Si vous tentez le coup, allez-y à fond
C’est une sensation unique
Vous côtoierez les dieux
Vos nuits brûleront rouge vif
La vie ne sera qu’un long éclat de rire
C’est le seul combat digne de ce nom.
Charles Bukowski
J’ai senti une chaleur réconfortante sur mon corps. Quelques rayons de soleil traversaient les stores. Elle était encore endormie. J’ai soulevé la couette pour regarder ses fesses. Elles étaient rebondies, agréables à l’œil. Au toucher, elles étaient fermes – ça, je m’en souvenais parfaitement. J’étais en accord avec moi-même. J’assurais pleinement ma présence dans cet appartement, dans le lit de cette femme. Je l’ai laissée macérer dans les draps…
Je suis allé à la fenêtre, lever les stores. Et là, l’abbaye est apparue, à la fois vieille et élégante. Elle s’étendait droit devant. Le point de vue était idéal. J’ai fait glisser la porte-fenêtre pour gagner la terrasse. La cour d’honneur du monastère était déserte. J’ai contemplé un moment cette mer de pavés ceinturée par des bâtiments néoclassiques couleur crème. Le dimanche était le meilleur jour pour admirer cet espace sans voitures. J’avais bien calculé mon coup avec cette femme… Son prénom ? Je ne m’en souvenais pas. Je réglerais ça plus tard ; elle dormait de toute manière.
Je me suis accoudé à la balustrade et j’ai regardé l’abbaye. Dans une autre vie, j’aurais aimé avoir un appartement jouissant d’une vue pareille. Du calme, de la verdure, le sentiment d’être face à un morceau d’histoire. J’ai reconnu la sonnerie de mon téléphone. Machinalement, j’ai voulu palper mes poches pour m’en emparer. J’ai constaté que j’étais nu. Le portable grelotait au loin dans l’appartement, posé sur la table. J’ai pris mon temps avant de décrocher :
- Alors…
- Pardon ?
- Vous avez trouvé ?
- À qui ai-je l’honneur ?
- C’est moi, madame Dumortier.
- Mais oui, bien sûr… Bonjour, madame.
- Et cette enquête ?
- Je suis sur la bonne piste.
- Voilà qui me rassure, monsieur Von Krout.
- Van Kroetsch ! C’est Van Kroetsch.
- Bref, monsieur Kroustk, vous avancez ?
- Couci-couça.
- N’oubliez pas que je vous paye, Von Krout !
- Comment l’oublier, madame.
- N’ironisez pas, je vous prie. Je veux des résultats !
- Vous les aurez.
- En temps et en heure ?
- Je n’ai qu’une parole, madame Mortier.
- Dumortier ! C’est Dumortier. Vous êtes un drôle de spécimen, monsieur. Permettez-moi de vous le dire !
Elle avait raccroché sur ces mots.
Entre-temps, la femme s’était enfin réveillée. Sitôt debout, elle était allée se poster sur la terrasse, dans la même posture que moi quelques instants plus tôt, coudes sur la balustrade, nue. Je l’ai rejointe et je me suis collé à ses fesses. On s’est vite retrouvés emboîtés. Devant nous, l’abbaye et son église. On avait trouvé une cadence appropriée. Bientôt, les cloches se sont mises à sonner. Je n’avais aucune idée de l’heure exacte. Je n’ai eu le fin mot que lorsque je suis venu en elle. Notre étreinte s’était calée sur les coups de cloches. Dix, onze, douze ! Et je ne me remémorais toujours pas le prénom de cette femme, pourtant si proche de moi :
- Rappelle-moi ton prénom…
- Va te faire foutre !
J’avais mis le temps, mais j’avais trouvé. Une femme habitant en face de l’abbaye de la Cambre, à Ixelles. Un appartement avec une superbe vue sur l’ancien complexe monastique. Il y avait sans doute des hommes seuls ou des couples qui disposaient d’une telle vue, mais ça m’aurait moins stimulé.
Pour arriver jusqu’ici, j’avais dû me coltiner plusieurs soirées dans des bars et des boîtes de nuit fréquentés par la bonne bourgeoisie et les expats. Causer de tout, de rien, encore et toujours. Payer d’innombrables tournées. Me frayer un chemin incertain dans ce milieu fermé. Et, enfin, toucher au but. J’ai rencontré cette femme dans une discothèque huppée du bois de la Cambre. Elle traînait seule au bar. Moi aussi. Je lui ai proposé un verre. Elle a insisté pour qu’on prenne directement une bouteille – whisky. Je l’ai eue à l’usure. Tintements de verres. Musique tonitruante et basses sourdes. Mais j’avais bien entendu : elle possédait un appartement avec vue sur l’abbaye.
Anne-Marie – seize ans – avait été vue pour la dernière fois dans l’enceinte de l’abbaye cinq jours plus tôt. L’ enquête de la police n’avait encore rien donné. C’est pour ça que Dumortier m’avait contacté, grâce à une annonce que j’avais publiée sur le Net : pour que je retrouve sa fille. J’étais détective privé depuis peu de temps. Jusque-là, j’avais réglé une petite dizaine d’affaires. Quand je dis « réglé », je me comprends. Disons que j’avais aidé les clients à faire le deuil de ce qu’ils avaient perdu – leur conjoint, la plupart du temps. J’étais engagé pour faire la filature de maris ou d’épouses infidèles. Je passais de longues heures dans ma voiture, devant des villas luxueuses du sud de Bruxelles, devant des immeubles à appartements plus standards de la banlieue, voire des hôtels du centre-ville où se retrouvaient les couples illégitimes. Je m’ennuyais énormément durant ces séances d’observation. Je mangeais des boîtes de thon, parfois des frites. Je n’étais pas contre une bière. Je prenais des notes que je n’arrivais pas à relire une fois rentré chez moi. Ça payait plutôt mal. Juste de quoi m’acquitter de mon loyer et faire avancer cette vieille voiture dans laquelle je passais plus de temps qu’à mon domicile.
La jeune fille avait disparu près de la mare aux canards. Dumortier avait insisté là-dessus :
- Oui, la mare aux canards. C’est là que la police a trouvé son sac à dos.
- La mare aux canards ?
- Un étang ou que sais-je… Vous êtes idiot ou quoi, Von Krout ?
La mare en question était une sorte de grand bassin entièrement maçonné. Pas un seul canard dessus, mais beaucoup de poissons rouges au fond, des grosses bestioles un peu grasses, sans doute parce que les vieilles du quartier leur donnaient trop souvent à manger. Un héron ne s’y était pas trompé. Haut perché sur ses interminables pattes, il demeurait immobile de longues minutes au bord de l’eau, à l’affût. Il toisait ces stupides poissons rouges serrés les uns contre les autres, puis il plongeait pour en attraper un. Face à la mare, il y avait des bancs répartis sur plusieurs niveaux. C’est là que j’avais commencé mon enquête, en observant les gens. Il y avait des pics de fréquentation, notamment à l’heure du midi : les étudiants de l’école d’art qui occupait certains bâtiments de l’abbaye, les salariés d’une grande tour de bureaux plantée au coin de l’avenue Louise, quelques couples, des solitaires plongés dans un livre ou un magazine…
J’ai passé de longs moments sur un de ces bancs, complètement liquéfié – c’était sans doute le mois de mai le plus chaud qu’ait jamais connu la capitale. La population variait peu. Certains optaient systématiquement pour la même place, à tel point que j’avais l’impression de déranger et de désorganiser le tableau. Comme le héron posté au bord de la mare aux canards, j’ai patienté, des heures. J’ai guetté mes proies. Et, finalement, un premier groupe s’est dégagé : trois filles qui devaient avoir seize ou dix-sept ans, l’âge d’Anne-Marie Dumortier. Je crois que je leur ai fait peur quand je me suis approché. J’avais vingt ans en plus qu’elles et, avec mon éternelle barbe de trois jours, je pouvais très bien passer pour un de ces pervers qui rôdent dans les parcs. Ma carte de détective les a un peu rassurées. Elles étaient élèves dans la même école qu’Anne-Marie, à deux cents mètres de l’abbaye. Elles s’isolaient au bord de la mare pour fuir les garçons de leur classe et fumer des cigarettes en gloussant. C’était une piste intéressante. Et en effet, elles connaissaient Anne-Marie. De vue, sans plus. La fille de Dumortier était dans une autre classe qu’elles. Les gamines étaient au courant de sa disparition. Mais ça n’avait pas l’air de les tracasser outre mesure. L’une d’elle lâcha quand même :
- Elle est peut-être partie avec Michal ?
- Michal ?
- Son mec… Enfin, son ex.
- Un garçon de l’école ?
Elles ont éclaté de rire.
- On voit bien que vous ne la connaissez pas, Anne-Marie !
Elles ont encore pouffé de rire. Elles commençaient à m’énerver. L’une d’elles avait un appareil dentaire qui me renvoyait les rayons du soleil en plein visage.
- Et donc, ce Michal ?
- C’est un vieux.
- Comment ça ?
- Ben, un vieux… comme vous.
- Anne-Marie est avec un type de trente-six ans ?
Effrayé par le rire strident des gamines, le héron a déserté son poste au bord de la mare pour disparaître derrière une rangée d’arbres.
- Où est-ce qu’on peut le trouver, ce Michal ?
- Il travaille au service des cartes et plans.
- Quel service ?
- À l’institut cartographique… Ici, dans l’ancien palais abbatial.
Vers une heure, les filles sont reparties vers leur école. Les autres bancs se vidaient eux aussi. La pause de midi était terminée. Je suis resté seul face à la mare. J’ai noté les informations fournies par ces trois pestes dans mon calepin. Pendant ce temps, le héron était revenu se mettre en position au bord de l’eau. Je n’ai pas attendu qu’il plonge pour mettre les bouts.
- C’est la plus ancienne vue de l’abbaye.
- Ah bon ?
- Il s’agit d’un extrait d’une carte manuscrite du milieu du seizième siècle dressée par le cartographe Jacques de Deventer… qui a d’ailleurs réalisé les plans de nombreuses villes des anciens Pays-Bas espagnols.
- L’ abbaye de la Cambre a été fondée à cette époque ?
- Pas du tout ! Elle est bien plus ancienne que ça. La fondation remonte au tout début du treizième siècle. En 1201, le duc de Brabant Henri Ier a fait don du site à la communauté qui était en train de se former. Celle-ci sera affiliée à l’ordre de Cîteaux dès 1232.
- C’était donc un monastère de cisterciens…
- Non, de cisterciennes ! Dès le Moyen Âge, on trouve aussi bien des communautés monastiques masculines que féminines aux alentours de Bruxelles.
- Il y en avait beaucoup ?
- Ça oui ! Du Moyen Âge jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, pas moins de huit monastères ont existé hors du centre-ville : les prémontrés de Dielegem à Jette, les bénédictines de Forest, les dominicaines de Val-Duchesse et les chanoines de Saint-Augustin de Rouge-Cloître à Auderghem, les récollets de Boetendael à Uccle, les minimes et les chartreux à Anderlecht… et, bien sûr, les cisterciennes à la Cambre. Et je ne vous parle même pas du centre-ville où on recensait une quarantaine de couvents au dix-huitième siècle !
- Hé bien ! Vous vous y connaissez, mon vieux.
- À force de regarder tous ces plans, j’ai eu envie d’en savoir un peu plus, c’est vrai… Ma préférence va pour la Cambre, pas parce que j’y travaille, mais car c’est le complexe monastique le mieux préservé en Région de Bruxelles-Capitale. Les différents quartiers sont encore là pour s’imaginer à quoi pouvait ressembler une grande abbaye périurbaine à la fin du dix-huitième siècle : le cloître et l’église, le palais abbatial, l’infirmerie, les jardins… Il ne manque que le quartier agricole.
- C’est vrai que l’ensemble est impressionnant.
- L’ abbaye a été supprimée par les Français en 1796. La communauté se dispersa mais, contrairement à la plupart des autres monastères de nos régions, les bâtiments ne furent pas démolis. Au contraire… L’ abbaye a toujours été occupée depuis. Aujourd’hui, le site est partagé entre la fabrique d’église de la paroisse Notre-Dame, l’institut cartographique et une école d’art… Mais revenons à la carte de Deventer, si vous le voulez bien.
Michal s’est à nouveau penché sur le plan. Celui-ci n’était pas très précis. À dire vrai, je n’y voyais qu’une série de taches brunâtres. Elles étaient censées représenter les principaux bâtiments de l’abbaye. Le seul édifice que je parvenais à identifier était l’église, trahie par son clocher. Juste en-dessous, on pouvait lire : Cameren, « la Cambre » en flamand. Le reste, c’était quasiment de la philosophie. De taille moyenne, Michal avait un air slave et les cheveux bruns coupés courts. Il était très enthousiaste. Ses yeux brillaient tandis qu’il s’attardait sur la carte :
- On distingue aisément le mur d’enceinte !
- Mmm…
- Et même les étangs alimentés par le Maelbeek. Le ruisseau prend sa source dans l’abbaye…
- Oui, au niveau de la mare aux canards.
- Exact, monsieur ! Vous connaissez les lieux visiblement.
- Pas vraiment. Disons que j’aime bien observer les hérons et les autres oiseaux qui traînent sur les bancs.
- Vous dites ?
- Non, rien…
Il était à nouveau absorbé par le plan. Ses doigts courraient fébrilement sur le papier comme s’il lisait du braille. Je l’imaginais palper le corps de la gamine de la même façon, avec un peu d’écume à la commissure des lèvres :
- Au fait, vous connaissez Anne-Marie Dumortier ?
Son index a continué de glisser sur la carte, jusqu’à quitter le périmètre de l’abbaye de la Cambre. Michal s’est tourné vers moi :
- Elle est déjà venue ici quelques fois, en effet…
- C’est tout ?
- Heu…
- Pourquoi est-elle venue ici ?
- Comme vous, pour voir les plans de l’abbaye.
- Ce n’est pas ce qu’on m’a dit.
Michal s’est levé et a considéré la carte de Deventer encore quelques instants en se grattant le crâne. Il a poussé un gros soupir :
- Bon, c’est vrai… Je la connais assez bien, Anne-Marie.
- C’est-à-dire ?
- Au début, elle venait voir les cartes, tout ça… Elle devait faire un travail pour l’école, retracer l’histoire de l’abbaye, ce genre de choses.
- Et puis ?
- Le courant est tout de suite bien passé entre nous. Alors, on s’est revus. Vous comprenez…
- Où ça ?
- D’abord à l’abbaye… Ici, dans la salle des cartes de l’institut. Puis le midi, au bord de la mare aux canards. Elle venait manger là avec ses copines, sur les bancs. On s’est vite isolés. On a pris l’habitude de passer l’heure de pause à deux dans les jardins et même au bois de la Cambre…
- Et après ?
- Mais qui êtes-vous finalement, monsieur ? Pourquoi toutes ces questions ?
- Anne-Marie a disparu. Je ne vous apprends rien.
- Oui, je…
Il s’est laissé tomber lourdement sur sa chaise, comme s’il avait pris un coup sur le crâne. Il est resté là, hagard, la tête penchée, les bras pendant dans le vide.
- Tout va bien ? Vous vous sentez mal ?
- Je ne sais pas… Je ne sais plus…
- Écoutez, Michal, jusqu’ici, personne ne vous accuse de rien. Mais dites-moi ce que vous savez. Chaque minute compte si on veut retrouver Anne-Marie.
- Bon, voilà. Comment dire… Je suis tombé amoureux d’elle dès qu’elle a franchi la porte de la salle des cartes.
- Ça, j’ai bien compris.
- C’était il y a deux mois. En plus des promenades dans les jardins de l’abbaye à l’heure du midi, on se voyait aussi en fin de journée, après ses cours et mon boulot. On a bientôt délaissé les bancs et la verdure. On se retrouvait chez moi…
- Je vois.
- Je sais que j’ai vingt ans en plus qu’elle. Mais Anne-Marie dégage quelque chose d’énorme. Elle est très mature pour son âge…
- Je ne suis pas certain que sa mère apprécierait d’entendre ça. Et ne parlons même pas de la police…
- Quoi, vous n’êtes pas de la police ?
- Non.
- Mais qui êtes-vous, alors, monsieur… comment déjà ?
- Van Kroetsch.
- C’est ça, Van Kroetsch… Qui êtes-vous alors si vous n’êtes ni flic ni intéressé par les plans anciens ?
- Je travaille à mon compte. La mère d’Anne-Marie m’a engagé.
- Un privé ?
- Appelez ça comme vous voulez.
- Je l’aimais, Anne-Marie…
- Vous parlez de votre histoire à l’imparfait ?
- Oui, elle m’a dit qu’on en restait là il y a une dizaine de jours.
- Pourquoi ?
- Je crois qu’elle a rencontré quelqu’un, un garçon de son âge.
- Quand est-ce que vous l’avez vue pour la dernière fois ?
- Il y a un peu plus d’une semaine. Le jour après qu’elle m’ait annoncé que c’était fini. Un midi… Elle mangeait seule sur un banc en face de la mare. Quand elle m’a vu approcher, elle s’est levée et est partie en direction de l’avenue Duray. Je n’ai pas insisté…
Michal a posé sa tête sur la carte de Deventer et s’est mis à sangloter. Il n’y avait plus moyen d’en tirer grand-chose dans cet état.
L’ alerte avait été donnée plusieurs heures après la disparition d’Anne-Marie. C’était beaucoup trop long… La gamine pouvait déjà être en partance pour un pays de l’Est avec des proxénètes ou froidement liquidée au fond d’une cave après avoir été abusée. Les indices dont je disposais étaient minces. J’avais téléphoné à l’inspecteur qui menait l’enquête depuis le début, un certain Rinaldi, de la zone de police Bruxelles-Ixelles. Il avait été très désagréable. Il était sans doute vexé qu’un détective privé prenne le relais alors qu’il pataugeait dans la gadoue depuis des jours. Il n’avait rien lâché, pas la moindre info sur les résultats de ses investigations.
Je ne pouvais compter que sur moi-même et les quelques données que m’avait transmises Dumortier. Le sac à dos d’Anne-Marie avait été retrouvé au bord de la mare aux canards. Pas de téléphone portable – l’examen de sa messagerie aurait pourtant pu me fournir quelques précieuses infos. Un paquet de cigarettes entamé, des cahiers avec des notes de cours sans intérêt pour l’enquête, un plumier en cuir avec des noms de groupes de rock et de pop griffonnés dessus… Rien d’excitant. La seule chose intéressante était un morceau de flyer, du genre de ceux qui annoncent un concert ou une soirée. La moitié avait été déchirée. Sur un fond mêlant des spirales noires et rouges, il y avait ces deux lettres : « S.A. ». Pas d’autres textes, ni adresse ni lieu public renseigné. Rinaldi avait emporté le bout de papier et toutes les affaires qui se trouvaient dans le sac à dos au commissariat. Dumortier m’avait donné une photocopie du demi-flyer, de même qu’une photo de sa fille : une tête à claques blonde qui deviendrait sans doute encore plus hautaine que sa mère après ses années de rébellion adolescente. J’ai cogité pas mal sur ces deux lettres : S.A ! Société Anonyme ? Bof… South Africa ? Rien à voir… Sexe Anal ? Là, je m’égarais. J’ai pianoté sur Google et je suis tombé sur quelque chose de beaucoup plus croustillant : les S.A., abréviation de Section d’Assaut en français, de Sturmabteilung en allemand. Cette organisation paramilitaire du parti nazi avait joué un rôle déterminant dans l’accession au pouvoir d’Hitler dans les années 1930. L’enquête se corsait. Je commençais un peu à flipper. Je me voyais déjà pourchassé dans l’abbaye de la Cambre par des malades mentaux nostalgiques du IIIe Reich. J’ai appelé Dumortier :
- Comment, qu’est-ce que vous dites ?
- « S.A. »
- Je n’en sais rien moi, Von Krout ! C’est votre métier après tout.
- Je pensais que…
- Arrêtez de penser, Von Krout ! Ça ne vous va pas du tout. Mais agissez, bon sang ! Le temps presse. C’est la vie de ma petite Anne-Marie qui est en jeu !
Après, j’ai passé un coup de fil à l’inspecteur Rinaldi :
- Vos méthodes sont dépassées, Van Kroetsch. Vous focalisez sur deux lettres !
- Mais, il faudrait peut-être…
- Pensez avant d’agir, monsieur. Je vous laisse, j’ai à faire.
J’ai arpenté l’abbaye avec les initiales en tête. Le complexe, véritable enclave de verdure à deux pas de l’avenue Louise, faisait désormais office de jardin public. Il y avait du passage, ce qui compliquait encore un peu plus l’affaire. Tout le monde était potentiellement suspect, les employés de l’institut cartographique, les étudiants et les professeurs de l’école d’art, les membres de la fabrique d’église de la paroisse Notre-Dame… sans oublier les centaines de promeneurs et de passants qui traversaient le site chaque jour. J’ai observé les murs, les inscriptions officielles et les tags, les panneaux de signalisation, les plaques commémoratives… Rien.
Avant de rentrer chez moi, j’ai loué quelques DVD sur Hitler et les S.A. pour me faire une soirée thématique. C’était aussi rébarbatif que les émissions de Stéphane Bern sur les têtes couronnées européennes. Je me suis endormi devant la télé comme une larve. Quand je me suis réveillé, j’ai zappé un peu et je suis tombé sur une retransmission d’un flash info. Un des titres était consacré à la disparition d’Anne-Marie Dumortier. Le reportage avait dû être tourné l’après-midi. Le gars qui tenait le micro se trouvait sur une des terrasses des jardins de l’abbaye. À l’arrière-plan, on voyait le clocher de l’église abbatiale. Les journalistes aussi tournaient en rond. Depuis plusieurs jours, ils ne faisaient que répéter la même chose : « la disparition de la jeune Anne-Marie est de plus en plus inquiétante.