À Anne
À Hélène
« De même que le serpent se défait de sa peau, nous devons constamment nous défaire de notre passé. »
– Bouddha
« Je ne suis pas nostalgique, mais je suis tout le temps dans la nostalgie. »
– Patrick Juvet
– Je serai franc avec toi, Damien. Ton roman, c’est de la merde !
Une semaine plus tôt, la secrétaire des Éditions Figlioni m’avait appelé pour m’annoncer la bonne nouvelle. Jean-Marc Figlioni avait été « très intéressé » par mon manuscrit et souhaitait me rencontrer au plus vite. Ma persévérance avait fini par payer. Deux ans que j’envoyais mon roman avec une foi aveugle à tout ce que la francophonie compte d’éditeurs. J’y avais laissé mon amour-propre et mes économies.
– Il fallait que quelqu’un te le dise, reprend Figlioni en feuilletant négligemment mon manuscrit. Les errances d’un trentenaire désabusé, je l’ai lue mille fois cette histoire. Et huit cents pages, c’est long. Surtout quand on a envie de se pendre après trente. Combien tu as eu de refus ?
– Cent cinquante-quatre.
– Crois-moi, il n’y a rien à en tirer. À moins de changer l’intrigue et les personnages.
Je me lève avec la conscience aiguë d’être tombé dans un traquenard. L’éditeur sadique qui convoque un écrivaillon pour l’humilier existe donc. Je croyais que ce n’était qu’une légende pour effrayer les jeunes auteurs vaniteux – une sorte de croque-mitaine.
– En revanche, tu as une jolie petite plume, poursuit-il sans se préoccuper de ma réaction. Et tu as un talent pour faire claquer les phrases. Sans fioritures. Ça, ça me plaît. Et ce n’est pas donné à tout le monde.
–…
– Tu peux te rasseoir, Damien. Je ne t’ai pas fait venir ici pour démolir ton roman. J’ai trop de respect pour les auteurs. Je sais que tu as mis tes tripes là-dedans. En fait, voilà : j’ai une proposition à te faire.
Figlioni marque une pause étudiée. Sourire énigmatique. Je ne peux dissimuler ma perplexité devant l’assurance bravache de ce quinquagénaire au teint mat, au front dégarni et aux yeux bleus enchâssés dans un visage trop large.
Depuis quelques années, Jean-Marc Figlioni s’est attiré bon nombre d’inimitiés dans le petit monde de l’édition par ses coups médiatiques. Le catalogue des Éditions Figlioni se décline en essais polémiques, livres de cuisine, biographies, autofictions et témoignages sulfureux. Parmi les titres phares, Moi, Fabien T., escort boy hermaphrodite s’est vendu à plus de trente mille exemplaires ; les mémoires du prétendu fils caché africain d’Hitler ont fait hurler les historiens ; le brûlot Plutôt nue qu’en burqa ! a fait couler beaucoup d’encre, tout comme le Journal d’une coquine fétichiste dans le Gros-de-Vaud d’une horticultrice surfant sur le phénomène de Cinquante nuances de Grey (et récompensé par le prix Figlioni).
L’éditeur sort une photo de son tiroir et me la tend. Je reconnais sans peine la rousse flamboyante qui me sourit.
– Veronica Lippi ?
– Bien conservée, hein ?
Figlioni me lance un clin d’œil. Je reste de marbre, peu enclin à m’aventurer sur le terrain de la complicité virile. J’inspecte à nouveau la photo. Veronica Lippi. La chanteuse has been. La people excentrique. La femme qui n’a pas hésité à poser nue dans L’Illustré pour ses cinquante ans.
– On ne peut pas dire que je sois un grand fan, lâché-je. Mais quel rapport avec mon roman ?
– Écoute bien : je te propose d’écrire son autobiographie !
Je manque de tomber de mon siège. L’autobiographie de Veronica Lippi. C’est aussi sensé que s’il me demandait de traduire l’intégrale des œuvres du marquis de Sade en roman-che.
– Vous êtes sérieux ?
– Absolument. Veronica est une amie. Je l’encourage depuis des années à écrire ses mémoires. Elle a toujours refusé. Jusqu’à ce que Johnny Hallyday sorte sa bio. Tu l’as lue ?
– Non.
– Il balance sur tout le monde, le vieux lion. Henri Salvador, Sardou, Clo-Clo. Et aussi sur Veronica. Il la traite de « petite conne hystérique sans talent ». Elle n’a pas vraiment apprécié. Du coup, elle a des comptes à régler. Elle en a à raconter, je te garantis ! Dans les années quatre-vingt, elle a connu tout le gratin du show-biz. Beaucoup de coucheries, de coups bas. Ça promet d’être épicé !
– Mais pourquoi moi ? Vous n’avez pas de « nègres » attitrés ?
– Tututut ! Ne prononce jamais ce mot. Écrire une biographie est un vrai travail d’auteur. Respectable. Il faut trouver un ton, un angle, un rythme. Tout comme pour un roman. J’ai fait des tests avec d’autres auteurs, mais ça ne collait pas. Ils me faisaient du Proust, ces imbéciles. Dans l’imaginaire des gens, Veronica est une femme de caractère, qui s’exprime sans langue de bois. Comme je t’ai dit, ton histoire est naze, mais le style est fluide et percutant. Exactement ce que je recherche pour raconter Veronica.
Un frisson d’orgueil parcourt mon épiderme.
– Faut que je réfléchisse…
– Tu as tout à gagner, tranche Figlioni. Tu toucheras trois pour cent des ventes. Tu sais à combien s’est écoulée la bio de Sheila ?
– Euh…
Figlioni se lève d’un bond et extirpe un livre épais de sa bibliothèque.
– Dix mille exemplaires ! J’ai bon espoir qu’on fera aussi bien avec Veronica. On jouera à fond sur la nostalgie des années quatre-vingt. Et on donnera un coup de pied dans la fourmilière avec des révélations surprenantes. Beaucoup de gens croient que sa carrière ne se résume qu’au succès de Baba au rhum. Elle en souffre. Ce sera une façon de la réhabiliter. Je t’offre un matériau en or pour un écrivain. La trajectoire d’une femme exceptionnelle qui a tout vécu : la pauvreté, la gloire, la déchéance.
Ce flot de paroles enflammées commence à piquer ma curiosité malgré les bourdonnements du petit Flaubert ailé qui volette près de mon oreille.
Ne cède pas aux avances de ce marchand de soupe ! Ne macule pas ta virginité artistique ! Ne te vautre pas dans les bauges de la médiocrité !
– Combien de temps ça prend pour écrire une biographie ? m’entends-je demander.
– Ah ça… ça dépend. Veronica est disponible ces prochains mois. On louera une chambre à Verbier pour t’éviter de faire les trajets. Elle vit en station à l’année dans son chalet. Tu fais quoi comme boulot ?
– Enseignant.
– Alors vous pourrez travailler pendant tes vacances d’été. Tu boucleras ça rapidement.
Ne vends pas ton âme au diable, malheureux ! Persévère avec ton roman, n’oublie pas que j’ai mis cinq ans pour trousser ma Bovary !
– Et ça ouvre des portes ?
– Évidemment ! De nombreux auteurs ont commencé comme ça. Tu auras une première œuvre de ta plume tirée à plusieurs milliers d’exemplaires. C’est important pour la confiance, crois-moi.
Au contraire ! N’écoute pas ce bonimenteur, tu auras une estime de toi déplo…
Je colle une claque sourde à mon oreille pour calmer les vitupérations de l’insecte moustachu. Figlioni me regarde, interdit. Des pensées s’entrechoquent dans mon crâne. Mon rêve de vivre de ma plume. Les lettres de refus qui tapissent ma chambre. Les sarcasmes de mon collègue René. Les encouragements de Julie. Mes élèves idiots. Le cul de Veronica Lippi.
Oui, Gustave, tu as parfaitement raison, je suis sur le point de me prostituer. Mais toi tu les fréquentais, les filles de joie, non ?
Figlioni sort de son tiroir deux exemplaires d’un document et me les pose sous le nez, sans se départir d’un sourire onctueux. Il faut reconnaître que ça a de la gueule, un contrat d’écrivain. Des pages noircies de promesses de lendemains qui chantent.
Je saisis le stylo doré qu’il me tend et paraphe le document sans même lire une ligne.
Au diable Gustave.
À nous deux, Veronica.
Julie et moi avons rendez-vous sur la petite terrasse du Barbare pour débriefer mon entretien chez Figlioni. À la table d’à côté, des touristes asiatiques s’extasient de la vue sur les toits de la vieille ville de Lausanne en sirotant l’épais chocolat maison recommandé dans leur guide.
– Les mémoires de Veronica Lippi, s’esclaffe-t-elle. J’y crois pas !
Je lui rétorque, avec un brin d’emphase figlionienne, que rédiger la biographie d’une star décrépite du show-biz n’a rien de déshonorant. Que ça me permettra de mettre du beurre dans les épinards. Que des auteurs prestigieux ont commencé leur carrière ainsi. Que le nègre interprété par Ewan McGregor dans The Ghost Writer de Polanski avait une vie aventureuse. Conviction chancelante. Julie me regarde avec ce petit tic adorable qui agite son sourcil droit quand elle est amusée.
– Mouais. McGregor écrivait les mémoires d’un ancien Premier ministre anglais, pas d’une has been déjantée. Tu commences quand ?
– Dans deux semaines, à la fin des classes. J’aurai une chambre à Verbier pendant l’été.
– Tu sais vraiment dans quoi tu t’embarques ?
– Non. C’est précisément ce qui est excitant.
– Et si tu ne donnes pas satisfaction ?
– Figlioni peut me virer du jour au lendemain s’il n’est pas content de ce que je lui envoie.
La serveuse amène des coupes de glace recouvertes d’une épaisse couche de crème à une table voisine. Applaudissements nourris des touristes.
– Et toi, quoi de neuf ? demandé-je.
– Hier, j’ai dû mettre à la porte un élève qui regardait des trucs zoophiles sur son téléphone. J’appellerai ses parents ce soir, même si je sais que je me ferai remballer. Ils sont encore plus tarés que le gosse. Bon, de toute façon on arrive à la fin de l’année.
Julie est prof de français et d’allemand dans un collège difficile. Elle parvient à mater une horde de boutonneux malgré son mètre soixante-quatre. Nous nous sommes rencontrés il y a une dizaine d’années sur les bancs de l’École pédagogique. Deux aspirants enseignants excédés par les jeux de rôle infantilisants et les élucubrations socioconstructivistes qu’on leur infligeait. Le courant a tout de suite passé. Nous avons couché ensemble une fois après une soirée arrosée, comme cela se fait entre meilleurs amis. Je me moque de sa quête obsessionnelle du prince charmant et elle raille mon grand barnum affectif. La nature de notre relation reste pour nos proches une énigme qu’il nous amuse d’entretenir. Tout serait parfait si je n’éprouvais pas ce sentiment confus de culpabilité à la voir rongée par le tic-tac insidieux de son horloge biologique.
– J’ai une surprise pour toi, ma chère !
Je sors de ma besace un sachet blanc recouvert d’un écusson triangulaire bleu, rouge et vert et le tends à mon amie. Julie l’inspecte minutieusement avant de laisser un sourire éclatant illuminer son visage.
– Azerbaijan Airlines ! pépie-t-elle. Et en parfait état ! T’es un amour, Dams. Tu l’as eu où ?
– Un pote vient de rentrer de Bakou.
Depuis ses quinze ans, Julie collectionne les sacs à vomi des compagnies d’aviation. Elle en possède plus de trois cents. Cinq classeurs bombés. Ses amis sont sommés de lui rapporter cet objet incongru de leurs voyages sous peine de représailles. Je la soupçonne de choisir ses destinations en fonction des pièces qui lui manquent, même si elle ne l’avouera jamais. (Cet été, elle part au Yémen.) Je dois reconnaître une dimension artistique non négligeable à sa collection. Certaines compagnies accordent un soin tout particulier à cet accessoire. Mes préférences vont aux subtiles variations florales de KLM 2006 et au réconfortant « GET WELL SOON ! » se détachant sur fond violet d’IndiGo 2008. Les amants enlacés devant un coucher de soleil rougeoyant de Thai Airways 1999 recèlent également un charme certain.
Elle a l’habitude de révéler sa passion insolite à ses prétendants lors du premier rendez-vous pour les jauger. Le mec idéal devrait réagir avec un enthousiasme sincère, des étoiles plein les yeux. Oh oh, tu es une fille pleine de fantaisie ! Les sacs à vomi. C’est génial, ça ! J’adôôôre les femmes qui ont des passions.
C’est pas gagné.
Nous traversons le pont Bessières, rafraîchis par une brise légère. Un type au crâne rasé mate si lourdement mon amie au passage piéton que je pose ma main sur son épaule. Sa robe jaune (courte) ondulant sur sa peau (bronzée) et mettant en valeur ses jambes (renversantes) ne doit pas y être innocente.
Au sommet de la rue de Bourg, des flics menottent un dealer africain devant une boutique de confection de luxe. Scène banale depuis quelques semaines à Lausanne. L’opération « Apocalypse now » menée par la police locale afin que les rombières puissent acheter leur sac Louis Vuitton en toute quiétude semble fonctionner.
– Et t’as eu un nouveau rencart avec le mec de Meetic ?
– Sébastien79 ? Non. Pas de feeling. Il avait mentionné qu’il était cinéphile. Mais quand je lui ai demandé quel était pour lui le meilleur film de Woody Allen, il m’a répondu New York, New York !
– Bah, il n’a quand même pas répondu Le Gendarme de Saint-Tropez !
– Ouais, mais y a pire. C’est un sportif. Le genre de mec qui se lève le dimanche matin à six heures pour faire son footing. Et ça, il l’avait pas mis dans son profil. Dommage, il était pas mal et il avait passé le test du sac à vomi.
À la place Saint-François où nous achetons des glaces, un mendiant rom est prié d’aller faire la manche à dix mètres de la banque, près des toilettes publiques.
– Là, je pige pas, s’insurge Julie. Il faisait de mal à personne, ce pauvre.
– Il était trop proche du distributeur, dis-je. C’est les nouvelles règles.
– Je crois que t’as raison de changer d’air quelque temps. Cette ville devient irrespirable. À propos, je t’ai dit que mes parents allaient au Chili en août ? Mon père s’est enfin décidé. Ils logeront chez Tante Nora. Après quarante ans, ça va lui faire un choc !
Julie charrie une lourde histoire familiale qui a instillé en elle un dégoût viscéral des injustices. Son père, Francisco, a fui la dictature de Pinochet dans la clandestinité après le coup d’État de 1973. Le Gouvernement suisse refusant à de rares exceptions d’accueillir les réfugiés chiliens porteurs du virus marxiste, il a franchi la frontière grâce à une association humanitaire dans laquelle travaillait sa future femme. Ils ont eu Julie en 1978 et sa sœur Isabel trois ans plus tard. Francisco, qui était ingénieur à Santiago, exerça des jobs sous-qualifiés les premières années en Suisse. Puis il fut engagé dans une école privée pour y donner des cours d’espagnol. Il n’est jamais retourné au Chili. Son père et de nombreux amis ont disparu dans les griffes du régime. Sa mère est décédée juste avant la fin de la dictature, sans qu’il ait pu la revoir. Il lui reste une sœur, Tante Nora, que Julie et moi sommes allés visiter il y a trois ans à Valparaiso. Une petite femme volubile et attachante.
Nous nous posons sur un banc entouré d’une nuée de pigeons. Sur un panneau publicitaire, Laetitia Casta exhibe ses courbes pulpeuses et un « super push-up » H&M à quatorze francs nonante. Un peu plus loin, Kate Moss se tortille dans une mini-robe bandeau rouge Mango à vingt-neuf francs nonante. Avantage à cette dernière si l’on juge au nombre de pigeons lubriques picorant à ses pieds. Julie prétend avoir lu dans le 20 Minutes que le chiffre d’affaires des carrossiers new-yorkais a bondi de quinze pour cent depuis que Kate minaude en petite tenue sur des affiches géantes de la Cinquième Avenue.
– Elle est quand même trop maigre, dit mon amie en léchant sa glace. Tu as vu ses jambes ?
– Ouais.
– Et Veronica Lippi, comment tu la trouves ?
– Elle a presque soixante balais !
– Et alors ? Elle est encore bien foutue. Et elle a une réputation de dévoreuse d’hommes. Elle sort toujours avec cet avocat genevois ?
– Comment tu veux que je le sache ?
– Tu es son biographe, non ?
Elle fait disparaître sa main dans une cascade de cheveux bruns et me jette un regard préoccupé.
– Promets-moi une chose, Dams.
– Tout ce que tu voudras !
– Promets-moi de ne pas coucher avec Veronica Lippi.
– C’est une blague ?
– Non. Cette femme est une cougar ! Tu es un beau mec, elle va forcément te draguer.
– Pfff, c’est ridicule ! Mais bon, je te promets.
Je balance le reste de mon cornet devant le panneau de Laetitia. Les pigeons délaissent subitement Kate pour venir admirer le délicieux nombril de sa rivale. Versatile un volatile. Con et versatile.
– Tu as encore des trucs à faire en ville ? me demande-t-elle.
– Oui. Je dois acheter un bouquin.
– De la grande littérature ?
– Si on veut. L’autobiographie de Johnny.
Il est onze heures trente quand j’arrive à Verbier. Je n’étais plus venu ici depuis mon enfance. J’y étais resté une semaine en camp de ski. C’était l’époque où les champions de ski suisses ridiculisaient leurs adversaires. Avec mes amis, nous tentions d’imiter ces superhéros bigarrés qui dévalaient les pistes en se souciant des dangers comme de la dernière permanente de Joan Collins. Nous avions reconstitué les passages clés des descentes mythiques. Avec le pouvoir de l’imagination, un modeste amas de neige devenait la terrifiante « Hundschopf » du Lauberhorn de Wengen ; une courbe insignifiante prenait l’importance stratégique du « Steilhang » de la Streif de Kitzbuehl ; une succession anodine de vaguelettes s’érigeaient en fameuses « Bosses du chameau » de la Saslong de Val Gardena. Les visages rougeauds de ces sportifs souriaient sur les murs de nos chambres. Leurs exploits rythmaient nos vies. Un jour, l’un d’eux chuta à trois portes de l’arrivée aux championnats du monde de Crans-Montana. Le 11 septembre de mon enfance. J’en fis des cauchemars pendant une bonne année. Et perdis mon innocence.
Depuis, Verbier a bien changé. En passant devant de prétentieux chalets en vieux bois bruni, je comprends pourquoi elle a rejoint Zermatt, St-Moritz et Gstaad dans le club des stations les plus huppées de Suisse – et du monde. Mon hôtel, l’Auberge des Trois Sapins, est en revanche bien plus modeste. À la réception, un type au visage buriné me lance un sourire complice.
– Vous êtes le nouveau biographe ?
– Euh, non enfin…
– Suivez-moi !
Et moi qui pensais arriver incognito. Dans le contrat, une clause de confidentialité m’interdit de divulguer à des tiers la nature de mon travail. J’ai déjà fait une entorse avec Julie. Et là, tout Verbier semble être au courant de l’objet de ma venue.
Ma chambre est minuscule. Sans doute la moins chère de la station. Heureusement, elle est pourvue d’un balcon orienté plein sud avec une vue imprenable sur le massif du Grand Combin. En guise de bienvenue, mon hôte – qui m’invite à l’appeler François – propose de m’offrir l’apéritif. Je prends place sur la terrasse baignée de soleil. Il apparaît avec une bouteille de Johannisberg et un plat de viande séchée. En trinquant, François s’étonne de mon jeune âge. Mes prédécesseurs avaient tous deux la cinquantaine.
– Ils sont restés combien de temps ? fais-je, intrigué.
– Le premier, c’était pas un gars bavard, souffle-t-il sur un ton confidentiel. Il a juste demandé où était le chalet de Veronica Lippi et il est parti précipitamment deux jours après. Le deuxième est pas resté plus longtemps. Un Français qui avait roulé sa bosse. Un soir, il est arrivé franc fou en disant que la Lippi l’avait insulté. Il m’a avoué qu’il était là pour écrire sa biographie, mais qu’il pouvait plus continuer dans ces conditions. Il est parti le lendemain.
Figlioni s’est bien payé ma tête. Ma présence à Verbier ne paraît pas devoir davantage à ma prose qu’à celle trop proustienne de ses nègres.
– Elle est vraiment siphonnée, la starlette, fait-il. Elle s’est mis à dos à peu près tout le monde ici.
Il m’explique que Veronica Lippi possède un python royal qui terrorise ses voisins. Que des entrepreneurs de la région sont en bisbille avec elle pour des factures non réglées à son chalet. Que la faillite de son night-club a mis la station en émoi. Que ses anciens associés ont intenté un procès contre elle. (François pense que son ardoise se monte à plusieurs centaines de milliers de francs.) Enfin, que son engagement médiatisé en faveur de l’initiative Weber lui vaut beaucoup de rancœur ici.
Mon hôte retourne à ses obligations après m’avoir indiqué le chemin de l’antre de la chanteuse et m’avoir souhaité bon courage d’un sourire ironique. Je sors de mon sac la documentation glanée sur le Net. Le nom de Veronica Lippi renvoie principalement à des sites à la gloire des années quatre-vingt et aux has been célèbres. Principale mine d’informations biographiques, sa page Wikipédia :
Veronica Lippi, de son vrai nom Maria Immaculata Lippi, est une chanteuse franco-suisse née à Episcopia en Italie en 1959. Le grand public la connaît surtout pour son tube « Baba au rhum », numéro un en France pendant six semaines entre mai et juin 1984 et vendu à près d’un million d’exemplaires. Elle n’a pas connu d’autres succès, ce qui lui vaut de figurer dans la liste des « one-hit wonder », au même titre que Caroline Loeb ou Pauline Ester.
Le 10 octobre 1986, Veronica Lippi disparaît au milieu de sa tournée au Japon. Elle est retrouvée deux semaines plus tard dans le jardin des Tuileries à Paris et déclare ne plus se souvenir de rien. Plusieurs théories sont avancées sans que le mystère soit élucidé.
En 1992, après l’échec de son quatrième album « Rebelle », elle prend ses distances avec le monde de la musique.
En 1999, elle fait son retour en représentant la Suisse au Concours Eurovision de la chanson avec un titre intitulé « Le chalet de mon cœur » qui ne récoltera aucun point. Une polémique éclate à la suite de ce concours, Veronica Lippi dénonçant des irrégularités et traitant le présentateur norvégien de « nazi ».
En 2006, elle participe à la première tournée « Âge tendre et tête de bois » avec entre autres Michelle Torr, Sheila, Richard Anthony, Les Forbans et La Bande à Basile. Une violente querelle l’oppose à Sheila après un concert à Lyon et elle quitte prématurément la tournée.
En 2009, elle crée la Fondation « Serpents Solidaires » et fait scandale en posant nue avec son python royal « Marlon » pour ses cinquante ans.
En 2010, elle fait la une des journaux en érigeant un minaret sur le toit de son chalet pour protester contre l’acceptation par le peuple suisse d’une initiative populaire visant à interdire la construction de minarets en Suisse.
En 2011, elle fait partie du jury de l’émission « Nouvelle Star » sur M6.
En 2012, elle fait une apparition dans le film « Stars 80 » où elle interprète son propre rôle.
Veronica Lippi a été mariée trois fois. Elle a eu une fille, Marilyn, avec son agent Jean-Pierre Agnelin. Veronica Lippi vit actuellement à Verbier dans le canton du Valais, en Suisse.
Je jette un œil sur les photos. De la sauvageonne des années quatre-vingt – maquillage outrancier, boucles d’oreilles créoles et cheveux en pétard façon Kim Wilde – à la voluptueuse rousse en tenue d’Ève photoshopée portant un long serpent. Dans son regard, le même éclat déterminé de prédatrice. La même bouche appelant au stupre. La même sensualité provocante.
Je me repasse le clip de Baba au rhum sur mon ordinateur portable. Visionné plus d’un million et demi de fois sur YouTube. Affligée d’une improbable coiffure hérisson, Veronica flirte sur une terrasse avec un bellâtre :
J’aime la dolce vita
Draguer les p’tits gars
Aller au cinéma
Et manger un
Baba au rhum, baba au rhum
Rien qu’avec mon homme
Baba au rhum, baba au rhum
Et faire un bébé à Rome
Plan sur un saxophoniste à la coupe « mulet » qui fait un solo étourdissant. Puis retour sur Veronica moulée dans une petite robe rouge devant la Fontaine de Trevi. Des types la sifflent. Veronica se jette dans la fontaine et prend les poses suggestives d’Anita Eckberg dans La Dolce Vita. Son jules vient la rejoindre avec un baba au rhum. Ils le mangent ensemble en riant sous le crépitement des flashs des paparazzis.
C’est plus fort que moi
Ils deviennent tous gagas
Mais je leur dis : Basta !
Et j’vais manger un
Baba au rhum, baba au rhum
Rien qu’avec mon homme
Baba au rhum, baba au rhum
Et faire un bébé à Rome
Les sonorités électriques du synthé ont pris le relais du saxophone. Veronica se tortille en nuisette dans un lit en forme de cœur. Pose de satisfaction post-coïtale. Son amant en slip vient lui amener un baba au rhum.
Me coller dans tes bras
Faire l’amour avec toi
Être au nirvana
Et manger un
Baba au rhum, baba au rhum
Rien qu’avec mon homme
Baba au rhum, baba au rhum
Et faire un bébé à Rome
Refrain repris trois fois. Gros plan muet sur un baba au rhum pour conclure. Étonnant que personne n’ait traîné les responsables de cette abomination devant le Tribunal de La Haye. Je regarde ma montre. Le rendez-vous approche. Je sens monter une bulle d’anxiété dans ma poitrine. Dire que je pourrais me la couler douce au bord de la mer avec des pastis et une pile de San-Antonio.
Baba au rhum, baba au rhum
Mais non, Damien ne fait jamais les choses comme les autres. Il est écrivain, voyez-vous. Et à ce titre, il passera son été en compagnie d’une bonne femme hystérique et de son horrible serpent.
Rien qu’avec mon homme
Merde, comment peut-on avoir un python royal chez soi ? Il n’y a pas de loi pour interdire ça ? Et il n’y aurait pas aussi une loi pour empêcher cette ritournelle lancinante de me forer le cerveau ?
Baba au rhum, Baba au rhum
Il est encore temps de se tirer. Comment m’acquitterais-je de ce pensum débilitant, alors que deux biographes aguerris ont échoué ? Plutôt lustrer les écuries d’Augias avec une brosse à dents qu’écrire ce foutu bouquin.
Et faire un bébé à Rome.
Le chalet de Veronica Lippi surplombe la station. Un endroit bucolique bercé par le murmure d’un ruisseau. À peine troublé par l’écho des jurons des ouvriers qui s’activent autour d’une grue plus bas. J’emplis mes poumons de l’air frais de la montagne (chargé d’une subtile note de purin) et prends mon courage à deux mains.