À Anne
« – Quelle diable de vengeance avons-nous à tirer, répondit Sancho, s’ils sont plus de vingt, et nous seulement deux, ou plutôt un et demi ?
– Moi, j’en vaux cent, répliqua don Quichotte ; et, sans plus de discours, il mit l’épée à la main et fondit sur les Yangois. »
– Miguel de Cervantes
Vous caressez les seins de Penélope Cruz. Elle sourit de ce sourire lumineux qui libère un vol de papillons. Vous lui susurrez que vous l’avez trouvée bouleversante dans Tout sur ma mère, sublimissime dans Volver, renversante dans Talons aiguilles. Elle vous répond dans un rire cristallin qu’elle ne jouait pas dans Talons aiguilles. Vous riez de votre impair. Elle vous propose soudain une partie d’échecs. Jouer aux échecs en guise de préliminaires l’excite, avoue-t-elle. Vous acceptez parce que c’est Penélope et que les actrices sont un peu excentriques.
Au moment où elle vous met en échec avec son cheval, les tétons durcis, vous comprenez que Penélope est la femme de votre vie.
Et puis la sonnette de la porte d’entrée.
Stridente.
Froide.
J’enfouis ma tête sous l’oreiller mais le répit est de courte durée. Les coups de sonnette, de plus en plus pressants, enfoncent des aiguilles dans mon crâne.
La police ? Une ex hystérique ? Un témoin de Jéhovah sous amphétamines ? Ou pire : Tom Cruise venant convertir le quartier à la scientologie ?
La foutue sonnette est à présent actionnée en continu. Je me lève d’un bond et me précipite à la porte d’entrée. Pulsions d’homicide.
– Il est là, Dédé ?
La frêle silhouette qui se dessine dans l’encadrement de la porte paraît bien inoffensive. Je reconnais un gosse du quartier – un dénommé Marco. Il doit avoir une dizaine d’années et porte un maillot de l’équipe du Brésil beaucoup trop grand. Un filet de morve séchée couronne sa lèvre supérieure.
– Bon Dieu, ça ne se fait pas de sonner comme ça chez les gens un dimanche matin, explosé-je. Tu sais quelle heure il est ?
– Onze heures, répond-il d’une voix teintée de défi. Il est pas là, Dédé ?
– Dédé, il dort.
– Ah ! Alors, il faut le réveiller.
– Et pourquoi ?
– J’ai rendez-vous avec lui.
Son regard narquois balaie mon torse poilu et mon caleçon fleuri.
– Vous avez rendez-vous pour faire quoi ?
– Ça !
Il brandit triomphalement une pile de vignettes de footballeurs Panini. Mon esprit incrusté de résidus de sommeil met quelques instants pour faire le lien.
Et je me souviens.
Je me souviens qu’une semaine plus tôt, mon colocataire avait commencé sa moisson. Il était rentré, un sourire extatique aux lèvres, en agitant le cahier officiel de la Coupe du monde de football en Afrique du Sud. Puis il avait glapi comme s’il avait gagné à l’Euromillions en découvrant la photo de Ronaldo dans une pochette et s’était enfermé dans sa chambre.
– Bon, Marco, tu vas foutre le camp et tu repasseras plus tard, dis-je d’une voix autoritaire.
– Naaan !
Je tente de fermer la porte mais il coince son pied dans l’entrebâillement. Je refoule une furieuse envie de lui en coller une. Le morveux commence à hurler. Bougonnant quelques jurons, je suis contraint de le laisser entrer.
Je frappe à la porte de la chambre de Dédé. Pas de réponse. J’ouvre doucement. L’odeur pestilentielle me donne un haut-le-cœur. Nul besoin du nez de Jean-Baptiste Grenouille pour décomposer cette fragrance : relents de transpiration, remugles de chaussettes sales, vapeurs éthyliques enrobées par la brise marine d’un déodorant bon marché.
Aucun signe de réveil. Mon pote est vautré en diagonale sur son lit king size, enfoncé dans un sommeil moelleux, à ronfler telle une chambrée de bidasses.
– Dédé, fais-je en le secouant, y’a quelqu’un pour toi.
– Mouarp !
Ça ne va pas être du gâteau. Je l’ai entendu rentrer à cinq heures ce matin de sa soirée gloubi-boulga.
– C’est le petit Marco, il dit qu’il a rendez-vous.
Il tourne vers moi son visage mangé par une barbe touffue, émet des monosyllabes gutturales et se libère de sa couette. Il porte toujours son costume de Casimir ; seul le masque fait défaut. Le brave chauffeur de taxi qui a ramené ce dinosaure éméché à l’aube risque de faire un tabac le jour où il publiera ses mémoires.
Comme Casimir, Dédé est plutôt imposant. Ses amies disent qu’il a un physique rassurant. Hélas pour lui, elles ne semblent pas avides d’être rassurées par sa grande carcasse au lit. Sa dernière conquête remonte à la période où il passait ses journées à distribuer des câlins gratuits dans la rue. Muni d’une pancarte, il invitait les passants à une étreinte destinée à leur faire oublier les petits soucis du quotidien. Il attrapa un jour dans ses rets une étudiante en psychologie idéaliste. Il lui fit oublier les petits soucis du quotidien pendant trois mois. Avant qu’elle ne le jette pour un cardiologue plein aux as.
– Il est déjà onze heures ? gémit-il, nauséeux. Bon ben, fais-le entrer.
Marco ne se fait pas prier pour pénétrer dans la chambre. Il arbore un petit sourire chafouin qui ne présage rien de bon. Il sait comme moi que mon pote n’a pas vraiment le profil du businessman. Cette petite teigne ne se gênera pas pour en profiter.
– Salut mec. Ça pue chez toi, lâche-t-il avec lucidité. Bon voilà, il me manque Ronaldo mais j’ai Torres et Messi à double. Et j’ai même le gardien slovaque à triple.
– Ça tombe bien, mugit Dédé soudain libéré de son état comateux, moi j’ai Henry et Ronaldo à double mais j’ai pas le gardien slovaque. Je crois qu’on va pouvoir faire affaire.
Le gamin dépose ses vignettes sur le lit avec la même affectation qu’un joueur de poker. Quelque chose cloche. Je me souviens de vraies gueules de truands qui faisaient ricaner dans les préaux : des barbus, des moustachus, des chevelus, des chauves, des boutonneux, des bigleux, des borgnes, des balafrés, des goitreux, des édentés, des pouilleux. Où est passé le défenseur bulgare au charme néandertalien ? Le gardien colombien cocaïnomane aux yeux injectés de sang ? L’attaquant allemand tout droit sorti de la bande à Baader ? Ils se ressemblent tous maintenant, gravures de mode aseptisées aux coiffures soignées et aux sourires figés. Comment faire rêver les gosses avec ça ?
– Dédé, tu tâcheras de ne pas te faire rouler par ce p’tit con, dis-je en bâillant.
– J’suis pas un p’tit con ! objecte Marco.
– N’oublie pas que j’ai vingt ans d’expérience dans le métier, fait Dédé.
– C’est bien ça qui m’inquiète. Bon, je vous laisse : j’ai une partie d’échecs à terminer.
À peine ai-je retrouvé le sommeil que mon portable siffle La Chevauchée des Walkyries. Cette journée part décidément sur des bases prometteuses.
– Assez !
– Salut Ben, c’est Pierre. Tout va bien ?
– Ouais, on fait aller.
– Je t’ai réveillé ?
– Oh, si peu.
– T’as pas encore lu le journal alors ?
– Non. Pourquoi ?
La voix de Pierre charrie un je-ne-sais-quoi d’alarmant. Mon grand frère : trente-sept ans, marié à une prof de Pilates, heureux papa de jumeaux impossibles. Il travaille à La Rotte, notre ville d’origine.
Je serais un fieffé menteur si je prétendais qu’une quelconque complicité nous lie. On ne s’appelle pas souvent. Et jamais le dimanche matin. Le journal doit receler une information d’une importance capitale.
– Alors lis tranquillement et tu me rappelles, d’accord ?
– Sans faute.
– Désolé de t’avoir réveillé.
– Mmm.
Je me lève et titube vers la salle de bains. Impitoyable, le miroir me renvoie une image proche de celle d’un des zombies qui se déhanchent avec Michael Jackson dans le clip de Thriller. Je me passe un peu d’eau sur le visage et tente de plaquer les épis blonds qui se dressent sur mon crâne pour me recomposer une forme humaine. Peu convaincu du résultat, j’enfile un pantalon et descends à pied les deux étages.
Mon immeuble est situé dans une rue chaude de Lausanne. Avec le temps, je me suis habitué aux babillages racoleurs des prostituées et au ballet incessant des voitures sous mes fenêtres. Certaines de mes voisines ne sont pas aussi tolérantes. De leur balcon, tels des snipers embusqués, elles balancent sur les filles des œufs, des tomates, des bombes à eau. Et leur fiel. La semaine dernière, l’initiatrice du mouvement, Madame Brossard, m’a harponné dans l’ascenseur pour me faire signer une pétition. Je lui ai calmement répondu que : a) être réduite à faire le tapin me paraissait suffisamment dégradant pour ne pas avoir à se faire bombarder par des croulantes frustrées ; b) elle ne valait pas mieux que les illuminés barbus qui lapident les prostituées au nom du Coran ; c) même mort, je ne signerais jamais leur pétition absurde.
La vieille m’a lancé un regard furibard, a baissé les yeux sur mon tee-shirt « BUDAPEST TRIATHLON : EATING, DRINKING, FUCKING » aux illustrations explicites puis est retournée macérer dans sa bile.
Je parcours la centaine de mètres qui me séparent du kiosque à journaux en prenant garde à ne pas glisser sur l’impact d’un projectile. Max, le kiosquier, me salue avec sa bonhomie habituelle. La soixantaine bien tassée, il arbore des bacchantes aussi spectaculaires que celles de Nietzsche. (Sans lui manquer de respect, c’est tout ce qu’il a en commun avec le penseur allemand.)
– Elles ont remis ça hier soir, les vieilles peaux, lance-t-il.
– Ça en a tout l’air.
– Crois-moi, ça va mal finir cette histoire. Dans peu de temps, va y avoir du sang.
– Le journal, s’il te plaît.
Max continue à déverser un flot de commentaires inspirés. Je suis sauvé par l’arrivée de Placido, le coiffeur de la rue, qui demande la Gazzetta dello Sport en accusant l’arbitre d’avoir favorisé la victoire de l’AS Roma face à l’AC Milan.
Mon regard est aspiré par la une du journal. Le titre est sans équivoque : LA ROTTE TOUJOURS LA PLUS DÉPRIMANTE. L’article fait état du dernier classement des villes suisses les plus attractives. Pour la cinquième année consécutive, ma ville d’origine est classée bonne dernière. Cent trente-cinquième sur cent trente-cinq. Comme chaque année, le syndic s’insurge. La photo le met en scène dans une pose martiale. Il dénonce le caractère tronqué du palmarès qui accorde une importance disproportionnée aux facteurs économiques. Comme chaque année, il insiste sur la logique de dénigrement dont sont victimes les villes romandes – et la sienne en particulier. Comme chaque année, ma ville est dépeinte comme un trou provincial grouillant de péquenauds. Comme chaque année, les habitants poussent des cris d’orfraie.
Et comme chaque année, La Rotte va faire rire toute la Suisse.
Pierre a été engagé voilà plus de trois ans en qualité de directeur de La Rotte Tourisme. L’image peu reluisante véhiculée par le classement avait poussé les autorités locales à renforcer l’équipe chargée de vendre les charmes de leur ville. Pierre avait le profil idéal : diplôme en économie, trois ans d’expérience dans le marketing, cinq dans le tourisme, un sens aigu de la stratégie, un esprit d’initiative à toute épreuve doublé d’un entregent inné, un réseau étendu, une vision neuve pour la ville. Mais surtout il avait l’atout décisif : c’était un gars du coin.
Sa mission ? Redynamiser une ville morte.
Pierre a toujours fait preuve d’un attachement viscéral à La Rotte. Quand le classement des villes est sorti pour la première fois, il s’est senti humilié comme bon nombre de Rottiens. Il l’a pris comme une attaque personnelle. Un affront fait à la terre de ses ancêtres. Mon frère est un homme de défi ; la perspective de laver l’honneur de sa ville l’a suffisamment aiguillonné pour qu’il lâche un job en or à Genève.
Il a pu s’appuyer sur le soutien de nombre d’habitants décidés à démontrer qu’ils n’habitaient pas la pire ville de Suisse. Sa marge de manœuvre était étroite. Le conservatisme des autorités locales et le manque de moyens ont vite tempéré son enthousiasme. Sous l’impulsion de mon frère, La Rotte a néanmoins pu se targuer de quelques réalisations importantes : une grande campagne d’affichage destinée à rendre plus sexy l’image de la ville (mettant en scène des filles batifolant dans la nature) ; une nouvelle devise : La Rotte, c’est top ! ; un festival de musique folklorique ; un jumelage avec une ville finlandaise au nom imprononçable ; des sentiers didactiques ; une journée dévolue aux adeptes de trottinette baptisée La Rotte en trott’.
Malgré ses efforts, le palmarès des villes rend chaque année le même verdict. Et ruine ses espoirs.
De retour dans ma chambre, je cale mon dos dans l’oreiller et compose le numéro de mon frère. Il me répond dans la seconde.
– Alors, tu as lu ?
– Oui.
– Et ?
– Et quoi ? Désolé d’apprendre que vous ne décollez pas au classement. Mais c’était prévisible, non ?
– Tu as lu le commentaire à la con du journaliste ? Et l’interview du syndic ? Il met en cause la légitimité du palmarès et dit qu’il n’y accorde pas d’importance. Foutaises ! En fait, ça l’obnubile. Et tu sais quoi ? Il a clairement laissé entendre que si l’année prochaine nous étions encore derniers, il trouverait quelqu’un de plus compétent pour promouvoir la ville !
La dernière fois que je l’ai entendu dans cet état, c’est quand ses mouflets ont mis du produit à lessive dans le bocal des poissons rouges. Comme je suis aussi doué d’empathie qu’une limace, je me contente de débiter quelques banalités sur un ton vaguement compatissant. Pitoyable. Mais mieux que rien.
– C’est un con, ce type.
– Et comment ! Est-ce que je suis responsable si on n’a pas d’autoroute, d’aéroport ni de lac à proximité ? Si nos transports publics sont sous-développés ? Si la structure de notre économie n’est pas assez diversifiée ? Si notre fiscalité est trop élevée ? Personne ne parle de ce qui a été accompli. Les nuitées ont augmenté de douze pour cent depuis que je suis là. Le produit touristique La Rotte se vend de mieux en mieux, l’offre culturelle s’est densifiée, la vie nocturne n’a jamais été aussi débordante. Mais ce foutu palmarès vient chaque année plomber notre image. Les médias prennent un malin plaisir à grossir le trait, à faire de La Rotte une terre de désolation. Résultat des courses : on passe pour des guignols. J’en ai marre.
Je n’en crois pas mes oreilles.
– Tu vas démissionner ?
– Non, je vais m’accrocher. Partir serait un aveu d’échec. Je n’ai rien à me reprocher. Je me sens bien à La Rotte. J’ai envie que mes gosses y grandissent.
– Mais y’a quand même pas mal de risques que l’an prochain le scénario se répète. Tu crois pas ?
– Advienne que pourra. En tout cas, je n’abandonnerai pas la partie.
Je reconnais mieux là mon frère. La pugnacité chevillée au corps. La ténacité faite homme.
– Et toi, ça va ? s’enquiert-il.
Impeccable, à part que ma vie part en lambeaux.
– On fait aller.
– Et ton job ?
Un enfer. Je vais démissionner.
– Ça va.
– Et avec Johanna ?
Plutôt la merde en ce moment.
– Des hauts et des bas.
– Tu veux en parler ?
Avec toi ? Plutôt crever !
– Pas particulièrement.
J’aurais pu lui énumérer la liste des problèmes qui lestent mon quotidien. Je suis prêt à parier qu’il m’apporterait des solutions clé en main. Ça m’effraie vertigineusement. Alors j’élude. Peut-être que je me trompe. Peut-être que Pierre ferait montre d’une psychologie insoupçonnée. Mais je ne me sens pas assez aventureux pour courir le risque.
– Et maman ?
– Oh, c’est à désespérer. Elle ne jure que par Miguel.
Miguel est la dernière conquête de ma mère. Il a trente-deux ans. Mon âge. Il chantait devant la gare de La Rotte quand elle l’a rencontré. Elle a tout de suite succombé à son timbre suave et à ses œillades suggestives. Ma mère dit qu’il est la réincarnation de Mike Brant. Elle l’a pris sous son aile et s’est mise en tête de l’aider à devenir une star. Elle dit que c’est un talent brut qu’il faut juste ciseler pour qu’il étincelle aux yeux du monde. Avec ses économies, elle lui paie des cours privés de chant. Et des cours de français parce que Monsieur baragouine un sabir plus proche du mandarin que de la langue de Molière. Elle projette également de financer son premier album. On a essayé de la raisonner. Mais elle s’est sentie blessée. Mettre en doute la pureté des sentiments de son Miguel Brant revenait à dénigrer son pouvoir de séduction. « Je suis encore capable de lever des petits bellâtres », a-t-elle claironné. Venant de la bouche de sa propre mère, de telles paroles ne prêtent aucunement à sourire. Vous pouvez me croire.
Elle nous a ensuite balancé qu’elle avait sacrifié sa vie pour nous ; qu’enfin à la retraite, elle voulait rattraper le temps perdu.
Que voulez-vous répondre à ça ?
Pierre dit qu’elle n’est pas raisonnable.
Moi je dis qu’elle est complètement givrée.
– Dimanche prochain à son anniversaire, il faudra à nouveau essayer d’en discuter, dit Pierre d’une voix déterminée. Tu viendras avec Johanna ?
– Je sais pas encore.
– Je vais devoir te laisser. Sonia m’appelle pour manger.
Je raccroche avec une satisfaction coupable.
Mon frère est aussi mal barré que moi.
Je m’appelle Benjamin Mercey et je suis un sacré loser. Vous connaissez beaucoup de gens qui se réjouissent des malheurs de leur propre frère ? Plus grave, je ne tente même pas de réprimer la bouffée insidieuse de Schadenfreude qui m’envahit ; je l’aspire à pleins poumons telle une brise vivifiante. Mon dimanche matin calamiteux reprend du même coup des couleurs devant l’aveu d’impuissance de celui-qui-a-toujours-tout-fait-mieux-que-moi.
Un vrai loser, donc.
Et j’ai d’autres arguments à faire valoir.
Si un jour je tombais sur cette offre d’emploi :
Nous cherchons un loser expérimenté, sérieux et motivé, libre de suite ou à convenir.
et que je devais ressortir les échecs les plus significatifs de ma vie afin d’établir un curriculum vitae, j’aurais l’embarras du choix. Néanmoins, j’opterais pour les hauts faits suivants.
Ma carrière sportive. Les supporters du FC La Rotte ne s’en sont toujours pas remis. C’était il y a presque vingt ans. Notre équipe junior disputait la finale de la coupe cantonale. Le mois de mai touchait à sa fin ; une brume typique de la région, épaisse et morne, enveloppait le terrain. C’était un jour de fête. Les saucisses crépitaient sur le grill de la cantine et la bière coulait à flots. J’occupais le poste d’ailier gauche, position où l’on cantonne le joueur le plus faible pour qu’il ne soit pas trop nuisible à l’équipe. Pierre, qui excellait lui dans la première équipe, avait convaincu mon coach de me faire jouer la deuxième mi-temps. Nous étions menés un à zéro ; les pères des joueurs vitupéraient comme d’habitude contre l’arbitre. Un but chanceux en fin de partie nous permit d’obtenir les prolongations. La pluie fut clairement notre alliée : notre adversaire commit de nombreuses maladresses et ne put empêcher la séance de tirs aux but. Contre toute attente, je fus choisi pour en tirer un. Il est vrai que j’avais accompli un de mes meilleurs matchs – ou plutôt un de mes moins mauvais. Je me revois posant soigneusement le ballon au sol, les jambes flageolantes, en tentant d’éviter le regard provocateur du gardien – un grand dadais acnéique. J’avais conscience que l’issue de ce tir conditionnerait mon futur ; qu’en cas de réussite, je serais libéré du boulet d’opprobre que je traînais.
Tous les regards étaient braqués sur moi. J’étais le dernier tireur ; aucun joueur n’avait failli à sa mission à cet instant. Je pris beaucoup d’élan. Sans doute trop. Au moment d’armer mon tir, mon pied d’appui se déroba. Dans ma chute, mon pied heurta le ballon qui roula poussif en direction du gardien. Ce dernier n’eut aucune peine à s’en emparer. Une chape de silence consterné s’abattit sur le stade. J’avais effectué une de ces actions improbables qui passent en boucle à la télé dans les bêtisiers de fin d’année.
Je restai de longues minutes anéanti au sol, recouvert par le linceul de la pluie.
Ce fut mon dernier match de foot.
Mes études. Pendant cinq ans, j’ai arpenté les auditoires de la faculté des lettres. La plupart des étudiants croyaient que Dostoïevski était une marque de vodka et citaient Harry Potter parmi leurs livres favoris. La différence entre eux et moi, c’est qu’ils ont obtenu leur diplôme. J’ai abandonné à un moment stratégique. J’avais passé tous les examens ; il ne me restait plus qu’à rédiger le travail de mémoire. Mais un événement extraordinaire a infléchi ma destinée : j’ai gagné le premier prix du concours de poésie du journal local. Le thème était Le métier de vos rêves. Mon poème – qui décrivait en alexandrins les tourments d’un jeune garçon boucher un peu rêveur caressant l’ambition de devenir poète et contraint de composer en cachette des vers dans la chambre froide entre deux quartiers de viande – fut publié en page deux. Il me valut un set de couteaux de cuisine en acier inoxydable et un abonnement d’un an au journal.
Aveuglé par ce succès, je décidai de prendre une année sabbatique pour me consacrer à l’écriture d’un roman. L’esprit brouillé par la vanité, je me disais que le mémoire pouvait attendre. Qu’il serait criminel de réfréner mes géniales pulsions créatrices.
Funeste erreur.
J’avais signé l’arrêt de mort de mes études.
Mon roman. J’ai imaginé les aventures d’un justicier qui tuerait tous les cons de son entourage. Un serial killer foncièrement humain, mû par un dessein louable : rendre service à la collectivité en éradiquant les porteurs du virus de la bêtise. Un tueur d’utilité publique – bien vite génocidaire – qui gagnerait de manière doucement immorale la sympathie du lecteur par des meurtres décrits avec un humour susceptible de désamorcer la charge macabre du roman. Je voyais déjà fuser les critiques dithyrambiques sur la quatrième de couverture. Un jeu de massacre jubilatoire. Un humour féroce. Un exutoire à nos frustrations. Un frisson d’orgueil parcourait mon échine à la projection mentale de mon imminente gloire littéraire.