« À moi-même, menant une bien petite barque sur l’océan de la guerre, l’Indochine apparaissait alors comme un grand navire désemparé que je ne pourrais secourir avant d’avoir réuni les moyens du sauvetage.
Le voyant s’éloigner dans la brume, je me jurais de le ramener un jour. »
Charles de Gaulle
Mémoires de guerre, t. 1 : L’appel, 1940-1942
© Nimrod / Movie Planet 2017
Copyright Franck Mirmont © Nimrod / Movie Planet 2015
Révision : Véronique Duthille
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e-ISBN : 9782915243833
© 2017, version numérique Primento et Éditions Nimrod
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
Ce livre doit son existence à l’Amicale des anciens légionnaires parachutistes (AALP), qui m’avait invité, en avril 2013, à son assemblée générale annuelle pour y présenter un livre sur la Légion étrangère en compagnie de quelques autres auteurs. J’y avais remarqué la présence d’un homme à la silhouette élancée, à l’air déterminé et au regard perçant. Il n’y avait pas de doute, cet homme en imposait auprès de ses camarades, qui s’adressaient à lui sur un ton respectueux. Avant de quitter cette assemblée et de laisser les membres de l’amicale dîner entre eux, je pris le temps d’aller saluer cet homme mystérieux et d’échanger nos cartes de visite. La sienne indiquait : « Médecin colonel Jean-Louis Rondy ». Il avait servi comme médecin du 1er BEP lors de la bataille de Diên Biên Phu.
Lorsque nous reprîmes contact, Jean-Louis Rondy se dit d’accord pour me livrer son témoignage sur Diên Biên Phu, mais aussi ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, ainsi que ceux du camp de prisonniers qu’il avait connu. J’avais le projet d’écrire sur Diên Biên Phu, mais je voulais également traiter du cheminement qui avait conduit Jean-Louis Rondy et d’autres jusqu’à l’Indochine et ce qu’ils avaient pu devenir après la terrible bataille. Pour qu’un tel récit croisé soit possible, je souhaitais rencontrer d’autres anciens afin de recueillir leur parole.
Je fis la connaissance d’un légionnaire d’origine hongroise qui avait rejoint Vienne à pied à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ses parents ayant été tués par les libérateurs soviétiques. Il s’était engagé dans la Légion étrangère à 17 ans pour la simple raison que les légionnaires rencontrés à Vienne l’avaient nourri et habillé. Mais il avait trop de souvenirs difficiles, trop d’images de mort ou de mutilation à l’esprit, et il ne cessait de me répéter : « Mais comment voulez-vous raconter cela ? On ne peut pas raconter cela ! » Je ne pus le convaincre de me confier le soin de raconter cela. Je le regrette aujourd’hui encore.
J’entrai ensuite en contact avec d’anciens pilotes américains de la CAT, ces pilotes en civil au manche des énormes C-119 dont les capacités de largage furent essentielles à la survie prolongée de Diên Biên Phu. L’âge avancé des quelques survivants empêcha cependant que cette piste aboutisse.
Au bout de plusieurs journées d’entretiens échelonnées sur quelques semaines, Jean-Louis Rondy me renouvela sa confiance en me présentant un légionnaire allemand, Heinrich Bauer, ancien du 2e BEP. Puis, par hasard, je fis la connaissance de Bernard Ledogar, un ancien du 6e BPC. Celui-ci me présenta alors Jean Carpentier, un ancien de l’aéronavale. Alors que je poursuivais mes entretiens avec les uns ou les autres, je reçus par la poste le récit de Jean Guêtre. Ses enfants me l’avaient envoyé pour avoir mon avis sur une publication éventuelle. Je leur proposai d’intégrer le récit de Jean Guêtre dans l’ouvrage que je préparais, d’autant plus que ce récit avait besoin d’être remis en ordre, vérifié d’après des journaux de marches ou complété par d’autres témoins. Je fis ainsi appel à Francis Agostini, lui aussi un ancien du commando Nord Vietnam n° 32, dont l’aide se révéla précieuse. La vision que Jean Guêtre avait de l’Indochine me permettrait d’évoquer le delta tonkinois, trop souvent oublié.
Enfin, la lecture d’un article de Sandra Cazenave dans le quotidien La Dépêche du Midi attira mon attention. À l’occasion du 60e anniversaire de Diên Biên Phu, la journaliste y interviewait Pierre Latanne, un ancien du 5e BPVN ayant participé aux combats. Il semblait avoir de nombreux souvenirs à raconter et je pris la liberté de le contacter. Il accepta de participer à ce projet éditorial et mit ses talents d’écrivain au service de notre travail collectif.
Avant de prendre contact avec chacun des ces « anciens », je ne savais rien de leur vie ni de leurs opérations. Je n’avais pas cherché à rencontrer des héros, des guerriers ou des soldats d’exception. Je voulais juste parler de « gens ordinaires » que le destin avait projetés au cœur de la guerre d’Indochine. J’ai alors découvert combien la route qu’ils avaient parcourue avait été longue. À plusieurs moments de leur vie, ces « gens ordinaires » avaient été confrontés à des événements ou à des drames extraordinaires. À ce que le légionnaire hongrois résumait d’un simple mot : « cela » ; un mot qui lui faisait baisser la tête et noyait ses yeux tant il renfermait à lui seul de souvenirs et de violence.
Franck Mirmont
Paris, Mars 2015
Le plus jeune de ceux de Diên Biên Phu était un Allemand du 2e bataillon du 5e Régiment étranger d’infanterie. Il comptait parmi ces 80 légionnaires du « 5e Étranger » volontaires pour être parachutés « pour l’honneur » au-dessus du camp retranché entre le 26 et le 30 avril. Il s’est éteint le lendemain de la chute du camp, le 8 mai, sans doute à la suite de blessures reçues au cours des jours précédents. Il s’appelait Kurt Scherf et n’était âgé que de 17 ans et demi.
Le plus âgé était un Marocain de 54 ans, du nom de Mohamed Kaddour Ben Abbès, un soldat de 2e classe au sein du 3e groupe du 10e Régiment d’artillerie coloniale. Il était né avec le siècle à quelques kilomètres de Marrakech, la perle du Sud, pour venir mourir dans cette perle de l’empire français après une vie de baroud qui l’avait sans doute conduit à faire la campagne d’Italie ou celle de France. Peut-être même s’était-il illustré avec son régiment à Narvik lors de la campagne de Norvège de 1940. Il avait survécu jusqu’à la fin de la bataille, mais son expérience de la guerre ne l’a pas empêché de mourir comme un chien dans les camps de captivité viêt-minh après la chute du camp. Aucun de ses compagnons d’armes du 3e groupe du 10e Régiment d’artillerie coloniale n’a d’ailleurs survécu à cette bataille ou aux camps qui lui ont succédé. Et, un peu plus d’un mois après sa mort, ce sera au tour de ses camarades du 2e groupe du 10e Régiment d’artillerie coloniale d’être décimés lors de l’opération Églantine, la dernière des grandes tragédies de l’armée française en Indochine.
Ceux qui ont combattu à Diên Biên Phu étaient originaires de France, d’Allemagne, d’Algérie ou du Maroc, du Vietnam et du Cambodge bien sûr, mais ces soldats qui se sont battus pour l’Union française, et pour la France, venaient aussi de Hongrie, de Tchécoslovaquie, d’Espagne, d’Italie, de Pologne, du Danemark, de Russie ou encore du Portugal. Près d’une cinquantaine de nationalités ont ainsi saigné sous le drapeau français pendant les 170 jours que dura cette occupation de la plaine de Diên Biên Phu. Ils avaient en moyenne 26 ans et, si plusieurs d’entre eux avaient déjà connu le combat et croisé la route de la Faucheuse sur les champs de bataille, de nombreux autres découvrirent ce qu’était vraiment la guerre lors de cet affrontement terrible mené d’un côté par la poigne de fer du général Giap, un stratège impitoyable, et de l’autre par les mains gantées de velours d’un état-major français incapable de s’adapter à cette guerre d’un nouveau genre, bridé par des hommes politiques français dont les batailles s’effectuaient au parloir plutôt que dans la boue ou la jungle asiatique.
Pour connaître un peu mieux ces hommes, et pour mesurer le fossé qui pouvait parfois séparer les combattants de la plaine de Diên Biên Phu ou du delta tonkinois des stratèges de Saigon ou de Haiphong, je me suis attaché à retracer l’itinéraire de plusieurs d’entre eux : Jean-Louis Rondy, un jeune médecin du 1er BEP ; Heinrich Bauer, un légionnaire allemand du 2e BEP ; Bernard Ledogar, un jeune parachutiste du 6e BPC ; Pierre Latanne, un sous-lieutenant du 5e BPVN ; Jean Carpentier, un second maître armurier de l’aéronavale ; et Jean Guêtre, un commando Nord Vietnam opérant à moins de 200 kilomètres de la vallée perdue. Aucun de ces hommes ne se destinait particulièrement à la carrière militaire, et encore moins à servir en Indochine, mais l’Histoire, par l’un de ces revirements dont elle est coutumière, les a ramassés au gré de sa fantaisie dans leur ville ou leur village pour les conduire au bout du monde et leur faire vivre l’indicible.
Mais plus encore que Diên Biên Phu, une bataille qui, aussi sanglante et sauvage fût-elle, laissa encore la place à l’héroïsme et au panache, ce furent surtout les camps de prisonniers viêt-minh qui marquèrent les survivants pour le restant de leurs jours. Si de nombreux ouvrages évoquent cette bataille à travers le parcours personnel d’un homme et de son unité, ou de manière plus impersonnelle à travers les mouvements de telle division contre tel bataillon, et si quelques ouvrages soulignent le calvaire des prisonniers du Viêt-minh, il nous semblait important d’apporter au lecteur une vision plus humaine et plus complète de ce que fut réellement le cheminement de ceux qui furent déployés à Diên Biên Phu et qui, bien plus tard, et en nombre bien moins important, en revinrent – un cheminement plus ou moins brutal de la jeunesse vers la guerre, puis de la guerre vers l’horreur et l’abjection la plus totale.
Enfin, pour ceux qui survécurent à la bataille et aux camps de prisonniers, le combat n’était pas encore achevé. Il leur fallut ensuite rentrer en France et affronter une population indifférente, voire hostile. Là encore, la bataille continuait.
Soixante ans plus tard, alors que Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, rendait un vibrant hommage au général Giap à l’occasion de sa disparition, il ne semblait pas superflu de rappeler ce que fut la véritable histoire de quelques soldats anonymes qui, contrairement à celui qui participa à l’extermination de leurs camarades, ne bénéficieront sans doute d’aucun éloge funèbre ministériel lorsqu’à leur tour ils s’éteindront pour rejoindre la cohorte des fantômes oubliés de Diên Biên Phu et des camps de prisonniers.
Jean-Louis Rondy voit le jour à Paris le 9 mai 1926, à une époque où il n’est pas rare de naître au domicile familial, surtout sous l’œil vigilant d’un père médecin et avec le renfort d’une parente sage-femme. C’est en cette même année 1926 qu’un inventeur écossais fait la première démonstration d’une invention baptisée « téléviseur » et qu’un ingénieur américain procède au lancement de la première fusée propulsée par un mélange d’essence et d’oxygène liquide. Cet engin, qui parvient à s’élever à une altitude de 12,50 mètres, marque le début de ce qui ne s’appelle pas encore la « conquête spatiale »…
La famille Rondy, originaire des Cévennes mais expatriée en Bourgogne depuis les dragonnades1 du maréchal de Villars, s’est élevée dans la société française à force de travail et d’étude. L’arrière-grand-père de Jean-Louis était un simple ouvrier tréfileur2, mais son grand-père avait eu l’opportunité de poursuivre ses études jusqu’au certificat avant de devoir trouver un métier qui lui permette de vivre. Il était devenu commis vendeur de calicot, avec le gîte et la chandelle, et avait puisé dans sa maigre paye pour s’acheter des livres de droit afin de travailler le soir et de passer plus tard une capacité en droit. Son examen réussi, il était entré comme simple clerc dans une étude d’huissier, puis s’était élevé au rang de premier clerc avant de racheter l’affaire « à tempérament ». Tout en remboursant ses dettes, il avait alors pu financer de véritables études à ses deux enfants, Maurice et Albert – le père de Jean-Louis. Albert, qui naît en 1897, passe le bac à 16 ans et entame des études de médecine, mais la guerre ne tarde pas à venir frapper à la porte de la famille. Enrôlé au 4e Régiment d’infanterie à Auxerre, un régiment qui sera décimé durant les offensives de Nivelles, le père de Jean-Louis se retrouve, à 18 ans à peine, médecin auxiliaire et chef d’une section de brancardiers. Blessé à la main alors qu’il ramassait des éclopés sur le champ de bataille, il devra abandonner son rêve de devenir chirurgien pour exercer, de retour à la vie civile, la médecine générale et l’anesthésie. Mais, à la fin de cette guerre, comme à la fin de toutes les guerres, les anciens combattants tirent parfois le diable par la queue. Malgré son diplôme de médecin et son expérience acquise sur le terrain, Albert doit se résoudre à passer le brevet de médecin de la marine marchande pour exercer à bord du Linois, un ancien cargo allemand versé aux Français au titre des réparations des dommages de guerre et affecté à la ligne Marseille-Saigon-Haiphong pour le compte des Chargeurs Réunis. Après quelques années d’exercice à bord de ce navire, dont les escales en Indochine lui permettent parfois de quitter le bord pour retrouver son frère, devenu administrateur des colonies, à Paksé, Albert peut enfin réunir ses économies pour s’installer définitivement en France et ouvrir un cabinet médical à Paris, dans le Ve arrondissement. Il se marie en 1925 et devient père pour la première fois l’année suivante.
Qui pouvait alors imaginer que la carrière d’Albert, médecin militaire, puis médecin civil à bord d’un navire reliant la France à l’Indochine, préfigurerait celle qu’allait connaître son premier enfant, Jean-Louis, qui, moins de trente ans plus tard, exercera à son tour comme médecin militaire au cœur de l’une des plus grandes batailles de l’armée française en Indochine ?
Mais Albert n’en a pas encore fini avec la guerre et la médecine de guerre. Après la grande guerre, celle qui devait être la « Der des ders », une autre se profile à l’horizon à l’été 1939. Alors que les ordres de mobilisation tombent, vidant les villages de tous leurs hommes valides, le jeune Jean-Louis, alors âgé de 13 ans, doit prolonger ses vacances dans le petit village de Grancey-sur-Ource, le berceau familial, pour aider aux moissons de septembre en compagnie des femmes, des vieillards et des invalides de 1914-1918. Et c’est avec « la Fernande », une robuste fermière, qu’il va ramasser les gerbes de blé à l’arrière de la moissonneuse du village manœuvrée par « le Paul », un mutilé de guerre aux allures de pirate en raison de sa jambe de bois. Il faut moissonner, mais il faut aussi traire les vaches, ramasser l’herbe pour les lapins ou encore profiter de la rosée matinale pour remplir les escargotières avant d’aller se baigner dans le ruisseau du village. La vie est belle et, n’était le tocsin qui sonne le 3 septembre pour signifier l’entrée en guerre de la France, il n’y a là que de bons souvenirs d’une enfance passée à travailler la terre sous le soleil de Bourgogne.
Les événements se précipitent cependant lorsque le père de Jean-Louis est rappelé à Auxerre, cette fois en qualité de capitaine médecin dans une école de jeunes filles transformée en hôpital auxiliaire. Il prend le temps de s’installer en ville, puis il y fait venir son épouse et leurs deux enfants, Jean-Louis et sa petite sœur. Tandis que les deux parents prennent leurs fonctions dans cet hôpital militaire des Moreaux – la mère de Jean-Louis officiant en qualité d’anesthésiste au titre de la Société de secours aux blessés militaires3 –, le jeune garçon entame une nouvelle scolarité en classe de troisième au lycée Jacques-Amiot tout en intégrant les scouts d’Auxerre, qui l’affublent du totem de « Coq méridional » en raison de son caractère bien trempé et de son goût pour la bagarre. Pendant quelques mois encore, Jean-Louis profite de cette drôle de guerre en s’amusant d’autant plus que son statut de scout lui vaut d’être enrôlé dans la défense passive. Le soir, au coucher du soleil, il arpente les rues avec un binôme, un brassard kaki à l’épaule frappé des lettres DP (défense passive) et de l’effigie de Marianne, sifflant sous les fenêtres toujours éclairées afin de rappeler à l’ordre les citoyens et de leur faire éteindre les lumières ou tirer les rideaux. C’est à celui qui, en sifflant le plus fort, pourra faire éteindre le plus grand nombre de lumières dans la rue d’un seul coup ! Qu’importe si le ciel est encore vide d’avions ennemis, Jean-Louis n’en patrouille pas moins avec sérieux et siffle ses ordres avec l’assurance d’un jeune officier fraîchement sorti de Saint-Cyr.
Après s’être fait attendre, la guerre, la vraie, finit cependant par arriver. Et elle s’engouffre brutalement dans la vie du jeune homme. En mai 1940, alors que Jean-Louis vient de fêter ses 14 ans, les Allemands effectuent une percée à Sedan, puis leurs divisions déferlent sur le territoire français. Il leur faut à peine plus d’un mois pour parvenir jusqu’à Auxerre, qu’ils bombardent violemment le 15 juin. Les coups de sifflet du jeune scout sont désormais dérisoires face à l’acier du Troisième Reich et, pour les civils comme pour les militaires, il n’y a d’autre issue que de fuir la ville. Le médecin capitaine Albert Rondy reçoit l’ordre de se replier avec le personnel de son hôpital auxiliaire, puis il quitte Auxerre à la tête de son convoi d’ambulances, d’infirmiers et de blessés sous le mitraillage des avions allemands. Madame Rondy et ses deux enfants prennent place à bord d’une voiture civile, conduite par un sergent-chef, et se collent tant bien que mal à la queue du convoi qui se fraye un chemin au milieu des populations civiles ayant pris elles aussi la route de l’exode. Au fil des jours, la guerre dévoile son vrai visage. Des anonymes désespérés poussent des charrettes sur lesquelles ils ont entassé leurs maigres biens ; des cadavres de chevaux gonflés par la mort, et parfois des cadavres humains, apparaissent peu à peu sur les bas-côtés, puis les véhicules abandonnés se succèdent de plus en plus régulièrement à mesure que l’essence commence à manquer… On dort dans les voitures lorsque le convoi s’immobilise sans raison apparente pendant une ou plusieurs heures, parfois on lève des yeux effrayés vers les avions allemands qui, heureusement, n’auront pas mitraillé cette fois-ci, puis il faut acheter de l’eau aux paysans roublards qui profitent de cette effrayante pagaille pour transformer leur puits en corne d’abondance. Il est question d’une ligne de défense sur la Loire, que le convoi longe sur la rive droite, puis la voiture familiale finit par quitter le convoi militaire pour gagner le petit village de Lavaur, dans le Tarn, où résident les grands-parents maternels de Jean-Louis.
La vie reprend alors tranquillement son cours dans cette région encore délaissée par les Allemands et, l’été achevé, Jean-Louis part comme pensionnaire au sein du Petit Séminaire de Saint-Sulpice, un établissement scolaire situé à quelques kilomètres de Lavaur et dirigé d’une main de fer par les jésuites. Obligation de s’habiller dans son lit pour ne pas exhiber la moindre parcelle de chair, chemise retroussée très exactement à la pliure du coude, interdiction d’ouvrir plus de deux boutons de sa chemise pour se laver, douches interdites et bains de pieds uniquement sur ordonnance médicale ! Jean-Louis tient trois mois à ce rythme puis, à la faveur d’une première permission de sortie, un week-end, il réussit à convaincre sa mère de ne plus jamais remettre les pieds – qu’il a enfin pu laver chez lui – dans cette institution d’un autre âge. Il abandonne l’éducation des jésuites pour passer chez les dominicains à Sorèze, dans une abbaye-école fondée en 1682 et érigée, en 1776, première des douze écoles royales militaires du royaume de France. Les douches y sont autorisées, mais l’ambiance y est sévère et les traditions plus que centenaires. Les 300 garçons scolarisés portent un uniforme militaire marron dont la couleur des épaulettes – vert, jaune, bleu ou rouge – diffère selon les âges et les sections d’enseignement, qui vont de la sixième à Maths élémentaires. Et comme rien ne vaut un esprit sain dans un corps sain, les élèves s’adonnent à l’escrime, montent à cheval ou pratiquent la natation dans la piscine découverte, été comme hiver. Il n’y a guère que la nourriture qui fasse défaut, les jeunes élèves devant par exemple se partager en huit une boule de pain pour vingt-quatre heures. Celui qui effectue le partage se sert en dernier, après que ses camarades auront pris soin de bien soupeser les différentes parts avant de choisir la leur.
À l’été 1942, âgé de 16 ans, Jean-Louis passe la première partie des épreuves du bac, un examen marqué par le suicide du recteur de l’académie de Toulouse. Le fils de celui-ci, gravement malade, avait été soigné par un médecin dont le propre fils avait, en retour, bénéficié de quelques leçons de latin dispensées par le recteur en personne. Après avoir révisé à deux ou trois reprises la même version latine avec le recteur, le gamin suppose qu’elle pourrait être proposée à l’épreuve du bac. Il en parle à des amis, achète une traduction, la recopie et la ronéotype pour la vendre de manière industrielle à ses camarades. Le jour venu, la version latine proposée à l’épreuve du bac est bien celle qu’il a commercialisée, à cette différence près qu’une phrase, jugée trop difficile, en a été supprimée. Les tricheurs rendent cependant leur copie en ayant traduit cette phrase qui n’existe plus… La supercherie est alors découverte. Un énorme scandale éclate, avec des interdictions à vie de repasser le bac, et le recteur, incapable de supporter la disgrâce qui le frappe, préfère mettre un terme à son existence.
Cet été 1942 laisse bientôt la place à l’automne, mais aussi à la guerre, qui semblait s’être fait oublier dans ce petit coin de France. Quelques jours après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord, les Allemands franchissent la ligne de démarcation et investissent la zone libre, où la vie devient de plus en plus difficile et les paysans de moins en moins accueillants. Des maquis commencent à germer çà et là, et Jean-Louis entre par hasard, via l’abbé Prom, qu’il a rencontré au Séminaire de Saint-Sulpice, en contact avec des membres de l’Organisation civile et militaire (OCM), un mouvement de résistance qui ne compte que quelques centaines de membres fin 1941, mais dont les effectifs vont s’accroître considérablement d’ici à la fin 1943. Compte tenu de son jeune âge, les missions de Jean-Louis se limitent à la distribution de courriers, mais elles prennent fin quand sa mère décide de rapatrier la famille à Paris afin d’y retrouver son mari, démobilisé en 1940 et rentré seul à Paris.
Inscrit dans une école privée proche du lycée Louis-le-Grand pour la rentrée scolaire 1943, Jean-Louis est un jour abordé par un brigadier de police, un ami de son père.
« Il paraît que tu connais l’abbé Prom ? Viens un peu discuter avec moi, je peux te faire faire des petites choses… »
Tout en travaillant à ses études, Jean-Louis retrouve ainsi l’OCM pour remplir de nouvelles petites missions qui le mèneront, peu à peu, sur le chemin de la vraie guerre. Il modifie les panneaux indicateurs après le couvre-feu tandis qu’un camarade fait le guet, ou s’arrange pour installer de faux panneaux incitant les camions allemands à emprunter l’impasse de la Photographie, dans le Ve arrondissement, où des résistants tombent alors sur le conducteur afin de piller le chargement de son camion bloqué. Lorsqu’une patrouille allemande menace de le surprendre durant le couvre-feu, il court se réfugier dans la pissotière la plus proche, où il se tient en équilibre sur l’un des urinoirs afin de dissimuler ses jambes et sa présence à la patrouille.
Quelques jours avant le 6 juin, Jean-Louis passe les épreuves écrites du bac, mais les épreuves orales sont annulées pour cause de débarquement ! À la libération de Paris, fin août 1944, le temps lui semble venu de passer à des choses plus sérieuses et il quitte ses planques dans les pissotières parisiennes pour rejoindre l’équipe du brigadier de police qui l’a recruté : une demi-douzaine de jeunes adultes sous la houlette d’un homme de 30 ans armé d’une vieille pétoire, quasiment un vieillard à leurs yeux. Ils prennent position dans les bureaux cossus d’un avocat parisien donnant sur le quai Saint-Michel, face à la préfecture de police, à partir desquels ils peuvent lancer des cocktails Molotov, acheminés au deuxième étage dans de simples casiers à bouteilles, sur les véhicules allemands qui viennent à rouler sous leurs fenêtres.
Au milieu des barricades qui s’élèvent un peu partout dans le quartier, la mère et la sœur de Jean-Louis font office d’infirmières dans un poste de secours improvisé, aux côtés de son futur beau-frère, étudiant en médecine, tandis que le père de Jean-Louis exerce ses talents de médecin dans un autre poste de secours.
Après quatre ou cinq jours passés aux fenêtres de son poste de combat improvisé, à manger et à dormir dans les bureaux de l’avocat, la petite troupe de l’OCM apprend que des chars français viennent d’arriver à l’Hôtel de Ville.
Pour les Parisiens, la guerre est finie. Mais pour Jean-Louis elle ne fait que commencer. Dès le lendemain, encore gonflé par la fierté d’avoir participé à un événement historique, riche de quelques trophées ramassés sur le champ de bataille, il décide de gagner le bois de Boulogne, où cantonne la 11e compagnie du 3e bataillon du Régiment de marche du Tchad.
Jean-Louis Rondy est âgé d’à peine plus de 18 ans, mais il ne compte pas « en rester là ». Même s’il ne sait pas encore ce que cela peut réellement signifier, il prend la décision, en cet été 1944, de s’engager dans l’armée et de se battre pour restaurer l’honneur de la France.
1. Persécutions dirigées sous Louis XIV contre les communautés protestantes.
2. Métier consistant à étirer à froid certains métaux pour les transformer en fil à la suite de passages successifs au travers de trous de différents diamètres.
3. La Société de secours aux blessés militaires est dissoute en août 1940 pour laisser la place à la Croix-Rouge française.
C’est le 23 mars 1932, à l’âge de 12 ans, que Jean Guêtre entre subitement dans l’âge adulte. Ce jour-là, sa mère décide que « l’école est une chose peu utile » et qu’« il en sait déjà suffisamment ». Elle lui annonce ensuite froidement qu’elle le présentera le lendemain matin à 8 heures à un employeur avec lequel tout est déjà arrangé. Il travaillera en qualité d’apprenti pâtissier – nourri, logé, blanchi et défrayé 100 francs par mois… La première réaction de Jean est de regretter d’avoir à quitter son école, mais il éprouve parallèlement un énorme soulagement à l’idée d’abandonner le pauvre grenier mansardé qui lui sert de chambrette. Et, l’un dans l’autre, il n’est pas plus ému que cela à l’idée d’être séparé de sa famille. Il aime évidemment sa mère, mais il n’est pas vraiment sûr de la manière dont celle-ci l’aime en retour – jamais un sourire ou un mot aimable, juste un visage sévère surmonté d’un chignon et un regard gris-bleu qui le transperce. Quant à son père, il serait plus juste de parler de beau-père : un taiseux, décoré de la croix de guerre et de la médaille militaire pour sa conduite à Verdun en 1914-1918, sur lequel sa mère a mis la main après la mort de son premier mari dans un accident de mine six ans plus tôt. Jean a bien un frère, son cadet d’un an, mais il ne le voit qu’une fois par mois, quand la famille fait le déplacement d’Amiens à Berck-Plage pour aller lui rendre visite : il a été placé dans une institution à la suite d’une mauvaise blessure aux genoux ayant provoqué une infection par le tétanos et de graves séquelles. Jean a également une sœur, mais les six années qui les séparent ne leur ont pas permis de nouer des liens très forts.
Il n’a de toute manière pas grand-chose à opposer à la décision de sa mère. Son beau-père tente bien de suggérer qu’il est peut-être un peu jeune pour aller travailler, mais elle a pris ses dispositions et il n’est pas question d’y changer quoi que ce soit.
Le lendemain à 8 heures, après avoir trottiné, sa petite valise à la main, derrière sa mère qui avance d’un pas résolu, Jean pénètre dans l’établissement où il va désormais travailler. Aux termes d’ultimes tractations entre sa mère et la patronne, qui discutent de son emploi comme si elles négociaient sur un marché aux bestiaux, l’affaire est définitivement conclue et son embauche confirmée. Sa mère lui adresse alors un dernier conseil : « Attention à toi, et surtout travaille bien », puis elle tourne les talons et disparaît sans un mot doux ou un baiser, ni même un geste tendre. Jean est aussitôt réquisitionné par la patronne, une petite femme boulotte au visage d’ange mais au caractère de chien, pour faire le tour de l’entreprise et se préparer. Le rez-de-chaussée est consacré à l’espace de vente – avec une vitrine pour la confiserie et une autre pour la pâtisserie – et au laboratoire – avec un immense fourneau alimenté à l’anthracite et fonctionnant douze à quinze heures par jour. Le premier étage héberge la réserve, le deuxième abrite les chambres du personnel ou de la bonne et le troisième – sous les combles – celles du personnel ouvrier.
Jean apprend rapidement à manier les fouets de cuisine, les poches à douille, les bassines de cuivre de toutes tailles et tout ce qui est nécessaire à la confection de croissants, de crème pâtissière, de pâte à choux, de pâtisseries ou de pièces montées. Réveillé à 3 ou 4 heures du matin selon les jours, il aide ainsi pendant trois ans à la fabrication des mets au laboratoire ou s’occupe des livraisons pour les clients les plus importants – et tout cela sans jamais pouvoir conserver un sou pour lui puisque toute sa paie est directement versée à sa mère sans qu’il puisse en profiter. Un jour, il en touche deux mots à sa patronne, laquelle lui demande d’en parler au patron. Mais la réponse est sans appel : « Ma femme m’a dit ce que tu voulais, mais tu es encore mineur et je ne peux faire autrement que de remettre l’argent à ta mère. Je ne vois pas d’autre solution jusqu’à ta majorité. » Cela ne satisfait évidemment pas Jean, qui vit de plus en plus mal le fait de trimer comme un forcené, douze à quinze heures par jour, et d’avoir à quémander auprès de sa mère, les rares fois où il la voit, quelques pièces afin de s’acheter des chaussures ou une quelconque babiole.
Nous sommes alors en 1935 et les manifestations populaires commencent à prendre de l’ampleur. Un jour où il assiste par hasard à l’une d’elles, il se fait accoster dans la rue par un homme portant à la boutonnière un insigne décoré d’une faucille et d’un marteau. L’inconnu commence à lui expliquer les bienfaits du communisme soviétique, le concept de fraternité des peuples et l’importance des lois pour protéger les prolétaires contre les capitalistes. En un mot, le paradis. Enfin, l’homme lui tend un journal ainsi qu’un prospectus annonçant une réunion d’information à la Bourse du travail le samedi suivant. Le soir même, Jean feuillette dans sa chambre l’exemplaire de L’Humanité qui lui a été remis, dans lequel on parle de liberté syndicale, de droit des travailleurs ou encore de la vie en Union soviétique depuis la révolution d’Octobre, et il prend la décision de se rendre à la réunion d’information du samedi soir. Cette première réunion, au cours de laquelle des communistes se succèdent à la tribune pour prononcer des harangues contre la bourgeoisie et le capitalisme et crier « À bas les privilèges, le pouvoir au peuple ! » ne manque pas de le séduire. Il s’inscrit dans le mouvement et participe, durant les week-ends, à des tournées régionales de propagande au cours desquelles il chante au sein d’une chorale afin de financer une caisse de soutien au profit des ouvriers dans la misère – des chants laïcs et révolutionnaires, bien entendu.
Parallèlement, Jean découvre de manière tout à fait inattendue jusqu’où peuvent aller les exigences de ses patrons – du moins celles de sa patronne. Un jour, en fin de soirée, alors qu’il vient d’achever le nettoyage du four et qu’il s’apprête à aller se coucher, il est interpellé par la patronne qui, à travers sa porte ouverte, peut surveiller le va-et-vient de ses ouvriers. Elle exige de Jean qu’il aille lui chercher une carafe d’eau fraîche, la lui fait déposer sur la table de nuit, puis l’invite à s’asseoir sur le bord de son lit… Quelques minutes plus tard, elle ôte son déshabillé et entreprend de faire l’éducation du jeune homme. La chose se reproduit à plusieurs reprises, à chaque fois pendant un déplacement professionnel du patron. L’affaire ne manque pas d’attraits pour le jeune Jean qui approche de ses 16 ans, mais il n’en commence pas moins à se sentir à l’étroit entre une mère qui confisque son salaire et une patronne qui abuse de sa jeunesse. Il prend la décision de trouver un nouvel emploi et, sur la recommandation de son chef d’équipe, parvient à dénicher un poste d’ouvrier pâtissier à l’hôtel du Commerce, toujours à Amiens. Il y travaille sous les ordres de deux frères qui tiennent l’établissement et d’un chef pâtissier qui ne partagent pas forcément les idées politiques de Jean, mais les relations n’en restent pas moins cordiales et professionnelles. De toute manière, si Jean continue à chanter par plaisir, il ne fréquente plus aussi assidûment les grand-messes communistes de la Bourse du travail – au grand dam de son beau-père, qui trouve que Jean ne montre guère de zèle à suivre la nouvelle ligne du Parti ! Il leur arrive d’en discuter le soir, lorsque Jean retourne dormir chez sa mère, qui lui loue son ancienne chambre.
En février 1936, alors que les mouvements de contestation populaire gagnent du terrain en France, Jean et son beau-père en viennent aux mains à l’issue d’une discussion politique qui tourne mal faute de réelles convictions communistes de la part de Jean. Cette violente altercation achève de convaincre Jean qu’il n’a plus rien à faire chez sa mère et son beau-père. Il décide de déménager à la cloche de bois et de partir définitivement… Un dimanche matin, riche de quelques maigres économies et de sa paie du mois de février qu’il a réussi à préserver, il cherche à s’éclipser discrètement. Sa mère le surprenant sur le pas de la porte, il lui explique simplement qu’il doit aller travailler et la quitte sans plus de cérémonial. Arrivé à la gare, il se décide finalement à partir pour Rouen plutôt que pour Paris, pour la simple et bonne raison que cette ville est plus proche et que le billet de train coûte moins cher…
Arrivé à destination, il achète un journal local, découvre une annonce demandant un « petit ouvrier connaissant pâtisserie et cuisine », se présente au patron et décroche le poste à l’issue de sa première journée d’essai. Il y travaille un an, jusqu’à ce que son patron l’envoie à Gisors, en Haute-Normandie, pour y seconder son frère en mauvaise santé. Là, il recommence à confectionner croissants et brioches, mais avec des horaires allégés et une paie de 250 francs tout en étant nourri et logé. Durant son temps libre, au cours d’une promenade en ville, il fait la connaissance d’un jeune homme à peine plus âgé que lui, André, 18 ans, qui lui parle d’un mouvement, la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), et de la manière dont ce mouvement vient en aide aux jeunes. Jean se lie rapidement d’amitié avec André, fils d’un industriel de la région qu’il accompagne bientôt, deux ou trois fois par semaine, aux réunions de patronage organisées au presbytère par un prêtre d’une trentaine d’années. Cet appui et ces relations vont bientôt lui être d’un grand secours car, un mois à peine après son arrivée à Gisors, il démissionne de son travail avec perte et fracas. À l’instar de la patronne de la pâtisserie d’Amiens qui s’était entichée du jeune homme, c’est cette fois le patron de la pâtisserie de Gisors qui a tenté de le séduire en lui mettant la main aux fesses… Grâce à ses amis de la JOC, il retrouve cependant rapidement du travail et change d’orientation en devenant ouvrier dans une tannerie, employé à la préparation et au salage des peaux. Accessoirement, il fait aussi le coup de poing contre les communistes avec ses camarades de la JOC !
À l’approche de ses 19 ans, il commence cependant à trouver le temps long dans cette petite ville de province et dans son nouvel emploi. Aussi, lorsque le prêtre de la JOC lui présente un de ses amis quartier-maître dans la marine et que celui-ci évoque les embarquements pour des destinations lointaines, l’imagination de Jean s’enflamme. D’autant plus que ni lui ni ses amis ne croient à l’imminence d’une guerre, malgré les combats qui opposent déjà républicains et franquistes en Espagne, malgré la création par Adolf Hitler, le 4 février 1938, de l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW) – le commandement suprême des forces armées allemandes, qui doit lui permettre d’avoir les coudées franches pour sa politique d’annexion et de conquête –, et en dépit encore de l’annexion de l’Autriche en mars de la même année ou de l’annexion des Sudètes fin septembre.
Début février 1939, Jean se rend donc à la gendarmerie locale afin d’obtenir des renseignements sur la procédure permettant de s’engager comme cuisinier-pâtissier à bord d’un navire. Trois semaines plus tard, et après avoir rempli une fausse autorisation parentale puisqu’il n’a pas encore 21 ans, il est convoqué à la caserne de Beauvais pour y passer la visite médicale d’incorporation. « Bon pour le service ! »
Le capitaine qui le reçoit ensuite lui explique cependant qu’il n’y a plus de place dans la marine – sans doute a-t-il des quotas à remplir dans d’autres unités.
« En revanche, il y a de la place dans les Chasseurs d’Afrique. Vous savez, l’Afrique c’est très joli. J’y suis allé et j’en ai gardé de très bons souvenirs. Si vous aimez les chevaux, cela vous plaira. »
Jean hésite quelques instants, sans s’interroger sur la différence de train de vie pouvant exister entre un officier et un seconde classe affecté en Afrique, puis il signe son engagement pour trois ans. Huit jours plus tard, il prend le train pour Marseille en troisième classe et entre au fort Saint-Jean avec le sentiment de pénétrer dans un établissement pénitentiaire. Le major qui le reçoit, un homme poussif et ventru, étudie sa feuille de route avant d’arborer un air satisfait : « Tu tombes bien ! Je n’ai plus de responsable cuistot. En attendant ton départ pour l’Afrique, tu prendras le poste. » Jean travaille près d’un mois aux cuisines du fort Saint-Jean, en s’y faisant remarquer pour ses talents culinaires, puis l’heure du départ pour l’Algérie finit par sonner.
Un capitaine lui annonce : « Je viens de recevoir ton ordre d’affectation. Tu es muté au 2e Régiment de chasseurs d’Afrique de Mascara. Je suis content pour toi, mais je regrette que tu n’aies pas accepté mon offre de rester affecté aux cuisines ici car j’aurais fait de toi autre chose qu’un chasseur d’Afrique ! Je connais ce régiment, il est par définition disciplinaire. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a là que des taulards, mais la plupart du temps, c’est ce régiment qui est chargé de dresser les fiers à bras. Tu es costaud, tu as quelque chose entre les mains qui te servira. D’autre part, je te fais un petit mot de recommandation concernant ton passage ici. »
Et c’est ainsi qu’en avril 1939, à l’âge de 19 ans, Jean embarque sur le Sidi-Brahim à destination d’Oran. Il y arrive vingt-quatre heures plus tard, se présente au bureau militaire, où la sentinelle vêtue d’une gandoura et coiffée d’une chéchia lui évoque un perroquet multicolore plutôt qu’un guerrier, puis il poursuit son trajet vers Mascara en autobus, au milieu des autres passagers – femmes voilées et hommes basanés. Lorsque le bus s’arrête sur la place centrale de Mascara, il ne lui reste plus que 500 mètres à faire à pied, et en tenue civile, avant que son engagement ne débute – et, avec lui, un parcours de plus de vingt ans dans l’armée.
En Allemagne, l’hyperinflation des années 1923-1924 et du Papiermark, remplacé le 30 août 1924 par le Reichsmark au taux de conversion de mille milliards de Papiermark contre un Reichsmark, a sérieusement ébranlé la confiance des Allemands dans les capacités de leurs dirigeants. La crise de 1929 et la dette de guerre accablante1 sous laquelle ploie toujours le pays laissent ainsi présager un avenir bien sombre pour Heinrich Bauer, qui naît le 7 juillet 1930 dans la ville de Kassel. À peine trois mois plus tard, à l’occasion des élections du mois de septembre, le Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (Parti national-socialiste des travailleurs allemands), qui entrera dans l’Histoire sous le nom de parti nazi, devient la deuxième force politique du pays. Le parlement allemand, le Reichstag, accueille désormais 107 députés nazis contre seulement 12 aux élections précédentes.
Moins de deux ans plus tard, à l’occasion des élections présidentielles de 1932, Adolf Hitler voit son parti devenir le premier parti d’Allemagne, avec plus de 36 % des voix au second tour. Il est cependant devancé par la coalition emportée par le maréchal Paul von Hindenburg, ancien chef du Grand État-major allemand pendant la Première Guerre mondiale et président du Reich depuis 1925, qui se voit donc réélu à ce même poste. Après avoir refusé de faire alliance avec le parti nazi, qui détient désormais 230 sièges au Reichstag, von Hindenburg se voit cependant contraint de dissoudre l’assemblée et d’organiser de nouvelles élections. Le parti nazi demeure en force au Reichstag, avec 196 sièges sur 584, et Hindenburg ne voit d’autre possibilité pour gouverner le pays que de nommer Adolf Hitler au poste de chancelier du Reich le 30 janvier 1933.
Le 2 août 1933, le président Hindenburg s’éteint à l’âge de 86 ans et, avec lui, la République de Weimar. Le chancelier Hitler, qui assume les fonctions de président du Reich par intérim, propose aussitôt au Reichstag de voter une loi fusionnant les fonctions de chancelier et de président. Hitler devient alors Führer und Reichskanzler. Un plébiscite organisé dans le pays le 19 août 1933 achève, avec 89,3 % de oui, de confirmer son pouvoir absolu de Führer.
Heinrich Bauer, qui vient de fêter ses 3 ans, assiste ainsi sans le savoir à l’ascension irrésistible de celui qui ne tardera pas à plonger le pays, et le monde entier, dans les plus obscures ténèbres. Il ne faut que cinq années de plus pour que la synagogue de sa ville natale de Kassel soit pillée par les nazis la veille de la Nuit de cristal, le 7 novembre 1938. L’édifice religieux, qui aurait dû célébrer le centenaire de sa construction en 1939, est entièrement détruit quelques jours plus tard afin de laisser la place à un parking.
L’année suivante, à l’âge de 10 ans, et comme la plupart des garçons du pays, le jeune Heinrich rejoint la Deutsches Jungvolk (Jeunesse allemande), la première étape d’un embrigadement devant ensuite le mener aux Jeunesses hitlériennes à partir de 14 ans. Sa famille n’exerce pourtant aucune activité politique puisque le père, un important fermier de la région, passe la majeure partie de son temps à arpenter les prés et les champs et à négocier les têtes de ses 3 000 moutons divisés en trois troupeaux sur lesquels veillent de nombreux bergers.
À l’été 1942, alors que la guerre fait désormais rage en Europe et en Afrique et que l’Allemagne assoit sa puissance sur le monde, le destin de Heinrich va prendre un nouveau tournant à la suite du divorce de ses parents et de l’entrée en guerre contre l’Union soviétique. Jusque-là, le père de Heinrich n’avait pas encore été mobilisé en raison de son âge et de son rôle de soutien de famille, avec six enfants à charge, mais l’ouverture du front de l’est nécessite que tous les hommes en âge de combattre participent à la défense des intérêts du Reich. Si le père de Heinrich n’est pas mobilisé en première ligne, il n’en reçoit pas moins l’ordre de se mettre au service des chemins de fer allemands et de participer au convoyage des troupes sur le front de l’est – une fonction qui s’avère en réalité aussi dangereuse qu’une affectation en première ligne puisque les convois militaires allemands sont la cible privilégiée des soldats ou partisans soviétiques, sans parler de l’aviation alliée !
Avec un père absent et une mère sujette à la mélancolie car en instance de divorce et seule avec six enfants à charge, il ne faut guère de perspicacité au chef du groupe des Jeunesses allemandes dans lequel Heinrich est enrôlé pour s’apercevoir que celui-ci ne se sent pas entouré. Il le convoque un matin à 10 heures pour lui conseiller de quitter le foyer familial et, d’autorité, il l’inscrit pour suivre une formation politique qui devra lui permettre, plus tard, d’occuper des fonctions de commissaire politique dans l’armée allemande. Ce sont là des recommandations qui font figure d’ordre et le jeune Heinrich, âgé de 12 ans seulement, fait aussitôt son baluchon pour rejoindre la Napola2 de la ville d’Ilfeld, l’une des 33 écoles destinées à former l’élite du Troisième Reich.
En même temps qu’ils exterminaient ceux qu’ils considéraient comme des sous-hommes, les SS avaient en effet entrepris, à partir de 1936, de créer un homme nouveau à travers l’exaltation de la force, le culte de l’exercice physique et le développement des aptitudes intellectuelles. Comme l’explique un article paru dans un journal local en février 1938, le Niedersächsischer Sonntag, la nouvelle école Napola d’Ilfed, qui s’installe dans les bâtiments d’un monastère érigé en 1546, vise à « perpétuer l’esprit des Napolas, ce qui signifie que même le moins âgé des Jungmann3 du premier peloton d’Ilfeld doit savoir que le peuple dépend de lui, qu’il appartient à la force occupante et qu’il doit défendre sa position jusqu’au bout. […] L’objectif d’Ilfeld, qui consiste à former de jeunes chefs courageux et déterminés du parti national-socialiste capables de faire leur devoir (qu’ils sachent ou non décliner les verbes latins) est aujourd’hui devenu une réalité. »
Heinrich Bauer découvre ainsi une institution rigoureuse dont l’emploi du temps est minutieusement réglé entre activités physiques et études :
5h45 : Réveil, puis footing dans la forêt et toilette
6h30 : Appel matinal et lever des couleurs
6h35 : Premier petit déjeuner
7h : Début des cours
9h30 : Second petit déjeuner
9h45 : Reprise des cours
12h30 : Appel, puis déjeuner
14h30 : Activités sportives
16h30 : Goûter
16h45 : Étude surveillée
18h55 : Appel du soir
19h : Dîner
19h45 : Activités de groupe (chants, gymnastique, natation, escrime…)
21h45 Extinction des feux