À l’instar d’Alexandre Dumas retrouvant à vingt ans de distance ses mousquetaires vieillis, je reviens sur un texte daté. Dans ses hypothèses comme son écriture, il revêt les traits caractéristiques de ce que j’appellerais la pensée post-68, en parodiant le titre de l’ouvrage non moins daté de Luc Ferry et Alain Renaut, son quasi-contemporain1. De ce point de vue, il date assurément. Mais il rend compte aussi d’une conjoncture précise, marquée par la configuration particulière de l’architecture et de la politique et par mes expériences et mes stratégies. Tel quel, il constitue un document historique utile et c’est sans apprêt qu’il est reproduit dans les pages qui suivent, où le texte et les illustrations de l’édition originale sont restitués tels quels. Je les commenterai à la première personne du singulier, en tentant d’éviter la complaisance. Revenant sur mes propres traces à l’occasion de cette réédition, il est assurément difficile d’échapper à la nostalgie, mais foin de (nécro)italophilie, ce serait plutôt d’une réactivation qu’il s’agirait ici – d’une remise en jeu des hypothèses et des considérations de la publication de 1984, alors que la donne a radicalement changé sur la scène architecturale et dans la culture intellectuelle, tant en Italie qu’en France.
La conjoncture dans laquelle s’inscrivait mon travail en était tout d’abord politique et institutionnelle. Dans l’ordre politique, celle du premier septennat de François Mitterrand en France et des espoirs qu’il avait suscités, au terme de la présidence de Giscard d’Estaing et de ses ambiguïtés. Outre-Alpes, une fois le « compromis historique » d’Enrico Berlinguer oublié avec la mort d’Aldo Moro en 1978, le règne de Bettino Craxi s’amorçait. Sur la scène architecturale, après le scepticisme du début des années 1970, l’éruption postmoderne provoquait des réactions contradictoires en Europe et en Amérique du Nord. Dans le champ intellectuel, la « pensée française » exerçait son hégémonie au-delà de l’océan Atlantique.
Le ministère des Affaires culturelles avait engagé une politique de recherche architecturale à la suite du rapport rédigé en 1971 par André Lichnérowicz2. Elle se matérialisa en 1972 par la création d’un Comité de la recherche et du développement en architecture (Corda), qui ne tarda pas à dispenser ses généreux crédits dans la profession et les jeunes unités pédagogiques créées après 1968. Après avoir distribué des contrats de gré à gré, il lança trois appels d’offres successifs en 1974, 1976 et 19783. Ce fut lors du deuxième que je déposai un projet pour lequel je signai, avec le ministère de la Culture et de l’Environnement en juillet 1977, un contrat intitulé « La coupure entre architectes et intellectuels, et l’État ». Ce contrat correspondait à une inflexion du projet initial, dont la transcription avait été laborieusement négociée avec le cabinet du ministre Michel d’Ornano. Un des membres de son cabinet avait effet considéré que mon propos était empreint d’un « mécanicisme marxisant ». La mention de ce que j’avais dénommé « italophilie » dans le texte initial avait été effacée, au bénéfice d’un discours sociologisant très convenu, semblant rétrospectivement avoir été rédigé en guise de camouflage par le responsable du Corda, Jean-Paul Lesterlin. Il était en effet stipulé que la mission du chercheur consisterait :
« 1. À étudier, au cours de l’évolution des dix dernières années, le rôle que l’État assure dans la délimitation des compétences des “corps techniques”, la position qui en résulte pour les architectes, et les relations qui se nouent alors entre les agents de ces corps techniques, les architectes et les “intellectuels” [guillemets d’origine]. Cette phase de la recherche aura pour objet d’approfondir la connaissance des liens qui existent entre la “technostructure” de l’aménagement et le monde universitaire au sens large.
2. À étudier comment les architectes français perçoivent cette relation au travers d’expériences étrangères, particulièrement celle de l’Italie qui semble aujourd’hui jouer un rôle de modèle ou de compensation face à l’effondrement des références des Beaux-Arts.
3. À analyser les éléments d’évolution du rôle de l’architecte en France à travers l’expression des nouveaux courants intellectuels qui traversent ce milieu (néo-formalisme, historicisme, culturalisme, critique du fonctionnalisme, etc.) et à indiquer les nouvelles formes de pratique et les nouvelles attitudes qui semblent en résulter4. »
Dans cette rédaction, la centralité de l’Italie, fondatrice du projet initial, avait été en quelque sorte ensevelie dans l’une des trois tâches prescrites, le propos portant désormais sur une critique des idéologies du moment. Telle que je l’envisageais en février 1979 dans un plan provisoire du rapport de recherche, dont l’intitulé trahissait un certain retour aux sources, puisqu’il faisait mention de « l’étrange cas de l’italophilie », ma réflexion glissait sensiblement d’une certaine forme de sociologie à l’histoire. Les chapitres envisagés étaient ainsi :
Introduction : architecture et xénophobie en France ;
Interrompu par mon passage à la direction du Corda de 1979 à 1983, au lendemain de la disparition inattendue de Lesterlin, je tardai à reprendre la rédaction du rapport ainsi esquissé. Il inaugura en 1984 la collection « In extenso », consacrée aux travaux réalisés par les chercheurs de l’UPA 1, qui détournait l’obligation contractuelle de livrer 100 exemplaires de chaque rapport final au ministère. Grâce à l’imprimerie de l’école, il ne s’avérait guère plus onéreux d’en produire et d’en distribuer dix fois plus, afin d’élargir la diffusion à l’ensemble de la communauté architecturale et de donner un visage cohérent à la production des équipes liées à l’établissement.
Si le centrage sur la réception française de l’architecture italienne et surtout sur l’examen des différences transalpines reconduisait bien les intentions du projet de 1976, l’hypothèse initiale sur le rôle déterminant de l’État avait été estompée, bien que les dimensions politiques et institutionnelles étaient loin d’avoir été évacuées. En revanche, la problématique axiale du travail avait pivoté et la posture du critique, voire du chroniqueur qui était la mienne avait laissé la place à celle de l’historien attaché à reconstituer la généalogie des phénomènes qui l’avaient intéressé initialement.
Le titre choisi dès 1976 mérite quelques éclaircissements. Il est assez aisé de rapprocher la notion de « coupure » de celle, épistémologique, en laquelle Louis Althusser avait identifié l’acte fondateur de la critique marxiste, empruntant un terme proposé par Gaston Bachelard6. Mais ce serait une fausse piste. J’utilisais ce terme pour qualifier un phénomène d’un tout autre ordre, dans lequel j’aurais pu me contenter de voir sans emphase un simple fossé, un décalage ou une différence. Quant à la notion plus originale d’« italophilie », néologisme assez facile, elle me semblait rendre compte clairement de la dimension affective du rapport au voisin latin, qui dépassait le simple phénomène de la réception, tel que Hans Robert Jauss l’avait théorisé dans un livre traduit en 19787.
À ce point, il est utile de préciser quelle a été l’implication du chercheur que j’étais. Je n’échappai pas au phénomène dont j’entendais rendre compte. Ma relation à l’Italie remonte à un embryon de Grand Tour que je fis jusqu’à Florence au printemps 1968, alors que je m’intéressais surtout à l’architecture de la Renaissance. Puis elle se noua durablement lorsque je visitai en 1973 la Triennale de Milan, placée à l’enseigne de L’architettura razionale, dont je rendis compte dans un de mes tout premiers articles8. J’avais éprouvé au demeurant quelques difficultés à faire coïncider les trois aspects – théorique, projectuel et historique – de l’entreprise conduite par Aldo Rossi, tout en appréciant que de nouveaux héros tels que Ludwig Hilberseimer, Bruno Taut et Heinrich Tessenow remplaçassent ceux des histoires dominantes qu’étaient Walter Gropius et Mies van der Rohe. Peu après, je rencontrai à Venise Manfredo Tafuri, ses assistants et ses étudiants français tels Georges Teyssot et Philippe Duboy, tout en m’intéressant à la politique conduite par le Parti communiste italien sous la conduite d’Enrico Berlinguer. Elle tranchait fortement d’avec celle du parti « frère » français dont j’étais un militant tant soit peu critique. Leur rapprochement à l’enseigne de l’« eurocommunisme » ne dura guère, tant les cultures et les perspectives en étaient étrangères.
Mes réflexions étaient nourries par la fréquentation des bibliothèques et la lecture des multiples revues italiennes du moment, Casabella, Domus, Lotus, Controspazio, L’Architettura, cronache e storia, Parametro et bien d’autres. De plus en plus attentif à l’activité des historiens vénitiens, je forgeai aussi des liens forts avec le milieu milanais, d’abord en participant à la rédaction de la revue Hinterland, créée par Guido Canella en 1978, puis à celle de Casabella, lorsque Vittorio Gregotti en prit la direction en 1982. Je pratiquai ainsi dans une certaine mesure ce que les ethnologues nomment l’observation « participante ». L’hommage triple qui ouvrait le volume de 1984 ne faisait d’ailleurs pas mystère de cette posture, puisque je le dédiai sans rancune à Lesterlin, car j’admirais son action à la tête du Corda, à Duboy, qui avait décrypté pour moi les mystères de Venise, et à Tafuri, la figure la plus fascinante de toutes celles rencontrées. À défaut d’être moi-même italophile, j’étais fortement engagé dans l’italoscopie.
S’ils découlent de mon implication croissante sur la scène italienne, les déplacements entre les intentions initiales et la rédaction finale furent aussi déterminés par les travaux historiques entrepris sur d’autres terrains, qui me poussèrent à considérer le dispositif transalpin dans un champ autrement plus vaste. J’avais en effet conduit en parallèle mes premiers travaux sur Le Corbusier, poursuivi ceux engagés sur André Lurçat, élaboré la réédition des textes d’Eugène Hénard et commencé à disséquer la relation franco-allemande. Surtout, mes premières recherches sur l’avant-garde russe m’avaient conduit en 1979 à participer à l’exposition Paris-Moscou du Centre Pompidou, où j’avais organisé l’année précédente une première manifestation, qui conduisit à la publication d’un ouvrage collectif dans lequel j’embarquai Tafuri et Marco De Michelis, celui de ses assistants dont j’étais le plus proche9.
Les analyses publiées en 1984 résultaient d’une multiplicité de méthodes, de l’analyse des textes à celle d’entretiens plus ou moins formalisés. La fréquentation des expositions y était pour beaucoup, car elles étaient extraordinairement fécondes, de la Triennale de 1973 à la Biennale de Venise de 1976, où Gregotti avait créé une section d’architecture dans laquelle il avait confronté Européens et Américains et accueilli la première exposition sur l’architecture italienne de la période fasciste, accompagnée d’un catalogue dont je réalisai l’édition française10. Ce cycle se conclut par le scandale de 1980, qui vit Portoghesi bâtir dans les corderies de l’Arsenal la Strada novissima, manifeste du postmodernisme. La visite de nombreux bâtiments fut aussi une des voies à la connaissance de la situation italienne. Du côté français, mon engagement d’enseignant et de responsable de la recherche m’avait permis de saisir les principaux déterminants des politiques et de comprendre certaines des dynamiques à l’œuvre.
Je fus cependant loin de tirer tous les enseignements de mes lectures et ne puis m’empêcher d’imaginer des alternatives ou des compléments à ma démarche d’alors. Attentif à la démarche de New York délire, que je lus à Manhattan en 1981, j’aurais pu appliquer au cas italien la notion de rétroaction que Rem Koolhaas y avait proposée. Je me serais alors attaché à reconstituer les projets non formulés des architectes italiens et des italophiles français, mettant à jour leurs latences, plutôt que d’en rester à l’exégèse de leur discours explicite. Pour les besoins de la cause, j’ai sans doute exagéré l’ampleur de la « coupure » entre intellectuels et architectes français, négligeant par exemple le fait que la célèbre conférence de Michel Foucault « Des espaces autres » avait été prononcée en 1967 au Cercle d’études architecturales du boulevard Raspail, dont l’importance sur la scène parisienne doit être réappréciée11. L’ampleur de l’œuvre théorique de Le Corbusier n’est pas reconnue, alors que l’auteur de la villa Savoye est symptomatiquement le seul architecte figurant en compagnie de Roland Castro dans le Dictionnaire des intellectuels français de Jacques Julliard et Michel Winock12.
Si j’engageais une véritable refonte de mon ouvrage, je donnerais une place aux équipes telles que l’Atelier de Montrouge ou l’Atelier d’urbanisme et d’architecture, dont je me sentais proche alors. Dès sa création en 1960, l’AUA s’était attaché à rapprocher les sciences sociales du travail de projet, tandis que certains de ses membres fondateurs s’efforçaient de transposer les théories théâtrales dans leur démarche. Encore marqué par une hostilité non raisonnée envers l’enseignement de l’École des Beaux-Arts et de l’École spéciale d’architecture, où j’avais commencé mes études avant 1968, je n’avais pas prêté attention aux tentatives de réforme déterminées de l’administration, qui avaient failli aboutir peu avant la révolte étudiante, comme Jean-Louis Violeau l’a si bien montré13.
Un autre champ d’expansion de mon propos passerait par un dépouillement systématique des revues publiées entre 1930 et 1960 en France, où les articles portant sur l’architecture italienne sont loin de manquer. Je n’évoque qu’en passant les deux numéros que L’Architecture d’aujourd’hui avait publiés sur l’Italie en 1952 et 1953, où certaine empathie condescendante transparaissait. Préparés par le correspondant de la revue Vittoriano Viganò, avec le concours d’un ensemble de revues transalpines, ils étaient préfacés respectivement par André Bloc et Alexandre Persitz. Le premier faisait part avec une certaine commisération du fait qu’« à [son] heureuse surprise, [il avait] pu constater que l’Italie s’était remise avec acharnement à un travail de qualité et que le succès semblait couronner ses efforts », et félicitait ses architectes d’avoir par leur « bon sens » et leur « appréciation humaine des programmes et des besoins » réussi « bien souvent à éviter les faux pas et les solutions rigides ou dogmatiques »14. Le second confirmait : « [L]es architectes italiens apportent, en effet, à la “doctrine” adoptée le correctif d’un fort tempérament, d’une puissance d’invention sans cesse renouvelée, qui s’exprime surtout dans la recherche de l’“effet”, des détails, des matériaux, et le souci traditionnel d’une parfaite exécution15. » Ces deux numéros ne rendaient compte en rien des positions nouvelles et critiques des Italiens dans l’après-guerre.
Ces textes précédaient la vive polémique des années 1957-1958 évoquée plus loin. Il conviendrait aussi de relire l’article sur « L’Architecture et l’intellectualisme en Italie » que Serge Kétoff publia dans la revue sœur Aujourd’hui. Art et architecture en 1965, dans lequel, s’il juge la critique « indispensable », il affirme que le « climat d’intellectualisme forcé, qui a contaminé les facultés d’architecture, provoque chez les jeunes étudiants confusion et incertitude16 ». Dans son hostilité aux excès critiques des architectes italiens, l’ingénieur russo-italien était en syntonie avec la ligne des rédacteurs Claude Parent et Patrice Goulet, très hostiles à celle de Casabella. La fracture qui se marquait alors perdurerait. Elle séparerait en 1982 les deux expositions concurrentes La Modernité, un projet inachevé et La Modernité ou l’esprit du temps, respectivement conçues par Paul Chemetov et Jean Nouvel, et traverserait jusqu’à ce jour la scène architecturale française, sur laquelle les héritiers de Parent, tels les porte-parole de la « French Touch », s’opposent aux partisans d’une modernité engagée comme celle que Rogers appuyait, sans par ailleurs ménager ses critiques.
Certaines des orientations francophiles apparues sur le versant italien méritaient aussi plus d’attention. J’avais bien relevé que Tafuri avait su faire son miel des analyses de Roland Barthes, bien avant les architectes français, et que Rossi avait fondé son Architettura della città sur les écrits de Maurice Halbwachs et des géographes français. Mais, dans la Scientific Autobiography que Rossi avait publiée en 1981, il avouait toute sa dette envers le Stendhal de La Vie d’Henry Beyle et cette piste littéraire mérite toujours d’être explorée. Vingt ans plus tôt, le même Rossi vantait les mérites des Conversations sur l’architecture d’André Gutton, livre que les soixante-huitards des Beaux-Arts, où cet auteur avait été le dernier professeur de théorie, se plaisaient à détester. Je serais resté perplexe si j’avais été attentif à son jugement selon lequel « une disposition commune aux écrits des architectes français, de Perret à Garnier et Le Corbusier, est une certaine emphase persuasive, une volonté de compréhension universelle des problèmes, volonté qui exprime effectivement dans un cadre européen et mondial la capacité de la culture française à former une synthèse efficace des problèmes, et ce d’une manière complètement inconnue à d’autres17 ».
Symétriquement à l’attention des revues et des auteurs italiens pour la France, les Italiens avaient commenté les théories, les projets et les édifices français. Sous le fascisme, tant le conservateur éclairé Gustavo Giovannoni que l’opportuniste Marcello Piacentini avaient observé la scène parisienne, sur laquelle les analyses les plus pertinentes avaient été celles publiées dans la première Casabella par son codirecteur Edoardo Persico et par des auteurs occasionnels comme Carlo Levi. Dès 1945, Bruno Zevi avait proposé dans Verso un’architettura organica une analyse éclairante des échecs de l’architecture moderne en France18. Enfin, prenant les rênes de Casabella en 1953, Ernesto Nathan Rogers avait engagé sa politique éditoriale en exprimant sa reconnaissance, comme architecte, à Eugène Claudius-Petit, « ministre constructif19 ». Moins de dix ans plus tard, il exprimait sa déception devant la politique des grands ensembles.
Le volume de 1984 une fois imprimé et rapidement devenu introuvable – au point que des exemplaires photocopiés en circulaient dans les écoles américaines –, des extraits plus ou moins longs en furent publiés de Paris aux deux Amériques20. Dans le même temps, mes réflexions trouvaient une validation sous la plume d’un de leurs héros, Tafuri, qui les saluait dans sa Storia dell’architettura italiana, 1944-198521. Je me trouvai ainsi intégré dans l’historiographie italienne. Après sa mort prématurée en 1994, j’eus évidemment l’occasion de revenir sur sa contribution au travail de l’histoire22. Au lendemain d’une autre disparition précoce – celle d’Aldo Rossi en 1997 –, je me penchai brièvement sur les projets qu’il avait conçus en réponse à des sollicitations françaises23.
La présence de Rossi en France, où il fut souvent épaulé sur ses chantiers par Bernard Huet, qui avait été son exégète, ne fut pas la seule manifestation du passage de l’italophilie intellectuelle, dont les origines sont précisées plus loin, à une italophilie bâtie, dès lors que la commande publique faisait la part belle aux architectes transalpins. Alors que les commandes restaient rares dans la péninsule, la voie ouverte en 1971 par la victoire de Renzo Piano au concours du Centre Beaubourg s’élargit. Vittorio Gregotti construisit à Montreuil et à Nîmes, Gino Valle à Paris et à La Défense, Alessandro Anselmi à Chambéry, Paolo Portoghesi à Strasbourg et Francesco Venezia à Amiens, pour ne relever que les opérations les plus saillantes. C’est à la vigoureuse campagne de ses admirateurs français que le Romain Massimiliano Fuksas dut le démarrage de sa carrière.
Dans le champ de la critique et de l’histoire, des institutions comme l’École des hautes études en sciences sociales offrirent l’hospitalité à Donatella Calabi et à Carlo Olmo, qui engagèrent des projets avec leurs collègues français24, tandis que nombre de jeunes architectes italiens étaient accueillis par les programmes doctoraux parisiens. Inversement, une certaine italophobie se fit jour en marge de ce mouvement vers le nord-ouest des Alpes. En 1986, Françoise Choay et Pierre Merlin rédigèrent une étude assassine sur la morphologie urbaine, considérant que cette démarche n’avait rien de scientifique25. Leur posture phobique semblait autant porter sur les architectes osant se mêler de recherche que sur les théoriciens italiens.
Depuis 1990, les recherches se sont multipliées à la fois sur le versant français et sur le versant italien. Si elles ne mettent pas en cause pour l’essentiel les conclusions qui avaient été les miennes, elles en rendent le tableau de la pratique, de l’enseignement et de la production éditoriale français plus ample et plus précis. J’ai à l’esprit les ouvrages consacrés par Jean-Louis Violeau à ces deux moments décisifs que sont 1968 et 1981, dans lesquels les attentes et les projets sont repensés dans toutes leurs ambiguïtés. Des recherches effectuées dans le cadre de thèses de doctorat doivent être mentionnées. Juliette Pommier a suivi à la trace la formation et les engagements de Bernard Huet, tandis que Jong-Woo Lee restituait avec précision le projet éditorial des rédacteurs successifs d’Architecture Mouvement Continuité26.
Sur le versant italien, de nombreux travaux ont contribué à transformer la connaissance de l’architecture conçue et réalisée sous le fascisme, puis et pendant la reconstruction, et à comprendre des enjeux spécifiques comme ceux de l’urbanisme et de la technique, en abandonnant une fois pour toutes l’hypothèse de la subordination stricte de l’architecture à la politique, pour souligner l’importance des lignes de fracture culturelles27. La scène des années 1960 et 1970, au centre de mon propos, a aussi été repensée dans ses rapports de forces, dans ses espoirs et dans ses impasses28. Le trio des « maîtres » – Rogers, Ludovico Quaroni et Giuseppe Samonà, sur lesquels j’avais orienté ma réflexion et en qui je voyais un type de professionnels intellectuels très différents des Français – s’est vu consacrer de nouvelles études, au travers desquelles leurs multiples contradictions ont été révélées29. Les revues ayant été le support des opérations culturelles des années 1970 ont été disséquées30. Si la relation franco-italienne n’a guère été abordée en tant que telle, le rôle de l’Institute for Architecture and Urban Studies dans la dissémination du discours de Tafuri et de Rossi aux États-Unis a été largement étudié31. Quant à l’italophilie ibérique des années 1960 et 1970, elle est au centre du travail de doctorat prometteur de Marta Caldeira32.
Certains mouvements constituants de l’architecture italienne de cette période ont été restitués dans leur production graphique et leurs discours théoriques. Ainsi, la Tendenza formée autour d’Aldo Rossi est-elle devenue furieusement tendance, si je puis dire, avec l’exposition homonyme du Centre Pompidou en 201233. Surtout, les principaux textes de cette faction au sein de l’architecture italienne ont été depuis traduits et commentés, inscrits dans un cadre historique plus vaste par Cristiana Mazzoni34. Des manifestations décisives comme la Triennale de Milan de 1968 ou la Biennale de Venise de 1980 ont été reconstruites dans leur genèse et leurs effets35. Et la figure de Rossi fait l’objet de lectures surprenantes, comme celle de Pier Vittorio Aureli, qui le rapproche au prix de certaines acrobaties historiques de l’autonomie ouvrière des années 1960-197036.
Revenant sur mon texte à trente ans de distance, deux ordres de réflexions se font jour. Les premières tiennent à la substance même de la recherche, dont les déterminants historiques me frappent. Son propos reste précisément calé sur la conjoncture politique et culturelle de l’Europe d’après 1968, qui vit la gauche italienne échouer dans sa marche vers le pouvoir alors que son homologue française y accédait en 1981. Il n’est pas moins fixé sur les entreprises d’une génération déterminée. En dépit de leurs divergences doctrinales et de leurs positions différentes dans le champ, Carlo Aymonino – né en 1926, Gregotti – né en 1928, Rossi – né en 1931 et Tafuri – né en 1935 avaient vécu des expériences proches, au sein de la rédaction de Casabella continuità et à l’université. Il resterait de ce point de vue à vérifier si la triade « la secte, l’école, la presse » évoquée dans mon chapitre 2 conserve une pertinence quelconque à l’âge du numérique.
L’italophilie s’était en vérité diffusée dès les années 1950 dans un champ plus vaste. J’en trouve la preuve dans le succès du livre de G. E. Kidder Smith, Italy Builds, dont l’impact fut significatif aux États-Unis37, alors que Rogers et son associé Enrico Peressutti enseignaient respectivement à Harvard et à Princeton, et que tant Luigi Moretti que Pier Luigi Nervi obtenaient des commandes sur les deux côtes. En Europe, les cas espagnol, suisse et allemand méritent d’être mentionnés. À Barcelone, la revue de Salvador Tarrago Cid Arquitecturas bis fit la part belle à Gregotti et Rossi – jusqu’à parodier sur sa couverture l’étiquette des bouteilles de Martini, en substituant le nom du premier à celui du fabricant de vermouth38. Et c’est sur les précédents italiens que Manuel de Solà-Morales fonda son enseignement et ses travaux d’urbaniste. Chassé du Polytechnique de Milan, Rossi trouva refuge à celui de Zurich, où son propos fut relayé avec finesse et rigueur par ses assistants Bruno Reichlin et Fabio Reinhart. Il ne conviendrait pas d’oublier, enfin, tout ce que l’Internationale Bauausstellung entreprise à Berlin-Ouest au début des années 1980 dut aux théories italiennes dans son projet urbain, et le champ qu’elle offrit à des architectes comme Rossi, Gregotti et le duo Reichlin et Reinhart, proposant un modèle dont l’écho fut considérable.
Dans le même temps qu’elle enregistrait ces succès à l’exportation, pour utiliser le langage de la presse économique, la culture italienne ne trouvait guère l’occasion d’un passage à l’acte dans son pays d’origine, où les carences des maîtrises d’ouvrages l’empêchèrent de trouver des chantiers comparables à ceux qu’elle avait conquis en France ou en Allemagne. Si elles ne furent pas tenues dans la production bâtie, les promesses des années 1970 ont-elles conservé une pertinence aujourd’hui ? Je laisse les lecteurs en juger, mais je persiste à penser que, débarrassé de sa gangue rhétorique, le propos analytique de La città di Padova reste fécond et que le doute radical, mais méthodique et savant de Tafuri conserve sa virulence.
Les dernières réflexions seront plus personnelles. Je voulais voir dans mon texte un Bildungsroman, comme je l’écrivis sur sa dernière page, et cette perception se confirme avec la distance temporelle. Je lis en effet en filigrane la chronique de ma découverte de l’Italie, avec ses étapes successives. Dans le même temps, j’éprouve un sentiment d’inquiétante familiarité, si je puis inverser ainsi la notion de l’unheimlich freudien, en m’apercevant combien j’ai repris depuis de thèmes ou de formules qui n’étaient qu’esquissés et qui ont migré dans mes travaux postérieurs, au point que j’y verrais autant une sorte de rumination qu’une persistance raisonnée. J’ai en effet poursuivi depuis 1984 l’exploration d’autres relations binationales, de l’américanisme européen aux transferts entre France et Allemagne, et mené à bien des chantiers qui n’étaient initialement qu’une intention embryonnaire, tels ceux portant sur Le Corbusier ou d’autres figures de l’architecture moderne. L’ensemble de ces travaux laisse entrevoir la possibilité d’une histoire transnationale dont l’objet ne serait pas l’ajustement entre les cultures locales, régionales ou nationales et les tendances internationales, mais bien une économie générale de ces transferts.
Pour conserver son caractère de document au texte de 1984, je n’ai procédé à aucune modification ou actualisation substantielle. Il est fidèlement reproduit, avec pour seule intervention la correction des redondances, des lourdeurs et des plus irritants des syntagmes figés de la langue de bois post-68. Souvent foulées au pied dans l’édition initiale, les conventions typographiques ont été rétablies et l’usage extravagant des italiques n’est plus qu’un souvenir. Autant que possible, les publications récentes ont été ajoutées aux notes entre crochets, afin de les identifier aisément. Quant aux illustrations, elles ont été pour l’essentiel conservées, en dépit de leur qualité parfois médiocre, à l’exception de celles qui supposaient le paiement de droits de reproduction extravagants. Ainsi le propos sera-t-il rendu plus fluide et plus actuel, sans qu’il ne cesse pour autant d’être daté.
1 Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68 : essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985.
2 André Lichnérowicz, La Fonction architecturale, la recherche architecturale, Paris, Ministère des Affaires culturelles, 1971. Voir Jean-Louis Cohen, « The Emergence of Architectural Research in France », Journal of Architectural Education, vol. 40, no 2, hiver 1987, pp. 10-11.
3 Voir les fonds conservés aux Archives nationales : Urbanisme ; Direction de l’architecture et de l’urbanisme ; Bureau des écoles d’architecture, Répertoire (19980580/1-19980580/36) 1970-1994.
4 Contrat entre le ministère de la Culture et de l’Environnement et l’association ADRI 1, 13 juillet 1977, archives de l’auteur.
5 Jean-Louis Cohen, « La coupure architectes/intellectuels et l’État ; l’étrange cas de l’italophilie. Plan provisoire du rapport de recherche », février 1979. Archives de l’auteur.
6 Louis Althusser, Pour Marx, Paris, François Maspero, 1965.
7 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception [1972], Paris, Gallimard, 1978.
8 Jean-Louis Cohen, « La Triennale, Milan », La nouvelle Critique, no 69, décembre 1973, p. 81.
9 Jean-Louis Cohen, Marco De Michelis et Manfredo Tafuri (dir.), URSS 1917-1978, la ville, l’architecture, Rome, Officina Edizioni/Paris, L’Équerre, 1999.
10 Il s’agit de 1919-1943. Rationalisme et architecture en Italie, Paris, CERA/Electa France, 1977. Le terme de fascisme avait effarouché les officiels du ministère des Affaires culturelles.
11 Michel Foucault, « Des espaces autres », Architecture, mouvement, continuité, no 5, octobre 1984, pp. 46-49 ; conférence prononcée au Cercle d’études architecturales le 14 mars 1967.
12 Avec Roland Castro, dont la présence s’explique par son engagement politique, alors encore vivace dans l’esprit des auteurs. Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996.
13 Jean-Louis Violeau, Les Architectes et mai 68, Paris, Recherches, 2005.
14 André Bloc, in Italie, habitation, no thématique de L’Architecture d’aujourd’hui, no 41, juin 1952, p. 3.
15 Alexandre Persitz, in Italie, constructions diverses, no thématique de L’Architecture d’aujourd’hui, no 48, juillet 1953, n. p.
16 Serge Kétoff, « L’Architecture et l’intellectualisme en Italie », Aujourd’hui Italie. Art et architecture, no 48, janvier 1965, p. 32.
17 Aldo Rossi, « L’architetto e l’urbanistica », Casabella continuità, no 266, août 1962, p. 24.
18 Bruno Zevi, Verso un’architettura organica ; saggio sullo sviluppo del pensiero architettonico negli ultimi cinquant’anni, Turin, Einaudi, 1945, pp. 42-45.
19 Eugène Claudius-Petit, « Esperienze della ricostruzione francese », Casabella continuità, no 199, décembre 1953-janvier 1954, pp. 35-37. Rogers avait côtoyé Claudius-Petit au sein du comité d’experts pour le siège de l’UNESCO.
20 Jean-Louis Cohen, « Le détour par l’Italie », Esprit, no 109, décembre 1985, pp. 23-34 ; id., « Venecia-Paris o el aura reencontrada », Materiales [Buenos Aires], no 5, mars 1985 ; « The Italophiles at Work », in K. Michael Hays (dir.), Architecture Theory since 1968, Cambridge, Mass., MIT Press, 1998, pp. 506-521.
21 Manfredo Tafuri, Storia dell’architettura italiana, 1944-1985, Turin, Einaudi, 1986, p. 246.
22 Jean-Louis Cohen, « Manfredo Tafuri », in Universalia 1995, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1995, pp. 542-543 ; id., « ‘Ceci n’est pas une histoire’ ; Il progetto storico di Manfredo Tafuri », Casabella, no 619-620, janvier-février 1995, pp. 48-53 ; id., « ‘Experimental’ Architecture and Radical History », Being Manfredo Tafuri, Architecture New York, no 25-26, hiver 2000, pp. 42-46.
23 Jean-Louis Cohen, « Infortune transalpine : Aldo Rossi en France », in L’Architecture et la ville, mélanges offerts à Bernard Huet, Paris, École d’architecture Paris-Belleville/Éditions du Linteau, 2000, pp. 57-59 ; Cristiana Mazzoni, « Les mots de l’architecture de la ville. Aldo Rossi in Francia », in Annalisa Trentin (dir.), La lezione di Aldo Rossi, Bologne, Bononia University Press, 2008, pp. 146-151.
24 Carlo Olmo et Bernard Lepetit, La città e le sue storie, Turin, Einaudi, 1995 ; Jacques Bottin et Donatella Calabi (dir.), Les Étrangers dans la ville : minorités et espace urbain du bas Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Éditions de la MSH, 1999.
25 Françoise Choay et Pierre Merlin, À propos de la morphologie urbaine, Saint-Denis, Institut français d’urbanisme, 1986.
26 Juliette Pommier, Vers une architecture urbaine. La trajectoire de Bernard Huet, thèse de doctorat, thèse de doctorat, Marne-la-Vallée, Université de Paris-Est, 2010 ; Jong-Woo Lee, Un territoire de l’architecture : AMC et le renouveau de la culture architecturale en France (1967-1981), thèse de doctorat, Saint-Denis, Université de Paris-8, 2010.
27 Paolo Nicoloso, Gli architetti di Mussolini ; scuole e sindacato, architetti e massoni, professori e politici negli anni del regime, Milan, Franco Angeli, 1999 ; id., Mussolini architetto ; propaganda e paesaggio urbano nell’Italia fascista, Turin, Einaudi, 2008 ; Paola Di Biagi (dir.), La grande ricostruzione : il piano INA-Casa e l’Italia degli anni Cinquanta, Rome, Donzelli, 2001 ; La concezione strutturale ; ingegneria e architettura in Italia negli anni cinquanta e sessanta, Turin, Allemandi, 2013.
28 Marco Biraghi, Gabriella Lo Ricco, Silvia Micheli et Mario Viganò, Italia 60/70 : una stagione dell’architettura, Milan, Il Poligrafo, 2010.
29 Renato Capozzi, Camillo Orfeo et Federica Visconti (dir.), Maestri e scuole di architettura in Italia : Ernesto Nathan Rogers, Milano, Giuseppe Samonà, Venezia, Ludovico Quaroni, Roma, Naples, CLEAN, 2012 ; Anna Giannetti et Luca Molinari (dir.), Continuità e crisi : Ernesto Nathan Rogers e la cultura architettonica italiana del secondo dopoguerra, Florence, Alinea, 2010 ; Chiara Baglione (dir.), Ernesto Nathan Rogers, 1909-1969, Milan, Franco Angeli, 2012 ; Pippo Ciorra, Ludovico Quaroni, 1911-1987, Milan, Electa, 1989. Giovanni Marras et Marco Pogacnik (dir.), Giuseppe Samonà e la scuola di architettura a Venezia, Padoue, Il Poligrafo, 2006.
30 Paolo Scrivano, « Where Praxis and Theory Clash with Reality : “Controspazio” and the Italian debate over Design, History, and Ideology, 1969-1973 », in Alexis Sornin, Hélène Jannière et France Vanlaethem (dir.), Revues d’architecture dans les années 1960 et 1970. Fragments d’une histoire événementielle, intellectuelle et matérielle, Montréal, Institut de recherche en histoire de l’architecture, 2008, pp. 245-269.
31 Ramon Rispoli, Ponti sull’Atlantico, l’Institute for Architecture and Urban Studies e le relazioni Italia-America (1967-1985), Macerata, Quodlibet, 2012.
32 Voir l’intervention de Marta Caldeira, « Critical Translation : The Laboratori d’Urbanisme de Barcelona and the Italian Discourse on Urban Form », au colloque Spanish Architecture – 1950s-1990s organisé en 2012 par New York University, et son texte « Batallas sin cuartel : Rogers e la cultura architettonica catalana (1958-1969) », in Chiara Baglione (dir.), Ernesto Nathan Rogers : 1909-1969, Milan, Franco Angeli, 2012, pp. 182-195.
33 Frédéric Migayrou (dir.), La Tendenza : architectures italiennes, 1965-1985, Paris, Centre Pompidou, 2012.
34 Cristiana Mazzoni, La Tendenza, une avant-garde architecturale italienne 1950-1980, Marseille, Parenthèses, 2014.
35 Paola Nicolin, Castelli di carte : la XIV Triennale di Milano, 1968, Macerata, Quodlibet, 2011 ; Léa-Catherine Szacka, Exhibiting the Postmodern. Three Narratives for a History of the 1980 Venice Architecture Biennale, thèse de doctorat, Londres, Bartlett School of Architecture, 2011.
36 Pier Vittorio Aureli, The Project of Autonomy : Politics and Architecture Within and Against Capitalism, New York, Princeton Architectural Press, 2008.
37 G. E. Kidder Smith, Italy Builds ; its Modern Architecture and Native Inheritance, New York, Reinhold, 1954.
38 « Gregotti & Rossi », Arquitecturas bis, septembre 1974.
L’argument initial de cette recherche ne manquait pas de limpidité : il s’agissait d’étudier les causes et les effets de la coupure constatée entre les architectes et les intellectuels en France, notamment dans ses rapports avec les politiques d’État. Cette coupure devait être mise en évidence par différence avec la situation italienne, qui n’était pas elle-même sans sembler produire par ses ricochets sur l’architecture française les éléments d’un début d’effacement des distances entre culture et architecture.
Six années auront été nécessaires pour mener à son terme ce travail engagé en 1977, dont trois, il est vrai, neutralisées par mon implication directe dans la conduite des opérations de recherche à la Direction de l’Architecture du ministère de l’Équipement. C’est donc un triple déplacement qu’a subi le projet original : un déplacement du terrain d’observation, dans la mesure où ces quelques années ont vu de très grandes transformations s’opérer dans l’architecture française ; un déplacement des outils d’analyse avancés dans le projet initial, lié à ma propre évolution intellectuelle ; enfin et peut-être surtout, un déplacement de ma position d’acteur vis-à-vis des problèmes, des institutions et des hommes, tant en France qu’en Italie. Ces déplacements ne pouvaient rester sans effet sur une réflexion située dès le début à la frontière de la recherche et de la critique, et dont la proximité vis-à-vis de l’actualité de la culture architecturale n’était pas fortuite.
Une série de remarques doivent donc être faites en guise d’ouverture pour replacer mon propos dans les conditions de sa formulation première et dans celles de ses déplacements ultérieurs. Point de départ de la recherche, la constatation de l’existence d’une coupure entre architectes et intellectuels s’appuyait sur mon expérience personnelle des grandes difficultés de communication existant entre le petit monde de l’architecture et l’univers de la culture. Inséparable de l’histoire de l’intervention des appareils d’État dans l’architecture, cette coupure est devenue un thème d’action pour des politiques publiques marginales mais significatives, comme celle de la promotion de l’architecture mise en avant par la Direction de l’Architecture à partir de 1979-19801. La campagne pour le livre d’architecture, l’encouragement prodigué à la critique architecturale, les politiques d’expositions ont été des moments forts de ces actions. De façon plus nette encore, l’ouverture de l’Institut français d’architecture, vitrine de la culture architecturale à Paris, a constitué un pas très important de l’architecture vers la communauté. Il est donc apparu assez clairement que, s’il reste à démontrer que les origines de la coupure architectes/intellectuels sont liées aux politiques d’État, ces mêmes politiques sont à tout le moins susceptibles d’en atténuer les effets.
Second phénomène évoqué, l’italophilie perceptible à la fin des années 1970 dans la culture architecturale française est devenue un fait majeur, qui a pris de multiples dimensions. Pour en rester à l’activité de l’IFA, il est symptomatique que sa première exposition monographique sur un architecte ait été consacrée à l’œuvre de Vittorio Gregotti2. Mais il est non moins intéressant de noter que la première exposition d’architecture ayant touché un public dépassant sensiblement le milieu de l’architecture avait été en 1981 La présence du passé, manifestation conçue pour la Biennale de Venise3.
En parallèle à ces événements très publics, le relatif boom d’une édition d’architecture qui semble aujourd’hui s’essouffler n’est pas séparable d’un rapport très fécond avec l’Italie. Sur la toile de fond d’accords stratégiques plus ou moins durables entre maisons d’édition4, un nombre très important de titres italiens a été traduit. Il est vrai que ce phénomène ne se limite pas à l’édition française, mais que l’Espagne, l’Allemagne ou les États-Unis ont connu beaucoup de traductions des auteurs principaux de l’architecture italienne depuis 19755. Manifestation plus spécifiquement française, les grands travaux mis à l’étude ou au concours depuis 1981 ont vu une forte participation des architectes italiens dans les jurys comme parmi les concurrents. Le projet le plus ambitieux et, par conséquent, le plus fragile était l’Exposition universelle envisagée pour 1989, dans l’élaboration de laquelle le rôle de Renzo Piano et de Vittorio Gregotti fut considérable6.
Fig. 1 - Vittorio Gregotti, Antoine Grumbach, Renzo Piano et Ionel Schein, Exposition universelle envisagée à Paris en 1989, projet pour le site ouest, 1983, perspective.
Les effets de cette vague d’italophilie toujours présente doivent aussi être situés dans les transformations internes de la culture architecturale. Indépendamment de leurs rapports difficiles avec les intellectuels, rapports au demeurant sujets à des transformations rapides, comme on le verra plus loin, les architectes du début des années 1980, qu’ils agissent dans le service public ou dans le privé, dans la sphère de l’enseignement, de l’administration ou dans celle du projet, opèrent avec une culture nouvelle, plus riche et plus complexe que celle des générations antérieures. Il y a eu en effet, sous la poussée de la rénovation de l’enseignement et sous la pression d’un marché toujours plus difficile, une notable intellectualisation des pratiques architecturales. Cette intellectualisation ne peut être imputée seulement à l’existence d’une offre nouvelle en matière d’édition ou de manifestations publiques. Elle est liée à la transformation même des objets de l’architecture, dont l’ampleur se réduit de façon inversement proportionnelle à leur complexité. Les considérations liées au marché de l’architecture ne sont pas secondaires dans cette chronique. L’écho des expériences et des discours italiens en matière d’architecture urbaine ou d’histoire de l’architecture7 a été d’autant plus fort que la crise de l’architecture moderne, d’un côté, faisait émerger la question de la forme de la ville et que, d’un autre côté, les politiques de réutilisation du patrimoine bâti excitaient la curiosité historique.
Il est enfin une autre dimension de la fascination pour la culture italienne qui doit être prise en compte, celle de l’histoire même du rapport de la culture française à l’Italie. Traditionnel dans la formation de l’élite artistique depuis la Renaissance, le voyage en Italie n’a cessé d’être un topos littéraire dans les cultures allemande, britannique ou française. Voyage de formation pour le caractère comme pour la culture, la découverte de l’Italie n’a jamais pu être totalement exempte d’une sorte de découverte déplacée, parallèle et implicite de la culture et des mœurs du pays d’origine, relues à la faveur d’une comparaison avec les fragments d’éternité ou de quotidienneté italiens.
Les récits de voyage en Italie sont loin d’être marginaux dans l’œuvre de Montaigne ou de Montesquieu8. Retracée par ses lettres, la découverte que fit de l’Italie le président de Brosses a suffi à lui donner une place particulière dans la littérature du XVIIIe siècle9, avant que Diderot (qui ne fit jamais le voyage) ou Goethe ne tissent des fils ténus mais résistants entre la culture des Lumières et l’Italie10. Plus tard, alors que Madame de Staël exaltera en Corinne l’aspiration de l’Italie à son indépendance11 avant que de découvrir l’Allemagne au fil de son exil, c’est Stendhal qui jouera le jeu le plus fécond avec un pays perçu dans l’épaisseur d’une culture plus que tout urbaine12. Comme le relève Michel Crouzet, Stendhal fuira dans ses voyages « égotistes » en Italie l’« empoisonnement par l’ignoble » qu’il dénonce en France, au point de se déclarer « italien », tout simplement. Il s’attachera ainsi à la confection d’un monde mythique, peuplé de personnages – l’Italien ou l’Italienne – mythiques eux aussi13.
Toutes proportions gardées, l’attitude des architectes-italophiles du début des années 1970, qu’il s’agisse d’ailleurs des Français ou d’autres, peut être rapportée à celle de Stendhal. Ce qu’ils idéalisent, en effet, comme chez l’écrivain, ce sont indissociablement les lieux – les villes – et les personnages qui les produisent – cette fois-ci les architectes. Cette disposition d’esprit intervient cependant au terme d’une profonde modification de la réalité et de l’image de l’Italie moderne. De la geste de Garibaldi au modèle autoritaire et étatique du fascisme, les péripéties de la vie politique italienne ne sont pas passées inaperçues dans le débat politique français pendant plus d’un siècle. Depuis 1945, l’Italie contemporaine n’a cessé d’être à la fois un objet de répulsion pour les partisans d’une démocratie présidentielle effrayés par le spectacle d’un système parlementaire semblable à celui de la IVe République, et un objet de fascination pour les partisans d’une vie politique décentralisée et ouverte aux mouvements de la société civile. Dans le champ de la culture, la découverte du néoréalisme a été un moment important de la culture française de l’après-guerre, au même titre que, plus tard, l’apparition d’Alberto Moravia et de Cesare Pavese, puis d’Italo Calvino et de Leonardo Sciascia à l’horizon de la littérature. Malgré tout, à côté de l’admiration éprouvée pour cette production culturelle, il n’est pas possible de passer sous silence une autre dimension du rapport à l’Italie, qui n’est pas propre d’ailleurs aux seuls contemporains, et qui est une certaine condescendance française bien insupportable en vérité outre-Alpes.