Témoignages
Collection dirigée par
Hervé Guyader
© Éditions Géorama
13, rue du Port - 29840 Porspoder
Téléphone : 02 98 33 61 72
www.georama.fr
e-ISBN : 9791096216192
© 2017, version numérique Primento et Éditions Géorama
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
Je dédie ce texte à ma chienne : Java.
La seule à tout supporter de mes exigences
et d’un caractère difficile lorsque je travaille.
Jérôme Enez-Vriad
Certains mots revêtent pour moi une signification particulière. Lorsque j’entends ces deux syllabes, Berlin, un flot d’anecdotes et d’émotions me revient en mémoire. Ce sont les longs trajets sur les autoroutes en été à écouter les cassettes audio de Karajan dans la voiture familiale. Ce sont deux scènes, la course-poursuite hilarante entre espions américains et russes, et le très chaste strip-tease d’une jolie danseuse face à de vieux dignitaires soviétiques libidineux, extraites d’un film de Billy Wilder et rythmées par une Danse du sabre endiablée. Ce sont les harmonies cold wave du “Heroes” de David Bowie, avec les sonorités tout à fait étranges d’un instrument que j’entendais pour la première fois, le koto.
Plus tard, au lycée, lors de ces cours soporifiques où les yeux ont grand-peine à rester ouverts, où le corps pèse une tonne face au tableau noir, mon esprit s’échappait pour gagner d’autres rivages. La Seconde Guerre mondiale figurait au programme. Je me représentai une ville en flammes. Le drapeau rouge sur le Reichstag. Me remémorai, avec un mélange de fascination et de répulsion, les paroles épouvantables de ce Chant du diable entonné par le Bataillon Charlemagne en pleine apocalypse. Comment, en effet, oublier que, parmi les tout derniers défenseurs du IIIe Reich, ceux qui, dans ce fracas de fin du monde, tenaient le bunker, alors même que Hitler s’était déjà suicidé, étaient pour la plupart des volontaires français engagés sous l’uniforme des Waffen-SS ? Berlin, dans mon imaginaire enfiévré d’adolescent, incarnait alors une véritable ville cannibale, sorte de Cronos ou Moloch avalant ses propres enfants, digérant l’énergie vitale d’un peuple avant de la faire renaître, plus forte et vivante que jamais…
C’est dire si j’attendais avec impatience Berlin – La frontière de nos jours de Jérôme Enez-Vriad. Tout de suite, son choix des « pastilles » m’est apparu comme une évidence, tant ces chapitres courts, denses, resserrés, qui s’emboîtent comme un jeu de Lego, apportent rythme et légèreté à l’ensemble. Le lecteur pressé pourra néanmoins être déconcerté par son apparente complexité, son morcellement, son érudition. Face à une telle profusion de détails, grand est le risque, en effet, de voir l’auteur devenir transparent, s’effacer, et même disparaître, à la manière d’une statue un peu perdue dans un décor baroque monumental… Le mieux, dans ce cas, est de revenir aux sources, et découvrir le premier livre par quoi tout a commencé.
Shuffle. Un titre emprunté à la lecture aléatoire des iPod. Le lecteur est invité à feuilleter les chapitres dans l’ordre qui lui convient. Ce roman aux fragrances envoûtantes et vénéneuses évoque Paris et Berlin. S’y côtoient Éros et Thanatos, le sexe et le divin, la drogue et la littérature, le bas et le sublime. L’écrivain est partagé entre l’immobilité absolue et le mouvement perpétuel de la vie. Les phrases giclent dans un univers essentiellement nocturne, orgiaque, dionysiaque. La solitude et la désespérance collent au bitume. Certaines impressions d’enfance, effrayantes autant qu’apaisantes, remontent à la surface des matins blêmes, comme le son d’un gong ou une cloche bouddhique traversant des kilomètres de brume, à la recherche d’une sérénité qui ne vient pas. Car c’est bien dans une quête que le narrateur se lance, celle d’une beauté et d’une harmonie pour reconstruire un pan de vie qui lui échappe. Son salut se trouve, peut-être, dans l’humour, cette politesse d’un désespoir ici teinté de cynisme, et dans la création, marquée d’une certaine esthétique de la sexualité et de l’écriture – Cocteau, Baudelaire, Duras, Proust, Matzneff, Sagan… – qui, seule, permet de combler un manque : « Il n’y a pas de livre, seulement un début d’histoire laborieux face auquel rien n’existe, rien en dehors d’une vérité mythomane et d’un mensonge à l’opacité cristalline. Entre les deux, ma vie est un manège. »
Le livre suivant permet d’en savoir un peu plus sur l’univers de Jérôme Enez-Vriad. De prime abord, La frontière de nos jours semble l’antithèse absolue de Shuffle. Ce récit solaire, lumineux, apollinien, s’attache à la seule ville de Berlin. L’on passe d’une construction aléatoire, anarchique, à celle, plus maîtrisée, plus aboutie, d’une composition. L’espace et le texte présentent le même aspect fragmenté, discontinu, fugace. Le morcellement de la ville et des chapitres favorise la concentration. Ce qui ressort de façon immédiate à la lecture de La frontière de nos jours, c’est un sentiment nouveau de liberté que l’on éprouve à chaque page. Les romanciers et les poètes le savent bien, l’opposition n’est qu’apparente entre liberté individuelle et normes artistiques, et c’est en dépassant, en sublimant ce que Valéry appelait les « exquises chaînes » que l’artiste véritable peut espérer gagner une certaine liberté intérieure.
L’on comprend mieux alors pourquoi Jérôme Enez-Vriad se sent autant chez lui à Berlin. Une telle fusion, un tel « coup de foudre réciproque » sont rendus possible grâce à sa liberté propre, qui se confond avec celle de la ville. Ce sentiment est d’autant plus fort que la capitale allemande a subi au cours du XXe siècle le joug des deux pires totalitarismes de l’Histoire. Loin d’être écrasé par sa dimension tragique, l’auteur nous fait découvrir les mille et un visages de Berlin. Dans ce récit d’une grande élégance, il nous fait partager ses passions, ses émotions artistiques, ses chocs culturels. Fasciné par cette mégapole, il en ressent toute la gravité, mais sans jamais se départir d’une pointe d’humour et de malice. Défilent au gré des pages les grandes figures d’hier et d’aujourd’hui, certaines célèbres, d’autres plus méconnues. Sont convoqués tour à tour l’Histoire, la littérature, la photographie, la musique, le cinéma, la peinture, la sculpture, l’architecture… À travers ce témoignage qui se distingue à la fois par ses qualités littéraires et ses connaissances encyclopédiques, Jérôme Enez-Vriad nous livre une œuvre totale, à la manière d’un film de Visconti.
J’aime aussi en lisant La frontière de nos jours cet équilibre du vécu, de l’Histoire et des choix pour évoquer Berlin. Il ne s’agit plus de piquer au hasard, entre cœur et pique, sexe et trahison, comme dans Shuffle. Ici, c’est à une authentique flânerie poétique que nous convie Jérôme Enez-Vriad. On déambule avec lui, on prend son temps, on se laisse guider, on se perd au fil de digressions et d’associations d’idées à la fois savantes et légères, profondes et cocasses, avant de déguster une Rêverie noire ou d’admirer une toile d’Otto Dix. Parfois le temps suspend son vol, l’espace d’une anecdote, puis soudain s’accélère au détour d’une phrase, d’une ruelle, d’une réminiscence. Un rythme s’installe, plein d’imprévus et de surprises.
Joyeux dandy coiffé de son haut-de-forme (uniquement la nuit !), « poète parmi le tumulte », sorte de Till Eulenspiegel sur la corde raide entre deux abîmes, volontiers puéril, narcissique et provocateur, mais détenteur d’une indéniable sagesse, brûlant sa vie par les deux bouts mais capable de longues plages introspectives, partagé entre inquiétude et sérénité mais ouvert aux vents de l’Histoire et de la création, Jérôme Enez-Vriad joue à saute-mouton à travers les arrondissements, les siècles, les œuvres d’art. Et peu importe finalement si l’on ne connaît pas sur le bout des doigts l’urbanisme berlinois, il suffit de faire le choix de ne rien regarder sur plan et de s’en inventer un selon les descriptions qu’il donne. Lui-même d’ailleurs nous invite à une telle reconstitution. C’est ce qu’il suggère en écrivant que son livre « constitue une baguenaude où les souvenirs intimes prennent le pas sur la force historique. Chaque chapitre est construit à la manière d’une lanterne dont l’aura recompose le paysage. S’y mêlent la générosité du partage et l’égoïsme des véritables amours ». À bien y réfléchir, Shuffle et La frontière de nos jours comportent un certain nombre de points communs. Les deux œuvres se suivent, comme deux parties dans une suite musicale. Nous avons là un diptyque sur Berlin. La reconstruction de la vie du narrateur dans le premier livre semble trouver un écho à la recomposition de la ville dans le second. On retrouve quelques personnages et lieux emblématiques. L’œil du poète est prépondérant. J’aime par exemple cette observation attentive de la nature et ses multiples manifestations, elles apportent un heureux contrepoint à la vanité humaine. Certains mots reviennent de façon récurrente, comme frontière, liberté, souvenir, Mur… Ils sont comme des amers, au sens où l’entendait Saint-John Perse, des repères dans cette ville qui a connu tant de bouleversements. Notre guide-poète peut s’appuyer sur eux pour redonner un sens à sa vie et à son écriture. Deux mots font une timide apparition, vérité – qualifiée de « salvatrice » et « plurielle » – et rédemption. Gageons que l’œuvre à venir de Jérôme Enez-Vriad fera pousser de nouvelles fleurs sur ces bourgeons.
Dans Shuffle, l’auteur donnait quelques clés sur les secrets de son écriture. Avec La frontière de nos jours, il pousse plus avant les fourneaux. Sous sa plume, Berlin semble en perpétuelle métamorphose. Tantôt peintre, il fait correspondre sons, parfums, couleurs, ombres et lumières en une délicate alchimie. Tantôt musicien, il orchestre chaque phrase et accorde la vibration des mots au diapason de ses pensées. Tantôt metteur en scène, il dispose ses personnages et ses décors dans ce gigantesque théâtre à ciel ouvert. Tantôt architecte, il pèse l’urbain et l’humain, les angles et les courbes, le massif et le détail, la profondeur et les lignes de fuite. La frénésie de Shuffle laisse place à une méditation sur la place du témoin qui se fait historien du présent.
Jean Starobinski dit que l’immobilité contemplative partage avec l’expérience de la flânerie une dimension mélancolique. Cette mélancolie, et plus particulièrement la « mélancolie du malheur », constitue sans nul doute le fil rouge de l’œuvre de Jérôme Enez-Vriad. Elle s’insinue partout, dans l’évocation implicite de certaines souffrances, dans la réinterprétation du beau, dans les interstices de la vie.
Berlin, c’est aussi la ville bourreau et martyre, et la ville résiliente capable de vivre en surmontant les traumatismes. Un manteau de mort recouvre Berlin, rappelle Jérôme Enez-Vriad. Le Mur lui semble être le châtiment des crimes commis pendant la guerre. Y a-t-il une chance de rédemption ? Oui, dans la musique et la littérature, celle de Wagner et Proust par exemple. Et dans le silence. Berlin cultive une part de mystère. Le meilleur moyen d’en parler est peut-être de se taire. Parfois, « une énigme survole l’instant », aussitôt captée par le guide-poète. Certains lieux se vivent plutôt qu’ils se racontent, à l’image de cette Église du Souvenir, dont la beauté des vitraux invite au recueillement et aussi, pourquoi pas, à la prière.
C’est ici, à mon sens, que résident toute la force et l’originalité de La frontière de nos jours, dans cette trinité, cette nouvelle alliance entre mélancolie, silence et rédemption. Le témoignage devient ici un objet littéraire et esthétique à part entière. L’auteur a bien raison de souligner que « tout ce qui est beau est nécessaire à la vie ». L’écriture permet de relier l’Histoire à l’anecdote personnelle, d’être dos à dos avec soi-même et face à face avec l’Autre. Elle permet aussi de retrouver le temps pour assembler les éléments épars d’une mémoire fugitive, de jeter une passerelle entre un monde vécu, qui déjà n’est plus, et le monde présent. Nulle allusion, on l’aura compris, à Cronos ou Moloch. Sous la plume de Jérôme Enez-Vriad, Berlin se pare des atours d’une muse inspiratrice. C’est la ville-âme qui réconcilie Schiller à Goethe et abolit les frontières, elle est la gardienne d’une harmonie cachée, la belle en allée et retrouvée à volonté au fil des séjours, des écrits et des souvenirs.
Hervé Guyader
RFA : République fédérale allemande ou Allemagne de l’Ouest (sous régime démocratique capitaliste). Se dit en allemand : Bundesrepublik Deutschland ou BRD.
RDA : République démocratique allemande ou Allemagne de l’Est (sous régime totalitaire communiste). Se dit en allemand : Deutsche Demokratische Republik ou DDR.
S-Bahn : Diminutif de Stadtschnellbahn – Train de banlieue.
U-Bahn : Diminutif de Untergrundbahn – Métro.
BVG : Berliner Verkehrsbetriebe – Compagnie des transports berlinois.
Ossis : Surnom péjoratif donné par les ex-Allemands de l’Ouest à ceux de l’Est.
Wessis : Surnom mélioratif donné par les ex-Allemands de l’Est à ceux de l’Ouest.
Stasi : Acronyme de Ministerium für Staatssicherheit – Ministère de la Sécurité d’État, police politique et des renseignements d’Allemagne de l’Est – RDA.
SPD : Sozialdemokratische Partei Deutschlands – Parti social-démocrate d’Allemagne, équivalent du Parti socialiste français.
CDU : Christlich-Demokratische Union Deutschlands – Union Chrétienne-Démocrate d’Allemagne, équivalent du parti Les Républicains en France.
KPD : Kommunistische Partei Deutschlands – Parti communiste d’Allemagne, créé en 1918 autour de la Ligue spartakiste. Ses fondateurs et premiers dirigeants furent Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. La RDA fusionnera le Parti en 1946 avec le SED : Sozialistische Einheitspartei Deutschlands – Parti socialiste unifié d’Allemagne. La RFA le dissoudra en 1956 pour inconstitutionnalité.
Se plonger dans l’histoire d’une ville implique d’y croiser celles et ceux qui l’ont faite telle qu’elle est. En ce qui regarde Berlin, les protagonistes sont nombreux et parfois méconnus des Français. Pour faciliter la lecture, une microbiographie des principaux personnages est accessible en fin d’ouvrage.
Notez également que les points cardinaux prennent une minuscule en français. Étant donné leur fréquence dans ce texte, j’ai choisi de les orner d’une majuscule afin de prévenir les confusions entre l’emploi du verbe être et la direction orientale : Est. Par cohérence, les trois autres cardinaux suivront la même logique. Idem avec « Mur » qui, ainsi orthographié, évoquera celui de Berlin.
En outre, afin d’éviter toute méprise, chacun devra se souvenir que le mot Reich n’a pas de traduction littérale en français. D’ordinaire, il est rattaché au vocable Empire, faisant lui-même référence au Heiliges Römisches Reich – Saint-Empire romain germanique, qui regroupa une partie de l’Europe sous la même couronne du Xe siècle jusqu’à sa suppression par Napoléon Ier. De fait, Reich n’est pas nécessairement rattaché au national-socialisme, entendu qu’avant le IIIe Reich il y eut un Ier Reich (Saint-Empire), puis un second de 1871 à 1918.
Enfin, le IIIe Reich laisse apparaître la mise en œuvre d’une « esthétique » indissociable de l’histoire berlinoise. Il en résulte un art, une littérature et une culture propres à cette époque. Leur évocation dans les pages qui suivent n’est en rien celle d’un prosélytisme, d’aucune nature.
J.E.-V.
« Ce qui m’intéresse dans l’Histoire, c’est l’anecdote. »
Mallarmé paraphrasé par Karl Lagerfeld.
Samedi 14 février 1987.
Une fine soie blanche recouvre l’aéroport Francfort-Hahn. Par le hublot, j’observe des myriades et des myriades de confettis albinos lutter contre le blizzard. Je m’inquiète auprès de l’hôtesse. Va-t-on pouvoir décoller malgré la neige ? Son sourire est rassurant et, une heure plus tard, le 737 de la Pan Am amorce un premier virage au-dessus de Berlin-Ouest.
Deux anneaux encerclent la ville. Le premier, celui de l’extérieur, a l’allure d’un pipeline gris : il s’agit de la frontière Est. Le second, celui de l’intérieur, ressemble à un bracelet jaspé de vives couleurs : il pose la frontière Ouest. Au milieu, se détache le ruban lisse et sablonneux du no man’s land.
Avec le temps, la Réunification de l’Allemagne nous mène vers l’oubli de ce que fut le pays lorsque, après la Seconde Guerre mondiale, les accords de Potsdam validèrent sa partition en quatre secteurs Alliés. Quelques années plus tard, les clivages idéologiques le scindèrent à nouveau : d’un côté l’Allemagne de l’Ouest (RFA), occupée par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis ; en face, l’Allemagne de l’Est (RDA), tenue par un gouvernement satellite de l’URSS. À son échelle, Berlin connut le même sort : Est et Ouest.
Jusque la chute du Mur, la ville n’intéressait qu’un quarteron de politiciens, artistes et marginaux. Elle focalisait les tensions relatives à la guerre froide. L’Ouest (West-Berlin) entretenait un libéralisme défendu par l’Alliance atlantique, et l’Est (Ost-Berlin) maintenait son peuple dans le collectivisme soviétique. En outre, l’ancienne capitale du Reich demeurait l’incarnation cauchemardesque de la Seconde Guerre mondiale, les Berlinois euxmêmes semblaient indifférents à sa grandeur d’autrefois ; quant aux Allemands de l’Ouest, voilà bien longtemps qu’ils avaient choisi Bonn pour siège politique, et Francfort comme place financière.
De Berlin-Ouest, je ne connaissais rien. Pas un instant n’avais-je imaginé un îlot occidental en pleine Allemagne de l’Est, véritable camp retranché de l’impérialisme au milieu du communisme triomphant, celui-là même qu’avaient fui Conrad Schumann, Rudolf Noureev, Mikhaïl Baryschnikov et tant d’autres, célèbres ou anonymes.
La voix de l’hôtesse résonna. Attachez vos ceintures. Éteignez vos cigarettes. L’avion mordit la piste. Je me revois passer la douane en observant autour de moi, surpris d’un aéroport moins grand qu’une gare parisienne. Le vent… Le froid… L’hiver… Ma jeunesse timide n’eut aucun mal à trouver la voiture qui m’attendait.
Le temps a fait son œuvre depuis cette Saint-Valentin. Eh oui ! 14 février ! Est-ce la raison du coup de foudre ? Je dis bien « du », non pas « de mon » coup de foudre, car il fut réciproque. Les villes sont des entités vivantes génératrices d’amour et de haine, autant de va-et-vient romanesques entre ce qu’elles dégagent et leurs habitants. Dès mon arrivée, j’ai su que Berlin m’apprivoiserait.
J’y ai vécu, étudié, travaillé, écrit des livres, rencontré des duchesses et des tapins (les premières ressemblaient parfois aux seconds, et inversement), j’y ai flirté avec les extrêmes et la modération, avec le tango et la techno, avec la drogue et le sport, tant de souvenirs qui, à ma grande surprise, retrouvent naturellement leurs contours à l’heure de les exposer.
Rares étaient les livres sur Berlin en 1987. Celui-ci ne raconte pas la ville, il constitue plutôt une baguenaude où l’intime prend le pas sur la force historique. Chaque chapitre est construit à la manière d’une lanterne dont l’aura recompose le paysage. S’y mêlent la générosité du partage et l’égoïsme des véritables amours.
Berlin est née au milieu du XIIIe siècle d’un rapprochement entre deux bourgades commerçantes, Berlin et Kölln, respectivement à mi-chemin des châteaux de Spandau vers l’Ouest, et Köpenick vers l’Est.
Chez Leysieffer Friedrichstraße, où j’avale une forêt-noire avec un chocolat chaud, j’observe audelà des baies vitrées. Les touristes, particulièrement zélés dans l’insolence piétonnière, traversent en dehors des clous sans s’inquiéter de la circulation, jusqu’à ce que : pouet, pouet ! Un bus klaxonne deux abrutis en plein selfie sur le terre-plein central.
C’est d’ici, dans le quartier de Mitte, œil géographique de la ville, que Kölln prit son essor. À l’origine, simple petite île sur la Spree, son bourg gagna les rives opposées pour s’agrandir jusqu’au village voisin, Berlin.
Il existe de par le monde plusieurs métro-poles qui partagent le même nom. Citons Brest, Naples, Montréal, Saint-Pétersbourg, Paris, toutes ont leurs homonymes, et Berlin n’y échappe pas. Une vingtaine se trouvent aux États-Unis, les autres sont éparpillées aux quatre coins du globe, mais seule la capitale allemande est connue au point d’accueillir chaque année plus de visiteurs qu’elle n’a d’habitants.
Berlin fut de nombreuses fois capitale. D’abord de la Prusse avant de devenir celle de l’Empire allemand, puis siège fédéral de l’Allemagne, statut qu’elle perdra en 1949 lors de sa division, pour le récupérer après la chute du Mur, le 3 octobre 1990, date d’entrée en vigueur du traité d’unification.
D’une fin de guerre meurtrière à sa résurrection un demi-siècle plus tard, le parcours ne fut pas de courtoisie. Les idées et les images qu’on lui associe vont d’heureuses distractions au bruit des bottes et de la démence. Aujourd’hui encore, même cautérisées, les cicatrices sont apparentes.
Je demande un supplément de crème pour accompagner mon chocolat. Le vieil homme assis dos au radiateur interpelle itou la serveuse. Son accent laisse entendre qu’il est d’ici. Ses « Ja » se transforment en « Jo », et la négation d’ordinaire courte et rêche, le fameux « Nein » qui claque tel un fouet, s’allonge en « Neuhhh ». Mais la preuve incontestable qu’il est berlinois, ce sont les chuintements propres au « ch » germanique qui vire au « ck » entre ses lèvres gercées : « nicht » devenant « nickt » ! Cet ultime caprice phonétique lève tous les doutes.
La serveuse m’apporte l’addition avec une boîte de Rêveries noires. Je sors mon portefeuille. Une limousine blanche remonte la Friedrichstraße en direction d’Unter den Linden. Le vieux monsieur semble avoir froid. Il ajuste son écharpe et moi mes oreillettes.
Berlin est entrée dans ma vie par le 7e art. C’était à Rennes. Dire qu’il pleuvait ne sera pas une insulte à la Bretagne, au contraire, cette averse d’orage renforçait l’ambiance accablante du film.
Ruisselant d’eau et d’excitation, je courais place Saint-Anne en direction de la rue d’Antrain. Une voiture éclaboussa mon jean à l’instant où j’arrivai devant le cinéma. L’affiche annonçait un drame sujet aux plus folles rumeurs. Les parents étaient contre, mais le mot d’ordre des cours de récréation relevait du sortilège : Il faut impérativement l’avoir vu, quitte à braver les interdits, en premier lieu celui de l’âge puisque la censure prohibait le film aux moins de 13 ans.
Philippe m’accompagnait. Nous étions les meilleurs amis du monde et ne tarderions pas à devenir les pires amants. Comme d’habitude, il arriva en retard mais sa négligence permit de passer aisément le contrôle. Une fois le film commencé, la caissière laissa place à un étudiant distrait. Philippe, plus grand et physiquement plus mûr que moi, acheta les billets aussitôt écornés par le jeune homme peu soucieux de notre âge.
Nous manquâmes le début pour arriver à la scène du mouchoir, lorsque Detlev tend à Christiane un Kleenex afin qu’elle essuie sa bouche souillée de vomissures. L’histoire se poursuivait par un enchaînement de scènes inquiétantes au cœur d’une ville que j’imaginais être Paris. Des gamins de mon âge couraient dans les couloirs vides d’un centre commercial. Ils glissaient à la renverse. Se vautraient sur une musique entraînante1. Detlev, le plus déluré mais aussi le plus beau, fracturait la vitrine d’un magasin pour chaparder l’argent d’une caisse enregistreuse. Les policiers intervenaient en Coccinelle Volkswagen. Pour leur échapper, la folle équipe se divisa en petits groupes avant d’atterrir sur le toit d’un immeuble. Au-dessus de leurs visages blêmes tournait une immense étoile publicitaire Mercedes.
Philippe et moi sortîmes groggy. Le désespoir de cette jeunesse à la dérive qui se trompe d’idéal était une excellente prévention contre la drogue. Ces adolescents qui eussent pu être nous-mêmes ou nos amis forçaient l’empathie. Les voir dépérir lentement, se piquer dans les toilettes publiques et vendre leur corps pour une dose (peut-être fatale), soulevait le cœur de dégoût. Mais l’attrait comme le dégoût sont les deux faces d’une même pièce, et l’histoire de Christiane F. répugna autant ma génération qu’elle la fascina.
Durant les vacances qui suivirent, je fis un séjour chez une mienne très chère tante, insistant pour savoir où se trouvait le fameux immeuble Mercedes. Nous fîmes plusieurs fois le tour du périph’ avec mon oncle – dans les deux sens, de nuit et de jour – afin d’apercevoir cette fichue étoile à trois branches. En vain.
L’été suivant, je découvris par hasard le livre dont était adapté le film : Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… Dès la première page, je notais l’erreur. L’action n’était pas parisienne, mais berlinoise.
1 “Heroes” de David Bowie.
Tout au long du film, d’immenses barres d’immeubles revenaient en plans fixes afin d’introduire les scènes familiales dans un appartement de Gropiusstadt – Cité Gropius, lieu emblématique d’un quartier mythique : Neukölln.
Au sud de Berlin, cet ensemble de tours serrées s’inspire de ce que furent les Cités du Modernisme à l’orée du XXe siècle, lorsque la municipalité encourageait la construction de logements sociaux dans les quartiers périphériques.
Six cités furent ainsi construites entre 1913 et 1934. Nous sommes en plein Bauhaus, l’époque phare où Berlin est à l’avant-garde artistique, culturelle et scientifique de l’Europe. Les Allemands Bruno Taut et Martin Wagner furent choisis pour dessiner un plan d’urbanisme considéré parmi les plus novateurs du Modernisme architectural. Dans le quartier de Charlottenburg, Walter Gropius participa à la construction d’un de ces nouveaux quartiers, Großsiedlung Siemensstadt – Cité Siemensstadt, qui offrait une possibilité d’habitation aux ouvriers de l’usine Siemens voisine.
Urbaniste audacieux, Walter Gropius prônait une architecture d’intégration en harmonie avec les éléments naturels. Au début des années 60, le Sénat berlinois lui passa commande d’un projet social dans l’esprit de la Cité Siemensstadt. Les appartements devaient offrir confort et modernité avec une exploitation maximale de la lumière solaire, ce qui n’est pas rien dans une ville où il fait nuit à seize heures les mois d’hiver.
La construction du Mur en 1961 circonscrivit le projet à une part réduite des plans initiaux. Face à l’impossibilité de s’étendre, il fallut construire plus haut et concentrer les immeubles au détriment des espaces verts. Sur 264 hectares, les cinq étages d’origine furent multipliés par quatre dans des tours infernales, soit 18 000 habitants au kilomètre carré, l’une des plus grandes densités au monde, équivalente à celle de Monaco, l’argent en moins.
Walter Gropius refuse de cautionner le programme mais ne peut s’en retirer. Les travaux commencent en 1962. Gropius décède en 69. La cité devient alors Gropiusstadt, un hommage foireux quand on sait que ce chantier est le moins représentatif de son œuvre.