrage certaines réflexions d’ordre sanitaire sur le besoin de crudités qu’il estime instinctif chez les hommes, tout comme chez les animaux sauvages. Dans cet esprit, il suggère au lecteur d’observer chiens et chats dans leur appétence à brouter du chiendent. Selon lui, ces espèces animales répondent en cela à leurs besoins purgatifs, tandis que les hommes trouveront dans la salade un aliment acide qui, par essence, stimulera l’action des sucs gastriques nécessaires à la digestion. Certes plutôt abusive et d’autant moins précise que le terme « Salade » est des plus génériques, cette assertion a le mérite de mettre en avant l’intérêt du chef pour une cuisine saine et consciente. Et l’on ne peut lui tenir grief des avancées scientifiques embryonnaires de l’époque dans le domaine de la nutrition !
À vrai dire, laitue, salade romaine, chicorée, cresson, barbe-decapucin, mâche, raiponce, pourpier, pissenlit, escarole et endive — principales plantes herbacées utilisées pour composer les salades du XIXe siècle — seraient aujourd’hui classés comme des aliments à réaction plus alcaline qu’acide au sein de notre organisme, de même que le soulagement digestif suggéré par le cuisinier d’alors serait davantage lié à leur capital enzymatique, en tant que crudités, qu’à leur prétendu potentiel « Hydrogène acide ». Qu’à cela ne tienne !
L’enseignement d’Alfred Suzanne en termes d’assaisonnement est également digne d’intérêt. Il en parle comme d’une opération a priori simple mais qui exige néanmoins soin et discernement et nous cite à ce propos un vieux proverbe espagnol, lequel décrète qu’il faut être quatre pour bien assaisonner une salade ! Un homme prodigue pour l’huile avec laquelle on doit se montrer libéral, un avare pour le vinaigre qui sera versé avec modération, un sage pour les condiments, sel et poivre, avec discrétion, et un fou pour opérer le mélange avec vigueur. En réalité, selon l’auteur de « 150 manières d’accommoder les salades », ce proverbe est partiellement vrai mais fait défaut en ce qui concerne la vigueur du mélange, car celui-ci nécessite des mains adroites, soigneuses et réfléchies pour l’accomplir !
Il rajoute que Jean-Jacques Rousseau, lui-même grand amateur de salades, prétendait que seule une jeune-fille aux doigts délicats pouvait opérer avec succès un assaisonnement minutieux, préservant les qualités naturelles des feuilles !
Toujours pour l’anecdote, il fut un temps où la salade était consommée sans couvert ! En cette époque révolue, la coutume voulait que le soin d’assaisonner ce plat revienne à la plus jolie jeune fille de la société, ce qui charmait certains, mais n’était pas sans créer des jalousies d’autres parts.
Dans le registre des histoires, Alfred Suzanne raconte également qu’un émigré français a fait fortune Outre-Manche en assaisonnant les salades dans les clubs et les grandes maisons de son pays d’accueil ! Une des différences notables du mode d’assaisonnement continental par rapport à celui des Anglais était qu’à l’époque, ces derniers avaient un dégoût prononcé pour l’huile et se contentaient de manger une salade « sans autre apprêt que saupoudrée de sel » ! Pas très motivant…
Pour compléter le tableau, je ne peux manquer de vous livrer une des phrases de l’auteur en rapport avec la place de la salade au cœur d’agapes que nous ne connaissons plus : « Son appétissant aspect réveille le sens gourmand et fait retrouver de nouvelles forces pour continuer la lutte et achever dignement le festin. » La lutte, vous l’aurez compris, n’étant autre que digestive et liée à la bâfrerie !
Pour en finir avec ce chef avisé, je le citerai une dernière fois, tant sa plume est d’actualité et perdrait à l’interprétation : « Aux nombreuses recettes préconisées pour l’assaisonnement d’une salade, le véritable amateur préfère l’apprêt primitif, qui se compose simplement de sel, poivre, huile et vinaigre avec, comme raffinement, un accompagnement de cerfeuil, d’estragon et quelquefois de ciboulette et de pimprenelle. »
En dehors de ce préambule, et même si certaines recettes du cuisinier français n’ont pas pris une ride, je n’ai pas l’intention de retirer à Suzanne ce qui lui appartient en reprenant ses conseils à mon compte, quoique je les eusse bien sûr lestés d’une pointe de modernité.
En vérité, si je vous replonge plus d’un siècle en arrière pour vous « raconter des salades » — quoique ! — c’est par fidélité à la chronologie des pensées qui m’ont traversée à propos de l’essai que vous tenez entre vos mains !
Il y a quelques mois de cela, j’ai reçu le livre d’Alfred Suzanne de mon éditrice, comme source d’inspiration sur le thème qu’elle souhaitait me voir aborder dans un prochain opus. Mais ce n’est que le début de l’histoire… En ce qui me concerne, la gestation d’un ouvrage débute de manière « spirituelle » et ma réflexion porte sur le message que je désire transmettre à ceux qui me feront l’honneur de me lire.
Dans cet état d’esprit, et sans qu’Alfred Suzanne y soit pour grand-chose finalement, il m’a soudain paru comme une évidence qu’un de mes rôles, en tant qu’auteure spécialisée en nutrition, était de partager avec mon public mes coups de cœur culinaires ; bio, végétariens ou carnivores, hypotoxiques ou crudivores, mais aussi purement gastronomiques, voire carrément étoilés !
En effet, adepte d’un bien-être holistique, si mon quotidien alimentaire s’inspire de principes nutritionnels assez stricts, je suis néanmoins pleine d’admiration pour ces magnifiques créateurs que sont les grands chefs gastronomiques ! Lorsque j’ai la chance de dîner au sein de l’établissement de l’un d’eux, certes je réfléchis aux associations d’aliments qui me conviennent le mieux, mais pas question de bouder mon plaisir ! Dans un même ordre d’idées, invitée à une soirée, je suis la première ravie de découvrir le talent d’un traiteur d’exception !
Finalement, ce qui me guide depuis toujours dans mes choix culinaires, c’est la gourmandise ! Or, cette qualité, redéfinie ainsi par les Français au XIXe siècle, en opposition avec la goinfrerie qui serait un défaut, se nourrit avant tout d’excellence, qu’elle se réfère à des critères de l’alimentation saine ou à ceux du Michelin ! Faisons donc justice d’absurdes préjugés, pour reprendre une expression de Suzanne, qui nous réduiraient à un manichéisme que j’estime pour ma part hautement nuisible, et réconcilions les tendances !
J’ai donc l’immense joie de vous faire découvrir à travers ce recueil, 52 recettes, pour la plupart inédites, de chefs hors du commun ! Ceux-ci m’ont fait l’amitié de partager en toute simplicité leur talent décliné sur le thème des salades. Les recettes qu’ils m’ont confiées avec générosité cohabitent au sein de cet ouvrage dans la plus grande harmonie, de celle qui anime les professionnels de très haut niveau et permet de belles rencontres !
Pour conserver à ce livre son caractère convivial, j’ai laissé l’entière liberté à chacun de ces artistes de me livrer ses recettes à sa façon, sans imposer la moindre forme littéraire. Certaines sont donc plus détaillées que d’autres, en particulier lorsque leur auteur les destine également à ses élèves, dans le cadre d’ateliers de cuisine. D’autres, plus vagues quant aux quantités d’ingrédients par exemple, susciteront davantage la créativité de celui ou celle qui les réalisera, soutenu par l’inspiration d’un des fleurons de la scène gastronomique !
Quant aux saisons, elles sont indicatives et surtout destinées à attirer l’attention du lecteur sur l’importance d’en tenir compte dans le cadre d’une alimentation saine et cohérente écologiquement. Cependant, certaines recettes m’ont demandé de trancher alors que plusieurs options semblaient raisonnables. N’y voyez qu’une suggestion de ma part car, en dehors de la pratique d’une culture modeste d’herbes aromatiques et de l’utilisation de germoirs, je n’ai aujourd’hui de connaissances jardinières que théoriques et me fie donc majoritairement aux étals des magasins bio pour suivre le rythme saisonnier !
Afin de terminer ce préambule sur une note plus personnelle, j’espère qu’à la lecture des centaines de mots couchés sur le papier, en filigrane, vous ressentirez le plaisir que j’ai pris à découvrir, ou retrouver, l’univers philosophique et culinaire de six personnalités aussi passionnées que passionnantes !