À propos des Auteurs
Né en 1917, le colonel Jean Sassi était commandeur de la Légion d’honneur et décoré de treize titres de guerre, dont cinq étrangers. Ex-commando des Jedburghs et de la Force 136 en Extrême-Orient, président d’honneur de l’Association nationale des anciens du 11e Choc, chef de maquis autochtones en Indochine, le colonel Sassi était un spécialiste incontesté de la guerre contre-révolutionnaire et non orthodoxe. Quelques mois avant sa mort, il s’est confié dans cet ouvrage à Jean-Louis Tremblais, grand reporter au Figaro Magazine.
© Nimrod / Movie Planet 2017
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e-ISBN : 9782915243857
© 2017, version numérique Primento et Éditions Nimrod
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
Pour mon épouse, Alice, qui m’a toujours soutenu.
Pour Jean-Paul et Yves, mes enfants, dont j’aurais souhaité pouvoir m’occuper plus.
Lexique
Abwehr : service allemand de renseignement militaire
ANL : Armée nationale laotienne
APVN : Armée populaire vietnamienne
BCRA : Bureau central de renseignement et d’action
BIA : Bataillon d’infanterie de l’air
Bodoï : Soldat de l’armée populaire vietnamienne
Booby trap : Piège improvisé
BRQ : Bulletin de renseignements quotidiens
CEFEO : Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient
Chao Khoueng : Chef de province au Laos
Chao Muong : Chef de district au Laos
CIA : Central Intelligence Agency
CLI : Corps léger d’intervention
COSSAC : Chief of Staff of the Allied Commander
CRPJ : Centre de résistance de la plaine des Jarres
CSI : Commandement suprême interallié
DGER : Direction générale des études et recherches
DGSE : Direction générale de la sécurité extérieure
DIA : Division d’infanterie alpine
DST : Direction de la surveillance du territoire
DZ : Dropping zone
EAI : École d’application de l’infanterie
EMG : état-major général
EOR : élève officier de réserve
FANY : First Aid Nursing Yeomanry
FFI : Forces françaises de l’intérieur
FFL : Forces françaises libres
FIS : French Indo-China Section
FM : fusil-mitrailleur
FTP : Francs-tireurs et partisans
GAP : Groupement aéroporté
GCMA : Groupement de commandos mixtes aéroportés
GCPL : Groupement de commandos parachutistes Laos
Gestapo : Geheime Staatspolizei
GMI : Groupement mixte d’intervention
GRL : Gouvernement royal Laos
IS : Intelligence Service
Kempeïtaï : police secrète japonaise
Kriegsmarine : marine de guerre allemande
Kuomintang : parti nationaliste et anticommuniste chinois de Tchang Kaï-chek
Lao Issarak : nationalistes laotiens alliés au Viêt-minh
Luftwaffe : armée de l’air allemande
ME 25 : Military Establishment 25
ME 65 : Military Establishment 65
Mikado : haut commandement stratégique japonais (désigne également parfois l’empereur du Japon)
MTO : Military Testing Officers
OSS : Office of Strategic Services
Pathet Lao : parti communiste laotien allié au Viêt-minh
PC : poste de commandement
Pho Ban : chef de village au Laos
PIAT : Pioneer Infantry Anti-Tank
PIM : prisonnier interné militaire
PM : pistolet-mitrailleur
QG : quartier général
RAF : Royal Air Force
RC : route coloniale
RRL : Représentation régionale Laos
SAS : Special Air Service
SDECE : Service de documentation extérieure et de contre-espionnage
SF : Special Forces
SFHQ : Special Forces Headquarters
SHAEF : Supreme Headquarters of Allied Expeditionary Forces
SLFEO : Section de liaison française en Extrême-Orient
SOE : Special Operations Executive
SO-OSS : Special Operations - Office of Strategic Services
SPOC : Special Operational Center
STS : Special Training School
TAPI : Troupes aéroportées d’Indochine Tasseng : Chef de groupe de villages chez les Hmongs
VM : Viêt-minh
WACL : World Anti-Communist League
Waffen SS : unité combattante de la SS
ZEA : Zone Est algérois
Jean Sassi vivait à Taverny, au nord de Paris, dans une maison de retraite, l’Institution Sainte-Geneviève. Pour le personnel de l’établissement, c’était un pensionnaire comme les autres. Enfin, presque. Car « Monsieur Sassi » vivait dans une drôle de chambre, pas facile à dépoussiérer, se plaignaient les femmes de ménage. Une sorte de musée, dont il était le conservateur méthodique et exclusif. Vingt mètres carrés entièrement consacrés à l’affaire de sa vie : la guerre. Sur les étagères défilaient en rangs serrés les soldats de plomb qui ont fait l’histoire de France. Les dragons et hussards de Napoléon côtoyaient les képis blancs, les spahis, les goumiers, les tabors, figés dans leur gloire martiale pour l’éternité. Aux murs étaient accrochées des armes blanches : dagues, poignards, un katana japonais. Des tableaux évoquaient l’Indochine, ses ponts de singe, ses buffles, ses jonques. Les photos noir et blanc aussi. Et puis, il y avait les décorations, les médailles, les insignes... C’est dans ce décor insolite que j’ai rencontré Jean Sassi. C’était au printemps 2008. J’enquêtais pour Le Figaro Magazine sur les Hmongs du Laos, persécutés et exterminés par le gouvernement communiste de Vientiane. Le peuple de l’opium. Des montagnards irréductibles qui furent nos meilleurs et plus fidèles alliés pendant la guerre d’Indochine. Comme ils furent ceux des Américains pendant la guerre du Viêtnam. Et qui le paient chèrement depuis quarante ans, dans l’indifférence générale. Au cours de ces recherches, mes interlocuteurs étaient formels : « Il faut que tu voies le colonel Sassi ! » De fait, figure mythique, Jean Sassi apparaît dans tous les livres, historiques ou romancés, ayant trait à la guerre d’Indochine. Chez Erwan Bergot ou Jean Lartéguy. Mais aussi dans les Mémoires de William Colby, ex-directeur de la CIA, et dans les ouvrages dédiés aux forces spéciales, dont il fut l’un des pionniers. Une référence pour tous ceux qui s’intéressent à la guerre non conventionnelle, dite de contre-insurrection ou de contre-guérilla, désormais enseignée par les Américains à leurs officiers d’Irak et d’Afghanistan.
J’ai donc pris rendez-vous avec le mythe. Jean Sassi était d’abord une gueule. À plus de 90 ans, il avait gardé son physique d’athlète, coupant, tranchant. Derrière le verre fumé de ses lunettes, on devinait un regard vif, mobile. Qui vous passait au scanner et rendait un verdict qu’il n’exprimait pas. Il m’a reçu dans sa chambrette, assis dans son fauteuil fétiche, qui était recouvert d’un drapeau japonais. Le drapeau impérial du Soleil-Levant, celui des fantassins du Mikado qu’il avait combattus en 1945, avec les Hmongs déjà. Nous avons discuté. Longtemps. J’ai découvert un conteur de talent, plein de recul et d’humour, même dans la tragédie. Une personnalité affirmée, toujours en butte à la hiérarchie et à l’administration, incapable de courber l’échine. Petit à petit, l’homme de l’ombre s’est livré. De sa caverne d’Ali Baba il a exhumé des photos, des films, des documents. Son récit me projetait tour à tour dans les maquis du Vercors, la jungle du Laos et les montagnes kabyles. Son histoire, notre Histoire. Il fallait absolument la faire connaître. À ma grande surprise, l’ancien du 11e Choc, élevé dans le culte du secret, a accepté de se raconter dans un livre, ce livre. Lequel n’est pas seulement un recueil de souvenirs mais aussi et surtout une école de la vie. « On a écrit tellement de mensonges sur la guerre d’Indochine ou sur la guerre d’Algérie, m’a-t-il confié. Le temps est venu de donner ma vérité, celle d’un soldat qui a fait son devoir pour la patrie, sans gloire mais dans l’honneur. » Nous nous sommes revus pendant l’été et l’automne 2008. Des jours et des jours de conversation, jusque tard le soir. Quand je prenais le train du retour vers Paris, j’avais la tête pleine de bruit et de fureur. Emporté je ne sais où, en Asie ou ailleurs, je ne voyais même plus le morne paysage de banlieue qui défilait derrière les vitres sales du wagon tagué. Je pensais au vieil homme de Taverny, dans sa maison de retraite, aux guerres passées, aux héros oubliés, à tous ceux qui sont tombés pour la France, à tous ceux que la France a laissé tomber...
Jean Sassi s’est éteint le 9 janvier 2009, avec le sentiment du devoir accompli. Quelques jours plus tôt, nous avions terminé la rédaction de ces entretiens. Il était satisfait du résultat. « Au moins, disait-il, les gens sauront. » À part sa présence, je ne regrette qu’une chose : qu’il n’ait pas eu le temps de voir son livre publié. Son testament, en quelque sorte. Une dernière fois, mes respects, mon colonel.
Jean-Louis Tremblais
« On est de son enfance comme on est d’un pays. »
Antoine de Saint-Exupéry
Vous êtes né le 11 juin 1917 à Tunis, dans ce qui était le protectorat français de Tunisie (depuis 1881). L’Empire colonial français couvrait alors 12 millions de kilomètres carrés et s’étendait sur plusieurs continents : Afrique, Asie, Océanie, Amérique. Cet empire, pour lequel vous combattrez une partie de votre vie, fut aussi celui de votre enfance...
Je suis né dans cet empire et j’en suis fier. Mes parents, Antoine et Catherine (née Nicolaï), étaient corses, tous deux fonctionnaires : ma mère était institutrice, diplômée de l’École normale, et mon père, receveur des postes. Mon père avait servi cinq ans dans les zouaves, lors de la pacification du Maroc et de l’Algérie. Il me parlait souvent de cette expérience militaire, des tours de garde, des rebelles du désert. Mon grand-père, quant à lui, avait fait la campagne du Tonkin, dans les années 1880. Il s’était battu contre les Pavillons noirs, ces pirates asiates que les Français ont dû mater pour conquérir l’Indochine. Il a reçu la médaille militaire pour acte de bravoure, a été blessé, est tombé malade, et, à son retour en France, il est mort de la fièvre jaune.
Le Corse est voyageur dans l’âme. Nous ne faisions pas exception à la règle. C’est sans doute le propre des insulaires. Originaires de Sartène, le pays des « bandits d’honneur », mes parents s’étaient installés en Tunisie en 1915. Sousse, Kairouan, Tunis, puis Bizerte, port militaire. À cette époque, les colonies offraient toutes sortes de débouchés et de perspectives aux jeunes gens audacieux et désireux de voir du pays.
Nous étions quatre : Jean-Paul, mon aîné, et mes deux sœurs cadettes, Marie-Antoinette et Renée. Nous sommes restés à Bizerte jusqu’en 1932. Une enfance heureuse, au milieu d’une famille aimante et soudée. On ne dira jamais assez les bienfaits de l’empire. Tous les samedis midi, nous assistions aux parades militaires sur le front de mer. Les chasseurs, les spahis, les tirailleurs indigènes : ils défilaient sabre au clair dans des uniformes chamarrés et rutilants, fortement évocateurs. Splendide spectacle !
Aujourd’hui, on se complaît dans l’autoflagellation et le mea culpa. Pur produit des colonies, je conteste cette version de l’Histoire. Il faudrait au contraire exalter l’œuvre civilisatrice de la France. Nous étions là pour aider, former, instruire, transmettre. Et cela marchait. Nous avions une mission, mes parents et moi : vivre en bonne intelligence avec les autochtones et les élever au-dessus de leur condition, les protéger et les éduquer, leur apporter les lumières de la République. Savoir que la France rayonnait sur tous les continents, c’était fondamental pour nous.
Le racisme dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui ? Il était inexistant. À Bizerte, qui est un port, l’environnement était cosmopolite. À l’école, où nous habitions dans un logement de fonction, nous étions tous mélangés : Français, Tunisiens, Italiens, Russes, Juifs, etc. Il y avait bien quelques rixes avec les Arabes, à la sortie du cinéma, dans la vieille ville, leur fief. Des querelles de gosses, mais sans connotation raciale.
Sartène, berceau de votre famille, n’est pas un village comme les autres. Son nom est fortement associé aux « bandits d’honneur ». Un thème largement exploité par les écrivains du xixe siècle comme Mérimée ou Maupassant. Dans une nouvelle intitulée Les Bandits, Ponson du Terrail en donnait cette description plutôt flatteuse : « Le bandit corse d’aujourd’hui, c’est le proscrit politique de la Terreur de 93, le Chouan qui demande aux landes bretonnes ou aux fourrés du bocage un asile sûr, c’est l’homme policé dont les circonstances ont fait l’homme de la nature et qui a accepté cette existence avec sa poésie et ses périls. Le bandit n’a rien, rien qu’un fusil et un pilone1. Sa fortune ne lui appartient plus. En revanche la fortune de tous est à son service. Par une nuit d’orage, quand le maquis ruisselle, s’il frappe à la porte d’une hutte de berger, la hutte s’ouvre aussitôt, on le réchauffe, on l’héberge de grand cœur. A-t-il besoin de munitions, il écrit à un habitant aisé qui s’empresse de lui envoyer des cartouches. En retour le bandit se déclare le protecteur du faible et la terreur du fort. Mieux que la justice gouvernementale, le bandit redresse les torts de chacun. » Ce portrait correspond-il à la Corse de vos parents ?
Jusqu’à l’adolescence, je passais les grandes vacances à Sartène, dans le clan Sassi. Nous y retournions tous les deux ans environ. Quand on parle des « bandits », c’est une boutade, une façon de parler. Ces « bandits d’honneur » que décrit bien Ponson du Terrail n’étaient pas de vulgaires délinquants mais des hommes fiers et droits qui se faisaient justice eux-mêmes, selon un code ancestral puisque la République était trop faible pour faire respecter l’ordre. Les gendarmes étaient gentils mais guère efficaces...
Mis au ban de la communauté par des tribunaux familiaux où siégeaient leurs pairs, les réprouvés se réfugiaient ou plutôt se reléguaient dans le maquis. Certains avaient tué leur femme infidèle ; d’autres, un voisin malhonnête. Sans oublier ceux qui participaient à une vendetta. Le sang avait coulé, toujours. Comme j’étais gamin, on m’envoyait les ravitailler dans leurs caches. Ils se planquaient dans le maquis, à plusieurs heures de marche de Sartène. Ils nomadisaient à droite ou à gauche, en attendant que l’affaire se règle. J’étais à chaque fois très bien reçu. Les Corses aiment les enfants. C’est avec eux que j’ai tiré mes premiers coups de feu. Ils me faisaient essayer leurs flingues. Et m’ont appris comment un homme doit se comporter.
Je me sens profondément corse, jusqu’au fond des tripes. J’aime mes compatriotes. Contrairement aux idées reçues, ils sont durs à la tâche et à la peine. Intraitables sur le chapitre de l’honneur, courageux face au danger. Ce n’est pas un peuple qui courbe l’échine. Cette expérience avec les « bandits » m’a appris quelque chose que je retrouverai par la suite : des hommes peuvent juger d’autres hommes, en l’absence de toute institution adéquate.
Cette identité corse a-t-elle influé sur votre éducation ?
Mes parents interdisaient que nous parlions corse à la maison. Ils exigeaient que nous parlions un français impeccable. Mais le sens de l’honneur, ancestral et viscéral, celui qui vient de notre île, guidait tous nos actes, tous nos gestes. J’étais un enfant très bagarreur, très coléreux. Je détestais la tricherie et l’insolence. À chaque insulte, vexation ou regard de travers, je répliquais immédiatement et énergiquement. Surtout avec les plus grands. Je prenais même la défense de mon frère, qui avait un tempérament plus pacifique, plus conciliant. Moi, il ne fallait pas me marcher sur les pieds. Corse à 100 %. Comme j’étais le fils de l’institutrice, on me le faisait sentir. On sous-entendait que j’étais protégé, favorisé. Ces allusions se terminaient immanquablement en rixes dans la cour, c’està-dire devant chez moi puisque je vivais sur place. Je remontais souvent les escaliers de la maison avec des plaies et des bosses. Ma mère me punissait. La fessée, mais pas trop brutale, ou, plus fréquemment, une leçon de morale. Elle avait des principes. Cela ne m’empêchait pas de récidiver...
Seul mon père avait le droit de me gifler. C’était un homme d’une extrême droiture, dont la devise était : « Dans la vie, il n’y a qu’une voie : le fil de l’épée. On avance sur le fil de l’épée ; si on tombe à droite ou à gauche, on est dans l’erreur. » Il me châtiait en général pour des broutilles : un retard imprévu ou une mauvaise note, par exemple. Je restais au garde-à-vous devant lui. Contrairement à ma mère, qui préférait la persuasion ou la discussion, mon père était un adepte de la manière forte. Je le respectais tellement que j’acceptais ses punitions. Ce n’est qu’à l’âge de 18 ans que j’y ai mis un terme. J’étais rentré à une heure indue : il a voulu me corriger, j’ai figé son geste en lui prenant les mains. Très gentiment mais fermement, je lui ai déclaré : « Non, papa. C’est fini. » Il a compris.
Ensuite, je n’ai jamais plus toléré qu’on me touche le visage, même pour chahuter ou rigoler. À Saigon, pendant la guerre d’Indochine, une fille qui était amoureuse de moi, et qui avait quitté l’Amérique pour me rejoindre, l’a appris à ses dépens. Nous étions au mess. C’était un de ces jeux idiots de fin de repas : celui qui répondait mal à la question recevait une tape de cette jeune femme. Ce fut mon cas. À peine avait-elle retiré sa main (qu’elle avait fort belle) de ma joue qu’elle hérita d’une superbe baffe de ma part. Fin de l’idylle. Dire qu’elle avait fait le voyage pour se marier avec moi...
Mon professeur d’éducation physique, qui animait une salle de boxe, avait d’ailleurs repéré mes aptitudes de combattant. Voulant faire de moi un champion, il m’entraînait régulièrement. Jusqu’au jour – j’avais peut-être 10 ans – où il a voulu me fracturer le nez. « Tu vas faire de la compétition, m’a-t-il dit. Forcément, ton nez sera fracturé sur le ring. Autant que je le fasse maintenant. Juste un coup sec, et tu seras tranquille. » J’ai refusé. Mon père était d’accord avec moi. Exit la boxe. C’est ainsi que j’ai opté pour la natation. Au début, c’était loin d’être gagné : je ne savais pas nager en arrivant au certificat d’études ! Il y avait une épreuve de nage libre sur 25 mètres qui rapportait des points. L’instituteur m’a convaincu de les faire quand même. J’ai finalement réussi... non sans avoir passé les trois quarts de l’épreuve sous l’eau, à barboter et à suffoquer ! À l’arrivée, cet instituteur m’a pris dans ses bras, m’a réchauffé et m’a fait vomir. Il était tellement fier de moi que cela reste aujourd’hui encore gravé dans ma mémoire. Ce n’était rien. Mais voir un homme ému à ce point, de mon fait, cela m’a renforcé, m’a rassuré. Je ne l’oublierai jamais. S’il avait pu imaginer un instant que je deviendrais un spécialiste du 100 mètres nage libre dix ans plus tard...
Votre frère aîné a fait de brillantes études qui l’ont conduit à l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques), dont il est sorti major de promotion. Vous avez pris un autre chemin. Étiez-vous considéré comme un bon élève ?
Oui, correct, quand nous vivions à Bizerte. J’étais bon en français. J’adorais aussi l’Histoire. Mon idole était Napoléon. Mon « cousin » corse. Quel grand homme ! Injustement calomnié car il a consacré sa vie à défendre la France contre ses ennemis, et de quelle manière ! Mais il faut reconnaître que ma vraie passion, c’était le sport : natation, aviron, hockey sur gazon… Un goût qui s’est confirmé et accentué en 1932 lorsque nous sommes rentrés en métropole, à Menton. Au détriment de ma scolarité…
J’avais 15 ans. Au collège, à Menton, l’accueil n’a pas été des plus cordiaux. Euphémisme. À la première rentrée des classes, le professeur de français m’a apostrophé devant tout le monde : « C’est vous, l’Africain ? On attendait un Noir, nous avons un Blanc. On s’en contentera. » Je n’ai pas aimé. Mauvaise entrée en matière, vous en conviendrez. Dans cet établissement, on recyclait les anciens combattants de 1914-18. Des types blessés physiquement (borgnes, boiteux), moralement aigris ou frustrés, qui n’avaient aucun sens de la pédagogie. J’avais un professeur de mathématiques, surnommé Brutus, qui écrivait ses cours au tableau et les effaçait aussitôt. Et ainsi de suite, sans jamais marquer de pause. On grattait comme des ânes, c’est tout. Impossible de poser une question. On ne comprenait rien. C’était absurde. Dans ces conditions, les études ne m’intéressaient pas, à l’exception de l’allemand (où j’étais premier) et du français.
Les professeurs le sentaient bien. Ils ne m’appréciaient pas et me traitaient en conséquence. Pour eux, je faisais trop de sport. C’était de notoriété publique. Chaque samedi, une affiche était placardée dans Menton, avec le programme sportif du week-end : j’étais toujours en finale des compétitions de natation, à la piscine du casino. Régulièrement, la presse locale commentait mes résultats. Cela suscitait des jalousies.
J’ai en effet sous les yeux plusieurs articles du Petit Niçois, années 1936 et 1937. On vous voit en photo après vos exploits. Les titres sont élogieux à votre égard : « Un véritable triomphe a couronné la Coupe de Noël remportée dans un temps record par le jeune Jean Sassi », « Jean Sassi a manqué d’un rien le titre du 100 mètres nage libre », « Sassi bat Magnone aux championnats de France », etc. Voici ce qu’écrit aussi L’Éclaireur de Nice : « Jeune, modeste et gentil, Jean Sassi est un grand champion de natation. Ses temps sont remarquables. Ils deviendront de plus en plus extraordinaires encore pour peu que ses études secondaires lui laissent des loisirs à employer à l’entraînement. […] Chez Jean Sassi, le succès ne crée pas l’orgueil, ce qui assez peu courant chez les vedettes. » Vous vous reconnaissez dans ce portrait ?
(Rires.)
Votre confrère journaliste était très inspiré ce jour-là. Imaginez la tête de mes chers professeurs, Brutus et consorts, lorsqu’ils ouvraient leur journal du lundi ! Cela dit, je suis assez fier de voir ces photos qui me rajeunissent gaillardement : je mesurais 1,80 mètre pour 80 kg. À l’époque, ce n’était pas un gabarit si répandu. Cela me servirait ensuite, mais je l’ignorais alors.
En revanche, côté études, c’était moins brillant. En 1936, j’ai été renvoyé du lycée pour avoir botté le derrière de mon professeur d’allemand : ce voyou voulait que je prenne des cours particuliers (pour arrondir ses fins de mois) alors que j’étais premier de la classe (en allemand, je précise) ! J’ai refusé, alors il mettait zéro à tous mes devoirs. Un jour, écœuré par cet individu, je me suis lâché. Et me suis retrouvé persona non grata dans l’établissement. Puis j’ai été recalé au baccalauréat. Quoique déçus, mes parents n’en ont pas fait un drame. J’ai souhaité m’engager dans l’armée. Étant mineur, il me fallait l’autorisation parentale. Elle m’a été refusée. Mon père voulait que je passe le concours des Postes. Horresco referens ! Je me voyais mal apprendre les départements, les subdivisions administratives... Très peu pour moi. Alors j’ai repiqué une année afin de repasser le baccalauréat. Nouvel échec.
Il ne me restait plus qu’une solution : partir sous les drapeaux puisque j’en avais l’âge et que la conscription était obligatoire. Je n’avais aucune vocation pour le métier des armes. Mon rêve, c’était de devenir sportif professionnel. Autant faire le service le plus agréable possible, pensais-je. On m’avait conseillé l’armée de l’air en arguant du fait que j’aurais le temps de m’entraîner. Mais rien ne s’est déroulé comme prévu. J’ai été incorporé en octobre 1938, au 116e Bataillon de l’air de la base aérienne de Villacoublay. On m’a demandé :
– Quel est votre métier ?
– Étudiant.
– Très bien, vous irez dans les transmissions.
C’est ainsi que je suis devenu transmetteur téléphoniste, puis radio. Comme j’avais l’oreille musicale (je jouais de l’harmonica et de la guitare), le morse était facile à mémoriser pour moi. Seul problème : six mois plus tard, le deuxième classe Jean Sassi n’avait toujours pas testé la piscine ! On s’est souvenu de moi lorsque les championnats de France militaires de natation se sont rapprochés. Quinze jours avant l’échéance, les officiers m’ont demandé d’y participer. Ils m’ont gavé de steaks, d’omelettes, et j’ai pu faire quelques longueurs pour retrouver la forme. J’ai gagné mes séries et je suis arrivé en finale du 100 mètres nage libre, derrière le champion de France (nageur professionnel !). Deuxième, comme Poulidor. Et puis la guerre est arrivée. C’est elle qui m’a choisi. Pas moi.
1. - Cape de berger en poil de chèvre.
« Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. »
Paul Reynaud, ministre des Finances, message du 10 septembre 1939
La France a déclaré la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939. Pendant neuf mois, les belligérants se sont observés de part et d’autre de la ligne Maginot. Comment avez-vous vécu cette « drôle de guerre » et la débâcle-éclair du printemps 1940 ?
J’ai été affecté à différentes unités de transmission, pour la protection de la chasse et des bombardiers, dans la région parisienne et dans les Ardennes. Ma candidature aux EOR (élèves officiers de réserve) avait été refusée au motif suivant : « Port de lunettes absolument rédhibitoire au service en tant que personnel navigant ». Ma guerre s’est donc résumée à peu de choses. J’ai quand même effectué quelques missions aériennes, en tant que mitrailleur de queue. Trois fois rien.
Quand le général Guderian a enfoncé les lignes françaises en mai 1940 avec ses blindés, je venais d’avoir un accident de voiture. On m’a convoqué dans mon corps d’origine, qui se trouvait à Charleville à ce moment-là. J’ai pris le train, avec mes bandages et mes points de suture. À l’arrivée, c’était la cohue sur les quais de la gare. Il y avait des trains bondés de réfugiés belges, hollandais ou français qui arrivaient de l’est et me mettaient en garde : « N’allez pas plus loin, les Allemands sont derrière nous ! » Je me suis retrouvé tout seul, avec mon barda et mon fusil, dans ce chaos indescriptible où des militaires sans commandement, ayant perdu le contact avec leur régiment, suivaient le reflux des civils. La débâcle complète. Parvenu jusqu’à la Loire, je suis tombé sur une compagnie de tirailleurs qui avait formé les faisceaux, au lieu de se mettre en position de combat.
– Qu’est-ce que vous faites là ?, leur ai-je demandé. Les Allemands vont se pointer d’un moment à l’autre.
– On le sait, m’ont-ils répondu. On les attend. Il paraît qu’ils sont corrects. On va pouvoir rentrer chez nous.
– Vous êtes fous. C’est en Allemagne qu’ils vont vous envoyer, derrière des barreaux.
Dégoûté, j’ai continué sur les routes de France, avec mon flingue inutile, sous la mitraille de l’aviation italienne ou allemande. À pied, à cheval, en bicyclette. Il n’y avait plus rien à manger : la population avait pillé les épiceries. Il y avait des cantines réservées à certaines unités, mais, soldat isolé, vous n’aviez droit à rien. C’était mon cas. Je n’ai tiré qu’une seule fois : au cours d’un raid aérien, un avion ennemi a été touché. Je me suis emparé d’un FM (fusil-mitrailleur) qui traînait par là et j’ai visé le pilote qui s’était éjecté du cockpit en parachute. J’avais la haine. On me l’a reproché plus tard. Je me souviens d’un dîner avec Pierre Clostermann, l’auteur du Grand Cirque. En tant qu’aviateur, il condamnait mon geste. Je lui ai rétorqué : « Ce pilote, je l’ai traité en soldat. Ce n’est pas parce que l’aviateur porte une chemise blanche, s’en va rafaler en altitude et revient au mess pour boire un cocktail qu’il n’est pas un combattant comme les autres. Il tue à distance, plus que nous, et il doit en assumer les conséquences. »
Au bout d’une semaine d’errance et après avoir perdu plusieurs kilos, j’ai abouti à Carcassonne. Là, un lieutenant m’a avisé et m’a ordonné de nettoyer l’armement d’une compagnie d’infanterie qui, le lendemain, devait être remis aux Allemands. Je ne pouvais décemment pas faire ça. Alors, toute la nuit, avec un autre soldat, qui n’admettait pas non plus la capitulation, nous avons méthodiquement et systématiquement détruit les armes en question, en brisant les crosses, en faussant les canons, en éparpillant les culasses ou les percuteurs. Au petit matin, il n’y avait plus un fusil digne de ce nom.
Ce fut votre premier acte de désobéissance et de rébellion dans l’armée française. Il y en aura bien d’autres au cours de votre carrière militaire. Que s’est-il passé après ce sabotage nocturne ?
Nous n’avons pas attendu la réaction du lieutenant ! À l’aube, nous avons pris la route. J’étais fou de rage. Quelque chose ne tournait plus rond dans ce pays. C’était le foutoir. Il n’y avait pas cette discipline qu’on constatait chez les Allemands. Nos chefs, politiques et militaires, étaient au-dessous de tout. Moi qui croyais tellement à la France, à sa puissance, à son empire, je me sentais humilié, trahi, lâché. D’autant que les Allemands parasitaient nos radios et nous assenaient des vérités sur notre propre armée. Ils en savaient plus que nous : où se trouvaient nos troupes, nos officiers (dans leurs voitures, pour partir plus vite...). Contrairement à mes aînés, qui ne pensaient qu’à rejoindre leurs femmes et leurs enfants, je voulais continuer le combat. Cette méprisable déculottée m’avait dopé à mort. Imaginez que lorsque j’étais gamin, mon père nous avait emmenés passer des vacances en Alsace. À Strasbourg, sur le pont de Kehl, il nous avait fait cracher dans le Rhin. Le « Boche » (on ne les appelait que comme ça : les séquelles de la guerre de 1914-18) était l’ennemi héréditaire.
Après l’épisode de Carcassonne – qui équivalait à une désertion mais, compte tenu de la pagaille ambiante, nul n’avait songé à relever nos patronymes et nos matricules –, j’ai été démobilisé. En août 1940, j’ai donc rejoint mes parents, réfugiés à Nice, avec une unique obsession : foutre le camp en Angleterre. Je n’avais pas entendu l’appel du 18 juin mais, par le bouche-à-oreille, je savais qu’il existait à Londres un certain général de Gaulle qui cherchait des soldats pour libérer la France. En attendant le moment propice, j’ai fait toutes sortes de petits boulots : bûcheron, figurant de cinéma, etc. Dans le même temps, je postulais pour des emplois en Afrique ou ailleurs. Un beau jour, j’ai reçu une réponse favorable d’Algérie : on me proposait un poste là-bas, dans les réseaux radiotéléphoniques de la protection civile. Au printemps 1941, j’ai débarqué à Alger par bateau. Une nouvelle aventure commençait. Je ne cachais pas mes sentiments gaullistes. Or, l’Algérie était sous l’administration du général Giraud, rival direct du général de Gaulle. Une fois de plus, j’étais mal vu. Une habitude chez moi. On m’a alors affecté comme chef de station radio à Négrine, aux confins du Sahara. J’avais quatre types sous mes ordres. On recevait et envoyait des messages. Ce n’était pas exaltant...
Le 8 novembre 1942, les Anglo-Américains ont débarqué en Afrique du Nord, au Maroc et en Algérie (opération Torch) : l’occasion dont vous rêviez ?
Le hasard de l’Histoire. Un détachement de la Légion étrangère a fait halte à Négrine. Le capitaine m’a confié qu’il avait besoin d’un radio pour établir la liaison avec son commandement. J’ai pris la décision de quitter mon poste, alors que nous étions mobilisés et militarisés, et de suivre les légionnaires en Tunisie, où ils devaient faire barrage à Rommel et à l’Afrikakorps. C’est donc en tant que légionnaire de circonstance, avec le képi blanc, que j’ai fait campagne dans l’Armée d’Afrique. Nous avons repris Gafsa et Mdhila, fait des centaines de prisonniers allemands et italiens, traversé des champs de mines. Puis mes camarades (occasionnels) de combat se sont campés dans leurs positions défensives : quand un légionnaire ne se bat pas, il s’enterre. Son côté sapeur, bâtisseur. Mais ce n’est pas la Légion étrangère en tant que telle qui m’intéressait. Je n’avais qu’une idée en tête : faire la guerre, encore et toujours. Comme je n’étais qu’un passager chez les légionnaires, et même s’ils ont cherché à régulariser mon statut, j’ai pu partir sans problème. Direction Constantine, en Algérie, chez celui qui était de facto mon supérieur hiérarchique dans les radiotransmissions. Je lui ai expliqué ce que j’avais fait pendant deux mois en Tunisie. Il a compris et m’a annoncé :
– J’ai une place pour vous dans les Corps francs d’Afrique. C’est une unité de volontaires qui se bat contre les Allemands. Un ramassis de bons à rien, de casse-cou, de voyous, d’escrocs... Mais, au moins, ils font le coup de feu. J’ai un camion-radio à votre disposition. Allez les trouver ! Ils sont en Tunisie.
– Très bonne idée.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Dans les Corps francs d’Afrique, uniforme et armement anglais, nous étions répartis en commandos. Leur histoire est méconnue : aucun livre sur le sujet. Probablement parce que nous n’étions pas très présentables, très fréquentables. Et pourtant, nous étions les seuls à arborer la croix de Lorraine sur l’épaule. Du reste, nous avons été dissous par le général Giraud, sitôt nos missions remplies. Supposés gaullistes, et donc suspects à ses yeux. C’est quand même nous qui avions repris Bizerte, la ville de mon enfance ! En parlant avec nos prisonniers, j’ai compris alors que la guerre serait sans merci. Autant les Italiens se montraient coopératifs, autant les Allemands étaient incorruptibles. Je les observais derrière les barbelés : de jeunes types, cheveux blonds, yeux bleus, qui nous affirmaient avec morgue : « Nous gagnerons la guerre. » Ils en étaient persuadés. Des fanatiques.
Une fois les Corps francs d’Afrique dissous, en juin 1943 (la campagne de Tunisie s’est terminée le 13 mai 1943), on m’a réincorporé au 45e RT (Régiment de transmissions), près d’Alger, toujours dans l’Armée d’Afrique. Cela ne me convenait absolument pas : il y avait encore des portraits de Laval et Pétain sur les murs ! Des agents FFL (Forces françaises libres) m’ont contacté : « Va à l’hippodrome d’Alger. On recrute des parachutistes. » C’était un secret de polichinelle. Toute ma compagnie le savait. Je pensais naïvement que nous allions déserter en masse. Erreur. Le jour dit, le 11 juin 1943, je n’avais réussi à convaincre que deux de mes camarades du 45e RT de m’accompagner. Au dernier moment, ils cherchèrent à en savoir plus. Je leur répondis : « Vous m’emmerdez, vous êtes volontaires, oui ou non ? ». Au final, nous n’étions donc que trois. Un camion bâché nous attendait au lieu indiqué : c’était le bureau de recrutement du 3e BIA (Bataillon d’infanterie de l’air). J’ai signé mon contrat, toujours en tant que deuxième classe, et nous sommes partis pour une exploitation agricole située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, à Rouiba. Un grand corps de ferme avec deux bâtiments où près de 800 volontaires pour les parachutistes FFL avaient été installés à l’initiative du commandant O’Cottereau. Ce Français, vétéran d’El-Alamein et de Bir Hakeim, breveté parachutiste en 1941 chez les Anglais, avait eu l’idée de former ce bataillon parachutiste qui, en réalité, n’existait alors qu’à l’état de projet. Son effectif était presque au complet, prêt à partir par camion pour l’Érythrée, mais l’ampleur du recrutement avait provoqué la fureur du général Giraud, qui en avait plus qu’assez de se faire barboter ses hommes par les FFL. Toujours cette fichue guéguerre entre giraudistes et gaullistes.
Deux jours plus tard, les deux corps de ferme ont été encerclés par des tirailleurs sénégalais de l’Armée d’Afrique et des gendarmes mobiles. Ils ont mis en place des batteries de mitrailleuse, FM braqués sur nous, et nous ont adressé leurs sommations par mégaphones. « Rendez-vous avant minuit ou nous ouvrons le feu. » Nous étions désarmés. Impossible de rien faire. Ils nous ont tous embarqués dans des camions et nous ont transférés dans une caserne de la gendarmerie de Blida où nous avons été gardés comme des bêtes. Des officiers défilaient tous les matins pour venir récupérer leurs hommes et leur faire réintégrer les rangs de l’Armée d’Afrique. Cela a duré trois jours ainsi, sous les menaces, la pression, la chaleur. Je n’ai pas bougé jusqu’à ce que le commandant O’Cottereau vienne me voir après avoir constaté que j’étais l’un des derniers types à refuser de réintégrer le 45e RT. Un régiment constitué d’individus en lesquels je n’avais aucune confiance, qui pouvaient tout à fait nous fusiller pour avoir, selon eux, déserté alors que nous ne pensions qu’à nous battre.
« Regagnez votre unité, nous ne vous oublierons pas. Nous viendrons vous récupérer plus tard », m’a conseillé O’Cottereau.
Je suis donc rentré au 45e RT. Le commandant m’a reçu comme si j’étais un voyou. Accusé d’avoir déserté pour de l’argent, pour un faux grade et je ne sais quoi encore, et malgré mes protestations (je voulais simplement me battre), j’ai purgé quelques semaines de trou. Deux mois plus tard, en août 1943, le commandant Saint-Jacques (Duclos de son vrai nom), prestigieux parachutiste ayant à son actif plusieurs missions spéciales en France dès 1940, a rassemblé clandestinement tous ceux qui s’étaient engagés au 3e BIA. Une trentaine de gars étaient présents en face de lui. Saint-Jacques était chargé par le BCRA1 (Bureau central de renseignement et d’action) à Londres de sélectionner des volontaires pour les commandos parachutistes qui devaient libérer la France au sein des SF (Special Forces) interalliées. Son discours a été clair, net, précis : « Nous ferons de vous des combattants d’élite. Vous serez les premiers à combattre sur le sol français, mais il vous faudra payer très cher cet honneur. 75 % d’entre vous périront sur les champs de bataille dans les semaines à venir. Ceux qui survivront n’auront aucun droit particulier, ni prime, ni décoration, ni avancement, ni gloire. Quant à ceux qui seront tués, ils le seront dans l’anonymat, la solitude. Ils connaîtront la mort lente, infâmante, dans la douleur, la torture, l’épouvante, et jamais personne ne saura ni où, ni quand, ni comment. Ils crèveront comme des chiens ! »
Joignant le geste à la parole, le commandant Saint-Jacques nous passa en revue, s’arrêtant de manière théâtrale tous les quatre bonshommes : « Vous trois, morts. Le quatrième, vivant. Vous trois morts, le quatrième vivant », etc.
Dramatique et... dissuasif. Les moins motivés (ou les plus raisonnables ?) ont quitté les rangs. Pas moi. Voilà comment je suis entré dans les services spéciaux.
1. - Le BCRA est l’ancêtre du SDECE (Service de documentation extérieure et de contreespionnage) puis de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure).
« Change de ciel, tu changeras d’étoile. »
Proverbe corse
C’est en mars 1943 que l’opération Jedburgh a été lancée officiellement par les services secrets alliés, le SOE (Special Operations Executive) britannique et le SO (Special Operations) de l’OSS (Office of Strategic Services) américain. Ce n’est qu’en juillet 1943, après accord du général de Gaulle, que le BCRA français sera associé au plan. L’objectif de Winston Churchill, à l’origine de cette initiative, était de « mettre le feu à l’Europe nazie ». En signant au 3e BIA, vous ne pensiez pas participer à ce qui fut l’action la plus confidentielle, la plus dangereuse et la plus audacieuse de la Seconde Guerre mondiale. Comment avez-vous intégré les Jedburghs, cette caste guerrière, considérée à juste titre comme le prototype des forces spéciales contemporaines ?
C’était une idée du Commandement suprême interallié (CSI). Un plan décidé au plus haut niveau et dont nous ne savions rien à la base. J’ignorais même que je deviendrais parachutiste : je voulais juste être parmi les premiers à mettre les pieds sur le sol de France, coûte que coûte. Le mot même de « Jedburgh » n’a jamais été prononcé devant nous avant 1944. Deux mois après mon recrutement par le commandant Saint-Jacques, j’ai reçu mon ordre de mission. Il était signé du Comité français de libération nationale d’Alger, en date du 26 octobre 1943, et mentionnait : « Le caporal Sassi Jean, affecté au BCRA, devra rejoindre le BCRA de Londres (10, Duke Street, angle de Wigmore Street) par les moyens les plus rapides et s’y présenter dès son arrivée. »
Les « moyens les plus rapides » ! Je me suis retrouvé avec un demi-millier d’hommes à Oran et nous avons embarqué sur des bâtiments britanniques, dans un gigantesque convoi de 200 bateaux. Direction Glasgow, en Écosse. Consigne nous avait été donnée de ne jamais quitter notre Mae West, le gilet de sauvetage : les U-Boot, les sous-marins allemands, étaient très actifs, dans la Méditerranée et l’Atlantique. Nous étions un gibier facile pour ces habiles chasseurs. Afin de les éviter, les commandants de bord compliquaient les itinéraires. On slalomait dans l’Atlantique, jouant à cache-cache avec la Kriegsmarine. On entendait le bruit des grenades et des torpilles : plusieurs navires ont été coulés. On est même remontés jusqu’au Grand Nord, avant de redescendre vers les îles Britanniques ! Le voyage a duré quinze jours.
À Glasgow, dont les quais grouillaient d’Australiens, de Canadiens, d’Hindous, de Gurkhas et de Sikhs (les recrues des dominions britanniques), la plupart des Français ont passé quinze jours pénibles, à se faire cuisiner par l’IS (Intelligence Service), qui voyait des taupes partout. Ils subissaient d’interminables interrogatoires, destinés à confondre les éventuels infiltrés. On leur posait toutes sortes de questions : « D’où venez-vous ? Comment s’appelle votre village natal ? Le nom du boucher ? La couleur de sa vitrine ? », etc. Grâce à mes états de service, je suis passé à travers les gouttes et j’ai pu me rendre à Londres dès le jour de mon arrivée. Et tout de suite au siège du BCRA, une petite maison de Duke Street, surnommée « Spy Corner » (le coin des espions). Là, on m’a fourni une attestation d’identité avec un faux nom. J’avais choisi le pseudonyme de Nicole, en hommage à ma mère, née Nicolaï. Mes nouveaux papiers, à en-tête du BCRA et en date du 15 novembre 1943, étaient ainsi libellés : « Nicole Jean fait partie des Forces françaises combattantes. Il est autorisé à se mettre en civil. ». Je dus également rédiger un testament, au cas où. Après ces formalités, on me prévint que j’allais passer une batterie de tests, physiques, psychotechniques et psychologiques, le choix définitif de mon affectation étant fait après délibération d’un jury.
Ma première soirée à Londres fut mémorable. Nous étions logés dans le centre d’accueil des FFL, un hôtel réquisitionné pour les volontaires français. Avec un ami, comme moi peu soucieux de se coucher à l’heure des poules, nous sommes sortis. L’idée était de faire un tour dans un dancing des environs qu’on nous avait chaudement recommandé. Alors que nous étions dans le bus et que nous traversions un pont, une alerte a été déclenchée. La Luftwaffe effectuait sa livraison quotidienne : une bombe est tombée à quelques centaines de mètres, provoquant une explosion, suivie d’un incendie. C’était le night-club où nous nous rendions. Quand nous y sommes finalement arrivés, il y avait des cadavres et des blessés partout, que nous avons ramassés avec les sauveteurs : à un quart d’heure près, nous en faisions partie...
Comment s’est opérée la sélection initiale au sein des Jedburghs ?
Toutes sortes de gens rappliquaient à Londres. Ils n’avaient ni les mêmes motivations ni les mêmes aptitudes. Pour le BCRA et l’IS, il s’agissait de séparer le bon grain de l’ivraie. Il fallait détecter les inaptes, les frileux, les hâbleurs ou les indésirables (aventuriers, voire psychopathes) pour ne retenir que la crème de la crème. Des esprits sains dans des corps sains. C’était le rôle de l’IS et des MTO (Military Testing Officers), des inquisiteurs spécialisés dans la confession plus ou moins volontaire, assistés d’une galaxie de psys en tout genre.
Ils nous testaient pour savoir dans quel type d’emploi nous servirions le mieux : les parachutistes, les commandos, les agents parachutés en civil, ou pour des unités encore tenues secrètes comme les Jedburghs. C’était un recrutement à long terme. Ils avaient différentes missions à l’esprit et cherchaient à déterminer qui pourrait les remplir de la manière la plus efficace.
Ils nous disaient : « Vous serez surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par nos services. On vous enverra nos plus belles nanas pour savoir si vous savez garder un secret. Si vous en êtes incapable, vous terminerez en forteresse. » Je ne savais pas ce que ce terme de « forteresse » signifiait réellement (étaitce un euphémisme, un understatement à l’anglaise ?) mais, en tout cas, il m’impressionnait terriblement car il signifiait que je ne pourrais pas continuer la guerre. Pendant les six mois que j’allais passer en Angleterre, je resterais donc sur mes gardes. Surtout avec les filles que nous étions susceptibles de rencontrer au cours de nos permissions. Une tombe. Jamais une confidence ni une précision (nom de lieu, d’unité) et, même si elles me plaisaient, je ne donnais pas de second rendez-vous...
Les premiers tests ont eu lieu à Londres, pendant quinze jours. Rien ne nous a été épargné et surtout pas ce qui nous attendait en France occupée. On nous projetait des photographies de résistants ou de parachutistes alliés torturés par la Gestapo. On nous faisait écouter les témoignages de rescapés : ongles arrachés, fer rouge, pinces, etc. Certains sortaient pour vomir. Ils craquaient. La sélection fonctionnait à merveille. On nous présentait toutes sortes de cas de figure : « Vous êtes parachuté en France. À l’atterrissage, des enfants vous voient. Ils partent en courant. Sachant que vous détenez des informations confidentielles et primordiales, que faites-vous ? » Difficile de répondre : les éliminer pour sauver la mission ? Les rattraper ? Les ignorer ? Autre cas d’école : « Vous êtes deux. Votre collègue est blessé. Il possède aussi des informations secrètes. Que faites-vous ? » Le transporter ? Le supprimer ? Ou lui laisser une arme pour qu’il se tue lui-même ? Les MTO n’attendaient qu’une réponse et il fallait choisir la bonne. Sinon, ils nous jetaient. Apparemment, cette méthode était si efficace que, parmi les Français recrutés à l’issue de ces tests, pas un seul ne s’est ensuite montré défaillant dans l’exécution de sa mission. J’ai fait partie de ceux-là.
On sait que les directives du SOE et du SO-OSS prévoyaient de former 100 équipes de trois hommes (un team, soit une équipe), dont au moins l’un d’entre eux devait être originaire du pays européen où se déroulerait la mission (majoritairement donc des Français, mais aussi des Belges et des Néerlandais), les deux autres étant américains et/ou britanniques. Chaque trio devait comporter : un chef d’équipe (officier), un second (officier) et un radio-opérateur (officier ou sous-officier anglais ou américain). Quel entraînement spécifique vous a-t-il été donné pour aboutir à ce résultat ?