La mémoire est une fiction.
Le soleil ne peut plus faire illusion, les journées raccourcissent. Il fait froid ce matin, la rosée s’est condensée sur le pare-brise. Je n’écoute pas les nouvelles de l’autoradio, je veux de la musique, Earth, Wind and Fire. Je sifflote en tapant le rythme disco sur le volant. Le parking, ma place tout près de l’ascenseur. Je ferme ma belle Audi d’un bip-bip jouissif. Je ne croise personne dans les couloirs, n’entends que le bruit de mes pas, le léger froissement de mon costume. Il est sept heures quarante-cinq. J’aime arriver tôt. Le soleil se lève à travers ma grande baie vitrée. Je ne cherche pas le lac, je sais qu’il est là. Avoir une vue sur le lac. C’est ça, le succès par ici. J’allume la lumière. Sur le bureau, sur la table, par terre, des tas de feuilles, des dossiers. Des taches de café. La femme de ménage a enfin compris ; personne ne touche au bordel du patron. Je démarre l’ordinateur, ferme de suite ma boîte mail. Maria me trie le tout chaque soir. Il y a déjà des années qu’elle me le proposait, mais je résistais pour une raison obscure. Maria sait toujours ce qu’il faut faire. Je la contredis pour le sport, elle adore ça. L’ordinateur bipe, j’ouvre l’agenda, que j’ai déjà en tête. Deux meetings en interne, un journaliste, la chambre de commerce et un conseil d’administration à dix-neuf heures. Un de plus. Ces machins-là se multiplient les uns les autres, comme par magie. Je n’accepte pas tout. Rien que des affaires dont je comprends les tenants et les aboutissants. Même règle de conduite pour les placements financiers. Mon banquier m’appelle « le capitaliste à la grand-papa ». Je n’ai pourtant que quarante ans, mais c’est ma façon de voir les choses. J’ai encore des valeurs. L’argent doit se mériter. Et je le mérite. J’ai tout fait tout seul, à partir de rien. J’ai trimé pour cette réussite, je l’ai voulue et je l’ai eue. Et je n’oublie rien. J’ai acheté l’immeuble dans lequel j’ai loué mon premier appartement, à peine vingt mètres carrés qu’à l’époque je ne pouvais pas me payer ! J’avais piqué de l’argent au vieux pour la caution. J’y ai décroché mon premier contrat, j’y ai construit mon modèle d’affaires. Et j’y ai mangé des tonnes de pâtes au thon. Tout était déjà là, dans ce misérable clapier à lapin. Aujourd’hui, ce vieux bâtiment pourri est l’un de mes meilleurs investissements. C’est avec ce qu’il me rapporte que j’ai investi dans ma dernière start-up, un bon concept de quatre étudiants de l’EPFL – l’argent de ce trou à rats ne peut servir qu’à nourrir de nouvelles idées. Ces quatre gamins suivent le cours From the Idea to the Market que je donne toutes les deux semaines. Ils m’invitaient depuis des années, les grands pontes de la grande université. Moi qui n’ai en poche qu’une toute petite maturité professionnelle. Je n’ai accepté que cette année. Auparavant, j’étais encore trop amer. J’ai finalement compris que je n’aurais jamais réussi dans les affaires si j’étais allé dans une grande école. Réfléchir ne rapporte rien, il faut foncer et aucune école ne vous apprend ça.
Je prends quelques notes sur un dossier, feuillette le dernier rapport de la chambre de commerce, consulte les cours de la bourse. Aucun autre bruit que le tapotis des touches sur mon clavier. Il est neuf heures. Maria n’est pas venue boire le café ni me briefer sur la journée. Personne ne m’a salué par la porte entrebâillée, personne n’a encore emprunté ce couloir ni aucun autre de l’étage. Il se passe quelque chose d’anormal. Je fouille dans ma veste. Mon smartphone. Une dizaine d’appels en absence du portable de Maria. J’effleure son numéro de l’index, ça sonne. Elle raccroche immédiatement et un SMS s’affiche : ne bouge pas. Je me lève, regarde le lac par ma grande baie vitrée. Sur le parking, j’aperçois une voiture de police. J’ai peur, mais je ne sais pas de quoi. Je m’agace, je marche, fais les cent pas entre mon fauteuil et le petit canapé pour les invités. Enfin, j’entends un excitant frottement de bas, une démarche de femme. J’ouvre ma porte et je vois Maria, son téléphone à la main, comme toujours.
– Mais qu’est-ce qui se passe, bordel ?!
J’ai crié, très fort, trop fort.
– Calme-toi, respire profondément.
– OK, OK, désolé. Dis-moi ce qui se passe !
Elle pose sa main sur ma poitrine. Maria est grave, mais elle m’apaise, comme toujours.
– Un employé est mort.
– Quoi ? Si c’est une blague, elle est très mauvaise !
– Calme-toi. Malheureusement, c’est très sérieux.
– Mais qui ? Comment ?
– Raphaël Cornuz, l’homme à tout faire. Il s’est pendu dans le local d’entretien, très tôt ce matin.
– Putain de merde.
– Comme tu dis.
– Je me sens mal.
– Assieds-toi, là, voilà. Je t’apporte un verre d’eau.
Je transpire, j’ai chaud. Je bois l’eau d’une traite.
– La police est là, ils vont venir te voir. Ils posent des questions un peu partout. Je me suis esquivée pour te l’annoncer moi-même.
– Merci, Maria. Qu’est-ce que je dois dire aux flics ?
– Qu’est-ce que tu veux leur dire ? Tu travaillais pas avec lui, il changeait les ampoules. Je suis même pas sûre de me rappeler la tête qu’il avait. Et toi ?
– Vaguement.
– Te fais pas de souci pour les flics, c’est la procédure. Un type se suicide sur son lieu de travail, la police interroge les collègues et le patron.
– La procédure, bien sûr…
– T’inquiète pas, il travaillait tout seul, impossible de nous accuser de mobbing. C’était juste un pauvre type déprimé. Les flics ont dit qu’ils viendraient te poser deux, trois questions de routine dans l’après-midi. Je vais libérer ton agenda de suite. Ça ira ?
– Ça ira. Annule le moins possible de rendez-vous.
– Très bien, tu commences dans dix minutes dans la salle Jura.
– Maria ?
– Dis-moi.
– Rappelle-moi où il est, le local technique où…
– Au premier, dans un recoin, à côté du data center. Toute la zone va rester fermée aujourd’hui.
– Et lui ? Il va rester longtemps là-dedans ?
– Non, t’inquiète pas, le médecin va emporter le corps très vite.
Maria s’en va et je reste seul à mon bureau. Raphaël s’est foutu en l’air, ici, dans mon entreprise. Son corps pendouille trois étages plus bas. J’ai la nausée. J’aimerais de la pluie, des torrents de pluie, mais le soleil d’automne me rentre obstinément dans les yeux. Saloperie de baie vitrée. Je ne vois rien, ne comprends rien. Suis-je heureux de cette joie malsaine que procure la vengeance ? Je m’appuie contre mon bureau, secoue la tête, reprends-toi. Il faut que je sorte. Je vais m’étourdir de réunions, ne plus y penser. Le travail, il n’y a que ça de vrai.
Pas de rire dans les couloirs. Le suicide se chuchote autour de la machine à café, une femme sanglote, on me regarde. Je prends l’ascenseur, contourne le premier étage. La journée se traîne, je n’entends rien, je valide, inconscient. Je mange un panini devant mon ordinateur, tripatouille le clavier comme si j’étais encore un petit programmeur. Je les entends arriver juste après l’heure du lunch. Un gros accent vaudois se balade dans le couloir qui mène à mon bureau, on frappe. Deux hommes, suivis de Maria, se plantent devant la baie vitrée.
– Bonjour Monsieur. Je suis l’inspecteur Corbaz, et là, c’est mon collègue, l’agent Da Rosa. Vous savez pourquoi on vient vous voir ?
– Maria me l’a annoncé ce matin.
– Vous avez l’air secoué. Vous le connaissiez ?
– Pas vraiment. Mais vous savez, c’était mon employé quand même. Ça fait quelque chose.
– Je vois.
L’inspecteur Corbaz me scrute. Je me sens très mal à l’aise.
– C’est quand la dernière fois que vous l’avez vu, ce monsieur Cornuz ?
– Je sais pas exactement, j’ai dû le croiser dans les couloirs la semaine dernière. Ou la semaine d’avant, quand il réparait le sèche-mains des toilettes pour hommes.
– Qu’est-ce qu’il faisait exactement pour vous, cet employé ?
– Il s’occupait des petits travaux dans le bâtiment, changer les ampoules, réparer une fuite, ce genre de choses.
– Je vois. Y a beaucoup à faire, dans le bâtiment ?
– Je sais pas, je suppose. Nous avons quatre étages, cent douze, enfin cent onze employés maintenant.
– Comment ça se passait, concrètement, une journée pour Raphaël Cornuz ?
– Je…
Maria me coupe la parole.
– Monsieur Faure est le PDG de l’entreprise, il n’est pas au courant de ce genre de détails.
– Je vois. Je vous demanderai de laisser parler votre chef lorsque je lui pose une question, même si peut pas y répondre. Donc, Monsieur Faure, selon vous, comment ça se passait les journées pour cet employé qui s’est pendu ce matin ?
– Je… je sais pas vraiment. Je crois qu’il était très indépendant, qu’il travaillait tout seul.
– C’est effectivement ce qui est écrit sur le papier que mon collègue a ramené de vos ressources humaines.
– Excusez-moi, l’interrompt Maria, vous avez fouillé dans nos bureaux ? Vous nous accusez de quelque chose ?
– Madame, nous faisons rien de plus que notre travail. Et nous le faisons comme y faut. Votre responsable RH nous l’a donné, ce papier.
Maria agrippe le document et le parcourt de ses yeux noirs, brillants. Sans relever la tête, mais en haussant le ton, elle dit :
– Je ne comprends pas pourquoi vous faites tant de mystères, notre homme à tout faire était déprimé et il a décidé d’en finir. C’est très triste, toute l’entreprise est sous le choc, mais je ne vois pas en quoi déranger nos équipes peut y faire quelque chose !
– Madame, croyez-en mon expérience, un gaillard qui se tue dans son entreprise, ça a quèque chose à voir avec son travail. S’il a fait sa connerie tout seul, il vous arrivera rien, rien de rien. Alors, ne vous souciez pas trop de mes questions et prenez un peu l’air. Je vais finir avec monsieur Faure et je reviens vous voir.
Le plus jeune des deux flics prend le bras de Maria pour la contraindre à sortir du bureau et je reste seul avec l’inspecteur.
– Donc ce monsieur Cornuz, il travaillait tout seul, sans supervision.
– C’est ça.
– C’est pas un peu bizarre, ça ?
– Je comprends pas votre question.
– Si j’ai bien lu le papier que votre dame des ressources humaines nous a donné, votre affaire, elle est hiérarchisée pire que les services à Berne. À part vous et votre assistante, tous les employés ont au moins quatre chefs qui se surveillent parmi. Et un loustic tout en bas de l’échelle qui peut aller partout, dans tous les recoins de votre entreprise, vous le laissez tout seul, tranquille, sans contrôle ?
– Je suppose que c’est pas nécessaire d’être supervisé pour changer des ampoules.
– Hum. Ou bien c’est un vieux copain, un copain de jeunesse ou d’école ou encore du club de foot, à qui vous faites toute confiance ?
– Je… je comprends pas.
– Vous êtes tous les deux de la région, vous avez le même âge.
– C’est possible qu’on se soit croisés un moment ou un autre, mais je le connaissais que de vue.
– Vous savez que je vais vérifier tout ça, si vous le connaissiez personnellement, c’est le moment de me le dire.
– Non, non. Peut-être que nous avons été à l’école ensemble, mais je me rappelle pas. Vous vous souvenez de tous vos camarades de primaire, vous ?
Le flic griffonne quelque chose sur son carnet avant de me demander :
– Décrivez-moi votre emploi du temps, depuis hier au soir.
– Je suis rentré tôt parce que ma fille était malade.
– Tôt, ça fait quelle heure ?
– Dix-sept heures trente, dix-huit heures. Je lui ai donné le bain, je l’ai couchée et j’ai mangé avec ma femme. On a regardé un vieux film, un truc italien en noir et blanc.
– Ils passent ce genre de choses à la télé ?
– C’était un DVD. Ma femme est une grande fan de cinéma, elle a des milliers de vieux films, ça prend une paroi entière de notre salon.
– Je vois. Et après ?
– On s’est mis au lit, vers vingt-deux, vingt-trois heures. Et ce matin, je suis venu directement travailler. J’étais là à huit heures moins le quart. J’ai commencé à préparer ma journée dans ce bureau et vers neuf heures, mon assistante m’a annoncé la nouvelle.
– Je vois. Merci Monsieur Faure. Je vous donne ma carte, si jamais vous changez d’idée, sur Monsieur Cornuz, ou quoi que ce soit d’autre, appelez-moi à ce numéro.
L’inspecteur s’en va. Je regarde sa carte se détacher sur mon bureau en plexiglas. Et je ne comprends pas pourquoi je lui ai menti.
La petite ville de mon enfance a bien changé, des lotissements chics, une gare deux fois plus grande, des boutiques de décoration, des restaurants soi-disant gastronomiques. On a même repeint le château. Mais le quartier n’a pas changé. Le quartier est toujours le même avec ses briques vaguement roses, son terrain de basket délabré et son gazon bien taillé. Je passe le numéro dix, je ne m’arrête pas, ne cherche pas à voir la fenêtre de mon ancienne chambre. Tout me paraît si familier, alors que plus de vingt ans se sont écoulés depuis ma dernière « visite ». Ça fait vingt-deux ans que le vieux m’a foutu à la porte. Vingt-deux ans. Il a déménagé depuis, c’est ma sœur qui a dû m’en parler, le vieux se serait installé chez l’une ou l’autre de ses maîtresses. Je ne sais pas pourquoi elle veut toujours savoir ce qu’il fait, où il vit. Moi, moins j’en entends parler, mieux je me porte. J’arrive au quatorze, j’ai la chair de poule, j’ai froid. Le local du concierge. J’ai dix ans à nouveau. Je ne regarde pas les noms sur les boîtes aux lettres. L’ascenseur, je fonce vers l’ascenseur, puis je réalise que je ne connais pas l’étage. C’était toujours lui qui me trouvait, m’attendait, il ne m’a jamais amené chez lui. Je rebrousse chemin, passe mon doigt sur les boîtes, fais résonner le petit volet. Odile Cornuz, cinquième étage. Je monte. Sur la porte, il y a encore son nom, à lui. Elle a dû le laisser lorsqu’il a quitté l’appartement maternel. Je sonne. Je ne sais pas ce que je fous là, je n’ai aucune idée de ce que je vais bien pouvoir dire, mais je sonne. Elle ouvre la porte. Je la reconnais à peine. Elle ne me reconnaît pas du tout.
– C’est vous le Monsieur de l’association, le psy de l’accompagnement au deuil, ou j’sais pas quoi ?
– Oui.
Mais qu’est-ce que je fous à répondre oui ?!
– Je vous avais dit de pas venir, mais puisque vous êtes là, entrez.
J’entre comme un automate. Odile sent l’alcool et la cigarette. L’appartement est sombre, mal rangé, un peu sale. L’odeur ambiante est lourde, poussiéreuse, comme celle d’un gros bocal fermé depuis des semaines.
– J’vous fais un café ?
– Volontiers.
– C’est quoi votre nom, déjà ?
– Cédric.
– Vous prenez quèque chose dans votre café, Cédric ?
– Du sucre, volontiers du sucre.
J’ouvre la fenêtre et j’aère la petite pièce. Il me semble que c’est ce que ferait un psychologue. Elle apporte deux tasses fumantes et nous nous asseyons à la table du salon. Il n’y a que deux chaises. Elle ajoute du Cointreau dans son café et touille le tout.
– Vous allez pas me faire la morale pour ça, hein ?
– Non.
– Parce que vous savez, j’sais que c’est pas bien, mais là… elle étouffe un sanglot, mais là, c’est trop dur.
– Je comprends.
– Il s’est pendu, votre fils à vous ? Non ? Alors vous comprenez rien, rien du tout.
C’est vrai. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas qu’on pleure ce salaud. Odile s’allume une cigarette qui me fait très envie. Elle fume en silence. Je crois que je devrais dire quelque chose, mais je n’y arrive pas. Elle passe son pouce jauni par le tabac sur sa bouche et laisse échapper quelques mots.
– Excusez-moi, c’est con ce que je dis. J’suis pas très bien depuis que… depuis mardi dernier, quoi.
– Vous savez pourquoi il a fait ça ?
– J’pensais que c’était plutôt vous qui alliez m’aider à le comprendre !
– Excusez-moi, c’est une question stupide.
– Non. Non, je ne sais pas et non, c’est pas une question stupide. Il était pas très heureux, mon Raphaël, je le savais bien. Mais ces temps-ci, ça allait plutôt mieux que d’habitude. Mais bon, on se débarrasse pas comme ça de ses douleurs. La vie, elle était difficile pour lui, comme elle l’a été pour moi. On a des emmerdes génétiques !
– Pourquoi vous dites ça ?
– Parce que c’est vrai ! Mais j’ai pas envie de parler de ça.
– De quoi est-ce vous avez envie de parler ?
– De rien, c’est pour ça que j’vous avais dit de pas venir.
– D’accord. Je suis désolé, je comprends.
Je transpire, une goutte de sueur glisse dans mon cou. Odile Cornuz ajoute quelques lampées de Cointreau dans son café et le sirote, en silence. Je me sens ridicule, mais au lieu de partir sans plus attendre, je lui demande :
– Je peux revenir plus tard, si vous voulez ?
– Oui. Peut-être que la semaine prochaine, j’aimerais parler un peu de Raphaël. Ça vous embêterait de revenir me voir ?
– Pas du tout. Je reviendrai la semaine prochaine, à la même heure.
Lorsque je reprends le volant, je me fixe dans le rétroviseur. Mais qu’est-ce qui m’a pris, dans quoi me suis-je fourré ? Me faire passer pour un psy auprès de la mère de Raphaël, lui promettre de revenir ? Alors qu’elle suinte le malheur, qu’elle n’est plus que le fantôme d’elle-même, cette très belle femme trop maquillée qui faisait se retourner tous les hommes du quartier ? Depuis que Raphaël s’est pendu, je ne me reconnais plus, je ne me comprends plus.
Je descends au bord du lac. L’eau est calme, plate. Je m’y regarde. C’est pourtant bien moi. Mon téléphone vibre. Tatiana, la mère de ma fille. Ma femme. Je n’ai pas envie de lui répondre, je n’ai pas envie de la voir, même l’idée de jouer avec la petite m’épuise. Il faudra pourtant bien que je rentre à la maison. Et le travail. Demain, il faudra également que je reprenne le travail. Pour la première fois en vingt ans, l’idée de retrouver Maria ne provoque pas en moi la moindre étincelle d’excitation. Tout cela me semble si loin, si superficiel. Revenir parler à Odile Cornuz, je suis tendu vers cet unique rendez-vous. Mais pourquoi ?
***
Cette fois, j’apporte des gâteaux, des tartelettes, aux fruits, au citron, au chocolat. La mère de Raphaël est très maigre. Elle m’ouvre la porte avant que je ne sonne. Les cafés sont déjà prêts. Elle fixe les gâteaux.
– Fallait pas.
– Si on faisait que ce qu’il faut…
– On ferait jamais rien d’intéressant !
Elle rit. Et je reconnais son visage, le visage qu’elle avait lorsqu’elle était la plus jolie maman du quartier. L’instant d’après, elle débouche la bouteille de Cointreau et elle est à nouveau cette femme de soixante ans, malade et fatiguée, qui en paraît quinze de plus. Elle allume une cigarette et encore, cette envie de fumer qui me brûle les doigts et la bouche.
– J’ai sorti des photos.
Des photos de Raphaël, elle parle à voix basse, chuchote presque. Elle regarde en direction d’un vieil album de cuir rouge, mais ne dit rien, ne bouge pas.
– Qu’est-ce qu’il y a sur ces photos, Madame Cornuz ?
– Appelez-moi Odile.
– Qu’est-ce qu’il y a sur ces photos, Odile ?