Éduquer, c’est apporter du contenu à ces liens, c’est créer des réciprocités, c’est proposer à chacun d’être l’un des dépositaires du trésor collectif, d’être de ceux qui l’enrichiront, d’être aussi, face à la génération suivante, un passeur de témoin.
Par cette citation d’Albert Jacquard, nous dédions cet ouvrage à nos parents et à nos filles.
Tous deux psychologues, nous avons pendant de nombreuses années rencontré des personnes âgées présentant des difficultés cognitives et redoutant de recevoir un diagnostic de démence ou, plus précisément, de maladie d’Alzheimer. Un profond malaise s’est progressivement installé en nous. Ce malaise a tout d’abord résulté de l’identification des nombreuses insuffisances observées dans les pratiques cliniques de diagnostic et d’intervention auprès de ces personnes : focalisation sur les déficits – au détriment des capacités préservées et des facteurs d’optimisation –, approche réductrice – privilégiant des interprétations neurobiologiques empiriquement peu fondées et des traitements pharmacologiques dont l’efficacité n’est pas prouvée et qui provoquent des effets secondaires parfois graves – et manque chronique de moyens alloués aux interventions psychologiques et sociales centrées sur la vie quotidienne ainsi qu’à la prévention.
Plus récemment, notre malaise s’est considérablement accru avec le constat d’une médicalisation et d’une pathologisation croissantes du vieillissement cognitif. On assiste en effet à la mise en place de plus en plus généralisée de démarches cliniques de diagnostic précoce, par l’utilisation des concepts très contestables de trouble cognitif léger ou même de maladie d’Alzheimer préclinique (asymptomatique) et le recours à des marqueurs biologiques dont la validité est très loin d’être avérée.
Dès les années 1980-1990, nous avons mis en question l’approche déficitaire de la démence, mis en avant l’importante hétérogénéité des profils cognitifs et de l’évolution des personnes ayant reçu ce diagnostic (ou celui de maladie d’Alzheimer) et montré en quoi il était possible, par des interventions psychosociales adaptées, d’aider ces personnes à mener aussi longtemps que possible une existence autonome et plaisante ainsi qu’à maintenir leur dignité et un sens à leur vie.
À partir des années 2000, nos critiques du modèle biomédical dominant, réductionniste et pathologisant du vieillissement cérébral et cognitif se sont approfondies, ce qui a conduit à des changements encore plus marqués dans nos pratiques cliniques, scientifiques et associatives. Au plan de la recherche, nous avons entrepris des études ayant pour but de mieux comprendre la diversité des facteurs impliqués dans différents aspects du vieillissement cognitif. Nous avons également rédigé divers articles et chapitres de livres, traduit en français le livre The Myth of Alzheimer’s (écrit par Peter Whitehouse et Daniel George) et effectué de nombreux exposés dans différents pays afin de montrer en quoi un changement d’approche du vieillissement nous paraissait indispensable. En ce qui concerne nos pratiques cliniques, nous défendons une approche psychologique de l’évaluation et de l’intervention chez les personnes âgées qui soit plurifactorielle, pluridisciplinaire, intégrative et centrée sur le bien-être et la qualité de vie. Au plan associatif, nous avons créé dans la ville de Lancy (une ville suisse de 30 000 habitants, où nous vivons) l’association VIVA (Valoriser et Intégrer pour Vieillir Autrement, www.association-viva.org), dont le but est de favoriser la solidarité entre les générations, le maintien de l’autonomie, de la dignité et du rôle social des personnes âgées (y compris celles présentant des troubles cognitifs et/ou vivant dans une structure d’hébergement à long terme) ainsi que leur engagement dans des projets motivants et stimulants pouvant contribuer à leur santé psychologique et physique.
En parallèle, nous avons créé un blog (http://mythe-alzheimer.org) dans le souci de diffuser davantage notre analyse critique du modèle biomédical dominant du vieillissement et de montrer au plus grand nombre en quoi une autre approche, plus fondée empiriquement et plus humaniste, est à la fois nécessaire et possible. À ce jour, nous avons rédigé plus de 200 chroniques. Dans ces chroniques, nous nous sommes efforcés d’être au plus près de la recherche scientifique et de présenter, aussi clairement et de façon aussi détaillée que possible (sans escamoter leurs éventuelles limites), les résultats des recherches et les positions théoriques des chercheurs et cliniciens qui appuient la nécessité d’un changement d’approche du vieillissement cérébral et cognitif. Du fait du nombre important de chroniques publiées à ce jour et de leur apparition quelque peu anarchique dans le blog en fonction de la parution des études ou de nos « états d’âme », il nous est apparu utile d’en faire un ouvrage, en sélectionnant les chroniques les plus pertinentes, en les synthétisant, en les retravaillant, en les regroupant par thèmes et, dans certains cas, en les complétant par des données plus récentes. Dans l’élaboration de ce livre, nous avons conservé les principes qui ont guidé nos contributions au blog, à savoir un regard scientifique ainsi qu’une description détaillée, critique et, espérons-le, claire des études et prises de position importantes.
Les critiques que nous adressons, dans ce livre, au modèle biomédical dominant du vieillissement cérébral et cognitif sont vigoureuses, voire radicales, tant nous considérons que les problèmes découlant de ce modèle sont importants. Nous avons conscience que cette radicalité peut heurter celles ou ceux (cliniciens, chercheurs, membres d’associations, aidants) qui tentent, dès à présent, d’adopter une pratique prenant davantage en compte le vieillissement dans sa complexité et la personne âgée dans son individualité. Ce livre ne se limite cependant pas à un constat critique. Il propose également de nombreuses pistes concrètes (y compris dans une perspective médicale) pour aboutir à une autre approche du vieillissement, tant au plan de la recherche, de la pratique clinique que de l’organisation sociale. Notre espoir est que cet ouvrage ouvre la voie à un large débat citoyen, impliquant au premier chef les personnes âgées (y compris celles ayant reçu un diagnostic de démence), concernant les enjeux personnels, sociaux, scientifiques et éthiques des différentes approches du vieillissement cérébral et cognitif.
Nous tenons à remercier vivement l’équipe des éditions Mardaga pour leur soutien dans la finalisation de cet ouvrage, ainsi que Marc Richelle et Xavier Seron pour avoir permis la publication de ce livre dans la collection qu’ils dirigent, de même que pour leurs encouragements et leurs remarques constructives.
Les prédictions, à l’horizon 2050, concernant le nombre de personnes âgées vivant avec des troubles cognitifs associés à une perte d’autonomie (c’est-à-dire présentant une démence) suscitent de fréquentes annonces alarmistes prévoyant un véritable « tsunami » de cas de démences, qui submergerait les familles et les systèmes de soins de santé et qui imposerait à la société un fardeau économique insupportable. Afin de prévenir cette « crise de la démence », la position biomédicale dominante, qui s’est progressivement mise en place à partir des années 1970-1980, considère qu’il faut placer tous ses efforts dans l’application des outils des neurosciences fondamentales et cliniques afin de trouver la cause neurobiologique de la démence, d’élaborer des procédures neurobiologiques permettant de la diagnostiquer le plus tôt possible et d’identifier des traitements pharmacologiques (ou, plus largement, biologiques) à appliquer précocement pour en différer la survenue et, finalement, la guérir.
Dans cette perspective ont été élaborées des catégories diagnostiques correspondant à des états intermédiaires entre le vieillissement normal et la démence. Historiquement, les personnes âgées manifestant des difficultés mnésiques ou cognitives légères étaient considérées comme ayant des problèmes bénins, liés à l’âge. Cependant, le changement de conceptualisation suscité par l’approche biomédicale du vieillissement a conduit à considérer que ces personnes avaient une maladie, ou à tout le moins un état susceptible de progresser vers une maladie démentielle (par exemple, une maladie d’Alzheimer). Ainsi ont été créés les concepts de trouble cognitif léger (mild cognitive impairment), de maladie d’Alzheimer prodromique (prodromal Alzheimer’s disease), de maladie d’Alzheimer préclinique (pre-clinicalAlzheimer’s disease) et, dans la cinquième version du manuel diagnostique américain des troubles mentaux (DSM-5), de trouble neurocognitif mineur (minor neurocognitive disorder).
En parallèle, on a vu naître, en nombre rapidement croissant, des consultations mémoire ayant pour but principal de repérer les personnes présentant une maladie démentielle ou un état pré-démentiel afin de leur administrer un traitement pharmacologique. Plus récemment sont apparues des procédures diagnostiques visant à identifier le plus précocement possible, par des marqueurs biologiques, la présence de la maladie d’Alzheimer, y compris avant qu’elle ne s’exprime par des déficits cognitifs (une maladie d’Alzheimer dite « préclinique » ou « asymptomatique »). On a donc assisté à un renforcement de l’approche biomédicale réductionniste de la démence (en particulier de la maladie d’Alzheimer) et, plus généralement, à une médicalisation et à une pathologisation croissantes du vieillissement cérébral et cognitif, avec la stigmatisation qui en découle.
Le chapitre 1 de cet ouvrage présentera cette approche biomédicale du vieillissement cérébral et cognitif, très influente et systématiquement relayée par les médias. On y décrira également les représentations sociales négatives que cette approche véhicule, ainsi que le contexte social et culturel dans lequel elle s’est développée.
Le chapitre 2 décrira les nombreuses limites de cette approche biomédicale dominante, en montrant en quoi les postulats sur lesquels elle repose sont fortement contredits par les données scientifiques actuelles. On y passera également en revue les études de plus en plus nombreuses qui suggèrent que le caractère plus ou moins problématique du vieillissement cérébral et cognitif dépend de très nombreux facteurs (biologiques, médicaux, psychologiques, sociologiques, environnementaux, culturels…) intervenant tout au long de la vie. Il se terminera par la présentation des prises de position de différents chercheurs et cliniciens qui défendent un changement radical d’approche du vieillissement cérébral et cognitif et qui proposent, pour certains d’entre eux, des alternatives précises tenant compte de la complexité des mécanismes en jeu.
Dans le chapitre 3, nous indiquerons en quoi il importe de sortir d’une vision focalisée sur le diagnostic précoce, les traitements pharmacologiques et la stimulation cognitive, pour allouer plutôt des ressources à la prévention et à des interventions psychosociales intégrées dans le milieu de vie des personnes. Nous montrerons également en quoi une autre approche du vieillissement cérébral et cognitif devrait conduire à des modifications profondes dans les pratiques cliniques (d’évaluation et d’intervention) concernant les personnes ayant reçu un diagnostic de démence (ou, plus spécifiquement, de maladie d’Alzheimer), ainsi que dans les structures où ces pratiques sont menées (en particulier, les consultations mémoire). Ce chapitre se penchera également sur l’importance des activités de loisirs, des activités artistiques, de l’engagement social et des relations intergénérationnelles.
Le chapitre 4 se focalisera spécifiquement, et longuement, sur les structures d’hébergement à long terme pour personnes âgées (y compris celles qui ont une démence), car l’influence néfaste du modèle biomédical dominant s’y fait particulièrement sentir, rendant indispensable un changement de culture permettant d’adopter une approche dirigée vers le résident en tant que personne, vers la promotion de son bien-être et de sa qualité de vie. Nous illustrerons ce changement de culture en décrivant divers types d’interventions susceptibles d’y contribuer.
Enfin, dans le chapitre 5, nous nous interrogerons sur la nécessité de changer de terminologie et de trouver, au travers d’un débat citoyen, des alternatives aux termes de démence et de maladie d’Alzheimer. Il s’agira également d’examiner, de façon critique, la question de l’allongement de l’âge de la retraite, dans ses relations supposées avec le fonctionnement cognitif des personnes âgées. Ce chapitre s’achèvera par une réflexion sur la question du pouvoir, des droits et de la citoyenneté des personnes âgées présentant des problèmes cognitifs, et plus largement des personnes vulnérables.
Depuis les travaux d’Aloïs Alzheimer au début du XXe siècle, le terme de « maladie d’Alzheimer » (MA) a longtemps été réservé à la dénomination d’une maladie rare, affectant essentiellement les personnes dans la cinquantaine. À partir des années 1970 s’est mise en place – d’abord aux États-Unis, puis plus largement – une conception qui a considéré la MA comme une maladie pandémique identifiée non plus en fonction de l’âge, mais sur la base de symptômes cognitifs et de caractéristiques neuropathologiques (plaques séniles et dégénérescences neurofibrillaires) spécifiques.
Selon cette conception, qui est constamment transmise et amplifiée par les médias, et qui est donc très présente dans l’esprit de la population, la MA a une cause neurobiologique précise, qui la distingue d’autres maladies neurodégénératives et du vieillissement normal. Il s’agit donc d’une approche qui considère que la MA a une essence (un agent causal relativement simple, propre, nécessaire et unificateur), possédée par tous les individus qui ont cette maladie et par aucun individu qui ne l’a pas (voir Kendler et al., 2011). Il s’agit aussi d’une approche catégorielle, qui décrit le vieillissement cérébral et cognitif problématique à partir de catégories de maladies, différentes et spécifiques. Par ailleurs, la MA est présentée comme une « épidémie » contre laquelle il faut se battre et qu’il convient de vaincre à tout prix. Il s’agit d’identifier la cause de cette maladie et de développer un médicament qui la guérira, en l’administrant le plus tôt possible. Enfin, cette maladie est associée à un état catastrophique, décrit sous les termes de « perte d’identité », de « mort mentale », de « soi pétrifié » ou encore de « mort vivant » (voir infra ; Behuniak, 2010a). C’est cette conception que Whitehouse et George (2009) ont assimilée à un mythe, à savoir une construction sociale à laquelle les personnes adaptent leur manière de penser et leur comportement, qui donne confiance et qui incite à l’action, mais qui peut être fausse ou ne pas correspondre à la réalité.
Comme le relèvent Whitehouse et George (2009), cette manière de présenter les aspects problématiques du vieillissement cérébral a été guidée par deux motivations principales. Tout d’abord, face à l’important accroissement de l’espérance de vie observé dans les pays occidentaux et des problèmes qui y étaient associés, il fallait financer la recherche et il était plus facile d’obtenir des crédits pour une « abominable maladie contre laquelle il fallait se battre » que pour des difficultés, plus ou moins importantes, liées au vieillissement. Ainsi, dans les années 1970, Robert Butler, directeur de l’Institut national du vieillissement des États-Unis, s’exprimait comme suit : « J’ai décidé que nous devions faire de la MA un nom connu de tous. Et la raison en est que c’est ainsi que le problème sera identifié comme une priorité nationale. C’est ce que j’appelle la politique sanitaire de l’angoisse1. » De plus, décrire le vieillissement du cerveau en identifiant diverses maladies (dont la MA) que l’on arrivera à guérir, c’est aussi entretenir le mythe de l’immortalité, l’illusion que l’on pourra vaincre le vieillissement et, en particulier, celui du cerveau. Cela correspond bien à une vision du monde focalisée sur l’efficacité, le rendement, la compétition et l’individualisme, un monde où la fragilité et la finitude n’ont pas leur place. Relevons également que le maintien et l’amplification de cette conception biomédicale ont eu pour effets de préserver des positions de pouvoir et d’influence et de garantir les intérêts des entreprises pharmaceutiques.
Cette conception a aussi eu de nombreuses conséquences néfastes. D’abord, elle a extrait les manifestations de la démence du cadre général du vieillissement cérébral et cognitif. Ce faisant, elle a contribué à la médicalisation et à la pathologisation du vieillissement et en a propagé une vision réductrice. Elle a également suscité l’attente désespérée d’un traitement médicamenteux ou biologique miracle, mettant ainsi à l’arrière-plan l’ensemble des démarches susceptibles d’optimiser le bien-être, la qualité de vie, le sentiment d’identité, et ce tant chez la personne démente que chez les proches aidants. Elle a favorisé une vision du vieillissement en termes de fardeau et de crise (aux plans social et économique) plutôt que de considérer que celui-ci offre l’opportunité d’élaborer un autre type de société, dans laquelle les personnes âgées ont toute leur place, avec leurs forces, talents et compétences et aussi leur vulnérabilité. Enfin, elle a enfermé les personnes âgées présentant des troubles cognitifs dans des étiquettes stigmatisantes.
Dans la section qui suit, nous décrirons de façon plus précise l’approche biomédicale du vieillissement cérébral et cognitif en nous focalisant sur la manière dont elle a caractérisé la MA et ses états pro-dromiques.
La MA fait partie de ce que l’on appelle en médecine les maladies (ou démences) neurodégénératives, à savoir des maladies qui provoquent une détérioration progressive du fonctionnement des cellules nerveuses, pouvant conduire à la mort cellulaire ; ainsi, elles affectent progressivement le cerveau et se caractérisent par une série de symptômes, notamment cognitifs (troubles de la mémoire, de l’attention, du langage, etc.), menant à une perte d’autonomie dans les activités de la vie quotidienne. Les démences dégénératives (dont la MA) représentent la grande majorité des cas de démence, les démences vasculaires (liées à des problèmes de vascularisation cérébrale) venant en deuxième position. Par ailleurs, la MA est considérée comme la plus fréquente des maladies neurodégénératives (elle serait responsable de 60 % des démences) et sa fréquence croît exponentiellement avec l’âge (pour une présentation détaillée de ces maladies et de leurs caractéristiques, voir Ivanoiu, 2014).
Les maladies neurogénératives sont globalement considérées comme des maladies touchant le métabolisme des protéines (des protéinopathies). Du fait de perturbations touchant la formation, la dégradation naturelle et le remplacement de certaines protéines normales entrant dans la constitution des neurones, des « déchets » de métabolisme s’accumulent dans le cerveau, constituant ainsi des marqueurs permettant d’identifier chacune de ces maladies. En analysant au microscope des tranches de cerveau d’une personne morte en état de démence, Aloïs Alzheimer (1907) fut le premier à découvrir les deux modifications de protéines considérées comme des facteurs causaux spécifiques de la maladie qui porterait son nom : des dépôts extracellulaires d’une substance protéique appelée amyloïde, dépôts qui reçurent le nom de plaques séniles, et des altérations intracellulaires d’une protéine (appelée tau) faisant partie de la trame (du cytosquelette) du neurone et de son axone, qui furent appelées dégénérescences neurofibrillaires (une description plus détaillée de ces modifications peut être trouvée dans l’ouvrage de Whitehouse & George, 2009). Dans d’autres maladies neurodégénératives, comme la maladie à corps de Lewy ou la démence frontotemporale, on retrouve d’autres types de protéines atteintes et d’autres dépôts qui servent à leur identification.
Le critère diagnostique de MA qui a longtemps prévalu est la présence d’un trouble progressif de la mémoire épisodique (la mémoire des événements personnellement vécus dans un contexte spatial et temporel particulier), isolé ou associé à d’autres changements cognitifs, et qui interfère avec le fonctionnement dans la vie quotidienne. Cependant, les experts (McKhann et al., 2011) mandatés par l’Institut national du vieillissement (National Institute of Aging) et l’association Alzheimer des États-Unis pour mettre à jour les critères diagnostiques de la MA ont récemment considéré que cette maladie pouvait s’exprimer de différentes façons au plan cognitif. Ils distinguent ainsi une présentation amnésique (estimée comme étant la plus commune), dans laquelle les troubles de mémoire sont prédominants, et des présentations non amnésiques : des troubles du langage prédominants, des troubles visuoperceptifs (de lecture, de reconnaissance des objets, etc.) prédominants et des déficits affectant particulièrement le fonctionnement exécutif (le raisonnement, le jugement ou la résolution de problèmes).
McKhann et collaborateurs ont également accordé une place importante aux biomarqueurs dans le diagnostic de la MA. Ces biomarqueurs sont des mesures, par imagerie cérébrale ou par analyse du liquide céphalo-rachidien (obtenu par une ponction lombaire), permettant de recueillir des indications objectives de l’accumulation de plaques séniles et de dégénérescences neurofibrillaires, ainsi que de la présence d’atteintes neuronales (atrophie cérébrale et hypométabolisme dans certaines régions censées être spécifiquement affectées dans la MA, notamment certaines régions de l’hippocampe). Nous reviendrons ultérieurement sur les implications de ces changements dans les critères diagnostiques (voir aussi Van der Linden & Juillerat Van der Linden, 2014).
Dans le but d’identifier le processus de la MA le plus précocement possible, l’approche biomédicale a élaboré une autre catégorie diagnostique, intermédiaire entre le vieillissement cognitif dit normal et la MA (dans son expression démentielle), à savoir le MCI (mild cognitive impairment). Il s’agissait initialement d’un concept destiné à être utilisé dans un but de recherche, mais le champ clinique s’en est rapidement emparé.
Les experts mandatés par l’Institut national du vieillissement et l’association Alzheimer des États-Unis ont donc également établi de façon détaillée les critères diagnostiques du MCI (Albert et al., 2011). Pour aboutir au diagnostic de MCI, il faut identifier une inquiétude quant à un changement dans le fonctionnement cognitif par rapport au niveau antérieur de la personne (inquiétude pouvant être relevée par la personne âgée elle-même, par une personne proche ou par un clinicien qualifié qui observe la personne âgée). Il faut aussi, dans un ou plusieurs domaines cognitifs, identifier une performance plus faible que celle attendue compte tenu de l’âge et du niveau scolaire du patient. Plus précisément, les scores aux tests cognitifs correspondant au diagnostic de MCI doivent se situer à 1 ou 1,5 écart-type en dessous de la moyenne des performances de personnes appariées en âge et niveau scolaire, et ce sur base de données normatives adéquates (notamment au plan culturel). Enfin, il faut aussi qu’il y ait une préservation des capacités fonctionnelles dans la vie quotidienne (contrairement à ce qu’impose le diagnostic de MA, dans son expression démentielle) : les changements cognitifs devraient donc être suffisamment légers pour qu’il n’y ait pas de trouble significatif dans le fonctionnement quotidien.
Pour conclure à un diagnostic de MCI consécutif à un processus de MA, il est nécessaire d’exclure d’autres maladies systémiques ou cérébrales (par exemple, vasculaire, traumatique ou métabolique). La mise en évidence d’un déclin cognitif progressif fournit un élément supplémentaire en faveur du diagnostic de MCI consécutif au processus de la MA (il importe donc d’obtenir des évaluations cognitives longitudinales). Les experts ajoutent aussi qu’une performance faible à un test de mémoire épisodique sera plus fréquemment observée chez les patients MCI qui évolueront vers un diagnostic de MA, mais que d’autres domaines cognitifs doivent aussi être explorés. Ainsi, différents types de MCI ont été distingués : MCI de type mnésique ou non mnésique ; MCI lié à un domaine cognitif unique ou à des domaines cognitifs multiples. Il s’agit aussi de prendre en compte la présence des facteurs génétiques, en particulier une mutation sur les gènes APP, PS1, PS2 (un MCI chez les personnes ayant ce facteur génétique sera alors considéré comme le prodrome de la MA ; la grande majorité de ces cas développeront une MA précoce, avant 60 ans), ainsi que la présence de l’allèle ε4 dans le gène de l’apolipoprotéine E (ApoE, le seul gène largement reconnu comme augmentant le risque de développer une MA à début tardif). Enfin, les experts proposent de considérer qu’il y a une haute probabilité pour que le MCI soit dû à la MA quand on identifie chez la personne un biomarqueur amyloïde positif et un biomarqueur d’atteinte neuronale positif.
Comme nous le verrons dans le chapitre 2, ces critères diagnostiques de MCI sont très problématiques, tant au plan conceptuel que méthodologique3. Il apparaît notamment que la majorité des personnes ayant reçu ce diagnostic n’évoluent pas vers une MA (ou plus généralement vers une démence) et restent stables ou s’améliorent. Néanmoins, ce concept de MCI fait l’objet d’un nombre croissant d’études. Ainsi, en 2012, Ritchie et Ritchie indiquent que 11 659 publications relatives au MCI ont été rapportées dans PubMed (un moteur de recherche de publications) au moment où ils ont rédigé un éditorial visant à faire le point sur ce concept. Par ailleurs, Roberts et collaborateurs (2010) ont constaté que 90 % des neurologues états-uniens ayant répondu à un questionnaire les interrogeant sur leur conception du MCI le reconnaissaient en tant que diagnostic clinique et utilisaient son code diagnostique à des fins de facturation. En outre, une grande partie de ces neurologues prescrivaient aux personnes MCI des traitements « anti-Alzheimer », à savoir des inhibiteurs de la cholinestérase (parfois : 45 % ; de façon régulière : 24,8 %) ou de la mémantine (parfois : 30,7 % ; régulièrement : 8,5 %). Nous n’avons pas connaissance de données publiées sur cette question en Europe, mais on peut raisonnablement penser qu’une tendance analogue (voire accentuée) s’y dessine. De façon intéressante, Tricco et collaborateurs (2013) ont conclu, suite à une revue systématique et à une méta-analyse, que les médicaments anti-Alzheimer disponibles sur le marché, à savoir les inhibiteurs de la cholinestérase (donépézil, rivastigmine et galantamine) ainsi que la mémantine, n’amélioraient pas les capacités cognitives et l’état fonctionnel des personnes ayant reçu un diagnostic de MCI.
Les experts qui se sont réunis à la demande de l’Institut national du vieillissement et de l’association Alzheimer des États-Unis ont également élaboré de nouveaux critères visant au diagnostic des stades précliniques (asymptomatiques) de la MA (Sperling et al., 2011). Ils se sont globalement fondés sur l’hypothèse de la cascade amyloïde, une hypothèse qui, bien que contestée, est encore actuellement la plus fréquemment proposée pour expliquer la survenue de la MA. Cette hypothèse postule que l’accumulation de plaques amyloïdes (plaques séniles) constitue le premier responsable de la cascade dégénérative menant à la MA et, donc, que l’accumulation intracellulaire de protéine tau (les dégénérescences neurofibrillaires) est secondaire à l’augmentation de plaques amyloïdes (pour une présentation de cette hypothèse et de ses limites, voir Whitehouse & George, 2009). Sur cette base, les experts ont proposé trois stades séquentiels de la MA préclinique (qui précéderaient donc le stade du MCI) : 1. Présence isolée (sans symptômes cognitifs) de biomarqueurs de substance amyloïde (amyloïdose) ; 2. Présence conjointe (sans symptômes cognitifs) de biomarqueurs de substance amyloïde et de biomarqueurs d’atteintes neuronales (atrophie cérébrale et hypométabolisme dans les régions considérées comme étant la « signature » de la MA ; niveau élevé de protéine tau dans le liquide céphalo-rachidien) ; 3. Présence conjointe de biomarqueurs de substance amyloïde, de biomarqueurs d’atteintes neuronales et de performances cognitives faibles (mais ne correspondant pas aux critères de MCI et de démence).
Les experts mentionnent explicitement que ces critères de MA préclinique ont été conçus à des fins de recherche, mais leur utilisation clinique est manifestement déjà en route, en dépit des importantes incertitudes qui subsistent quant à leur validité (voir le chapitre 2 et Van der Linden & Juillerat Van der Linden, 2014) et des risques que leur adoption dans un but diagnostique fait courir aux personnes concernées.
Dans les sections qui suivent, nous montrerons, par un entretien fictif entre un médecin et une personne âgée, comment se met en place la médicalisation croissante du vieillissement. Nous présenterons ensuite, de façon plus approfondie, les représentations sociales que véhicule ce modèle biomédical ainsi que le contexte social et culturel au sein duquel il a émergé.
Dans une chronique publiée en août 2010 sur leur blog Beyond the myth4, Whitehouse et George ont proposé à leurs lecteurs un entretien fictif entre un patient et son médecin, qui se tiendrait dans une consultation du Nouveau Monde de l’Alzheimer, dans laquelle on ferait un usage courant des procédures de diagnostic précoce (des biomarqueurs) que nous venons de décrire. Cet entretien (traduit par nos soins) nous paraît très représentatif de ce qui existe actuellement dans certaines consultations mémoire.
Le médecin : Bienvenue dans notre clinique !
Le « patient » : Je suis inquiet pour ma mémoire.
Le médecin : Oui, je vois d’après vos résultats à des tests de mémoire que vous avez un léger problème. Vous avez de la chance, nous avons un nouveau test pour les personnes comme vous. En fait, nous avons beaucoup de nouveaux tests.
Le « patient » : En quoi vont-ils m’aider ?
Le médecin : Ils vont nous montrer quelle est l’importance des lésions au niveau de votre cerveau.
Le « patient » : Pouvez-vous me dire quels types de lésions et ce que l’on peut faire alors ?
Le médecin : Nous pourrons vous dire que vous présentez des anomalies au niveau de certaines protéines, qui sont associées chez certaines personnes – mais pas toutes – à des problèmes de mémoire.
Le « patient » : Est-ce que cela permet de poser un diagnostic spécifique ?
Le médecin : Pas exactement, mais cela augmente la probabilité de certains diagnostics, comme celui de maladie d’Alzheimer.
Le « patient » : Cela veut dire que la maladie d’Alzheimer se manifeste de manière particulière à ces tests ?
Le médecin : Oui, mais il y a des recouvrements avec d’autres affections et avec le vieillissement.
Le « patient » : Bien… Si je fais ces tests, combien vont-ils coûter ?
Le médecin : Cela dépend de combien vous en faites. En fait, les assurances ne paient pas pour ces tests, car ils sont considérés comme expérimentaux. Si vous les passez tous, cela peut coûter jusqu’à plusieurs milliers de dollars (NDA : les remboursements varient d’un pays à l’autre).
Le « patient » : Devrai-je avoir une ponction lombaire et une imagerie cérébrale, comme c’est décrit dans votre brochure ?
Le médecin : En fait, nous pouvons utiliser l’information fournie soit par l’un ou l’autre de ces tests, soit par l’ensemble des deux ; plus il y en a, mieux nous pourrons expliquer le risque que vous encourez.
Le « patient » : Donc, plus je passerai de tests, plus l’information dont vous disposerez sera précise ?
Le médecin : Oui, mais nous ne pourrons cependant vous donner qu’une fourchette de risque et nous ne sommes pas vraiment sûrs de la taille de cette fourchette.
Le « patient » : Alors, quel test devrais-je passer ?
Le médecin : Eh bien… Il faut que je vous dise que nous avons des fonds de recherche dans certains domaines et que nous avons en fait notre propre test, que nous essayons de commercialiser.
Le « patient » : Oh ! Et qu’est-ce que cette information va avoir comme conséquence au niveau de vos recommandations de traitement ?
Le médecin : Je vais vous dire de manger des fruits et des légumes, de faire régulièrement de l’exercice et de garder votre esprit actif.
Le « patient » : Je fais déjà assez bien tout cela, mais en quoi ce conseil dépend-il des résultats du test ?
Le médecin : En fait, il n’en dépend pas vraiment, mais je le donnerai avec plus d’insistance si vos résultats aux tests sont mauvais. Et j’aurai tendance à vous dire de mettre vos affaires financières et légales en ordre s’il apparaît que votre état va s’aggraver.
Le « patient » : Je pense de toute manière que chacun devrait avoir élaboré des directives anticipées ; ne courons-nous pas tous le risque de mourir quand nous vieillissons ?
Le « patient » encore : Oh. mais. ces tests doivent avoir un lien avec les médicaments que vous recommandez.
Le médecin : Il se pourrait que ce soit le cas à l’avenir, mais, pour le moment, nous n’avons aucun médicament qui puisse modifier vos lésions cérébrales.
Le « patient » : Oh, je vois… bien… Quand pourra-t-on obtenir ce médicament ? Je n’arrête pas de lire des articles à ce sujet dans les journaux.
Le médecin : À tout moment ! Des centaines d’entre eux sont actuellement à l’étude.
Le « patient » : C’est marrant, je viens de lire que c’est exactement ce que disait un médecin d’Harvard à la télévision il y a cinq ans.
Le médecin : C’est parce que ces recherches sont coûteuses et difficiles ; de plus, nous ne savons pas exactement combien d’affections nous essayons d’identifier et de traiter.
Le « patient » : Cela paraît difficile ; peut-être que je devrais juste prendre soin de moi, de ma famille, de mes affaires et revenir lorsqu’un médicament sera sur le marché.
Le médecin : C’est une manière de penser dépassée. Nous avons besoin que des gens passent ces tests pour que nous puissions les aider à s’améliorer.
Le « patient » : M’améliorer moi ?
Le médecin : Non, les tests.
Le « patient » : Alors, dans ce Nouveau Monde, je passe plein de tests qui coûtent cher, dont vous n’êtes pas en mesure de me dire quels sont les meilleurs, qui ne donnent qu’une idée vague du risque que j’encours et qui ne mènent à aucune différence dans mon traitement ?
Le médecin : Eh bien… si vous voyez les choses comme ça…
Le « patient » : Peut-être que l’Ancien Monde est meilleur. J’ai entendu dire qu’il est assez fréquent de présenter un peu de sénilité et que l’engagement dans des activités au sein de sa communauté fonctionne assez bien. Je vais donc me rendre à mon travail bénévole à l’École intergénérationnelle ; alors au revoir, et à notre prochain rendez-vous, quelle qu’en soit la date…
Ce « patient » fictif s’en est allé, en se distanciant apparemment de la perspective biomédicale réductrice adoptée par le médecin. Mais combien d’autres ne vont-ils pas sortir de cette situation en portant le poids énorme de l’anxiété et de la stigmatisation ? C’est cette question que nous aborderons dans la partie qui suit.
Les termes que nous utilisons quotidiennement pour décrire les aspects problématiques du vieillissement cérébral et cognitif contribuent à stigmatiser et à isoler socialement les personnes âgées qui présentent des difficultés cognitives. Ainsi, George (2010) a décrit comment nous en sommes progressivement venus à considérer les personnes en difficultés cognitives comme des victimes d’une maladie dévastatrice singulière (la MA), d’une épidémie (analogue aux épidémies infectieuses), contre laquelle il faut mener une guerre implacable. De façon plus spécifique, Behuniak (2010b), professeure au département de sciences politiques du Le Moyne College à Syracuse (dans l’État de New York), a constaté que la littérature populaire et scientifique envisage les personnes ayant reçu un diagnostic de MA comme des morts-vivants (des zombies). Cette métaphore s’est répandue dans le discours social, suscitant ainsi terreur et révulsion, et elle a déshumanisé et marginalisé les personnes (il y a celles qui sont touchées par la maladie et celles qui ne le sont pas). Behuniak en appelle ainsi à une action de résistance, dans laquelle l’accent est mis sur ce qui nous relie, ce que nous avons en commun et sur notre interdépendance. George et Behuniak ne minimisent en rien les difficultés et la souffrance auxquelles peuvent être confrontées les personnes âgées qui présentent une démence, mais ils plaident pour un changement profond du regard que la société porte sur ces personnes, qui conduira en retour à changer le regard qu’elles portent sur elles-mêmes. Cette résistance passe notamment par un changement de langage !
Dans un travail effectué dans le cadre de la Fondation Roi Baudouin en Belgique, Van Gorp et Vercruysse (2011), de la Katholieke Universiteit Leuven, ont répertorié, au moyen d’une analyse systématique et inductive du framing, les différentes manières dont les médias définissent la MA. Les frames sont des principes organisateurs socialement partagés qui servent à rendre compréhensible une question complexe (en l’occurrence ici la MA), en la mettant en relation avec des idées qui nous sont familières.
Les auteurs ont ainsi analysé un important matériel (plus de 3 000 citations, extraites de romans, articles de journaux, magazines, brochures, films, documentaires, reportages télévisés, extraits vidéo en ligne et sites Internet), ce qui leur a permis d’identifier six frames dominants et six frames alternatifs ou contre-frames (les auteurs fournissent dans leur texte une description détaillée de ces frames, accompagnée de nombreuses illustrations) :
1. Le dualisme corps-esprit : comme la personne ayant une MA perd son esprit, il ne reste plus qu’une enveloppe matérielle. Même si le corps est encore en vie, l’être humain qui l’habite peut déjà être tenu pour mort, puisqu’il a perdu sa personnalité et son identité.
2. L’envahisseur : la maladie est présentée comme un ennemi ou un monstre qui doit être combattu. Ce frame utilise fréquemment un langage guerrier.
3. La foi dans la science : la dimension scientifique est mise en avant, laissant entrevoir un espoir de guérison, à condition que l’on continue à consacrer suffisamment d’argent à la recherche.
4. La peur de la mort : ce frame souligne le lien entre la maladie et la mort. Le diagnostic est assimilé à une sorte de condamnation à mort, au début d’une catastrophe totale.
5. Les rôles inversés : les « malades d’Alzheimer » redeviennent des enfants, ce qui implique une inversion des rôles (les enfants deviennent les parents de leurs parents et doivent, par exemple, leur donner à manger ou s’occuper de leur hygiène intime).
6. Sans contrepartie : l’accent est mis sur le fardeau que représentent les « malades d’Alzheimer » pour leurs proches, un fardeau d’autant plus lourd qu’il est sans réciprocité et que nous accordons beaucoup d’importance à l’autonomie.
À ces six frames dominants, les auteurs opposent six frames alternatifs, des contre-frames trouvés notamment dans les livres écrits par Whitehouse et George (2009 ; Le mythe de la maladie d’Alzheimer) et par van Rossum (2009 ; Een vreemde kostganger in mijn hood. Mijn leven met Alzheimer [Un étrange pensionnaire dans ma tête. Ma vie avec Alzheimer]) :
1. L’unité corps-esprit : les « malades d’Alzheimer » ne deviennent jamais des objets : ils restent en permanence des êtres humains, avec leur identité, leur personnalité, leur passé. L’accent n’est pas mis sur ce qui est perdu, mais sur ce qui reste (notamment une vie émotionnelle riche).
2. L’étrange compagnon de voyage : il s’agit de considérer la maladie comme « quelqu’un » que l’on rencontre sur le chemin de son existence et avec qui il faut accepter de vivre. Il ne faut pas ressentir sa présence comme un fardeau et il s’agit surtout de conserver la maîtrise de sa propre existence : ce n’est pas ce compagnon de voyage qui doit décider de ce qui se passe.
3. Le vieillissement naturel : ce n’est pas une maladie, mais une variante du processus naturel du vieillissement du cerveau humain, même si c’est sous une forme extrême. Il faut dès lors passer de l’idée de traitement (et de guérison) à celle de la prise en soin, en mettant à l’avant-plan la personne humaine.
4. Carpe diem : l’accent est mis sur le temps que les personnes ont encore à vivre et sur le fait qu’il leur reste encore beaucoup de moments dont elles pourront profiter (chercher le bonheur et le réconfort dans les petites choses de l’existence).
5. Chacun son tour : les enfants des « malades d’Alzheimer » acceptent l’idée que, dans la vie, c’est chacun son tour : le moment est venu pour eux de devenir les « parents » de leurs parents. Les personnes ne sont pas infantilisées, mais sont considérées comme les adultes vulnérables qu’elles sont devenues
6. La bonne mère : l’entourage continue à considérer le « malade » comme une personne à part entière. L’objectif est de permettre des contacts émotionnels. En entrant dans l’univers de vie de la personne et en respectant ses préférences, il s’agit de lui faire ressentir tout l’amour que l’on éprouve pour elle.
En fait, il apparaît que seuls deux des frames alternatifs fonctionnement réellement comme des contre-frames (« L’étrange compagnon de voyage » et « Carpe diem »), au sens où ils agissent de manière autonome en ignorant la terminologie des frames dominants, ce qui a pour avantage que le récepteur du message n’est pas influencé par ceux-ci. Selon les auteurs, cet inventaire de frames et contre-frames conduit logiquement à conseiller d’avoir plus souvent recours à des contre-frames dans la communication sur la MA, pour la rendre plus acceptable socialement. Dans cette perspective, un deuxième objectif de ce travail a été d’examiner si un message relatif à la MA inspiré de deux frames alternatifs (« L’unité corps-esprit » et « Carpe diem ») pouvait apparaître comme crédible, compréhensible et accrocheur aux yeux du public (par l’évaluation d’une campagne-test sur un échantillon représentatif de la population belge). De manière générale, cette campagne a bénéficié d’un accueil positif et a effectivement été globalement considérée comme crédible, compréhensible et efficace.
Les auteurs mentionnent néanmoins un obstacle à l’utilisation de contre-frames. En effet, certains pourraient considérer qu’il est tout aussi important, pour les « malades » et les acteurs concernés, que la MA reste une priorité pour les décideurs, les chercheurs et les médias. Dans cette perspective, il est tentant de faire appel aux frames dominants. Cette stratégie des frames dominants est habituellement utilisée pour assurer le financement de la recherche et de certaines associations spécialisées. Mais, comme le relèvent les auteurs, si cette stratégie peut avoir des effets positifs à court terme (davantage de fonds), elle perpétue les tabous à long terme et une vision fataliste de la MA. Enfin, les auteurs indiquent que l’utilisation de contre-frames ne signifie pas qu’il faille minimiser la gravité de la MA, les moments tragiques et la dernière phase de cet état, ce qui ne ferait que renforcer les tabous. Et d’ajouter à juste titre : « Mais, pour l’instant, toute l’attention se porte de manière démesurée sur cette phase ultime ! »
Dans ce travail d’une grande richesse, Van Gorp et Vercruysse analysent finement les frames dominants dans la communication sur la MA et identifient les différents contre-frames. Néanmoins, les analyses de ces auteurs restent conduites dans le cadre du modèle biomédical dominant qui identifie la MA comme une maladie spécifique et distincte du vieillissement dit normal (ou naturel). Ainsi, même s’ils mettent en évidence un contre-frame intitulé « vieillissement naturel », qui présente la MA comme une variante du processus naturel du vieillissement du cerveau humain, ils n’envisagent pas réellement de l’exploiter à des fins de déstigmatisation. Par ailleurs, dans leurs commentaires et analyses, ils renvoient constamment à l’existence d’une maladie spécifique et il s’agit pour eux de nuancer l’image de cette maladie, mais pas de mettre en question son statut.
La stigmatisation dont fait l’objet la personne qui reçoit un diagnostic de MA ou de démence affecte aussi celles et ceux qui sont proches d’elle (c’est la stigmatisation par association) : ainsi, cette stigmatisation modifie la façon dont la personne qui a reçu le diagnostic se perçoit, s’évalue et se comporte, mais aussi la façon dont ses proches la perçoivent et l’évaluent, se conduisent envers elle et réagissent émotionnellement à ses difficultés.
Werner et collaborateurs (2010) se sont précisément penchés sur la stigmatisation vécue subjectivement par les proches de personnes ayant reçu un diagnostic de MA. Dans une étude qualitative réalisée en Israël, les auteurs ont mené un entretien semi-structuré auprès de dix adultes (huit femmes et deux hommes) apportant des soins et de l’aide à leur père/mère. L’âge moyen des proches aidants était de 52,9 ans et ils étaient impliqués dans l’aide et le soutien à leur parent depuis en moyenne 4,4 années. La structure de base de l’entretien était la même pour tous et celui-ci était amorcé par des questions du type : « Essayez de vous souvenir de la réaction des autres quand vous leur avez dit que votre père/mère avait une maladie d’Alzheimer » ; « L’attitude des autres vis-à-vis de votre père/mère a-t-elle changé après le diagnostic ? Si oui, comment ? » ; « L’attitude des autres vis-à-vis de vous-même a-t-elle changé suite au diagnostic ? Si oui, comment ? » ; « Avec qui avez-vous partagé le diagnostic ? Comment ces personnes ont-elles réagi ? » ; « Que ressentez-vous du fait de la maladie de votre père/mère ou de son comportement ? » ; « Comment pensez-vous que le grand public perçoit les personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer ? » ; etc. Les informations étaient recueillies jusqu’à ce qu’aucune information nouvelle ne soit obtenue.
Une analyse de contenu a fait émerger trois dimensions principales dans l’expérience subjective (ressentie) de stigmatisation vécue par les proches aidants :
– une stigmatisation intrapersonnelle, en lien avec les attributions que les proches aidants eux-mêmes mettent en place concernant les problèmes cognitifs, les comportements inappropriés, la détérioration physique ou fonctionnelle de leur père/mère. Cette stigmatisation fait émerger une grande palette d’émotions (compassion, chagrin, culpabilité, honte, gêne, dégoût), certaines d’entre elles (comme la gêne ou le dégoût) conduisant à une recherche moindre d’aide, à la dépression, à la dissimulation de l’état de leur parent ainsi qu’à une réduction des interactions avec lui et de l’implication dans les soins ;