Images
Images

A mes enfants, Achille et Margaux

A Claude Gluntz

SUD-SOUDAN, juin 1997
Les emplettes de la baronne

Il fallait marcher, pour arriver au petit zinc perdu sur le bitume surchauffé, quelques centaines de mètres. J’ai contemplé la solide stature de mon collègue photographe harnaché de tout un barda, qui allait devenir mon meilleur ami des chemins du monde ; je me suis raccrochée à la lueur de ses yeux pour domestiquer ma peur et mon trouble. La chaleur était si intense qu’elle avait pour conjoint ce silence brûlé qui fait tout paraître en suspension, un frisson parcourut ma nuque, et j’ai quitté l’ombre du hangar pour l’avion écrasé sur cette mer de goudron.

« Allez fouette, cocher ! », a dit Claude, m’invitant ainsi à passer de l’autre côté du monde.

* * *

Lokichokio, Kenya, base arrière de l’ONU à la frontière soudanaise ou, plus exactement, sorte de business centre de tous ceux qui vivent de la misère des autres.

Depuis des mois, Khartoum interdit aux humanitaires de se rendre au Sud-Soudan, chrétien et animiste, otage d’une guerre civile contre le Nord musulman. Raison invoquée par le président soudanais : l’Armée de libération des peuples du Soudan (SPLA), la guérilla indépendantiste de John Garang, détournerait l’aide alimentaire internationale. Depuis ce décret, les milliers de tonnes de riz du Programme alimentaire mondial dorment dans les hangars de Lokichokio et les humanitaires tuent le temps entre piscine et whisky.

– Et nous qui sommes clandestins, que se passera-t-il si nous sommes repérés ?

– Je fais justement en sorte que nous ne le soyons pas, me répond la pilote, une Kenyane blanche.

Elle m’explique alors que si nous volons à grande altitude, nous risquons d’être mitraillés par un MiG de l’armée soudanaise, tandis que plus bas, nous courons le danger d’être sous le feu des troupes au sol qui tiennent la ville de Juba et sont équipées de missiles.

– Mais comme la logistique de l’armée gouvernementale est pauvre, je vais essayer d’être hors du champ des radars de Juba, poursuit la pilote. Quant aux bombardiers, ils n’auront pas le temps d’arriver à destination avant la nuit.

– Ont-ils déjà essayé de vous bombarder lors de vos opérations précédentes ?

– Oh oui, plusieurs fois ! Mais nous n’avons jamais été touchés. Ils ont tapé juste à côté. Néanmoins, il faut que l’avion reparte à l’aube, de manière à ce qu’il ne soit plus là si un MiG arrive.

Je crève de trouille et cherche à me rassurer.

– Vous ne craignez pas pour votre sécurité?

– Oh, pas du tout, j’adore le risque. Quant à mes pilotes, ils sont bien payés, mais j’effectue moi-même la plupart des opérations dangereuses. Lorsque j’ai créé ma compagnie d’aviation, je faisais des safaris pour les touristes. Regarder les Européens s’extasier sur les troupeaux de buffles, c’était d’un ennui… Alors je me suis reconvertie dans les missions à risque.

Malgré la peur qui me vide le ventre, je scrute cette femme d’un genre nouveau pour moi, alors qu’elle fait le check de ses instruments de bord. Elle a le cuir roux et tanné des British cuits au soleil, une stature solide qu’une gestuelle féminine vient sauver, un fessier très imposant moulé dans un jeans et une blouse blanche barrée, aux épaules, de spaghettis dorés. Aux pieds, des boots de baroudeuse, bien entendu. Et puis ces mèches épaisses et folles, fauves comme la savane qui l’a vue naître.

L’insecte de tôle s’est ébroué et, déjà, a quitté le sol, laissant derrière lui un village de tentes piquées sur la terre rouge. Le vol allait durer trois heures. Je continuerai à fixer l’azur sans nuages à m’en donner le tournis, craignant que de cette profondeur ne surgisse un point blanc, d’apparence tout aussi inoffensive que la multitude de points aux queues panachées d’un ciel sans risques, et qui grossirait, grossirait, jusqu’à nous arroser de son feu assassin. Je crois bien que j’ai prié.

* * *

Si j’avais eu un peu plus l’expérience du monde, de ses facéties et de ses incongruités, j’aurais remarqué alors le caractère parfaitement improbable de cette mission clandestine. L’organisation d’aide humanitaire Christian Solidarity International (CSI) avait pour but de libérer des esclaves noirs soudanais. Lesquels avaient été faits prisonniers par des Arabes du Nord lors de razzias traditionnelles, à la faveur du passage bisannuel du train reliant le Nord à la ville de Wau au Sud. Cet odieux commerce humain s’était exacerbé depuis la prise du pouvoir par les islamistes en 1989, qui encourageaient leurs miliciens, non payés, à aller se fournir dans le Sud en têtes de bétail et en hommes, au nom du jihad. Un commerce dont peu de journalistes faisaient état, autant par inculture que par autocensure : des négriers à cheval, ce n’était pas crédible, trop proche de la légende. Et pourtant, cette sale habitude durait depuis fort longtemps, depuis que le pacha d’Egypte Muhammad Ali entreprit au début du XIXe siècle de conquérir le Soudan, quand l’Egypte n’était encore qu’une province de l’empire ottoman. Ces razzias ne prirent jamais fin, les Arabes prenant le relais des Turcs. Mais le reste du monde ferma bien vite les yeux sur cette vilaine manie, puisque le Sud-Soudan, pour les puissances occidentales, ne représente rien, si ce n’est une vague barrière sanitaire contre l’islamisme galopant. Bref, l’esclavage ne pouvait plus servir qu’aux humanitaires, derniers chacals, et il fallait simplement qu’une ONG y repense pour en faire son fonds de commerce, autrement plus original que le sida ou la faim. De plus, CSI avait compris qu’il n’y a pas de meilleure opération marketing que les journaux. Depuis quelques mois, cette ONG tâchait donc d’intéresser la presse à son étrange business, en emmenant quelques plumitifs dans son taxi-brousse exorbitant. Avant que je parvienne à convaincre mon rédacteur en chef de la pertinence du voyage, quelques autres, et pas des moindres, l’avaient fait avant nous, la BBC, le Sun, NBC.

Le plan d’action de CSI ? Il s’agissait d’abord de payer 45 000 dollars pour que l’avion s’aventure en zone interdite. Puis, une fois en brousse, l’organisation rachetait les esclaves à 100 dollars la tête, payés en espèces à des marchands arabes qui les avaient fait évader pour les ramener au Sud. Imaginez un hypothétique équipage de Blancs attendant ces esclaves au milieu de nulle part avec des sacs de sport remplis de livres soudanaises, dans une région de la taille de la France et dénuée de voies de communication comme de véhicules, sans téléphones ni radios, et sous la garde d’un indépendantiste en sandales de plastique. C’était le tableau qu’on nous promettait.

Financée exclusivement par des fonds privés, CSI sollicitait le bon cœur des petits écoliers américains, à grand renfort de publicité dans les églises. Je m’attendais donc à une entreprise prosélyte presque aussi archaïque dans son approche que les razzias des négriers d’un autre âge.

– Tu ne trouves pas bizarre, Claude, ces kamikazes de l’humanitaire, avais-je demandé en rencontrant les représentants de CSI à Zurich ? Tout ce fric et tous ces risques pour délivrer une centaine de personnes à chaque voyage ! En plus, CSI prend une part active dans ce commerce d’esclaves, car ces rachats doivent encourager la poursuite du business, non ?

– Faut attendre pour voir. On en saura plus en Afrique.

Il parlait peu, le capitaine, quand il n’avait pas de conviction bien arrêtée, laissant aux fats qui pullulent dans la profession le bavardage futile. Mais il savait observer et analyser comme personne. Ancien parachutiste de l’armée française converti au photoreportage, il n’était satisfait que sur le terrain, flingue ou boîtier à l’épaule, qu’importe. Que le matin se lève sur une nouvelle guerre et il n’en était que plus à l’aise. Tchad, Gabon, Liban, il en avait pratiquées de toutes les sortes, et – était-ce l’habitude ou une disposition d’esprit – il en concevait du divertissement toujours, mais de l’émotion plus rarement. Seuls ses clichés rendaient aux catastrophes leur dimension tragique. Lui, arpentait s’amusait et jouissait du monde comme d’un vaste terrain d’entraînement pour la tête et les muscles, qu’il avait bien taillés. Face à l’équipe de libérateurs humanitaires de notre expédition, il n’allait pas être déçu. Car elle était aussi douteuse que surréaliste.

Venait en tête John Eibner, se présentant comme un Américain père de famille et vivant à Zurich. Des traits fins, une barbe de trois jours, la démarche souple, le regard sérieux et distant, avec une retenue plutôt britannique qui interdit tout transport comme toute démonstration de contrariété, John aurait pu être l’aventurier téméraire, l’intellectuel introverti, le gendre idéal, le parfait espion, ou tout cela à la fois. Il était accompagné d’une personne qui aurait inspiré n’importe quel romancier en panne de profils : une Anglaise du nom de Caroline Cox, infirmière devenue baronne puis députée à la Chambre des Lords, adoubée par Margaret Thatcher en personne pour quelque haut fait d’humanité… Le personnage, sous ces latitudes, relevait de la singularité la plus parfaite : incontestable femme de terrain, inépuisable d’énergie à cinquante ans, la conversation aussi formelle et bienséante que sa tenue était inconvenante – un jeans moulant des hanches difformes battues par deux gourdes accrochées à la ceinture de part et d’autre, un T-shirt qui masquait à peine une énorme et flasque poitrine balançant sans entraves, le tout rehaussé d’une coupe de cheveux domestiquée à grand renfort de coups de peigne tous les dix kilomètres…

– Tu vois, malgré la chaleur écrasante, elle ne se laisse jamais aller, avait observé le capitaine. Seuls les colons de ce genre ont résisté à l’Afrique et l’ont domptée. A cet exercice, l’Angleterre a été meilleure que la France. Ses citoyens sont plus disciplinés.

En regardant la baronne, j’ai compris en effet pourquoi à la Perfide Albion a souri un empire.

Venait ensuite la caution morale de l’ONG, autrement dit le genre d’alibi fâcheux qu’on traîne avec soi pour donner du crédit à la plaquette de présentation destinée aux donateurs candides. En l’occurrence, le camouflage du couple Eibner-Cox s’appelait Gunnar Wiebalck, un pasteur réformé à la lippe mouillée et niaise surmontée de lunettes en fond de chope qui, même s’il avait été un brillant esprit, lui aurait donné cet air de crétin ahuri. Je pensais que Gunnar serait chargé de la propagande évangélique de ses frères noirs en souffrance, il devait manier comme personne le verbiage creux. Il n’en sera rien, son œuvre pie se limitant à suivre le couple de choc dans son étrange mission.

Le dernier personnage de l’équipe était un Soudanais arabe, Ahmed Ogeil, représentant à Londres du parti de l’opposition musulmane Umma qui avait fait alliance avec les Noirs du SPLA. Le but d’Ahmed était d’enjoindre à son peuple de respecter le pacte de paix conclu avec les chrétiens du Sud et le dissuader de se livrer aux pratiques esclavagistes. Mais alors, que venait-il faire ici ? Autant de questions sans réponse, qui ne me préoccupèrent que plus tard. Pour le moment, j’étais au cœur du film et il était encore tôt pour que je puisse vraiment observer le monde. Je venais à peine d’y entrer, et j’avais trop à faire à me regarder moi-même barboter en son sein.

* * *

– Nous arrivons dans la région du Nil Blanc, le Bahr el-Ghazal, dit Claude. Tous ces affluents ne rejoindront le Nil Bleu qu’à Khartoum.

Sous le ventre de notre avion, un entrelacs de veinules blanches, comme les branches décharnées d’un bouleau en hiver, qui grimpent, se ramifient, s’étreignent et se défont, broderie qui n’en finit pas de dérouler son fil sur la guipure jaune de la terre. Bientôt, la saison des pluies remplira ces méandres. Je perçois le changement de régime du moteur et j’aperçois une griffure sur la terre ocre, la piste d’atterrissage. On se pose presque au crépuscule.

La pilote ouvre la porte de la carlingue et un souffle épais m’oblige à chercher ma respiration.

Nyamlell, un village soudanais. Quelques cases clairsemées, des nuées d’enfants qui volent, qui piaillent, qui m’entourent, et des hommes qui déchargent de la soute des cartons de médicaments que CSI a emportés. Je me fais l’impression d’une feuille morte dansant au vent brûlant, bientôt engloutie par un Léthé de feu. Je vais vivre, pour la première fois depuis l’avènement de ma conscience, quelques jours de présent intégral.

Avant que la nuit ne nous noie, il faut dresser le campement, devant les ruines d’une ancienne résidence de gouverneur entourée de cases décapitées, filtrer l’eau du puits, la chauffer et y mélanger nos aliments lyophilisés. Eclairé par une lampe frontale, le capitaine accomplit ces gestes comme s’il les avait toujours faits, et dans la touffeur insensée de la nuit soudanaise, nous avalons notre tambouille, alors que quelques gars du SPLA, la kalachnikov en travers des omoplates, veillent sur nos tentes et sur l’avion qui repartira au soleil levant.

Il fait noir maintenant. Assis sur un lit de corde défoncé, on débouche les bouteilles de whisky, parce que, comme dit la baronne avec une élégance si british que ses mots deviendront notre devise, there are things you do only in the bush. Puis, lentement, les croisés de l’humanitaire se replient sous leurs tentes, et nous restons seuls, Claude et moi, à contempler l’infinie petitesse de nos existences, sous la Croix du Sud qu’il tient au bout de son doigt, parmi toutes les étoiles majeures qu’il a nommées une à une, Altaïr, Bételgeuse, Aldébaran, magnifiques sonorités ressuscitées de mon adolescence, lorsque Saint-Exupéry, le premier, m’avait laissé soupçonner la vastitude du monde. Ce soir, et tous ceux que je partagerai avec lui par la suite, Claude m’apparaît comme l’émanation d’un des possibles personnages du romancier adulé, et aucun hommage ne saura jamais rendre mon admiration juvénile et la connivence qui allait nous unir. A embrasser du regard ces constellations si souvent rêvées, je commence à perdre ma propre trace, pour ne plus savoir qu’une chose, primale, originelle : je vis. Et rien d’autre ne compte plus que ce cœur qui bat, ces yeux qui touchent les étoiles et mon corps frissonnant de chaleur humide, alors que de la rivière en aval monte le vacarme des crapauds-buffles, cris d’obscure terreur. La peur, presque organique, me saisit dans son étau de moiteur, et je demande à mon coéquipier ce que nous ferons si l’avion, qui repartira demain, devait ne pas revenir.

– J’ai calculé notre position, répond Claude, toujours économe de ses mots. Sans véhicule, nous sommes à environ trois mois à pied du Tchad.

Je tremble un peu, de frayeur, de fatigue, et, la tête aux étoiles, vaincue et frémissante, je laisse la Croix du Sud clore mes paupières.

Putain, qu’est-ce qu’il fait chaud !

Six heures du matin. La nuit n’a pas eu raison de la fournaise, et personne ne nous a bombardés. Eibner et la baronne ont déjà plié leurs tentes, on va se mettre en chemin.

– Où va-t-on, John ?

– Dans un autre village, Marial Bai, à deux heures de marche. Enfin, deux heures pour les géants de la tribu dinka, le double pour nous. Il fera extrêmement chaud. L’ombre est rare. Confie toutes tes affaires aux hommes du SPLA, ils te les porteront.

– Est-ce là-bas que nous allons retrouver les esclaves libérés ?

– Non, plus loin.

– Mais comment le marchand a-t-il été prévenu de notre arrivée et du lieu de rendez-vous ?

– Par l’intermédiaire des coursiers à vélo. Ici, en brousse, tout se sait, même si personne n’a de téléphone et de voiture. Dès que l’avion se pose, notre présence est connue à des kilomètres à la ronde.

Je ne peux m’empêcher d’avoir de sérieux doutes sur l’authenticité de l’opération. Comment se fait-il que le marchand soit, au jour et à l’heure où nous le voulons, en mesure de nous fournir les esclaves sur un plateau, alors qu’il les a libérés des semaines plus tôt et qu’il chemine avec eux depuis le Nord ? Pour le moment, ce que je crains le plus, c’est que nous ne rencontrions ni marchand ni esclaves. Que l’opération se solde par un flop. Que je revienne bredouille de mon premier grand reportage.

Pourtant, mon métier est très vite passé au second plan. Parce que le Soudan m’a prise à bras-le-corps, comme ça, toute moite, transie de peur, prête à recevoir le monde dans sa nudité crue, dans son obscénité, dans sa laideur, et j’étais si dépourvue de défenses que celui-ci m’a pénétrée sans que je lui résiste, sans la moindre révolte ou affliction. Plutôt de la stupeur.

* * *

Celui qui me précède doit peser une quarantaine de kilos. En lieu et place du treillis militaire de certains de ses collègues, il est vêtu d’un restant d’étoffe nouée autour de la taille et d’un bout de pullover qui ne tient qu’à quelques mailles. Sa kalach et son chargeur, vide, le couvrent davantage. Je l’ai surnommé Benetton, parce qu’il portait tantôt l’un de nos sacs en plastique où il était écrit « shopping the world » en arabesques bleues, et que je commençais d’apprendre à traiter la misère avec impudence. Benetton progresse comme un insecte sur échasses, la tête portée droite vers le midi brûlant, avec une régularité mécanique et une légèreté ouatée. Moi, je me demande si je ne vais pas calancher avant d’atteindre le prochain manguier, sous lequel Claude, prévenant, m’éventera et tentera de me faire avaler quelque chose. Mais je ne peux pas. Boire, seulement. Je crains que nos cinq litres ne suffisent pas. Loin devant, floue comme un mirage, la baronne Cox, intrépide, conserve le rythme, ses gourdes lui battent les hanches. Elle en a vu d’autres, l’infirmière anoblie. Alentour, la brousse, torride, jaune, inhospitalière, quelques villages semi-désertés, de la désolation et du vide. Soudain, un enfant nu qui hurle devant ce cortège d’hommes blancs, il n’en avait jamais vus, et quelques pas plus loin un arbre calciné qui lève sa dernière branche au ciel, vengeresse. Après ce bois foudroyé, la rivière Lol. Un prénom tout doux, pur comme une bulle de savon. On se déchausse, il faut la franchir à gué. Tant pis pour la bilharziose et toutes les autres saloperies. Mes pieds s’enfoncent dans le limon gluant, Benetton l’échassier devient un flamand noir, je n’ai même plus la clarté mentale pour me demander ce que je suis en train de foutre ici. Putain, qu’est-ce qu’il fait chaud !

* * *

Marial Bai, l’après-midi. Trois cases, un manguier, une chaise en corde et une ruine de béton. Quelques femmes à demi dénudées, poitrine nue et scarifiée, qui nous scrutent de loin, entourées de leurs enfants ballonnés, diablotins difformes. Bienvenue en Afrique : voici le chef qui s’avance, geste déployé sous son chapeau de cow-boy. « Ah, le commissaire politique », dit Claude, enjoué de retrouver le monde tel qu’il l’a laissé, immuable, dérisoire, tordant. Joseph Akol Akol nous invite à l’ombre de la ruine et un suivant lui apporte, parfaitement incongru dans ce décor, un énorme livre de comptes écorné, tordu par l’humidité et bouffé par les bestioles. Le commissaire politique nous tend alors ce registre et nous demande d’y inscrire nos noms et fonctions. Claude, dont les pupilles dansent de rire, inscrit mon nom, suivi de la mention « team leader », et le sien, suivi de « team member ».

On rira longtemps de l’abîme de perplexité dans lequel tomba le commissaire politique à la lecture de pareille hérésie.

L’homme se met à parler sans avoir été sollicité et les Blancs sortent leurs carnets de notes avec déférence.

– Des miliciens arabes ont débarqué à sept heures, ayant déjà rasé plusieurs villages, dit-il, un brin récitant. La bataille a duré longtemps, grâce à la résistance des troupes rebelles. Bilan : 45 tués du côté de l’ennemi, mais 67 de nos gens raflés.

Raflés, comme les enfants de cette femme, par exemple, les seins pendant comme des outres vides sur son corps décharné, remuant la terre où poussait son mil. C’était avant que des hommes à cheval et en uniforme ne brûlent sa case et n’emportent ses trois petits, explique-t-elle, le visage impassible, à l’adresse de notre traducteur à l’allure d’apparatchik. Eibner griffonne alors les noms des mômes volatilisés sur son bloc-notes, promet à la femme de demander au marchand d’esclaves de les retrouver. Puis il écarte le traducteur, dispose, tel un metteur en scène, la statue noire et hermétique sur la terre stérile, et mitraille de son appareil photo son misérable modèle aux seins nus. Il fera pareillement avec celles qui suivront, aux récits semblables – mais comment en être sûr, sans pouvoir contrôler le traducteur ? –, autant de masques dont la nudité, première vision saisissante et conforme aux stéréotypes, devra indigner les Nations Unies et attendrir les bailleurs de fonds.

Je n’ai alors pas grande idée du business de l’humanitaire, mais je me sens mal à l’aise. Je remarque que les yeux des femmes « auditionnées » sont sans aménité aucune à l’égard de ceux qui vont voler au secours de leurs enfants perdus. J’observe Eibner, concentré, professionnel, faisant vérifier au traducteur l’orthographe de noms de gosses qui sont nés et qui mourront sans avoir jamais été inscrits nulle part sauf sur son cahier, et expliquant sa démarche à la Soudanaise comme il l’expliquerait à une Américaine. Je vois la baronne, attendrie, douloureuse, qui me confie :

– Je ne sais comment ces femmes survivent à l’enlèvement et à la mort probable de leurs enfants. Quelles que soient nos différences, l’amour maternel est pareil partout. Je voudrais tant que nous parvenions à les retrouver sains et saufs !

Aux paroles exaltées de l’infirmière succèdent celles du masque noir : « Si les choses doivent arriver, elles arrivent ». Et la femme s’en va remuer la terre, sans plus un regard à l’adresse des envoyés de l’espoir.

Et je me dis qu’entre un monde et un autre existent manifestement des zones d’étanchéité qui les empêchent de pouvoir jamais se comprendre. Il y a, entre ces Africains-là et nous, comme une vitre blindée, et les Blancs, bernés par la transparence, font de grands gestes de vaine solidarité apprise à l’école de l’égalitarisme, pendant que les autres, de l’autre côté, n’en ont cure. La seule chose qui soit sûre, c’est que d’ici quelques mois viendra la famine. C’est programmé, les avions du Programme alimentaire mondial se tiennent prêts, tout comme les céréaliers américains et les fonctionnaires onusiens chargés de faire reconduire les budgets pour l’année suivante. Au vu de l’indigence de cette terre, je sais aussi que ces femmes n’auraient pas pu nourrir leurs enfants. Elles n’avaient pas demandé non plus à ce qu’ils viennent au monde. Alors, la perspective de les savoir dans la maison d’un riche Arabe, allez savoir…

Et pourtant, comme je voudrais que les propos de la baronne soient vrais ! Comme il serait commode de valider la thèse d’une communauté de pensée autour des valeurs dites fondamentales ! Mais rien n’est moins sûr. Peut-être ne sont-elles que le reflet des illusions humanistes produites par l’Occident après des siècles d’avanies ? Au cours de mes réflexions, le bal continue, et Eibner, en vrai pro de l’image et sans pudeur aucune, fait prendre la pose à ses statues d’ébène, tandis que Claude, allergique aux mises en scène dont les photographes sont malheureusement coutumiers, bougonne de devoir s’y soumettre. Un peu plus loin, une jeune fille d’une exceptionnelle beauté, la pointe de ses seins pleins et durs retroussée vers son menton comme s’ils riaient eux aussi de cette farce, me toise puis poursuit son chemin, altière, souveraine, indifférente, comme le temps qui fuit, comme l’Afrique elle-même.

* * *

La lune jette maintenant une clarté opalescente sur la brousse. J’entends soudain une vague et lointaine rumeur, battue bientôt en son cœur par un rythme sourd. Dans le demi-sommeil, je pense aux sabots des chevaux martelant la terre, j’imagine des images de raids comme sur les anciennes miniatures persanes, où de furieux combattants mongols, sabre au clair, s’apprêtent à faire couler le sang du haut de leurs destriers. Je pense aussi aux fous sanguinaires de l’Armée de résistance du Seigneur, groupuscule islamiste basé en Ouganda, dont la spécialité est d’amputer les bras des cyclistes qui se trouvent sur leur chemin. Mais le rythme est régulier et soutenu, lointain toujours, il flotte, il bat comme un cœur joyeux.

– Claude, tu dors ? Qu’est-ce que c’est ?

– C’est le tam-tam. Tu veux qu’on aille voir ?

Hors de la tente, c’est toujours l’étuve. La Croix du Sud est éclipsée par la clarté lunaire, aussi incandescente que le globe d’un réverbère. Je trébuche pourtant, à tâtons dans la nuit soudanaise, et des ombres bruissantes nous frôlent en riant, alors que ma tête tourne comme dans un colin-maillard moqueur. Le capitaine allume la lampe de poche, dont le faisceau blanc balaye les pierres du sentier. Au bout, toute la jeunesse du village est rassemblée, sans autre lumière que le fanal du ciel, autour de silhouettes endiablées qui fouettent la peau des tam-tams. Les corps tout entiers plient comme des lianes, ne faisant plus qu’un avec ce battement sourd, là, qui donne vie à la brousse, à mille miles de toute terre habitable, pensai-je, et s’il me restait quelque liquide dans le corps, je crois bien que mes larmes couleraient un peu.

C’est l’existence pure et le rien autour, c’est le tambour des millénaires, c’est le ventre de l’Afrique.

C’est la fête, le Soudan, la guerre.

* * *

A quinze kilomètres de la ligne de front – ce qui est à peu de choses près notre position – la guerre n’existe pas encore, ou déjà plus. Je ne l’imaginais pas ainsi : séquentielle, ponctuée comme une phrase, suspendue… Au Soudan, elle a la couleur jaune des étendues désertées et infertiles, le silence d’avant l’orage ou d’après le massacre, la douleur de la faim. Elle a surtout le temps. Tout le temps du monde.

Odeur de café brûlant. Ce jour encore, il faudra marcher vingt kilomètres. Jusqu’au village de Manyiel, où le marchand arabe, prévenu, devrait avoir rassemblé ses esclaves. Autour de notre tente que Claude remballe, je m’amuse à courir après les enfants qui nous épient à distance respectueuse.

Après des heures de marche dans une brousse semi-désertique surgit un marché. Une femme s’approche de moi, me tend son bébé malade mangé par le pus et les mouches pour que je le soigne. Inutile de lui faire dire que tous les Blancs ne sont pas toubibs. Parmi ces gens en guenilles s’avance soudain le personnage incontournable du bled, en tenue de camouflage, la canne du chef à la main et la kalach en bandoulière : le commandant du SPLA pour le district. Rituel du thé sous l’arbre à palabres, un manguier. Le chef siffle un adjoint, fait signe à John Eibner de le suivre. L’Américain s’exécute et disparaît dans une case en pisé, il en revient chargé d’un sac de sport visiblement assez lourd : il vient de changer ses 15 000 dollars cash contre 7,5 millions de livres soudanaises.

– Ils vont payer en cacahuètes locales, remarque Claude.

Le ciel s’obscurcit, l’air est humide, le pays entre dans la saison des pluies. Nous partons à la rencontre du marchand d’esclaves, avec une escorte un peu plus étoffée que d’habitude, mais guère plus crédible.

Et soudain, ils sont là, accroupis sous un bosquet d’arbres. Cent cinquante femmes et enfants assis dans un silence parfait, visages d’ébène impassibles. Seuls les yeux des mômes nous percent comme des lames, sans ciller, de ce regard qu’on rencontre partout en Afrique et que je ne saurais définir d’un seul tenant parce qu’il exprime des sentiments aussi variés que l’envie, l’étonnement, la crainte, la stupeur, l’hostilité, le ridicule. Certaines femmes allaitent, il en est une dont je me souviendrai toujours : un visage aux traits d’une régularité racée, le regard dur baissé vers la terre, elle tient des jumeaux sur ses longs bras décharnés. Les bébés se saisissent alors chacun d’un sein vide et flapi de ce buste scarifié, tirant sur le mamelon avec une brutalité animale, se défiant l’un l’autre, et leurs menottes pressent ces seins maternels de toute l’exigence de leur faim, sans même remarquer le flash que Claude jette sur cette madone de la primitive condition humaine.

Un peu plus loin, un petit garçon tient contre lui un bébé que la faim et la maladie sont en train d’emporter. Il a un haillon rouge sur son corps décharné, déjà il n’est plus qu’un vieillard squelettique, ses jambes sont longues, longues, bâtonnets recouverts de peau fripée. Eibner et le pasteur se proposent d’emmener le bébé au Kenya pour le confier au CICR. La baronne politicienne cède alors le pas devant l’infirmière chevronnée de la misère du monde, et elle laisse échapper, après avoir ausculté l’enfant :

– C’est inutile, il est trop tard. Quelle que soit la cure qu’on pourrait lui administrer, il n’en a que pour quelques heures.

Au milieu de ces femmes et de ces enfants se tient un homme fin, à la peau plus claire et en tunique blanche, entouré de quelques hommes en armes : Nour, le marchand d’esclaves. Je m’approche de lui avec l’équipe de CSI. L’atmosphère est électrique, peut-être à cause de la tension, peut-être à cause de l’orage qui menace. John dit :

– Nous étions convenus de 100 dollars par personne.

– Je n’ai pas changé mon prix. Mais comme d’habitude, je vous interdis de prendre des photos de mon visage avant que je ne sois masqué.

Nous promettons, et je demande :

– Iriez-vous chercher des esclaves au Nord si CSI ne les rachetait pas ?

– Oui, bien sûr. Au Sud, leurs familles les échangent contre des vaches. Trois vaches, c’est mon prix.

– Vous vivez de ce trafic ?

– Oui. Avant que CSI ne vienne ici, je faisais le voyage une fois par an. Depuis que les Blancs sont là, trois ou quatre fois.

Confirmation, donc, que l’activité de CSI encourage le commerce esclavagiste.

– Quels dangers courez-vous ?

– Le gouvernement me recherche et lors de mon dernier déplacement, des miliciens ont brûlé ma maison.

Je ne tirerai rien d’autre de l’Arabe. Nos regards se croisent, le sien est de braise et de velours. Je m’interroge si je vaux quelque chose sur son marché aux esclaves, et ce qu’il doit penser de moi. Mais plus encore, je me demande ce que je dois penser de lui.

John, la baronne et le pasteur, fidèles à leur mission, sortent alors leurs cahiers et entreprennent d’« interviewer » les esclaves, dont les récits sont traduits par notre apparatchik de service.

– J’ai été kidnappée avec mon bébé en 1995, raconte l’une des femmes. Pendant des jours de marche, j’ai dû porter des céréales sur la tête et mon bébé sur le dos. Mais, en arrivant, il était mort. L’un des soldats qui m’avait capturée est devenu mon maître. Il m’utilisait pour de pénibles travaux domestiques. Puis le maître m’a offerte à un autre homme comme concubine, dont j’ai eu un enfant. Un jour, Nour est arrivé et il nous a rachetés.

Je note aussi, scrupuleusement. Son témoignage et tous les suivants. Mais je sais déjà qu’ils ne me seront d’aucune utilité.

Nour se masque et tous les partenaires de la tractation s’assoient devant le parterre d’esclaves. On ouvre le sac de sport, et les mains commencent à compter les liasses de billets sales. Des mains blanches, des mains brunes et des mains noires. Les femmes et les enfants sont toujours impassibles. Au moment exact où Nour se lève, acceptant par là la somme contenue dans le sac, les 150 femmes et enfants désormais affranchis se mettent à applaudir, comme sous l’impulsion d’un mystérieux chef d’orchestre, sans plus de joie ou de conviction qu’ils n’en mettent à vivre.

Alors éclate la tempête.

Et dans les trombes d’eau qui frappent la terre, les nouveaux affranchis se lèvent sans précipitation et se dispersent dans la brousse, rejoignant probablement leurs villages où Eibner et la baronne se plaisent à penser qu’ils recevront l’accueil qu’on réserve aux disparus longtemps pleurés.

– Bon sang, on a eu de la chance pour la lumière, a dit Claude. C’était moins une qu’on attrape la flotte avant la libération.

* * *

Seuls, dans cette nuit de déluge, sous une case où nous avons tendu notre tente en guise d’auvent, je saisis pour la première fois le sens du mot diluvien. Le vacarme est étourdissant ; par-delà les torrents qui semblent vouloir emporter le sol meuble, on entend les crapauds-buffles déchirer l’espace noyé. Nos corps mouillés sentent la terre et la sueur, j’ai envie moi aussi de laisser couler mes larmes pour laver ma conscience. Claude doit deviner ma pensée, parce qu’il dit, lui qui craint autant la sensiblerie que la compassion :

– C’est bien ma grande, tu tiens bien le coup, pour une première fois. C’est pas facile à encaisser, tout ça.

Je me cache un peu pour pleurer. Après, pour éviter que l’angoisse ne s’invite, je compile les informations recueillies, leur pertinence, les doutes qu’elles engendrent.

– Il y a pas mal de trucs que je ne pige pas, Claude. Nous sommes sans armes au milieu de nulle part. Pourquoi ces hommes ne nous descendent-ils pas pour s’emparer des 15 000 dollars, au lieu de les donner docilement à Nour ?

– Mystère. A moins que la mission ne soit autre.

– La mission de CSI ?

– Oui. Tu vois, Eibner a le profil du barbouze. L’Amérique soutient le Sud chrétien contre le Nord musulman. Le bonhomme pourrait être chargé par son pays de contrôler la progression de la guérilla. Par exemple.

– Ouais… D’ailleurs, pour une ONG religieuse, je trouve qu’elle fait singulièrement peu de prosélytisme. Il n’a encore jamais été question de religion.

– Je me demande aussi ce que fout dans notre groupe cet Arabe qui était dans notre avion et qu’on ne voit plus.

– Et pourquoi ces zozos s’épuisent des jours à pied en brousse, si Nour se tient à disposition avec ses esclaves ? Pourquoi SPLA et Arabes ne se dégomment-ils pas ? Pourquoi changent-ils les dollars en livres avant de les remettre à Nour ? Pourquoi ne nous prennent-ils pas, nous autres, en otages ? Pourquoi CSI dépense-t-elle tellement de fric à chaque fois pour cent cinquante pauvres hères ?