En mémoire de Nadine, Valérie et David,
victimes innocentes et oubliées de Loyada.
© Nimrod / Movie Planet 2017
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Révision : Véronique Duthille
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e-ISBN : 9782915243871
© 2017, version numérique Primento et Éditions Nimrod
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
4 février 1976, 15h45.
À Loyada, poste-frontière poussiéreux entre le Territoire français des Afars et des Issas (TFAI) et la République de Somalie, dans la foulée du tir de salve du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) sur les terroristes du Front de libération de la Côte des Somalis (FLCS), les légionnaires parachutistes de la 2e compagnie du 2e Régiment étranger de parachutistes (2e REP) et ceux de l’escadron d’automitrailleuses de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (13e DBLE) bondissent vers le car où trente enfants, le conducteur et une assistante sociale sont retenus en otages depuis trente-trois heures. Un assaut de 200 mètres sur un glacis battu par les feux des soldats somaliens retranchés aux abords de leur poste-frontière devant lequel est immobilisé le car des otages.
Le récit de Jean-Luc Riva retrace de façon détaillée les circonstances de cette affaire, une affaire hors normes car il s’agissait d’enfants, sur les différents lieux de décision : à Loyada, à Djibouti, à Paris et en Somalie.
Il décrypte le processus de décision des acteurs gouvernementaux français. La fermeté du président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, et du gouvernement de Jacques Chirac, prend à contre-pied les estimations des terroristes et déjoue les calculs cyniques de Mohamed Siad Barre, dictateur du régime marxiste de Somalie.
Il analyse les réactions des autorités locales à Djibouti : celle du haut-commissaire Christian Dablanc, celle particulièrement courageuse du haut-commissaire adjoint Jean Froment, celle très efficace du général de division Pierre Brasart, commandant supérieur des forces françaises en TFAI, et celles des dirigeants politiques locaux qui intriguent et se disputent le pouvoir de la future République de Djibouti dont l’indépendance est déjà sur les rails.
Il décrit le comportement des acteurs sur le terrain. Les enfants qui restent insouciants et plutôt spectateurs du drame auquel ils sont mêlés. Le sang-froid du conducteur Jean-Michel Dupont, appelé du contingent, recevant une blessure, en faisant son devoir sans faiblir, dans une discrétion absolue jusqu’à l’oubli d’où le sort ce récit. Il souligne le comportement admirable et avisé dans les moments les plus tendus du gendarme Jean-Noël Mermet et de Jehanne Bru, l’assistante sociale au grand cœur. Il montre la vigilance sans faille des légionnaires parachutistes, pendant trentetrois heures à l’affût, prêts à bondir au premier coup de feu, quel qu’en soit le prix. Il détaille la montée en puissance du GIGN et de ses super-gendarmes – personne ne leur prêtait, alors, cette prestigieuse appellation ; il livre une analyse psychologique fouillée de leur premier chef charismatique, le lieutenant Christian Prouteau, et de son groupe, capables d’une précision incroyable. On y découvre aussi que sous le lieutenant hors pair du GIGN pointait déjà le chef, exalté, de la cellule des opérations spéciales de l’Élysée.
« Nous sommes les hommes des troupes d’assaut », dit la première phrase du chant du 2e Régiment étranger de parachutistes (2e REP). Cela s’est encore vérifié le 4 février 1976 à Loyada. La Légion étrangère défile à 88 pas par minute, selon la tradition héritée des Suisses au service de la France, au lieu de la cadence de 120 pas par minute des troupes régulières, mais elle donne l’assaut conformément au règlement du combat de l’infanterie, au pas allongé pour maintenir la précision de ses tirs en avançant. À Loyada, la 2e compagnie du 2e REP a dérogé au règlement et donné l’assaut en courant car il fallait faire très vite pour sauver les enfants pris en otages. Le lieutenant Jean-Jacques Doucet, qui n’en restera pas là dans sa carrière d’officier des forces spéciales, y sera blessé au combat, ce jour-là. Comme à Kolwezi en 1978, comme à Tombouctou en 2013, les hommes des troupes d’assaut savent aller à l’essentiel et s’affranchir du règlement quand nécessité fait loi.
Les deux cents derniers mètres ont été franchis au pas de course sous le tir nourri des armes automatiques des gardesfrontières somaliens. Vingt-six d’entre eux auraient perdu la vie dans cet assaut : les connaisseurs apprécieront. À ce jour, aucune technique moderne n’a pu remplacer l’assaut, ultima ratio de l’action militaire. C’est pourquoi il faudra toujours des hommes d’abnégation capables d’exposer leur vie pour sauver celle des autres. C’est ce qui donne sa vraie grandeur et sa spécificité à l’éthique du soldat.
Comme tous les acteurs de ce drame, les légionnaires ont éprouvé un immense sentiment de tristesse car, s’ils ont pu éviter le pire, ils n’ont pu empêcher la mort de Nadine et de Valérie. Ils n’en ont rien montré, car la retenue et la maîtrise des émotions, avant, pendant, après l’action, font partie du savoir-faire et du savoir-être des soldats aguerris.
Le jeune GIGN savait faire beaucoup, il ne pouvait promettre l’impossible : neutraliser simultanément sept terroristes en mouvements aléatoires. Les tireurs du GIGN ont fait de leur mieux. Ce fut décisif.
À Loyada, en écrivant la première page du livre de ses exploits, le GIGN a acquis ses lettres de noblesse, qui l’ont fait entrer dans le cercle des unités d’élite et dans l’histoire de la Gendarmerie nationale. Bon sang ne pouvait mentir, le chef d’escadron Denis Favier, aujourd’hui général d’armée, directeur général de la Gendarmerie nationale, le démontrera aux yeux du monde entier, le 26 décembre 1994, sur l’aéroport de Marignane, en libérant dans des conditions extraordinaires tous les otages du vol Alger-Paris. Le GIGN est alors entré dans la légende.
Sous le soleil brûlant d’Afrique, les légionnaires de la 13e DBLE et du 2e REP, fidèles à leur devise commune, « More majorum1 », ont simplement fait comme leurs aînés : ils ont rempli la mission jusqu’au bout.
Le récit de Jean-Luc Riva se lit comme un thriller. Le texte est clair, sans fioriture, parfaitement adapté à des souvenirs évoqués sans fard. Le tout dégage une impression de vérité et de sincérité qui conforte la position du narrateur et maintient en alerte le lecteur.
Au moment où notre pays est confronté à la recrudescence du terrorisme, Jean-Luc Riva démontre avec Les Enfants de Loyada que la réponse pérenne face à cette menace est d’abord une affaire d’hommes. C’est un témoignage d’espoir car la France n’a jamais manqué de femmes et d’hommes déterminés et courageux.
Général de corps d’armée (2s) André Soubirou
1. Devise latine signifiant « À la manière des anciens », adoptée pour rendre hommage à leurs aînés par les jeunes unités de la Légion étrangère, la 13e DBLE créée en 1940, et les unités de légionnaires parachutistes créées en 1948.
Le 5 septembre 1972, le monde assiste avec incrédulité, et en direct à la télévision, à la prise d’otages de Munich pendant les Jeux olympiques.
Cette prise d’otages va entièrement changer la perception des actions violentes à caractère politique, destinées à attirer l’attention du public sur des problèmes géopolitiques ou les enjeux des deux grands blocs… Considérés jusqu’alors comme des épiphénomènes même s’ils pouvaient être meurtriers, les attentats offraient un impact médiatique modeste. Seuls les détournements d’avions fixaient un peu plus l’attention du public ou du pouvoir et rendaient les revendications de leurs auteurs audibles. En menant une opération spectaculaire devant la presse du monde entier, le commando palestinien changeait complètement la donne en obtenant à la fois une tribune exceptionnelle et en obligeant les autorités à négocier puisque aucune intervention ne semblait possible au regard des onze athlètes israéliens retenus en otages.
La décision du Premier ministre israélien Golda Meir de ne pas négocier obligea les forces de police allemandes, qui n’en avaient pas les moyens, à engager une action décisive tout en laissant croire aux Palestiniens qu’ils pourraient s’enfuir en Égypte avec leurs otages. L’opération de neutralisation devait se dérouler sur un aéroport militaire où un Boeing 727 avait été mis à leur disposition. Une équipe d’intervention de cinq policiers, habillés comme des membres d’équipage, fut chargée d’éliminer les Palestiniens qui devaient inspecter l’avion, ce qui déclencherait alors l’action des « tireurs d’élite » répartis en deux équipes – une équipe de trois sur le tarmac, et une de deux sur la tour de contrôle.
Mais il n’y eut aucune préparation tactique. Le nombre réel de preneurs d’otages avait été fixé à cinq, alors qu’ils étaient huit. Les personnels policiers étaient mal équipés ; ils n’étaient pas entraînés, et encore moins motivés : l’équipe de policiers chargée de jouer le rôle de membres d’équipage, rôle déterminant, décida après un « vote » qu’elle allait abandonner la mission et quitter l’appareil – sans en avertir son commandement, ce qui est bien sûr effarant… En découvrant l’avion vide de tout membre d’équipage, les Palestiniens comprirent qu’un piège leur était tendu et ils revinrent vers les hélicoptères dans lesquels ils étaient arrivés avec leurs otages. Ordre fut alors donné aux cinq tireurs d’ouvrir le feu, mais il ne put y avoir de coordination entre eux puisque la répartition des cibles avait été faite initialement pour un maximum de cinq objectifs… Une « opération » de plus de deux heures s’engagea au cours de laquelle le commando palestinien, lourdement armé, tint tête aux cinq tireurs qui avaient été choisis (!) dans des clubs de tir… Enfin, dans le désordre le plus total, des automitrailleuses furent envoyées en renfort, ce qui incita les Palestiniens à se retourner contre leurs otages… Les onze otages, les cinq terroristes et un policier trouvèrent la mort dans cette action improvisée et vouée à l’échec – et cela en direct, face à la presse du monde entier venue pour suivre les Jeux…
Médusé par ce spectacle affligeant diffusé sur mon écran de télévision, et à l’écoute de tous les bulletins radio, j’avais suivi ces événements comme tout le monde, mais surtout, je m’étais posé une question : Comment se fait-il que les Allemands, qui disposent d’une des meilleures armées au monde, n’aient pu venir à bout de ce commando sans éviter le massacre des otages ?
À cette époque, j’étais un jeune lieutenant de vingt-huit ans, tout juste sorti de l’école des officiers de gendarmerie de Melun et désormais affecté en gendarmerie mobile dans un escadron de la région parisienne. La gendarmerie connaissait depuis toujours le problème des prises d’otages ; elle avait été confrontée récemment à deux affaires différentes, mais moins retentissantes que celle de Munich : Cestas1 en 1969 et Clairvaux2 en 1971. Ces deux échecs avaient frappé l’opinion publique et m’avaient troublé car l’école des officiers de gendarmerie nous les avait présentés comme étant représentatifs de ce que nous pourrions rencontrer au cours de notre carrière. Personne n’avait cependant pris la peine d’apporter une quelconque explication à ces ratés douloureux.
Après avoir collecté toutes les informations disponibles sur ces drames et y avoir réfléchi, j’arrivai à la double conclusion selon laquelle personne ne s’était réellement penché sur la manière de résoudre ce type très particulier de prise d’otages, et qu’il y en aurait de plus en plus.
Volontaire pour être instructeur au centre de formation « commando » destiné à aguerrir des personnels sélectionnés de la gendarmerie mobile, je profitai de ces stages pour mettre en scène des situations de prise d’otages à la manière d’un jeu de rôles, en tentant avec nos petits moyens d’approcher la réalité, depuis les premières négociations jusqu’à l’intervention finale. Ensuite, nous analysions en partageant ce que nous avions constaté des deux côtés. Cette approche réaliste, qui mettait en avant l’aspect psychologique de ces situations particulières afin de mieux gérer l’aspect opérationnel, était entièrement nouvelle. Jusque-là, les instructeurs ne disposaient que d’une formation militaire classique se limitant à l’aspect tactique de type « réduction de la résistance isolée »… Aussi, quand le commandement de la gendarmerie décida fin août 1973 de mettre sur pied une unité destinée à résoudre ce type de situation et de désigner un officier pour accomplir ce travail, mon nom fut proposé par le responsable de la formation commando.
Début octobre 1973, soit un peu plus d’un an après la prise d’otages sanglante des Jeux olympiques de Munich, ce qui allait devenir le GIGN voyait le jour.
Le 3 novembre, sans aucune autre directive que celle de mettre sur pied une unité « anti prise d’otages », je réunis les dix-sept premiers volontaires que j’avais sélectionnés sur les quatre-vingts candidats pressentis par une note de recrutement pour le moins sibylline – lesquels avaient tous passé des tests physiques d’un bon niveau et subi un entretien de personnalité visant à évaluer leur motivation. J’expliquai en détail aux volontaires sélectionnés ce que nous allions faire et ce que j’attendais d’eux. J’ajoutai à la fin de mon exposé qu’une valeur fondamentale devrait guider notre action – le respect de la vie – et que je n’accepterai pas qu’une arme puisse être le prolongement de leur courage. J’ajoutai qu’il leur était encore possible de changer d’avis… Après un long silence qui me parut une éternité, le plus ancien d’entre eux se leva et me dit : « Nous sommes tous avec vous, mon lieutenant… ».
Ce serait un autre livre que de raconter en détail l’histoire de cette aventure exceptionnelle, mais on ne peut comprendre Djibouti et la prise d’otages de Loyada sans expliquer le travail préparatoire qui nous permit de réussir cette opération. Dès le premier jour de la mise sur pied de cette « nouvelle unité », je savais quel niveau nous devions atteindre pour que ne se renouvellent pas des drames comme à Cestas, à Clairvaux et surtout à Munich. Ces trois affaires étaient emblématiques de notre métier et concentraient tout ce qu’il ne fallait pas faire. Munich en particulier, avec le manque de détermination des hommes impliqués – une équipe abandonne sa mission, ce qui compromet d’entrée la réussite de l’opération en exposant l’autre équipe, qui se retrouve alors seule pour intervenir. Je ne comprends toujours pas qu’une telle chose ait pu se produire et je me demande même si des sanctions ont été prises… Mais il y avait aussi le mode opératoire du « tir fusil » qui constituait, il est vrai, le seul moyen d’éliminer tous les membres du commando en même temps, à condition qu’il y ait des tireurs confirmés en nombre suffisant, avec une bonne répartition des objectifs et une parfaite coordination dans le déclenchement du tir…
En ce qui concernait la détermination de mes hommes et leur motivation, le principe du volontariat et une sélection rigoureuse m’avaient permis de mettre en évidence ces deux qualités fondamentales chez eux. Ils avaient ensuite subi une intense préparation physique et opérationnelle afin de devenir résistants, endurants, capables de supporter la fatigue dans toutes les conditions climatiques. Ils avaient enchaîné sur un entraînement technique et une formation de tireur d’élite aux armes de poing et d’épaule, au revolver ou au pistolet automatique, ou encore au fusil à lunette. Enfin, une formation tactique leur avait permis de simuler toutes les situations possibles pour une libération d’otages. En l’absence de moyens incapacitants instantanés, neutraliser plus de deux preneurs d’otages dans la même seconde ne pouvait se faire qu’avec l’arme de poing ou l’arme d’épaule selon la distance, en tir vulnérant ou létal, selon la configuration et les risques pour les otages… Ce type de situation imposait une simultanéité des tirs qui représentait un exercice technique et psychologique particulièrement difficile, mais que je mis en place au sein du GIGN. Sans cette technique de tir, il n’aurait pas été possible pour le GIGN de réussir sa mission à Loyada.
C’est cette histoire qui conduisit neuf hommes du GIGN dans une zone désertique de la frontière somalienne irradiée par un soleil de plomb, et qui les fit s’allonger dans le sable, l’œil rivé à leur lunette, en répétant pendant plus de six heures le code de tir, jusqu’à réussir ce qui semble toujours impossible et que raconte si bien Jean-Luc Riva.
Mais c’est aussi l’histoire folle d’un monde qui implique des enfants, symboles de l’innocence, et qui en fait les victimes de conflits auxquels ils sont étrangers. Bien sûr, ce n’est pas nouveau, mais ne pas en parler serait les faire mourir une deuxième fois…
C’est également l’histoire de ces hommes du GIGN qui, depuis quarante-deux ans, ont libéré plus d’un millier d’otages et permis à notre pays de ne pas céder au chantage. C’est l’histoire de Titi, de Dudu, de Nono, de Pierrot, d’Étienne, de François, d’Ignace et de Grandoche, qui ont vu leur vie basculer brutalement un certain 4 février 1976, journée qui a fait connaître leur unité au monde entier et les a fait passer de l’anonymat à une célébrité qui leur coûtait si cher…
Enfin, c’est cette décision qui me hante encore et toujours, ce moment où j’annonce le « ZÉRO » pour déclencher le tir simultané de mes six fusils, certain de l’appui que l’on m’avait promis en soixante secondes et qui n’arrivera que cent quatre-vingts secondes plus tard. Cela fait quarante ans que je cherche en vain où sont passées les quelques secondes qu’il m’a manqué pour pouvoir ramener Nadine et Valérie à leurs parents…
Christian Prouteau
1. Un homme divorcé se retranche dans une ferme avec ses deux enfants. Après une semaine de siège et la mort d’un gendarme, l’assaut est donné. Le père se suicide alors après avoir tué ses deux enfants.
2. Deux prisonniers prennent en otage un gardien et une infirmière à la prison de Clairvaux. Après l’assaut des forces de l’ordre le lendemain, les deux otages sont découverts égorgés.
« La gendarmerie va créer au niveau de la région militaire une unité spécialisée dans la lutte contre les prises d’otages, les détournements d’avions et les arrestations difficiles. Ce sera d’abord une unité régionale pour devenir à terme une unité nationale. On m’a parlé de vous en me disant que vous étiez l’homme de la situation. Vous allez créer cette unité sur la région parisienne et en prendre le commandement. Le directeur est d’accord. En mars 1974, vous serez opérationnel. Des questions ? »
Ces quelques mots, prononcés par le général commandant la gendarmerie de la 1re région il y a à peine un an, résonnent encore aux oreilles du lieutenant Christian Prouteau lorsqu’il arrive à Écquevilly, un village des Yvelines, en ce milieu de soirée du 10 mars 1974. Il y a quinze jours seulement, il présentait son unité au directeur de la Gendarmerie. Aujourd’hui, c’est la première mission du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale n° 1. Ça clignote de partout dans le bourg ; ambulances, véhicules de police et de gendarmerie sont garés dans tous les sens, rendant l’approche difficile. Des badauds et des journalistes s’agglutinent à proximité d’un immeuble sans âme cerné de pavillons. Prouteau a roulé pied au plancher pour rejoindre son groupe car, en ce dimanche, il avait eu la fâcheuse idée de s’octroyer un jour de permission en dehors de Paris. Aussi, c’est le capitaine qui commande l’escadron auquel est rattaché le GIGN qui a pris les choses en main et emmené la petite unité à Écquevilly. Ça part mal dès le départ, se dit le jeune lieutenant qui prend la situation en compte à 22 heures. Il apprend qu’un forcené d’origine sicilienne, un dénommé Santo-Grasso, s’est enfermé chez lui, au quatrième et dernier étage de ce morne immeuble, après avoir tué deux personnes le matin même. Depuis, il a tiré plusieurs coups de feu sur des passants et menace désormais de tuer ses deux otages, sa concubine et son fils de sept ans. Policiers, procureur et gendarmes ont tenté de discuter avec lui, mais rien n’y a fait. D’ailleurs, peu après l’arrivée de Prouteau, un nouveau coup de feu a été tiré de l’une des fenêtres.
Après une première reconnaissance, le jeune chef du GIGN, qui a potassé pendant des mois les comptes rendus émanant des gendarmes et des policiers sur des cas identiques, est convaincu que ce type ne cédera pas. Bien au contraire, son excitation va aller crescendo jusqu’à la folie meurtrière. Pour ajouter à l’inquiétude, les hommes du GIGN ont déterminé que le calibre utilisé par le tireur fou était du 9 mm, une munition de guerre.
Prouteau décide alors de grimper sur le toit-terrasse avec deux de ses hommes. Il se laisse glisser tête en bas jusqu’à la fenêtre pendant que ses équipiers le retiennent par les pieds. Peine perdue, les rideaux sont tirés et aucune lumière ne filtre de l’appartement. Pire, aucun bruit ne lui parvient. À peine revenu sur le toit, ses hommes lui font part de leurs inquiétudes.
« Mon lieutenant, et s’il les avait déjà tués ? Ou drogués et bâillonnés ? »
Prouteau en est convaincu, il faut entrer sans attendre. Il demande à parler au procureur afin d’obtenir l’autorisation d’intervenir. Dans le système français, la décision d’intervention est en effet du ressort judiciaire en cas de crime flagrant, ou du ressort administratif et donc du préfet en cas de trouble à l’ordre public. Elle ne dépend en aucun cas du chef de l’unité d’intervention, qui doit se montrer le plus convaincant possible pour obtenir un feu vert officiel, préambule indispensable à son action.
Le procureur ne connaît pas le GIGN. D’ailleurs, à cette époque, personne ne connaît encore le GIGN. Aussi, lorsqu’il voit débarquer ce grand type dégingandé, en blouson noir et pantalon bleu marine, pistolet MAC 50 à la ceinture, il est perplexe. Lui, c’est derrière son bureau qu’il examine les dossiers, le terrain ce n’est pas son truc, au proc ! Et puis ces gendarmes, il ne les connaît pas. D’ailleurs, quelle expérience ont-ils de pareilles situations ? Aucune ! En son for intérieur, il ne croit pas que ces hommes soient à la hauteur. Prouteau insiste :
« Il faut que nous préparions un assaut. Nous pouvons le neutraliser par un tir à l’épaule pour lui faire lâcher son arme.
– D’accord. Préparez-vous d’abord. Je donnerai l’ordre d’agir ensuite.
– Mais cet ordre, il me le faut tout de suite, Monsieur le procureur. Je ne sais pas quand nous pourrons agir. Nous allons peut-être intervenir dans un quart d’heure, peut-être dans cinq minutes.
– Lieutenant, vous devez bien comprendre qu’on ne prend pas une telle décision comme ça. Rendez-moi compte de ce que vous voyez, mais ne tirez pas. »
Régulièrement, au cours de la nuit, Prouteau entendra dans sa radio les tireurs d’élite lui annoncer :
« Il est dans ma lunette.
– Ne tirez pas », doit se contenter de répondre Prouteau.
À 7 heures du matin, le procureur cède à demi.
« D’accord vous pouvez tirer, mais ne donnez pas l’assaut. »
Le chef du GIGN répercute l’ordre immédiatement et s’engage dans l’immeuble pour effectuer une nouvelle reconnaissance. Surprise ! Alors qu’à son arrivée les autorités lui avaient assuré que l’immeuble était vide, il découvre qu’une femme et ses cinq enfants résident toujours dans l’appartement situé en face de la porte du tireur fou. Il faut remonter sur le toit et les évacuer à l’aide de cordes de rappel. La cheminée de l’immeuble sert de point d’ancrage et, quelques minutes plus tard, des cordes sont déroulées dans le vide. Accompagné d’un gendarme, Prouteau descend prudemment de quelques mètres pour s’arrêter face à la fenêtre qu’il a choisie pour l’évacuation. Un mouvement de balancier, et il frappe le montant central, qui cède. Il se retrouve à l’intérieur, bientôt rejoint par son équipier.
La mère de famille, tétanisée, s’est réfugiée avec ses enfants dans l’angle d’une pièce dont l’un des murs est constellé d’impacts de balles. C’est Santo-Grasso qui, en tirant une demi-douzaine de coups de feu, a transpercé la porte et transformé l’appartement de cette femme en une souricière. Les deux gendarmes s’approchent et rassurent l’un des enfants, qui pleure doucement. Ils prennent quelques minutes pour harnacher les membres de cette petite famille, puis ils effectuent plusieurs rotations pour les descendre les uns après les autres sur leur dos. Le jour commence à se lever quand le cauchemar de cette femme et de ses enfants prend fin. Plus tard, ils écriront une lettre de remerciement aux gendarmes, des mots simples et émouvants, la première lettre de l’histoire du GIGN. Pour l’heure, la mère vient de livrer aux gendarmes une information capitale : Santo-Grasso a tiré des coups de feu dans son appartement lorsqu’il est rentré.
Pour Prouteau la triste évidence se fait jour : les otages ont été abattus dès le début. Cette fois-ci, il ne prend plus de gants avec le procureur.
« Il faut que vous nous donniez l’autorisation d’y aller. Les otages ont été abattus, mais s’ils ne sont que blessés, plus le temps passe et plus ils risquent de mourir. Et cela, par notre faute ! »
Dès lors le procureur comprend qu’il ne peut plus tergiverser et donne son accord. En quelques instants, le Groupe se met en place avec des gaffes que les hommes ont empruntées aux pompiers pour casser les vitres. Depuis le toit, Prouteau et quelques hommes sautent sur le balcon de l’objectif avant d’enchaîner la chorégraphie qu’ils ont planifiée. Bris des vitres, lancer de grenades lacrymogènes, entrée en force et fouille de l’appartement se succèdent dans une même respiration. Un coup de feu retentit, un seul. C’est Santo-Grasso qui vient de se faire sauter la moitié du crâne sur son lit après avoir pris le temps de griffonner un mot disant qu’il ne méritait pas de vivre. Sa concubine gît dans la cuisine, deux balles en pleine poitrine. Le gamin, lui, s’était réfugié sous la table du salon, là où le Sicilien est venu le tuer.
Le lieutenant Prouteau ne se paie pas de mots, c’est un fiasco total. Bien sûr, personne ne fait de reproches au GIGN, qui a fait ce qu’il a pu. Mais sur un plan personnel, Prouteau et ses hommes sortent traumatisés de cette affaire. Après la vision théorique qu’ils avaient pu se faire des situations difficiles lors de leurs entraînements, ils ont maintenant découvert quels pouvaient être les aspects les plus odieux de la nature humaine. La vision de cet enfant au corps ensanglanté et de celui de sa mère va hanter leurs nuits pendant longtemps.
Il pleut à verse sur Coudray en ce mercredi 14 mai 1975, mais cette pluie n’empêche pas la petite Florence de jouer avec son tonton Daniel. Cette gamine est vive comme peut l’être une enfant de la campagne à huit ans. Elle dit à son tonton où sont cachés les hommes en bleu, des fois qu’il ne les aurait pas vus. Mais il ne joue pas, Daniel, car il a déjà tué une infirmière et un ouvrier agricole. Dans ce village paisible, personne n’a compris son geste. Peut-être une vieille querelle ? Toujours est-il qu’il envoie de la chevrotine sur tout ce qui bouge et qu’il vient à l’instant de rater de peu un gendarme du GIGN. D’ailleurs, « il est temps de régler les comptes ! », hurle Daniel en sortant du hangar.
La ferme est un carré dont tous les bâtiments donnent sur une cour centrale. Le lieutenant Prouteau, installé sur l’un des côtés du toit, face au hangar d’où sort le forcené, est collé à plat ventre sur les plaques de fibrociment rendues glissantes par cette pluie incessante. Il est là parce qu’il est persuadé que négocier avec Daniel ne donnera rien. Le forcené est dans un tel état de démence qu’il arrose sans discernement la moindre silhouette qu’il aperçoit. Le procureur a d’ailleurs failli en faire les frais. « Si vous bougez, je tue la petite et je me tue après », vient de leur dire Daniel. Il faut mettre un terme à l’affaire avant qu’elle ne tourne mal. Prouteau, allongé sur son toit, ne voit ni Daniel ni la petite fille, mais il a les yeux braqués sur l’un de ses hommes, qui est plaqué contre un mur. Le gendarme lui adresse un geste et Prouteau se relève sur son toit. Il tient son revolver Manurhin MR 73 dans le prolongement de son bras droit. Le tir de précision, c’est son credo. Il l’inculque à ses hommes depuis qu’il a créé le GIGN. L’objectif ? Une balle et une seule pour neutraliser un preneur d’otage. Pour le lieutenant, neutraliser n’est pas tuer. Il n’est pas là pour rendre la justice, mais simplement pour faciliter la rencontre entre celle-ci et les criminels.
À un peu moins de 20 mètres en contrebas, Daniel est là. Il se protège en tenant la gamine plaquée contre lui, le canon de son arme pointé sur sa gorge. Se sentant observé, il redresse la tête. Échange de regards. Pour Prouteau, c’est le moment. L’enchaînement commence alors. En une fraction de seconde, sa vue s’accommode sur le guidon et la silhouette du forcené devient floue ; il rattrape le jeu de détente et bloque sa respiration. Sa visée se fixe sur l’épaule droite de l’homme, sous la clavicule précisément. L’index de Prouteau presse la détente progressivement, sans aucun à-coup, jusqu’à ce que la 357 Magnum quitte l’arme en provoquant un puissant mouvement du canon vers le haut que son bras accompagne. Cette balle possède une puissance d’arrêt qui est le double d’une 9 mm classique dont elle a pourtant le même calibre. Elle frappe le forcené à l’épaule, exactement au point visé par le chef du GIGN. Daniel, blessé, se recroqueville sur lui-même. Il n’a pas touché terre que déjà la fillette est extirpée de ses mains par un homme du GIGN. C’est terminé.
Pour former cette unité d’intervention, Prouteau est parti de zéro, car avant que la gendarmerie ne se décide à créer une unité d’intervention, c’était le vide sidéral. La prise d’otages de Munich a donc été décisive dans la décision de la gendarmerie de créer un groupe antiterroriste dans chaque région militaire. Mais seules deux unités ont été créées, le GIGN n° 1 à Maisons-Alfort, en région parisienne, et le GIGN n° 4 à Mont-de-Marsan.
Prouteau, c’est l’antithèse de l’officier type. Engagé volontaire en 1964 dans un régiment de cuirassiers, il se retrouve quelques mois plus tard à l’École nationale des sous-officiers de Saint-Maixent. Mais le jeune sous-officier a de l’ambition. À peine sorti de Saint-Maixent, il se présente à l’École militaire interarmes de Saint-Cyr-Coëtquidan. Sous-lieutenant, il passe ensuite par l’École d’application des transmissions de Montargis puis, après un dernier concours, change d’arme et intègre l’École des officiers de gendarmerie de Melun.
Prouteau apprend, et il apprend vite. À « Saint-Maix », c’est le physique qui est mis à l’épreuve ; à « Coët », on y ajoute la réflexion. On y pousse les élèves aux limites de leur résistance physique et morale. C’est là qu’il va comprendre que le chef, quelle que soit sa lassitude, doit toujours être capable de réfléchir et de décider. Prouteau est un avare du salut et un parcimonieux du garde-à-vous, alors les rangers cirées, le pas cadencé et les cheveux courts, ce n’est pas son truc. « Les talons claquent et les cerveaux se ferment », répète-t-il à l’envi. La rigueur, il préfère l’appliquer sur le terrain, aidé en cela par des qualités physiques et morales surprenantes : il récupère très vite, la fatigue a peu de prise sur lui et il irradie d’une bonne humeur permanente. La gendarmerie ne pouvait pas trouver meilleur chef pour cette nouvelle unité.
Le lieutenant Prouteau a très vite tiré les leçons de l’affaire d’Écquevilly. Il lui a fallu tout revoir. Moyens radio d’alerte, véhicules affectés en propre au GIGN, nouveaux dispositifs d’investigation… C’est une liste impressionnante qui a atterri sur le bureau du directeur général de la Gendarmerie nationale (DGGN) Jean-Pierre Cochard. Celui-ci croit en son jeune lieutenant et en ses hommes et il a accepté ses demandes, qui ne se sont pas arrêtées là. Partant du principe qu’intervenir quand la situation a déjà dégénéré revient à courir à l’échec, il estime qu’il est indispensable que le Groupe soit mobilisé dès le début d’une affaire. Alors commence une tournée de présentation du GIGN devant les préfets, les magistrats et de multiples responsables de la police ou de la gendarmerie. Maisons-Alfort se transforme en un show-room du GIGN où des officiers de gendarmerie arrivent de province pour assister à des démonstrations de tir, à des séances de rappel et d’escalade ou à des exercices de pénétration sur immeuble. Jean-Pierre Cochard y invite un jour Jean-Pierre Gilbert, futur secrétaire général de la magistrature et ami personnel du président de la République Valéry Giscard d’Estaing. Ce ne sera pas sans conséquence sur les futures missions dévolues au Groupe.
Les opérations vont se multiplier avec succès et le jeune lieutenant va conduire ses hommes sur les sentiers de la gloire. Ses hommes ? Il les choisit pour leur rusticité, leur courage, leur lucidité dans l’effort, leur haut niveau physique et leur adresse au tir. Eux sont des gendarmes atypiques qui estiment que les galons sont un signe extérieur de richesse et que seuls comptent l’exemple et la compétence de celui qui les commande. À Maisons-Alfort, Prouteau continue de se débattre avec des problèmes logistiques. Il doit ferrailler sans cesse pour obtenir des crédits, des munitions, des armes et des véhicules. Il a cependant obtenu l’année dernière le remplacement des pistolets MAC 50 par des revolvers Manurhin et celui des fusils semi-automatiques réglementaires par le fusil de tireur d’élite FR-F11 qui équipe l’armée française. Une moindre chose, d’autant plus que le jeune chef du GIGN est d’une exigence extrême. Il n’a pas hésité à se rendre dans l’usine Norma, à Ämotfors en Suède, où sont fabriquées les munitions utilisées par le Groupe afin de sélectionner des lots de précision2. Parallèlement à l’équipement de son unité, Christian Prouteau a poussé l’entraînement de ses hommes au paroxysme. Son imagination sans limite l’a conduit à imaginer des situations hors normes auxquelles il confronte inlassablement le GIGN. Il vient d’ailleurs de mettre au point une technique de dépose par corde lisse à partir d’un hélicoptère.
Mais l’essentiel de l’entraînement des hommes du GIGN reste le tir. Tirs de toutes natures et avec toutes les armes. Cependant, Prouteau s’aperçoit très vite des limites de l’exercice lorsque son unité se retrouve confrontée à plusieurs cibles en même temps. Alors, après de multiples tâtonnements, se dégage une méthode qui va permettre au GIGN de réaliser un tir simultané sur plusieurs objectifs. Le tir coordonné vient de naître.
Prouteau est encore loin d’imaginer que, dans moins de deux mois, cette technique va se révéler essentielle pour sauver une trentaine d’enfants français retenus en otages dans un territoire français du bout du monde, à quelques kilomètres seulement de Djibouti – la capitale du Territoire français des Afars et des Issas.
Jean-Michel Dupont prépare sa valise. Il ira demain rejoindre la base aérienne de Romilly-sur-Seine, dans l’Aube, pour y accomplir son service militaire. Dans son village de 765 habitants qui fleure bon la France profonde, chacun sait que le fils de l’adjoint au maire va partir faire son service. C’est une perte importante pour le club de basket dont il est l’un des joueurs les plus prometteurs. En attendant, profitant d’un bel après-midi d’automne, Jean-Michel marche le long de la Mayenne, la rivière qui traverse le village, pour rejoindre quelques copains du club qui l’attendent pour prendre un dernier pot avant « l’incorpo » de demain.
Il a grandi ici, aux côtés de son père ébéniste. À la campagne, l’ébéniste ne fait pas que fabriquer ou réparer des meubles, il s’occupe également des cercueils ! Aussi, il arrive parfois à Jean-Michel d’aider son père à les confectionner dans l’atelier familial. Dès son plus jeune âge, il a donc entendu parler de la mort, et l’a même fréquentée lorsque l’on venait chercher sa mère pour assurer la dernière toilette des défunts. Gamin, son père l’avait surpris à jouer au canoë dans l’un des « paletots de bois », comme on dit à la campagne.
Sans enthousiasme, mais sans rechigner non plus, Jean-Michel va passer une année sous l’uniforme. Pour lui, ce parcours a commencé début juin 1975 par les fameux « trois jours3 », qui étaient alors la première prise de contact du jeune Français avec le monde militaire. Au centre de sélection n° 3 de Rennes, on l’a déclaré apte pour le service. Et quand, à la fin des tests de sélection, l’officier orienteur lui a annoncé son affectation dans l’armée de l’air, Jean-Michel a poussé un discret soupir de soulagement. Tous ses copains lui avaient recommandé d’éviter l’infanterie ou le génie, jugés « trop physiques », et d’essayer plutôt de se faire affecter dans l’aviation. Ce serait bien plus « cool » !
Pour l’appelé du contingent Dupont, les bonnes nouvelles ne vont pas s’arrêter là. En effet, après avoir quitté son village et ses amis, lorsqu’il se présente au matin du 1er octobre 1975 à la base de Romilly-sur-Seine, le capitaine des services administratifs qui le reçoit lui demande s’il est volontaire pour servir outre-mer, Jean-Michel tombe des nues. Étonné par une proposition qu’il pensait réservée à quelques « pistonnés », il coche sans hésiter la croix qui valide son volontariat sur la feuille qu’on lui présente. Le capitaine se fend alors d’un large sourire en lui disant :
« On a besoin de chauffeurs à Tahiti. Vous faites d’abord vos classes ici, à Romilly, puis vous serez affecté à Papeete comme chauffeur. Là-bas, ils vous feront passer le permis poids lourd et le transport en commun. Cela devrait vous aller, non ? Je pense qu’il y a pire comme port de pêche… ».
Abasourdi, Dupont, qui imagine déjà le tamouré lancinant des vahinés au son des ukulélés, signe immédiatement l’ordre d’affectation qui le déclare volontaire pour servir aux antipodes. Comment pourrait-il s’imaginer que dans cinq mois la mort qu’il a côtoyée pendant toute son enfance viendra lui rendre visite, de la manière la plus terrible qui soit, dans le désert djiboutien ?
1. Fusil à Répétition modèle F1.
2. Il n’y a aucune fabrication spéciale. Le GIGN sélectionne sur place par des tirs à différentes distances les lots de munitions dont la précision s’avère la plus régulière. Aucune explication technique ne peut être fournie sur les différences de balistique de munitions ayant suivi le même processus de fabrication.
3. Les trois jours : journées d’évaluations se déroulant dans un « Centre de sélection et d’orientation » (CSO) et durant lesquelles des tests psychotechniques et des examens médicaux étaient réalisés et déterminaient si l’appelé était apte ou non au service militaire. Ces trois jours en fait n’en duraient que deux et l’affectation était donnée en fin d’évaluation.
En cette année 1976, si Michel Debré n’est qu’un simple député gaulliste, il n’en a pas moins gardé la morgue et les élans de colère de ceux qui sont persuadés de détenir la vérité, après avoir accumulé les portefeuilles les plus prestigieux au cours des dix dernières années : ministre de la Défense, ministre des Affaires étrangères, ministre de l’Économie et même Premier ministre !
Aussi, lorsqu’il pénètre dans le bureau d’Olivier Stirn, secrétaire d’État aux DOM-TOM1 depuis deux ans déjà, c’est avec le sentiment de s’adresser à un subordonné plutôt qu’à un représentant du gouvernement. Il est fou furieux, blessé à mort par la nouvelle qu’il vient d’apprendre. L’engueulade est immédiate, violente et dévastatrice. Les mots sont cruels, à la mesure du désespoir qu’a provoqué pour Michel Debré l’annonce du processus qui doit conduire le Territoire français des Afars et des Issas (TFAI) à l’indépendance.
« Vous êtes fou ! Un coup pareil en pleine guerre froide, c’est livrer la Corne de l’Afrique aux Russes, leur faire cadeau d’un endroit stratégique simplement par le fait du prince. »
Le secrétaire d’État aux DOM-TOM garde son sang-froid, cillant à peine lorsque Michel Debré saisit un vase pour le lancer sur le parquet et le briser en mille morceaux. Olivier Stirn sait qu’il a en face de lui un opposant acharné à l’indépendance, un homme convaincu que celle-ci aboutira à des divisions internes et amènera les communistes au pouvoir dans ce pays. Ce qui revient à faire tomber Djibouti dans l’escarcelle de la Somalie, fidèle alliée des Soviétiques.
On vient de loin dans cette affaire, précisément d’août 1966, lorsque le général de Gaulle décida d’effectuer un voyage officiel à Djibouti en prélude à une vaste tournée au Cambodge et dans les territoires du Pacifique. Persuadé par tous ses conseillers qu’il allait recevoir un accueil triomphal, l’ancien chef de la France libre poussa un coup de gueule mémorable lorsqu’il découvrit le comité d’accueil djiboutien : 1 500 hommes armés de gourdins et de barres de fer hurlant des slogans favorables à l’indépendance. Il en fallait néanmoins un peu plus pour impressionner le vieux soldat qui tint à prononcer son discours. Les forces de l’ordre firent évacuer la place et ramassèrent quatre Djiboutiens morts – le chiffre officiel des victimes qui furent à déplorer ce jour-là.
De Gaulle tira rapidement les leçons de ce mauvais accueil. Il estima qu’il était urgent de changer le statut de la Côte française des Somalis afin de lui accorder une certaine autonomie. Sans se faire trop d’illusions, il assura à Michel Debré, alors ministre des Finances, que cette autonomie n’était pas un marchepied pour l’accession à l’indépendance. Il faut rappeler que Michel Debré, ancien député de la Réunion, était très engagé pour le développement de ce département d’outre-mer et attachait à Djibouti une grande importance. En effet, à cette époque, aucun avion ne pouvait rallier la Réunion depuis la métropole sans faire escale à Djibouti.
Un référendum2 fut organisé l’année suivante, le 19 mars 1967. Et le lendemain, à l’issue des résultats, l’ancienne colonie de la Côte française des Somalis devint Territoire français des Afars et des Issas (TFAI) sous l’autorité d’un haut-commissaire assisté d’un vice-président de Conseil de gouvernement. Des troubles éclatèrent aussitôt dans Djibouti qui firent onze morts et vingt-cinq blessés et entraînèrent l’arrestation de nombreux leaders indépendantistes.
Depuis, les tensions entre les différentes communautés afars ou issas n’ont cessé de s’exacerber, attisées par la Somalie voisine qui souhaite une accession rapide du TFAI à l’indépendance pour mieux la faire tomber dans son escarcelle. Dans ce but, la République démocratique de Somalie, qui entretient sur son sol une puissante base soviétique à Berbera, favorise sans relâche l’infiltration d’éléments subversifs somaliens vers Djibouti.
Cet endroit stratégique du globe a souvent été la source de conflits. Les plus violents remontent à la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Italiens qui occupaient l’Éthiopie et possédaient des comptoirs sur la côte somalienne se lancèrent à la conquête du Somaliland (zone côtière de la Somalie), alors sous protectorat anglais. Peu nombreux, les Britanniques se réfugièrent à Aden et l’armée italienne finit par occuper la totalité de la Somalie. Djibouti, alors Côte française des Somalis, et dont les autorités administratives et militaires françaises en place avaient fait allégeance au gouvernement de Vichy, allait subir un blocus sévère de la part des Alliés.
À la fin des années 1970, coincé entre l’Éthiopie (soutenue par l’Occident) et la Somalie (soutenue par les Soviétiques), le territoire de Djibouti représente encore un enjeu stratégique. Il contrôle le détroit qui sépare la mer Rouge de l’océan Indien, juste en face du Sud-Yémen et du port d’Aden, où sont installés des Soviétiques et des Cubains. Pour Moscou, assurer une présence à cet endroit est capital depuis que l’Égypte a congédié les conseillers soviétiques.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et pour parer à toute éventualité, la France maintient en permanence une présence de 5 000 militaires sur le territoire. Parmi ceux-ci, le millier d’aviateurs de la Base aérienne 188. En service depuis 1946, cette base aérienne que les aviateurs appellent officieusement base « Colonel Émile Massart » abrite, outre quelques hélicoptères, neuf avions F 100 Super Sabre (appareils américains) et trois Nord Atlas destinés principalement aux séances de saut des personnels parachutistes. Cette petite communauté s’est peu à peu créé un cadre de vie qu’elle cherche à rendre le plus agréable possible malgré la rudesse du climat et de l’environnement. C’est ainsi que les engagés, qui vivent sur base avec leurs familles, apprécient particulièrement le soleil et les excursions à la plage voisine le week-end. Tout est organisé pour leur faciliter la vie, depuis l’assistante sociale qui leur vient en aide jusqu’aux jeunes appelés qui conduisent les deux bus de ramassage scolaire pour emmener les enfants de militaires à l’école d’Ambouli ou à celle de la Nativité, en centre-ville et à 2 kilomètres seulement de la base aérienne.
Tous n’ont pas forcément conscience de l’agitation qui règne en ville, du barrage de barbelés qui entoure Djibouti afin de contrôler le flux migratoire des Somalis vers Djibouti, ou encore des efforts entrepris par la gendarmerie mobile et la Légion étrangère pour sécuriser cette colonie devenue territoire français en attendant, un jour peut-être, de devenir république indépendante.
Mais les événements se précipitent car les membres du Front de libération de la Côte des Somalis (FLCS), partisans du rattachement à la Somalie, ont commencé à recourir, conformément à leur doctrine révolutionnaire, aux méthodes du terrorisme pour tenter de parvenir à leurs fins. Moins d’un an plus tôt à Mogadiscio, le 23 mars 1975, un commando du FLCS a pris en otage l’ambassadeur de France en Somalie. Le gouvernement a fini par céder aux exigences des ravisseurs et a libéré deux militants emprisonnés en France, dont Omar Osman Rabeh, le chef du FLCS, précédemment condamné à mort – avant que sa peine ne soit commuée en prison à perpétuité – pour un attentat commis contre Ali Aref, le président du Conseil de gouvernement du Territoire français des Afars et des Issas.