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Paule Mangeat est la lauréate de plusieurs concours littéraires :

- Concours épistolaire de la Fureur de Lire 2005

- Concours de l’Alliance Française 2006

- Concours Monblanc-Femina 2006

- Concours Voix de Fête SIG pour l’écriture et l’interprétation de slam 2007

- Concours de l’Alliance Française 2007

- Concours éco21-SIG 2007

Préface

par Zedrus

P ce sont des lettres, celles que l’on guette, celles de l’être cher que l’on cherche dans la boîte aux lettres, celles que l’on jette dans une bouteille et qui rejettent l’amer. P nous livre ses récits, comme le capitaine d’un bateau. Ivre, mais qui perçoit encore le récif. Les nouvelles de P savent se graver dans notre mémoire, elles peuvent même aggraver notre bonheur qui refuse de se sauver. P nous remet sa lettre d’émotion qu’on ne peut empêcher d’arriver à destination. P c’est un bonheur de plomb, un accouchement indolore, une orpheline gâtée, les pralinés sur le gâteau. P raconte les orgasmes insipides, le verre à moitié vide mais qui suffit pour oublier que quelqu’un nous a oubliés. P c’est souriant comme un brin de paille sous le bras. P c’est glaçant comme un père absent qui ne sait plus nous prendre dans ses bras. P c’est le chant d’une boîte à musique désaccordée, un champ dont l’herbe ne mérite pas d’être coupée. P est superbe, elle plairait même à un moche. P ne manque jamais le coche, quand elle n’est pas à la noce, elle lèche toujours son os.

P raconte le soufre de la vie, les égouts du paradis, l’ennui du chaos, les saveurs du gouffre. P aime soulever les jupes des fils de l’existence. Elle invite la vie à se réinventer quand celle-ci ne la ravit plus. P a l’imagination à fleur de tétons. À chaque paragraphe, elle dégrafe le corset de l’ennui. Elle poursuit sa course vers les recoins corsés, les rires cachés, les âmes oubliées, le sage bafoué, le cadavre encombrant l’entrée, le voyageur qu’on ne laisse plus entrer, la femme qu’on oublie de baiser, le cœur qui ne sait plus battre, la patte que l’on ne veut plus donner, la main que l’on tend à l’oiseau las de voler, les désirs que l’on ose avouer et que l’on se fait voler. P raconte l’être humain, infidèle à lui-même. Celui qui avance, un chewing-gum sous le pied droit, une merde sous le pied gauche. P a le souci du détail, elle aime la beauté du zeste.

Le style de P est acéré, d’une nudité parfaite. P c’est une poésie rebelle au verdict froid et sensible. C’est de la pornographie pudique, du cancer thérapeutique, des insultes inaudibles, des flèches toutes dans la cible. P c’est aussi un passé qui a du mal à passer. On retrouve dans ses personnages cette fragilité, ce pedigree bien trempé qui sait pester contre ce qu’elle refuse de préférer. P ne sait pas nager, mais elle se jette à l’eau-de-vie, elle offre des gouttes à ceux qui, dégoûtés, veulent déborder de la vase. Il y a l’espoir, jamais très loin. Celui qui nous aiguille vers l’aiguille dans la botte de foin. P nous emmène, un sourire aride et féroce sur le front, pour découvrir sous l’écorce le tronc, pour nous ouvrir les veines du bois dont elle se chauffe.

P c’est un silence qui fait sursauter, une science inexacte dont l’impact peut tout faire sauter. P c’est hors-norme, un bonnet 105 D au rayon gnome, un rayon de lune, une enclume légère comme une plume, une porte dont on ne sait rien avant de la pousser, un GPS pour le Petit Poucet. P aime les objets, parfois même plus que les humains qui l’ont normalement déçue. Elle leur donne des noms. Son vélo porte celui du prince démon, son frigo celui de l’amant brûlant, son armoire celui d’une vieille pute de son quartier, sa passoire celui de ses rêves, son miroir porte le même nom qu’elle, son tapis, il s’est envolé depuis longtemps, ses outils… Léon, Gaspard, Jean, Gus, Marcel, Jacques, Alfred… P bricole. P aime être rassurée à grands coups de mystères. P est une enfant qui joue à cache-cache avec le sapin de son cercueil. Cette mort dont P rigole ou qui la jette dans la rigole, gaie et noire, comme le fil rouge d’une vie dont elle traque le parfum défunt et enfantin. P sait nous rappeler qu’il est l’horreur de partir. P était une enfant peu douée, elle n’écrit son premier poème qu’à six ans. P aime jouer, même si ses jouets doivent se casser. P est une femme écrouée qui en prendra pour six cents ans de fleurs dans les cœurs. Avant de l’échouer, le temps pourra bien s’écrouler. P aime l’air du temps et si P était une chanson, il serait impossible d’en écrire la partition. On ne pourrait pas l’entonner, on ne pourrait que s’en étonner. P aime évoluer dans la différence générale.

Et P aime la ville, cocon peu stérile dont la douce hystérie la berce, l’entraîne sous des flots de lumière, bruits, mets, images, odeurs où la marée humaine lui met l’eau à la bouche. Lire P n’est pas sans danger, c’est l’irréel qui s’en mêle, c’est l’étincelle intelligente, une pente savoureuse, une porte de prison qui sait plaisanter, un bonbon, une farce qui nous rattrape. C’est mauvais pour la santé comme tout ce qui est bon. Le priapisme cérébral rôde, érodant le reste de nos habitudes. Avec P on pense que le sens interdit, unique, mène à l’impasse du paradis.

Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière.

Michel Audiard

Bonifacio

Moi j’aime la ville.

Pas la campagne, pas la montagne et surtout pas la mer.

Dès qu’y a du vert, du bleu, ou des gens en tongs, ça me débecte.

Mon nom c’est Bonifacio. J’suis pas italien. J’suis concierge.

Et pas dans un immeuble de bourges.

Peux pas les blairer ceux-là.

Non. Chez moi, ils travaillent les locataires. Parce qu’ils ont un loyer à payer.

J’le sais, c’est moi qui les encaisse. Et pas de retard avec Bonifacio.

Pas le prendre pour un con.

Un jour y en a un qu’a essayé.

J’l’ai mordu.

Au sang.

Dégueulasse, mais c’était pour l’exemple.

Depuis, il paye. Et les autres, comme ça, ils savent.

Pour l’exemple, j’vous dis.

Dans mon immeuble, j’l’appelle la baraque, ils se tiennent à carreaux les locaux. C’est qu’ils connaissent les règles. Foi de Bonifacio ! Par cœur qu’ils te le récitent le règlement de la baraque. Faut les mettre au pas tout de suite ces blaireaux. Sinon ils te bouffent. Un service par-ci, un couplet par-là. D’la merde. Et Bonifacio, tu lui fais pas bouffer la merde des autres.

Pareil pour les étrennes. Y’en a, pauvres idiots, qu’attendent sagement dans leur cage que les locaux ils leur payent leur dû à la Noël.

Moi pas.

Le 4 janvier, celui qui paye pas y sort pas.

Y’en a un, il a pas aimé le principe.

Il est pas sorti.

C’est le contrôle qui fait le respect.

Ma cage, l’est au rez. Devant l’entrée. Fenêtre sur rue et sur l’escalier.

Le contrôle j’vous dis.

Y’a les rideaux. Pour l’intimité du lieu. Mais faut pas croire que ça cache, les rideaux. Bonifacio y voit tout.

L’merdeux du troisième qui ramène de la gonzesse.

Y voit.

La vieille du sixième qui bouffe des gâteaux en cachette.

Y voit.

Le gueux du premier qui tringle la blonde quand bobonne elle trime.

Y voit.

Y voit mais y dit rien.

Y fait des dossiers, y se les garde sous l’coude, et il attend.

Y’en a toujours pour faire le con. Mais quand Bonifacio y sort le dossier, ben le con il sait qu’il l’est.

Le contrôle je vous dis.

Et y a la rue aussi.

C’est bon ça, la rue.

C’est en mouvement. C’est en bruit. C’est en odeur.

D’la poésie, la rue.

Ça te chante à l’oreille, ça t’odorise la papille, ça te violente l’œil.

Du bonheur.

J’y ai mes habitudes aussi.

Y’a les embouteillages derrière la benne à ordures du lundi matin, avec tous les connards qui s’ulcérisent dans leur tacot.

Y’a la Monique qui te chaloupe de la croupe sur le bitume.

Y’a le facteur qui pousse son vélo d’avoir trop poussé du coude au bistrot.

Y’a la flicaille qui gueule contre le mouflet qu’a dessiné un ange sur le trottoir.

C’est à moi ça.

J’aime, bordel !

J’aurais pas pu vivre ailleurs. Trop différent. Moi, ici, j’y ai veni, vidi, vici. Vais y crever avant qu’on m’en déloge. Il est pas né c’lui qui verra mon cul sur un transat à la Méditerranée du sud. Pas né.

Et la retraite j’lui crache dans les yeux. Elle peut venir celle-là aussi. J’l’attends avec la tatane prête. Comme si que quand t’as trois rides, t’es plus bon à rien. Comme si que c’est ton état civil qui ramasse la merde des locaux. J’pourrais leur en montrer moi encore. Qu’ils viennent aussi les gratte-papier pour m’expliquer avec leurs beaux mots comment que c’est qu’il faut être vieux. Du bazooka dans les miches et retour à l’expéditeur.

Tant qu’la baraque elle tient, le Bonifacio y tient. Pis si un jour elle s’écroule, y sera toujours temps de faire d’la lèche à la faucheuse. C’est pas que ça m’branche comme plan, mais y paraît qu’on y passe tous. Alors j’ferai pas mon original et j’me coucherai dans la caisse en sapin. Bien sagement. Ça sera vite expédié. Pas d’pleureuses ce jour-là. Pas d’fleurs non plus. Pas le genre de la maison. Pas de grosse pierre dessus la caboche. Juste une croix, rapport à Jésus et au respect qu’on lui doit parce qu’y s’est bien fait chier pour nous. Nan, moi j’vais m’la jouer réglo cette partie. Sans bousculer son monde. Y’a eu un avant, y’aura un après. Et qu’ils se démerdent.

Mais quand même, ça va me faire triste de plus y être.

C’est comme l’autre du quatrième, des années qu’il raclait la casserole. Un putain de cancer qui lui bectait les poumons. J’avais l’respect pour lui tellement sa vie elle était merdique. Y’en a, on se demande comment ils encaissent tant le destin y te les a pris en grippe. Lui, il a pas eu à se poser de questions. Dès le commencement il a morflé. Quand il était petit, il était juif. Après y a eu le moustachu et les camps où ses parents ils ont baissé les bras. Et après, il s’est pris l’orphelinat en pleine gueule. La cage à lapin qu’il l’appelait. Il a pas traîné. Il a fait marin, d’abord, pour le pays qui défile. Après il a fait mineur, pour la culture littéraire de la lutte des classes des siècles d’avant. C’est là qu’il l’a rencontré son cancer. Sont tombés amoureux vite et profond ces deux-là. L’amour vache. J’te quitte, j’te reviens, j’vivrai pas sans toi. T’es con, c’est si j’suis là qu’tu crèves. Bref, attachés l’un à l’autre. J’me console en me disant qu’ils sont morts ensemble. Mais la veille, et c’est là que ça fait triste, il m’a dit avant d’cracher son coagulant qu’il voulait pas crever. Putain. Ça vous retourne les tripes ce genre de chose. Sans blague, la mort c’est déjà pas facile mais si en plus t’y vas en traînant des pieds, t’es mal barré.

Le pire c’est qu’il avait rien à regretter sur cette vie. Pas une grosse, pas un mioche, pas un arriéré d’impôt. Si au moins tu crèves en faisant la nique au fisc, ça t’a un sens. Mais là rien. Plus seul que cet enfoiré, y’a pas. Le Bonifacio dans cette crasse il aurait pas regretté.

Et pourtant il est seul aussi lui.

Le Bonifacio c’était pas un mauvais. Mais c’était avant.

J’me suis fané sur la route. J’le dis comme en poésie pour le sens qui serre le cœur. Parce que c’est la vérité. J’étais un bon gars. J’cassais pas des briques. On me remarquait pas tellement. Mais j’avais du bon. Et la caboche elle avait ses gloires parfois. J’aurais pu faire des choses. Qu’on m’aurait donné du Monsieur, même. Mais ça s’est perdu en chemin. J’avais pas les boyaux assez solides pour la suite de ma blague.

Elle s’appelait Marie, comme la pucelle.

Quand j’l’ai connue, elle tricotait du Pierrot. Mais il en avait fait l’tour. Ça lui a pas empêché de me casser la gueule quand je la lui ai raflée. Pour le principe. Mais il aurait pu cogner plus fort encore que j’aurais pas moufté. Elle en valait la taloche la Marie. Un cul que ça me ressuscite rien que d’y penser. Ça t’avait de la rondeur de partout. C’était du délicat. Du qui se caresse en silence et en amour. Elle te faisait ce truc avec les cils, comme si qu’elle était un papillon des yeux. Et quand elle se mettait en sourire, avec de la babine rose et charnue, ça me retournait dedans le cœur. J’sais pas ce qu’elle me trouvait.

Mais elle avait dit oui.

À Bonifacio elle avait dit oui.

J’en avais hurlé à m’en faire péter la vocale. J’lui promettais des vies que même moi j’y croyais. Comme si que j’avais un avenir. Le Bonifacio, un avenir ! Putain, j’aurais dû la voir l’erreur. Mais j’y croyais. La Marie avec moi, c’était l’or, c’était le champagne, c’était des mômes qui couraient dans des draps en satin. C’était royal. Mais royal, c’est pas Bonifacio.

Alors elle est partie.

Elle est partie tout doucement dans son sommeil. Comme pour pas déranger. Elle a juste plus respiré pour montrer que même jeune on sait ce qu’on veut dans la vie.

Et moi j’suis resté.

Oh oui. J’suis resté. Plus présent que moi sur terre t’aurais pas trouvé. Le gars qui hurlait, c’était moi. Le qui courait, c’était moi. Le qui pétait la gueule au bon dieu, c’était moi. Le qui brûlait ses tripes sur le macadam, c’était moi encore. Le qu’avait plus que son lard pour continuer, c’était toujours moi.

Mais avec la Marie, c’était la jolie vie qui partait.

Alors j’ai fait le tour de ce qui me restait à vivre sans elle. Et ça m’a pas plu. J’ai foutu mes mains dans mes poches et fait une croix sur le chaud, le douillet, le tendre, le qui vous allume le cœur et qui vous met du soleil dedans, partout.

J’ai choisi la nuit.

Que tout le temps quand il fait jour dehors, il fait nuit quand même.

Et ça c’est la vie sans Marie.

Et c’est long.

Quand j’ai rencontré la baraque, je me suis dit que Marie elle aimerait me voir dedans. Parce que la baraque elle est rouge et que le rouge c’est sa couleur.

Alors j’y ai posé mes souvenirs. Sur le rebord de la fenêtre, côté rue.

Et depuis j’y attends que la Marie elle vienne me chercher.

Elle devrait me retrouver, parce que la baraque elle est rouge.

Et que le rouge c’est sa couleur.

Genève, février 2006

Les Cannes

Cette nouvelle a été primée dans le cadre du concours Montblanc-Femina 2006, dont le thème était : Une femme d’ambition.

Quand on est petite, on rêve pas de devenir pute. On se fait des rêves en ballerine qui danse, en hôtesse de l’air dessus les nuages, en robe blanche qui s’marie avec le charmant. Mais jamais on y rêve d’écarter les cuisses pour cent balles devant le charmant. Jamais. Et moi, toute pute que j’suis, j’étais pas différente. Je t’avais pas des rêves de bourgeoise, la mère m’aurait pas laissé faire, mais j’m’y voyais avec ma blanchisserie bien propre, ou ma boulangerie qui sent bon. J’me voyais en patronne d’un établissement respectable avec des clientes en habit. Mais la vie elle te laisse pas tous les choix. De ma blanchisserie il me reste les draps sur lesquels je me râpe les genoux. De ma boulangerie, j’y mets les miches en présentoir avant d’avaler la baguette du mari de la dame en habit. Foutu puzzle que cette vie ! T’as beau avoir toutes les pièces ton dessin ressemble jamais à celui d’la boîte.