© Nimrod / Movie Planet 2017
Copyright © Marc Scheffler - Frédéric Lert
Révision : Véronique Duthille
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e-ISBN : 9782915243895
© 2017, version numérique Primento et Éditions Nimrod
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
À Tony, Xav et Bouba.
Pas une journée ne passe sans que je pense à vous.
Ce livre constitue le témoignage d’un pilote sur quatorze années passées au sein d’unités opérationnelles de l’armée de l’Air, de 1999 à 2012. Durant cette période, la France est intervenue sur de multiples théâtres d’opérations, offrant ainsi à ses soldats un aguerrissement hors du commun. Pour les escadrons de Nancy, l’effort principal a porté sur l’Afghanistan, mais avions et équipages ont aussi été engagés au Tchad, en République démocratique du Congo et en Libye.
Ces pages traduisent la vie en unité de combat telle que je l’ai vécue. À travers le filtre de mes expériences et de mes souvenirs, elles reflètent un point de vue qui n’engage que moi. Si certains épisodes relatés sont très personnels et donc forcément subjectifs, il ne s’agit en aucun cas de porter un jugement sur cette institution qui nous a tous fait rêver un jour : l’armée de l’Air. Je n’ai qu’une ambition, celle de raconter au plus grand nombre la vie dans les forces aériennes et l’expérience du combat à bord d’un chasseur-bombardier biplace.
Le point de vue du récit, au sens littéral du terme, est celui d’un pilote de Mirage 2000D. Loin des idées reçues et des images véhiculées par de nombreux ouvrages et autres films parfois peu inspirés, l’équipage aux commandes d’un avion de chasse moderne est avant tout formé de militaires responsables de leurs actes, durement sélectionnés et longuement formés pour être l’ultime maillon d’une longue chaîne de décision. Ultime maillon sur lequel repose la responsabilité d’appuyer sur la détente, d’ouvrir le feu, de s’adapter aux circonstances et de réussir ou non la mission. Écrasante responsabilité en vérité, endossée par ces équipages en leur âme et conscience. Que ce livre parvienne à l’expliquer et à le faire comprendre, et mon objectif sera atteint…
Les événements vécus ont été restitués aussi fidèlement que possible sur la base de mes notes. Les situations décrites sont authentiques, même si certaines ont été combinées ou réorganisées pour en faciliter la lecture. Les dialogues radio sont tirés des enregistrements réels archivés au fil des vols. Les conversations au sol font appel à mes souvenirs. Il ne saurait donc être question de verbatim mais l’esprit des échanges est là.
L’ouvrage se voulant accessible au profane, j’ai essayé d’éviter autant que faire se peut les expressions techniques les plus barbares qui auraient pu le rendre hermétique. Par souci de lisibilité, de nombreux termes usuels dans les armées ont été simplifiés ou traduits, une grande partie du vocabulaire technique étant en anglais. Pour autant, afin de ne pas nuire à l’authenticité de l’ensemble, il n’a pas toujours été possible de faire l’économie de ce langage… Le lecteur trouvera donc dans les pages suivantes un glossaire des termes les plus utilisés.
Particulièrement importantes sont les unités de mesure en vigueur dans le monde aéronautique : les « pieds » ou feet (ft) pour les mesures d’altitude, et les « nœuds » ou knots (kt) pour la vitesse. Gageons qu’en refermant ce livre le lecteur aura bien progressé dans la maîtrise de ces unités de mesure anglo-saxonnes et non métriques…
Tout aussi indispensables à la compréhension du récit, des cartes permettront de situer approximativement les lieux où se déroulent les missions. Les coordonnées géographiques apparaissant dans le texte et pouvant présenter un intérêt pour l’adversaire ont été modifiées ou masquées, en partie ou en totalité.
Également pour d’évidentes raisons de sécurité, certains surnoms ont été changés. Cela n’empêchera sans doute pas les protagonistes de se reconnaître. Bonne lecture !
Cognac, le 16 février 2013
9Line : grille officielle de renseignements fournie par le JTAC aux équipages. Elle valide la PID (Positive Identification, « identification formelle » en français) de la cible par le JTAC. La 9Line contient les informations vitales pour le tir : nature de l’objectif, coordonnées précises, positions des forces amies, armement demandé, cap d’attaque imposé et diverses remarques si nécessaire. Elle est préalable à toute action de feu et doit être enregistrée sur les enregistreurs de vol. Noter et répéter une 9Line peut prendre jusqu’à cinq minutes.
Atlis : pod de désignation laser équipé de caméras télé et utilisable uniquement de jour.
BDA : Battle Damage Assessment. Vérification de l’effet d’une action.
BFM : Basic Fighter Maneuver. Manœuvre de base du combat aérien à un contre un.
Bingo : quantité de carburant minimale pour rentrer se poser, aller ravitailler ou se dérouter.
Block : synonyme de niveau de vol ou d’altitude.
Bomb’s away, lasing : l’équipage avertit le JTAC du départ des bombes et lance la séquence d’illumination des bombes guidées par laser.
CAS : Close Air Support. Appui feu rapproché au profit des troupes au sol.
CME : contre-mesures électroniques.
Compound : habitation traditionnelle afghane entourée par un mur d’enceinte. La forme caractéristique des compounds (en U, en L, etc.) permet de les différencier.
CP : chef de patrouille.
CPC : Cycle de perfectionnement au commandement.
Décager : enlever une sécurité sur l’une des commandes de vol.
DETAM : Détachement militaire (détachement opérationnel à l’étranger).
Drille : Diminutif de « commandant d’escadrille ».
EIV : Escadron d’instruction en vol.
Ft : Feet (pieds). Unité de mesure de l’altitude. Un pied fait 0,3048 mètre ; 20 000 ft représentent environ 6 000 mètres.
GBU : Guided Bomb Unit. Bombe à guidage laser.
Green Zone : Zone verte. Qualifie les zones fertiles qui entourent les cours d’eau du pays, où se concentrent la majorité des cultures et de la population dans les campagnes.
Grid : grille. Autre terme pour « coordonnées ».
IFF : Identification Friend or Foe (ami ou ennemi). Transpondeur à usage militaire, équivalent d’un alticodeur civil.
IFR (1) : Instrument Flight Rule. Règle de vol aux instruments. Utilisée quand la météo ne permet pas de voler à vue.
IFR (2) : In Flight Report. Compte rendu d’une action effectué directement en vol, en attendant le compte rendu écrit officiel.
IMC : Instrument Meteorological Conditions. Conditions météo de vol aux instruments (en général, dans les nuages).
In hot/Clear hot : Imminence du tir/Autorisation de tir. La première formule est annoncée par l’avion, la seconde par le JTAC au sol.
IR : infrarouge.
JTAC : Joint Terminal Attack Controller. Équipe de contrôle de l’appui aérien, constituée de soldats formés à la gestion de l’espace aérien et au contrôle des tirs d’appui ainsi qu’à leur coordination avec la manœuvre des troupes au sol. Il s’agit d’une équipe généralement composée de cinq personnes, dont un contrôleur aérien avancé.
Par souci de simplification, et reprenant l’utilisation américaine du mot, le terme JTAC est employé de manière générique pour désigner la personne qui coordonne l’action aérienne sur le terrain. Le terme TACP (Tactical Air Control Party) désigne quant à lui une équipe complète de contrôleurs aériens avancés.
JVN : jumelles de vision nocturne. Les JVN fonctionnent en multipliant artificiellement le nombre de photons présents la nuit.
Kt : knot (nœud). Unité de mesure de la vitesse. Un nœud correspond à un mille marin par heure, soit 1,852 km/h ou 0,514 m/s. 550 kt représentent 1 000 km/h, ou 225 m/s.
L16 : Liaison 16. Réseau numérique d’échange d’informations entre tous les aéronefs. La L16 permet de connaître et de visualiser en cabine la position des autres abonnés au réseau ainsi que les points d’intérêt désignés par d’autres aéronefs. Elle a été intégrée sur Mirage 2000D fin 2010.
Master Arm : interrupteur permettant d’activer les circuits de tir et donc de délivrer l’armement. Il est mis sur « on » au dernier moment, juste avant la frappe.
Medevac : Medical Evacuation. Évacuation médicale.
MFFO : Mixed Fighter Force Operation. Mission menée par des avions de différents types, qui complètent ainsi leurs panoplies d’armements ou de capteurs.
MRL : Multiple Rocket Launcher. Camion lance-roquettes multiple.
Mud : « boue » en anglais. Surnom des équipages de chasseurs-bombardiers, habitués à voler à très basse altitude, à coller au terrain et à remuer la terre avec leurs armements.
Nm : nautical mile (mille nautique). 1 Nm = 1 852 mètres.
NOSA : Navigateur officier système d’arme. Appellation officielle du deuxième homme à bord du Mirage 2000D. Par habitude, on l’appelle le « nav » ou « navigateur », ce qui est excessivement réducteur…
Opex : Opération extérieure. Sous-entendu, à l’extérieur des frontières de l’Hexagone…
Ops : diminutif d’« opérations ».
PC ou postcombustion (synonymes : Pleine Charge ou PCPC). Le pilote avance la manette des gaz en deuxième butée avant. Le carburant est injecté directement dans la tuyère et s’enflamme instantanément au contact des gaz chauds qui sortent de la chambre de combustion. La poussée est pratiquement multipliée par deux, la consommation par trois. Ce dispositif n’est utilisé que pour les décollages et lors de phases courtes nécessitant un apport important et rapide d’énergie ou de vitesse. Lors des phases de décollage, des manœuvres de combat aérien ou pour se soustraire à certaines menaces, les pilotes « crantent » ou « claquent » la PC.
PDL-CTS : Pod de Désignation Laser à Caméra Thermique « Synergie ». Pod de désignation laser utilisable de jour et de nuit grâce à des capteurs infrarouges.
PGSS : Persistent Ground Surveillance System. Système permanent de surveillance du sol.
PID : Positive Identification. Identification formelle.
Pod : nacelle emportée sous l’avion. Les PDL-CTS, Atlis et Damoclès emportés par le Mirage 2000D sont utilisés pour l’identification des cibles et le guidage de l’armement.
PRI : diminutif de « priorité ». Une « PRI » signifie qu’une activité ennemie est détectée. L’étape suivante est le TIC (Troops In Contact).
Retask : nouvelle mission. Être « retaské » signifie recevoir un changement de mission.
ROE : Rules Of Engagement. Règles d’engagement.
Rover : Remote Operations Video Enhanced Receiver. Modem permettant de diffuser en temps réel vers une station de réception l’image vidéo recueillie par la nacelle de désignation laser.
ROZ : Restricted Operation Zone. Zone d’opération restreinte dont la pénétration est soumise à autorisation du contrôle.
RPG : Rocket Propelled Grenade. Lance-roquettes portable soviétique largement utilisé par les insurgés.
RTB : Return To Base. Retour au terrain.
Run : run d’attaque (dernière ligne droite avant le tir).
SA : Situation Awareness. Avoir la SA, c’est avoir la « conscience de la situation ». Celui qui a la SA sait exactement ce qui se passe autour de lui et peut ainsi prendre les bonnes décisions.
SAM : Surface to Air Missile. Missile sol-air.
SA 7, SA 24 : missiles sol-air portables à courte portée d’origine soviétique. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, il faut aussi se méfier des copies chinoises…
SA 6, SA 8 : missiles sol-air à moyenne portée d’origine soviétique.
SNA : Système de Navigation et d’Attaque.
SOF : Show of Force (démonstration de force) : passage à basse altitude pour faire du bruit et si possible effrayer l’ennemi.
Step / Stepper : partir aux avions.
SV (1) : Sécurité des vols.
SV (2) : pour aider la patrouille partant en vol, les « SV » préparent le matériel à emporter en cabine (dollars, eau, nourriture, jumelles…). Ils veillent également à ce que les équipages n’oublient rien en effectuant le step brief juste avant le départ aux avions, puis ils préparent l’appareil en réserve qui va rester en alerte jusqu’au décollage effectif de la patrouille. L’équipage SV peut remplacer les « titulaires » au pied levé en cas d’indisponibilité de dernière minute.
Tacan : Tactical Air Navigation. Aide de radionavigation militaire permettant de naviguer par rapport à une balise au sol mais aussi de connaître la distance entre deux avions qui utiliseraient ce système en même temps.
Taco : Tactical Coordinator. Coordinateur tactique.
TACP : Tactical Air Control Party. Voir JTAC.
Talk-on : une fois la 9Line reçue, le JTAC instaure un dialogue avec l’équipage tireur pour lever les derniers doutes sur la position des cibles à détruire. Ce talk-on s’appuie sur des éléments caractéristiques de l’environnement et du paysage. Parfois fastidieux, ce dialogue a été éliminé en 2010 avec l’arrivée du système Rover, qui transmet directement au JTAC la vidéo obtenue par le pod de l’avion.
Tape : cassette ou enregistreur de vol. Jusqu’en 2006, les images du pod et les dialogues sont enregistrés sur des cassettes HI8 à bord des Mirage 2000D. Les avions seront équipés par la suite de « Média », des disques durs ayant plus de capacité que les cassettes.
Task : anglicisme pour « consigne », « tâche » ou « ordre ». Avoir un task signifie avoir une mission.
TIC : Troops In Contact. Troupes amies au contact de l’ennemi.
UMPC : Ultra Mobile Personal Computer. Ordinateur semblable à une tablette, accroché sur la cuisse du pilote. Non intégré à l’avion, l’UMPC donne accès à des cartes aéronautiques, des photographies satellite ou aériennes ainsi qu’à la base de données du théâtre. En entrant les coordonnées d’un point donné par le JTAC, un équipage peut ainsi localiser immédiatement l’objectif dans son environnement géographique et tactique.
VCM : Visualisation des Contre-Mesures électroniques.
VFR : Visual Flight Rules. Règles de vol à vue (par opposition à IFR).
VMC : Visual Meteorological Condition. Vol en condition VFR.
VTB : Visualisation Tête Basse. Écran affichant l’image radar, la cartographie et la L16 (liaison de données).
VTH : Visualisation Tête Haute (en anglais, HUD). Projection sur une glace transparente, face aux yeux du pilote, des principaux paramètres de vol et d’attaque.
VTL : Visualisation Tête Latérale. Écran de 15 x 15 cm situé sur la partie gauche du tableau de bord du pilote. La place arrière dispose de deux VTL situées de part et d’autre du tableau de bord. Ces VTL permettent d’accéder à tous les modes du SNA du Mirage 2000D sous forme de pages spécifiques : page d’approche pour se poser, page CME, page d’armement, page navigation et page visualisation de l’image fournie par le pod.
Été 2006, massif de l’Hindou Kouch, 4h15 GMT1
Suspendus à 20 000 ft, nos deux Mirage percent l’azur à 350 kt. À perte de vue, des petits nuages floconneux d’un blanc éclatant tapissent le ciel. Loin en dessous, l’Afghanistan déroule son magnifique tapis rocailleux. Solidement harnaché dans mon étroite cabine, je profite une fois de plus de cette vue imprenable. En place arrière, Seb, mon navigateur et officier système d’arme, ne perd rien de ce spectacle éblouissant. Une centaine de mètres à gauche, Kris, mon ailier, épouse souplement mes trajectoires, parfaitement en place.
– Marco, le ravitailleur, midi, une main au-dessus de l’horizon.
– Visuel.
Devant nous, à quelques kilomètres, Python 39, notre citerne volante. Un Boeing KC-135 qui grossit à vue d’œil. Dans ses flancs, 50 tonnes de kérosène. De quoi rassurer un chasseur à plus de 600 kilomètres de sa base. Sans lui, pas de carburant, donc pas d’autonomie.
Je suis le leader de cette mission, indicatif Brice 44. À bord du deuxième Mirage 2000D, Kris, le pilote, et Dany, son navigateur. Indicatif Brice 45. La patrouille est d’alerte en vol, prête à fournir une couverture aérienne aux forces terrestres. Chaque avion dispose de deux bombes à guidage laser GBU-122 en point ventral. Sous les ailes, deux énormes réservoirs largables de 2 000 litres chacun. Accroché sous l’entrée d’air droite, un pod de désignation laser complète notre panoplie. C’est grâce à lui que nous pourrons identifier les cibles et guider nos munitions.
Concentré sur la rejointe du tanker, je vire par la gauche en coupant dans sa trajectoire. Les jauges descendent, il est temps de refaire les pleins pour parer à toute éventualité.
– Python 39 de Brice 44, visuel, radar sur arrêt, armement neutralisé, pour rassembler en position latérale gauche.
– Brice 44 de Python 39, vous êtes autorisé à venir en perche gauche. Confirmez vos numéros d’avions.
– Le 675 pour le leader et le 654 pour le numéro deux.
Instinctivement, je réduis légèrement les gaz. Les deux appareils viennent mourir à une vingtaine de mètres du Boeing. Je réajuste la puissance de façon à maintenir la vitesse : 300 kt. Transpondeur coupé, pod fermé, lance-leurres sur arrêt, oxygène sur 100 %. J’inspire un grand coup.
Pour délivrer le carburant, Python 39 est équipé de deux nacelles placées aux extrémités des ailes. De chaque nacelle sort un tuyau flexible de quelques mètres qui se termine par le panier de ravitaillement. Une sorte d’entonnoir géant qui ressemble à un volant de badminton de 80 cm de diamètre et qui frétille joyeusement dans le vent relatif. Pour prendre du carburant, je dois introduire le bout de ma perche, affectueusement surnommé le gland, au centre du panier. Même après des années de pratique, venir toucher un autre avion en vol est une manœuvre à laquelle on ne s’habitue jamais vraiment.
– Brice 44 de Python 39, vous êtes clair au contact à droite, et Brice 45 à gauche.
– Reçu, il nous faut 3 tonnes par avion pour un plein complet.
– Reçu, 3 tonnes.
Une légère inflexion sur le manche et je change d’aile en glissant doucement sous le Boeing. La masse étouffante du ravitailleur remplit mon champ visuel durant quelques secondes, le temps d’émerger sur son côté droit. Je place mon Mirage en position de pré-contact pratiquement à portée de main du panier. Une quarantaine de mètres sur ma gauche, Kris vient se caler derrière l’autre nacelle.
Je m’assure que les 15 tonnes du chasseur sont parfaitement stabilisées. Reste le plus difficile, franchir le dernier mètre. Un peu de moteur. J’avance légèrement la manette des gaz de quelques millimètres. Le panier se rapproche. L’air est laminaire. Je me concentre entièrement sur la visée. Les corrections au manche se font par de petites pressions imperceptibles. Le gland vient effleurer l’orifice. Encore quelques centimètres…
SCHKLUNK !
Le choc métallique entre les deux avions ébranle toute la cellule. Kris enquille à gauche. Nous sommes maintenant l’un à côté de l’autre, reliés à Python 39 par un fragile tuyau de 15 mètres. Sur le tableau de bord, les bandeaux jaugeurs remontent, les réservoirs se remplissent : 500 kg/minute. Je me détends. La situation est calme. Trop calme sans doute pour l’Afghanistan, où tout peut basculer d’un instant à l’autre. Et ça ne rate pas…
– Brice 44 de Python 39, Trumpcard vous demande de les contacter immédiatement pour recevoir des instructions.
– Brice 44, reçu…
Trumpcard est l’indicatif du contrôle tactique. Nous solliciter au milieu d’un ravitaillement en vol signifie une intervention urgente. Le calme relatif au sein de l’avion se transforme en excitation palpable.
À bord, je n’ai que deux postes radio3 pour trois interlocuteurs : mon équipier, Python et Trumpcard. Les deux avions se partagent le travail en veillant chacun un poste particulier tout en conservant un poste commun : l’interpatrouille. Il permet de se passer les informations mutuellement. Mais dans notre cas, impossible de quitter le ravitailleur ; je dois donc quitter la fréquence interpatrouille.
– Kris de Marco, je passe avec Trumpcard sur ce poste, on garde la fréquence de Python en commun !
– Reçu…
Seb s’organise :
– Marco, je te récupère la radio derrière, tu confirmes qu’on est en secure ?
Après quatre années d’attente, les Mirage 2000D sont enfin munis du boîtier de cryptage KY100 dit secure. Il permet d’échanger les informations sensibles et classifiées (positions amies ou ennemies et autorisations de tir) sans risque d’être intercepté. Sans matériel de décodage, un message n’est qu’un grésillement inaudible. Avec ce système, fini les échanges codés fastidieux. Les dialogues prennent le ton d’une conversation ordinaire. En anglais, bien sûr…
Le mode secure est sélectionné par l’intermédiaire d’un boîtier installé au chausse-pied à l’extrémité arrière de la banquette latérale droite du pilote. En situation normale, activer le cryptage nécessite une petite contorsion. En ravitaillement, l’exercice est plus délicat. Pas question de relâcher les commandes et de trifouiller les interrupteurs en cabine.
– Négat, laisse-moi deux secondes.
Je stabilise finement ma position et je compense l’avion à nouveau. Le Mirage ne bouge quasiment plus. La puissance du réacteur est ajustée au millimètre près pour rester enquillé. Aucune turbulence, le dispositif est en vol rectiligne, stable.
Ma main gauche lâche la manette des gaz et empoigne le manche pendant que j’envoie la droite à la recherche du rotacteur de cryptage. Après quelques tâtonnements, j’arrive enfin à le tourner d’un cran.
– C’est bon, Seb, on est en secure !
Je remonte machinalement le volume du poste :
– Trumpcard, Brice 44 en fréquence, on est prêts à copier !
– Brice 44, vous êtes assignés en support du TIC C au sud-ouest de la ville de Sangin dans le nord du Helmand. Une section est sous le feu d’insurgés. Ils ont deux hommes à terre qui doivent être héliportés d’urgence. Elle demande un soutien aérien immédiat pour se désengager. Donnez votre estimée d’arrivée sur zone et votre autonomie avant le prochain ravitaillement en vol !
– Vous avez l’indicatif du JTAC ?
Le JTAC est le contrôleur aérien avancé au sol. Il est chargé de coordonner les appareils de combat avec les fantassins déployés sur le terrain.
– L’indicatif du JTAC est King 66.
– Reçu. King 66. On vous rappelle dès qu’on en a fini avec Python.
– Reçu, faites au plus vite !
En deux temps trois mouvements, je suis de nouveau en clair sur la fréquence de la patrouille. Pendant que j’explique la situation à mon équipier, Seb insère les coordonnées dans les centrales à inertie :
– Marco, c’est à 100 Nm4 au sud, dix minutes de transit à la vitesse max !
En équipage, tout est vérifié et contre-vérifié. Du coup, je calcule et je ravitaille en même temps. Mes corrections aux commandes sont intuitives. Une seconde nature acquise au fil des heures de vol.
Nous avons presque terminé. Inutile de se précipiter, autant venir sur place gavés de pétrole. Dès que nous aurons quitté le Boeing, la patrouille accélérera vers Mach 0,955. Avec le pod, les deux bombes et les bidons externes, c’est le maximum autorisé. Le réacteur avalera 100 litres de kérosène par minute. Pour rejoindre King 66, nous aurons donc consommé près d’une tonne. De quoi lui assurer une heure de support avant de repartir sur Python 39. Seb est arrivé aux mêmes conclusions.
Mes réservoirs sont pleins. Kris me confirme que les siens aussi. Il est temps de passer aux choses sérieuses.
Avant de laisser Python 39, je lui demande s’il peut se rapprocher de King 66 afin d’écourter nos allers-retours suivants :
– Négatif, on a d’autres patrouilles après vous, on doit maintenir la zone !
– Reçu…
Nos deux Mirage se détachent du tanker. Je fais virer la formation vers le sud, pleins gaz, en vérifiant que mon équipier est en place et sur la bonne fréquence.
– Brice 44 check ?
– Brice 45.
– Trumpcard de Brice 44, ravitaillement en vol terminé, nous prenons le cap vers King 66, arrivée prévue dans huit minutes, temps sur zone, une heure !
– Reçu, transitez à 20 000 ft.
Le contrôleur m’indique la présence d’autres aéronefs à l’aplomb de King 66. Un drone Predator est déjà en orbite à 15 000 ft. Un hélicoptère Chinook d’évacuation médicale, la « Medevac », est également à proximité, escorté par deux hélicoptères d’attaque Apache. Une patrouille britannique de GR7 Harrier en alerte à Kandahar viendra nous prêter main-forte dès que possible.
Le compte est vite fait : huit appareils empilés du sol à 17 000 ft dans un rayon de quelques kilomètres. Ça doit vraiment chauffer en bas.
– Brice 44, fence in.
J’ordonne la mise en configuration de combat des Mirage 2000D. Seb programme les contre-mesures électroniques, vérifie la page d’armement, les codes laser et ouvre le pod. Devant, je retire le cache de sécurité de la détente. Sur ma planchette de vol, je me prépare à noter le flot d’informations que le JTAC fournira dès notre arrivée. Nous passons en revue les règles d’engagement dans les moindres détails. Je m’assure que mon équipier fait de même. Le moment de vérité approche, c’est maintenant qu’il faut garder la tête froide !
Trumpcard nous a donné une position approximative de King 66 et je décide d’amener la patrouille au sud-ouest de la ville de Sangin. Je balaie l’horizon du regard. Les nuages se font plus rares. Ils sont le principal ennemi des armements guidés laser. Les reliefs tourmentés du nord plongent à présent vers les plaines arides du sud. Au loin, une immense langue verdoyante ressort du paysage désertique : la vallée du Helmand, berceau des talibans.
– Brice 44 de Trumpcard, passez avec King 66 en secure. Vous êtes autorisés à descendre respectivement vers 16 000 ft et 17 000 ft.
Nous changeons de fréquence avant de tenter un premier contact. Un grésillement insupportable inonde mes écouteurs. La portée d’émission du JTAC est encore trop faible, et l’utilisation du mode secure atténue les voix. Je patiente un peu. Nouvelle tentative :
– King 66 de Brice 44 pour essai radio ?
– Brice 44, je vous reçois trois sur cinq maintenant, combien de temps avant votre arrivée ?
– Brice 44 à cinq minutes de la verticale, vous êtes prêt à noter nos éléments ?
– King 66 prêt à copier !
– Brice 44 est une patrouille de deux Mirage 2000D, équipée de deux fois deux GBU-12. Les codes laser sont standards. Autonomie sur zone cinquante-cinq minutes.
– Reçu, je vous donne un dernier aperçu de ma situation !
Le ton est haletant. Dans le retour de sa radio, j’entends les tirs de riposte à peine étouffés par les hurlements. Ces hommes sont aux abois.
– Brice 44, prêt à copier !
– Je suis le JTAC d’une section de forces spéciales américaines en opération d’investigation. Nous sommes en bordure de la « Green Zone » et de ses habitations. Tôt ce matin, nous avons subi un accrochage provenant d’une vingtaine d’insurgés. J’ai deux blessés graves en attente d’une évacuation médicale et pour nous sortir de là, j’ai besoin d’un support aérien immédiat !
King 66 reprend son souffle :
– La zone n’est pas encore sécurisée ! Les tirs adverses interdisent tout déplacement et empêchent l’hélicoptère de parvenir jusqu’à nous. Il est bloqué à une dizaine de nautiques au nord !
King 66 s’exprime avec un accent américain à couper au couteau. Mais plus il parle, plus je ressens la tension qui domine au sol. Dans un anglais parfait, Seb redonne mot pour mot les messages. King 66 sait qu’il peut compter sur une compréhension totale de la patrouille.
– Brice 44 de King 66, je vous transmets les coordonnées de notre position, je répète, ce sont les coordonnées des forces amies !
– Brice 44 prêt à noter !
King 66 énonce d’une traite la série de chiffres et de lettres. Seb les pianote dans les centrales et ouvre le pod, qui se rallie automatiquement sur la position. Sur nos écrans, la vallée de Sangin apparaît en noir et blanc. Elle est coupée en deux par la rivière Helmand et parsemée de villages. Je jette un coup d’œil à l’extérieur pour m’orienter et prendre mes marques. Le tapis verdoyant dessine par endroits des formes reconnaissables entre toutes. Au sud, deux excroissances de végétation évoquent la silhouette d’un chapeau de sorcière. Un point de repère idéal.
Seb zoome sur la position de King 66 : en bordure nord d’un groupe de maisons, une dizaine d’hommes est repliée derrière un muret. Deux d’entre eux sont allongés, immobiles. Trois autres sont en posture de tir. Le reste est à couvert. À une centaine de mètres au sud, un compound en forme de U se détache.
– King 66 de Brice 44, on a un bon contact sur vous !
À l’aide d’un petit joystick situé sur son manche latéral droit, Seb déplace la ligne de visée vers le nord. L’image défile à toute vitesse et vient s’arrêter sur un épais nuage de poussière. Au milieu d’un champ : le Chinook. Il est noyé dans le tourbillon de sable de ses puissants rotors. Deux Apache gravitent à proximité, prêts à ouvrir le feu.
– C’est bon, Marco, j’ai tout !
– Je vois ça ! Je vais me placer sur le cercle…
Pour surveiller la zone à 17 000 ft et près de 300 kt avec le pod fixé sous le côté droit du fuselage, je suis forcé de cercler autour du JTAC par la droite, dans un rayon de quelques kilomètres. Les optiques restent ainsi braquées en permanence vers le sol, à l’intérieur du virage. Mais pour orbiter correctement, je dois d’abord repérer King 66. Le nuage qu’engendre le Chinook est parfaitement visible. Je chemine du regard vers les habitations. Je trouve facilement le compound en forme de U. Un coup d’œil au nord. Je devine enfin la position amie. À cette altitude, je ne distingue que le muret derrière lequel s’abritent les soldats américains. C’est suffisant pour me positionner.
Je descends vers 16 000 ft, en laissant Kris à 17 000 ft. Nous tournoyons à présent comme deux rapaces étagés de 300 mètres. Seb examine le village. Il est comme figé. Pas un seul mouvement dans les rues.
– Marco, je ne vois personne… Tous les habitants se sont barrés… Ça pue…
Vu la tournure que prennent les événements, il nous faut le task code6, et vite ! En 2006, c’est la règle : avant tout bombardement, je dois obtenir le feu vert d’une autorité française par le biais d’un code d’engagement.
Sur l’interpatrouille, j’appelle mon équipier :
– Kris, tu repasses sur la fréquence de Trumpcard, tu leur expliques que ça merde grave ici, on a besoin d’un task code immédiat !
– Reçu, je me rencarde…
Reste à trouver nos ennemis. King 66 continue à décrire la situation. Avec l’image transmise par le pod, les claquements secs des rafales d’armes automatiques et la voix étranglée du JTAC, nous sommes plongés au cœur du combat.
King 66 s’interrompt brusquement. Inquiet, Seb relance la conversation :
– Brice 44, on est à la verticale, prêts à copier la suite.
– STAND-BY !
C’est un hurlement, puis la radio se tait. Nous restons impuissants, les yeux rivés sur nos écrans : des impacts de balles labourent le mur, des gerbes de terre et de torchis giclent dans tous les sens. La section est noyée sous un déluge de feu… et plus personne ne bouge. Je m’efforce de contrôler l’émotion qui me submerge.
D’un seul coup, l’avertisseur de panne nous déchire les tympans. Je fixe le tableau d’alarmes : le voyant rouge de la régulation oxygène s’est allumé. Accaparé par la situation, j’ai retenu mon souffle pendant une vingtaine de secondes et l’avion me rappelle à l’ordre. J’inspire un grand coup, le voyant s’éteint.
La voix inquiète de King 66 jaillit à nouveau dans mes écouteurs :
– Brice 44 de King 66, toujours pas moyen de se déplacer et impossible de faire atterrir la Medevac !
Sans attendre de réponse, il balance la suite des bonnes nouvelles :
– Les deux Apache subissent des tirs de roquettes plus au nord, ils sont partis répliquer ! Le pilote du Chinook veut tenter une approche, mais avant, vous devez éliminer ces mecs ! PRÉPAREZ VOS BOMBES, JE VOUS DONNE UNE 9LINE !
Une décharge d’adrénaline me transperce. Fini les états d’âme. La 9Line officialise la demande de tir. J’active le circuit de tir en levant l’interrupteur d’armement. Les GBU-12 sont prêtes. Il ne restera plus qu’à désigner la cible et presser la détente.
– Brice 44 prêt à copier la 9Line.
– Je demande une GBU-12. Hauteur de la cible 2 803 ft, c’est un bâtiment abritant des insurgés, les coordonnées sont 45654/79510, nous sommes à 300 mètres au nord en situation de légitime défense, cap d’attaque est-ouest, collationnez !
Seb relit la totalité des informations. Elles doivent être clairement audibles sur l’enregistreur de vol. Il pivote ensuite les optiques du pod sur la position ennemie :
– Et merde !
Seb ne cache pas son dépit. Moi non plus…
– C’est clair…
Les insurgés sont planqués à l’intérieur d’une bâtisse située au centre du village, à quelques centaines de mètres de King 66…
– Marco, on n’aura jamais l’autorisation de tir…
– Pour l’instant, tu poursuis la description avec le JTAC !
Dany confirme qu’il surveille le même bâtiment. Pas d’erreur possible.
– King 66 de Brice 44, j’ai un bon visuel du compound. C’est une habitation orientée est-ouest, bordée au sud par une rangée d’arbres en forme de L !
– Affirm, votre target c’est ça, TIR IMMÉDIAT, je répète, TIR IMMÉDIAT !
Cette fois-ci, c’est un ordre.
– Marco, on fait quoi ?
C’est le pire des scénarios. Je commence à perdre patience :
– Kris, on en est où de ce putain de code ?
– Marco, ça va durer des plombes…
Je lâche un soupir résigné. Il a raison. C’est à nous de trancher : attendre l’autorisation d’ouvrir le feu ou prendre le risque d’un tir salvateur sans confirmation officielle. Seb me sent hésitant…
– Marco, faut qu’on se décide vite !
– On part pour une GBU-12 en palier… On n’a pas intérêt à merder…
– Je crois qu’on n’a pas trop le choix… Je demande s’il reste encore des habitants dans le coin, on aura au moins ça sur les bandes !
– C’est mieux que rien…
– King 66 de Brice 44, avez-vous connaissance de civils dans la zone ?
– Brice 44 de King 66, il n’y a plus aucun civil ici, je répète, toute la population a quitté le village depuis le début des combats.
À 16 000 ft, l’information du JTAC est invérifiable. Mais l’assurance du ton me convainc. Le temps presse, bientôt trente minutes que nous sommes en contact avec King 66. J’avertis mon équipier :
– Kris, on va tirer la GBU-12. Toi, tu pars ravitailler et tu te magnes pour revenir prendre la relève !
– Reçu, on en a pour vingt minutes !
Maintenant, la passe. Elle doit être efficace et minimiser les risques de dommages sur les habitations alentour. Seb a anticipé.
– Marco, vu la position des insurgés, celle de King 66 et la gueule du bled, le mieux c’est d’attaquer au cap 330 !
J’étudie à mon tour la zone. La taille de l’édifice permet une frappe tout secteur. Au cap 330, une série de champs cultivés pénètre de la Green Zone jusqu’au bâtiment ennemi. Si les GBU-12 partent en couille, elles iront exploser dans « la verte ». De son côté, King 66 est suffisamment à l’écart à droite pour ne pas se ramasser les bombes au passage.
– OK pour le 330.
– Je demande au JTAC si c’est bon !
– King 66 de Brice 44, l’idéal serait un cap 330 ?
– Stand-by…
En attendant sa réponse, je manœuvre franchement vers l’axe d’attaque, avant de sursauter :
– Marco de Kris ?
– J’écoute…
– Vous avez le code 211A, je répète le 211A.
Un coup d’œil sur la matrice des règles d’engagement. C’est une autorisation de tir officielle. Une libération !
De son côté, King 66 s’est décidé et ne cache plus son impatience :
– Brice 44 de King 66, c’est approuvé au cap 330, combien de temps avant la frappe ?
– Trois minutes…
– NÉGATIF, nous n’avons plus trois minutes ! J’ai besoin de cette bombe MAINTENANT !
Son cri d’exaspération me glace. Je revérifie une dernière fois la page d’armement. Toutes mes sécurités sont levées. J’enclenche la PC (postcombustion). J’accélère à 450 kt. Je repasse pleins gaz sec. Mon instinct me rappelle à l’ordre : agir vite, mais sans précipitation ! Je rejoue mentalement la passe pendant les 30 secondes d’éloignement.
À 12 kilomètres, je vire sur la tranche. Je « claque » à nouveau la PC pour ne pas perdre en vitesse. Le réacteur hurle, 5G à l’accéléromètre. Nous sommes tassés sur nos sièges éjectables. Seb grogne, il est surpris par la manœuvre.
Je dégauchis au cap d’attaque. Le pod est toujours parfaitement centré sur le bâtiment.
– Brice 44, in hot, cap 335.
– Brice 44, clear hot, clear hot !
Au même instant, une masse sombre jaillit devant moi. Je n’ai pas le temps de réagir. Le Predator est passé à quelques mètres…
– Putain, on a failli s’emplâtrer le drone !
Seb, imperturbable, maintient la visée.
– Marco, j’ai la cible, dégagement dans l’axe !
J’obéis sans réfléchir. Il est responsable du guidage, ses consignes sont des ordres.
« TIR » s’affiche en tête haute. J’écrase la détente. Une seconde plus tard, un soubresaut m’indique que la GBU-12 est bien partie. Nous sommes plus légers de 250 kg.
– King 66, Brice 44 bomb’s away, lasing.
Le décompte du temps de vol de la bombe s’inscrit sur l’écran : trente secondes… vingt secondes… dix secondes… 5-4-3-2-1… Impact !
La GBU-12 pulvérise le bâtiment sur toute sa longueur. Les débris volent sur une centaine de mètres, la rangée d’arbres qui nous a servi pendant la description ploie sous la violence du souffle.
– Marco, elle a fait « but », je m’assure que c’est bon pour King 66.
– Vu la déflagration, il ne doit pas rester grand-chose…
– King 66, de Brice 44, confirmez le résultat ?
– Stand-by…
Seb a ramené les optiques sur la position du JTAC. Ça s’agite au sol. King 66 lance enfin un « GOOD SPLASH ! »7 de soulagement. L’euphorie est de courte durée.
Sur l’écran, une nouvelle bordée de plomb crible le muret de part en part. King 66 et ses hommes replongent à couvert derrière le mur. Il en fallait davantage pour impressionner les insurgés. Les Américains encaissent et King 66 ne se démonte pas, cette fois-ci il demande l’artillerie lourde :
– Brice 44, j’ai une deuxième cible, un autre bâtiment. Je veux une frappe avec deux bombes en simultané !
Il ne m’en reste qu’une. Je fais un check de mes réservoirs : moins de 3 tonnes restantes. Je flirte avec les minima. La postcombustion est gourmande. J’ai juste de quoi rejoindre Python, faire une tentative de contact, et me dérouter en cas d’échec.
– King 66 de Brice 44, je dois retourner ravitailler. Mon équipier revient d’ici trois minutes avec ses deux GBU-12.
– Reçu… J’attends.
Le ton est résigné. Je me veux encourageant :
– King 66 de Brice 44, donnez-nous les coordonnées ennemies, nous les transmettrons à Brice 45 au passage !
Pendant que je m’éloigne, King 66 donne les informations. Kris vient de terminer son plein et quitte le tanker. Nos avions se croisent : mon ailier qui part du ravitailleur, et moi qui y retourne. Seb et Dany se coordonnent. J’avertis Kris au sujet du drone qui tourne à 16 000 ft au lieu des 15 000 ft prévus. Il collationne.
Prenant conscience de la gravité de la situation, Python 39 s’est finalement rapproché à une trentaine de nautiques du TIC, soit cinq minutes de vol. À cette distance, nous allons pouvoir maintenir la fréquence du JTAC et suivre les échanges entre Brice 45 et King 66. Seb gardera une oreille attentive sur la radio tandis que je ravitaillerai. Ces hommes sont loin d’être tirés d’affaire et notre tir m’a rendu nerveux. J’ai du mal à enquiller, et le panier vient fouetter à plusieurs reprises la verrière et le radôme. Je pilote comme un bûcheron, ce qui n’a pas échappé à Seb.
– Marco, maintenant on est short petrol, on n’a plus de quoi se dérouter et King 66 a besoin de nous… Ce n’est pas le moment de tout casser…
Je recule de quelques mètres, je respire profondément pour évacuer la pression. Je remue les orteils histoire de me détendre. Nouvelle tentative. Le contact est franc, mais c’est la bonne…
Sur l’autre poste, j’entends King 66 autoriser Brice 45 à délivrer ses deux GBU-12. Sa frappe sera décisive. Le cœur serré, je reste suspendu à l’annonce du résultat.
– Brice 45, explosion 300 mètres court !
Merde !
– Kris de Marco, elles ont tapé où ?
– Dans un champ, juste avant le village…
J’enrage. J’ai l’impression que tout m’échappe. En une heure, ma patrouille a largué trois de ses bombes sur les quatre disponibles. Et c’est le statu quo. Pas une seconde à perdre !
– Seb, on prend une tonne et on y retourne.
– Ça nous laisse un quart d’heure sur place… On joue sans filet…
– Je demande à Python 39 de rejoindre la verticale de King 66 !
J’explique la situation au commandant de bord du ravitailleur. La réponse traîne. J’explose à la radio :
– Vous attendez quoi ! Que nos hommes crèvent en bas ?
En quelques secondes l’ambiance devient électrique. Python 39 part en virage et nous interpelle.
– C’est géré avec Trumpcard, on vous tire vers le sud !
– Reçu, vous maintiendrez la zone.
– Affirm, c’est vu également…
Ce n’était pas une question.
– Brice 44 de Python 39, les Harrier qui devaient vous relever sont partis sur un autre TIC !
Nous restons seuls en course.
– Brice 44 de Python 39, vous avez votre tonne… Clair au disconnect8.
Je sors du panier en reculant de quelques mètres. Je passe trois quarts dos avant de plonger sous le ravitailleur. Pleins gaz. Le badin vient flirter avec Mach 0,95. L’avion est aux vibrations et moi aussi. J’avertis Kris que nous arrivons :
– On est à deux minutes, on a toutes les infos, tu montes à 18 000 ft, je descends à 17 000 ft et je récupère le lead !
– Reçu, à toi la fréquence avec King 66…
Je reprends les rênes de la mission, le couteau entre les dents.
– King 66 de Brice 44, on a la 9Line de Brice 45, on est prêts pour une GBU-12 sur le deuxième objectif…
– Reçu, Brice 44, même 9Line pour une GBU-12…
Dany intervient aussitôt sur la radio :
– Attention à l’altitude de la 9Line, elle est fausse !
Seb revérifie auprès de King 66, qui rectifie. L’écart est de 400 mètres. Sous la pression, le JTAC s’est trompé d’altitude. Les GBU-12 de Dany n’ont jamais pu récupérer la tache laser et corriger l’erreur. Mon équipier n’avait aucune chance de faire but.
Entre-temps, nous approchons du village. Je fixe l’écran. L’image est floue.
– Seb, ça donne quoi au pod ?
– Stand-by, j’ai la zone, pas encore l’objectif… Je distingue une habitation rectangulaire avec une sorte de patio et c’est la seule, a priori… Je fais une extraction des coordonnées pour être sûr de l’altitude…
Seb lance une télémétrie laser. Les chiffres fournis par les centrales collent avec ceux de King 66.
– C’est bon, Marco, j’embraye sur la description avec le JTAC !
– King 66 de Brice 44, confirmez que le bâtiment est rectangulaire et possède une cour intérieure et pas de jardin extérieur ?
– Affirmatif !
– Target identifié !
– Marco, on garde l’axe d’attaque précédent même si ça rallonge un peu le trait !
Python 39 nous a largués au nord du village. Je dois en rejoindre le sud-est, une minute au bas mot…
– Reçu, je vais chercher un cap 330 !
À 10 Nm, virage retour. Je remets les ailes à plat, le nez vers la cible. On est dans le mode de tir, je passe à « attaque » :
– C’est bon pour toi, Seb ?
– Affirm, poursuis la passe… Je vise le toit le plus proche, ça évitera de perdre la tache laser au milieu de la cour centrale…
– Bien vu…
C’est notre dernière carte… Je revérifie que toutes mes sécurités sont levées.
– Brice 44, in hot, cap 332.
– Clear hot !
Les barres de solutions de tir apparaissent dans ma tête haute… J’écrase à nouveau la détente, libérant la dernière bombe de la patrouille.
Mon regard se porte immédiatement sur l’image du pod. La cible change d’aspect à mesure que nous approchons de sa verticale. Le réticule est centré sur le toit, stable. Le décompte jusqu’à l’impact est interminable. Pourvu qu’elle fasse but…
Un immense flash sature mon écran. La déflagration pulvérise l’édifice dans un nuage de débris. Lorsque la fumée se dissipe, il ne reste plus qu’une masse informe. Seb part aux infos :
– King 66 de Brice 44, ça donne quoi ?
– Je vous tiens au courant !
Silence radio… King 66 a décidé de jouer avec mes nerfs !
– Brice 44 de King 66, je confirme l’arrêt des tirs pour l’instant, je répète, arrêt des tirs, j’attends cinq minutes avant de faire venir l’hélico !
Le supplice continue. Nous n’avons plus d’armement. Si les insurgés reprennent leur offensive, nous serons impuissants. Seb a braqué le pod sur le Chinook. Il est en vol stationnaire, prêt à se ruer vers King 66. Après quelques instants, l’hélicoptère s’élance enfin…
King 66 précise au même moment sur la fréquence :
– Brice 44 de King 66, le Chinook est en approche, gardez un œil sur lui. Les Apache sont à nouveau disponibles !
– Reçu.
Seb se concentre sur l’hélicoptère, Dany surveille autour. Le cœur serré, je regarde la progression du fragile Chinook. Tout peut encore arriver. Le taux d’attrition des voilures tournantes sur le théâtre afghan est spectaculairement élevé : un à deux appareils par semaine. Collés au sol, évoluant avec des vitesses faibles, ce sont des proies faciles, surtout lors des phases d’atterrissage.
L’hélicoptère s’avance doucement à proximité du muret. À mesure qu’il se rapproche du sol, ses pales déchaînent une nouvelle tornade de sable. Un ultime message de King 66 nous indique qu’ils grimpent à bord. Puis c’est le silence. Sous nos yeux, les hommes foncent vers l’arrière du Chinook, portant leurs deux blessés. Ils disparaissent à l’intérieur de la soute tandis que la rampe se referme. Le Chinook redécolle et s’éloigne comme au ralenti sous la protection des deux Apache. Subitement tout se termine et la pression retombe aussi vite qu’elle était montée. Je suis vidé.
Kris me rassemble sans un mot. Dans un dernier effort, je rejoins Python 39 pour un complément de carburant, en douceur cette fois ! Nous rendons compte des événements à Trumpcard en précisant que la patrouille n’a plus d’armement. Nous sommes autorisés à rentrer. Sur la fréquence, personne ne parle. Je sais que Dany est accablé par l’échec de son tir. Seb prépare déjà les éléments du compte rendu officiel. Et moi, je m’attends à une sérieuse remontée de bretelles. Je repense à notre intervention. Elle a probablement sauvé plusieurs vies, et à mes yeux c’est le plus important.
Nous sommes posés une heure plus tard, tous les quatre exténués. L’accueil est triomphal. Le retour d’une patrouille sans ses bombes suscite toujours l’enthousiasme général. Chaque action de feu concrétise les efforts de chacun.
Nos enregistreurs sont immédiatement saisis par les officiers renseignement. J’échange quelques impressions avec la mécanique avant de rejoindre Seb, Kris et Dany sous la tente des équipements de vol. Je me débarrasse de mon barda, devenu soudain insupportable. L’atmosphère est pesante. Chacun reste muré dans son silence. Dany est celui qui semble le plus marqué. C’est un navigateur expérimenté. Je sais qu’il s’en veut d’avoir fait une confiance aveugle aux informations données par le JTAC. Je tente une approche :
– Ça va ?
– Non…
– L’altitude n’était pas correcte, tu n’as rien à te reprocher, c’est de la responsabilité du JTAC de filer des bonnes coordonnées…
– J’aurais dû vérifier avec le pod…
– Tu n’en avais pas le temps ! Pas de tir fratricide, pas de dommage collatéral, des soldats en vie…