Qui a bu boira.
À Christophe Gisler, notre deuxième lecteur
Le duché de Minnetoy-Corbières avait mis ses bannières en berne. Dans les rues du bourg, on portait le deuil et on saluait le nez en son mouchoir. Le soleil estival brillait, insolent, et noyait le village d’une trop vive lumière.
Le petit peuple ne cachait pas sa peine et se tournait vers le ciel pour adresser ses prières au Dieu de miséricorde afin qu’Il accorde la pitié et la consolation au malheureux couple ducal ; l’héritier, l’enfant que chacun à Minnetoy-Corbières avait couvé de son âme, n’avait point survécu à l’épreuve de la naissance.
Bien sûr, le duc Freuguel Childeric de Minnetoy-Corbières, et plus encore son épouse, Camilla Clotilda di Capodistria, ne jouissaient pas d’une réputation sans tache ; et la douloureuse guerre menée l’automne précédent contre la baronnie du Rang Dévaux était encore en chaque mémoire. Mais il n’était personne à Minnetoy-Corbières qui aurait souhaité qu’un tel dol leur fondît dessus.
L’épreuve n’était pourtant pas une rareté. Pour tout dire, chaque famille du bourg avait vu partir ainsi un ou plusieurs bébés. Dans les champs et les pauvres chaumières, on n’en faisait pas toute une histoire. On essuyait une larme, on vidait un cruchon et on empoignait la charrue avec un rien de rage en plus. Parfois, les couche-tard et les insomniaques, rentrant chez eux, discernaient des femmes en habits de nuit, le regard portant à la lune, et ils faisaient un détour pour ne pas troubler leurs souvenirs.
On ne s’attardait pas au deuil, on le couvait sous la cendre, et l’on pensait avec sincérité que la douleur de ceux qui vivaient au château était d’une autre nature. Qu’un gueux perde un enfant, c’était un sursaut dans le cycle des saisons, que cela arrive à un seigneur, c’était une injustice du ciel. Voilà pourquoi les figures étaient sombres et les paroles lourdes. Et l’avenir ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices.
Grâce à Dieu, la duchesse n’était point morte en couches. Elle avait survécu à l’enfant et elle était de suffisante jeunesse pour donner jour à d’autres héritiers. Mais, par le bourg, les secrets d’alcôve des suzerains avaient couru de porte en porte. On ne savait que trop que son époux, le gros braillard qui trônait au duché, n’était plus bon que pour la chasse et la bombance, qu’il avait perdu bonne part de ce qui le faisait homme lors de sa dernière campagne. Il était mortecouilles, voilà tout, mortecouilles à jamais depuis ce jour funeste où Dame Marthe Coulombier lui avait perforé l’entrejambe de sa fourche1.
Les plus vils persifleurs chuchotaient que de toute façon sa liqueur de lignage n’avait jamais été qu’une sale piquette impropre à donner à ses vassaux le fils que tous lui réclamaient. Certains ajoutaient, à l’heure où la taverne se prêtait à la confidence, que le pauvre nourrisson qui n’avait point même crié sa présence au monde en ce maudit matin de juillet n’aurait été qu’un enfant du péché. On disait de Camilla Clotilda qu’elle avait la cuisse légère et l’escapade facile. Et durant sa grossesse, on rivalisait de bons mots quant au supposé géniteur.
Il fallait croire que cette rumeur était plus pertinente que les habituelles sottises de comptoir, car le curé Gravenac lui-même, lors de son dernier prêche, avait affirmé que Dieu tout puissant n’avait toléré qu’un chrétien duché soit ainsi souillé par la faute, et qu’il s’était vengé sur un innocent nouveau-né des mœurs peu chrétiennes de ses parents. Mais ceci avait été dit en mots si couverts que seuls quelques fidèles avaient pu comprendre l’allusion, et s’étaient empressés de l’oublier.
Bâtard ou pas, l’héritier mort-né du duché fut porté en terre aux larmes sincères de tout un peuple. La crainte de l’avenir n’était pas pour rien dans ce deuil. Car le drame excitait un peu plus les convoitises des cousins du duc qui voyaient, en l’absence d’héritier, moyen de mettre main sur un fief prospère. Et cela, nul au bourg ne le souhaitait.
Car les gens de Minnetoy-Corbières, malgré tout, aimaient leur suzerain, gueulard, matois, le mufle enduit de saindoux et de vin lourd, les dents tachées et les idées peu vives, mais dont la rude pogne se tendait vers les plus pauvres. Freuguel pardonnait l’ivresse des uns et la paresse des autres ; les impôts étaient lourds, certes, mais les geôles du château étaient à demi vides, les tortures fort rares, et l’on riait sans peur à la nuit tombée.
Chacun se retrouvait pour dire qu’il serait un grand malheur que le duché tombât aux mains de ses avides cousins qui n’aimaient le pouvoir que pour sa froide violence et qui assistaient aux pendaisons en leur domaine sans que le sourire ne s’efface de leurs lèvres. Dans les ruelles de Minnetoy-Corbières, les jours étaient aux pleurs et à l’angoisse.
1 Voir le tome précédent : Ceux de Corneauduc.
Dans la taverne du Sanglier Noir, lieu de fête s’il en était, là où la chaleur estivale incitait à de belles soifs diurnes que moult comptines et fredaines ne permettaient jamais d’étancher, les rires ne résonnaient plus. On vidait son verre mollement, sans se faire briller les yeux. On devisait avec tristesse dans la voix. Même le chevalier Alphagor Bourbier de Montcon, que certaine légende avait dépeint comme l’amant de la duchesse, ne se perdait plus en éternelles vantardises.
– Je les ai vus, les cousins, disait-il. Des veules mauvais aux doigts crochus. Ils nous lorgnent en salivant depuis leur fief de Cassone et ne rêvent que de nous étouffer d’édits et d’impôts.
Tous étaient pendus à ses lèvres, aussi se permit-il une longue gorgée en les toisant longuement par-dessus sa chope de bière moussue.
– On dit même qu’ils taxent doublement chopine.
Cette phrase tomba comme un couperet et l’assistance trembla, mais n’en eut que plus soif encore. Morrachou, le tenancier, remplit les verres. Le Berthoux, qui exerçait le noble métier de charpentier lorsqu’il n’était pas à vagir sous une table dans une flaque de vin, leva son godet.
– À la santé de notre duc, qu’il vive longtemps et nous donne héritier !
– Qu’il vive longtemps !
Cette prière sembla remettre de l’entrain dans les gosiers. Les gorges se desserraient un tantinet et les conversations commençaient à dévier vers des sujets plus égrillards. Le gros Louis prit la parole :
– Dis donc, Bourbier, toi qui as frotté le lard de la duchesse d’un peu plus près que nous, ne serais-tu pas ce jour d’hui en deuil pour des raisons de lignage, certes, mais de tien lignage ?
Les rires fusèrent brièvement, mais se turent aussitôt sous le regard noir d’Alphagor Bourbier, qu’on appelait plus volontiers Braquemart d’airain. Ledit Braquemart s’avança d’un pas lourd vers le gros Louis. Les deux hommes avaient la même haute stature, mais le paysan faisait bien le double en largeur. C’est cependant lui qui détourna les yeux.
– Sache bien, gros Louis, que tes propos offensent jusqu’à Dieu même. Si tu donnes vraiment foi à ces rumeurs, comment oses-tu me les lancer en plein visage en ce jour noir ? L’enfant qui est mort est le fils du duché, et j’en porte le deuil comme tous ici. Si tu avais à mon exemple parcouru le vaste monde au lieu de rester les pieds dans ton fumier, tu comprendrais un peu mieux comment souffre noble cœur !
Il frappa d’une grande claque sonore le dos du gros Louis et se retourna en levant son verre. Une étincelle lui faisait briller les yeux.
– Ceci dit, si le duc ne sait plus engrosser sa femme et qu’il souhaite faire appel à mes services, qu’il sache que le chevalier de Montcon est prêt à mettre rapière au clair de nouveau s’il en va du salut de son duché !
Cette fois-ci, les rires éclatèrent pour de bon et une nouvelle tournée fut commandée. Quand le calme fut revenu, le Berthoux s’approcha de Braquemart.
– Je ne m’entends guère en us de suzerain, dit-il en essuyant du bras la commissure moussue de ses lèvres, mais je ne vois pas pourquoi ces cousins dont nul ne veut et qui ont terre étrangère aux bottes prendraient le pouvoir et décideraient de notre sort.
Comme souvent, Braquemart jugea utile de faire montre de sa science.
– Les règles de nos ancêtres le stipulent : le sang fait l’homme. Peu importe si les cousins sont nés loin de Minnetoy-Corbières et qu’ils n’y pointent leur triste hure qu’une fois l’an pour bombance, ils sont les seuls mâles dont le sang soit celui du duché. Et la rumeur dit qu’ils n’attendront pas la fin du duc. Si Freuguel Childeric venait à convenir publiquement de sa disgrâce, ses vils parents réclameraient incontinent ce qu’ils jugent être leur dû.
Braquemart se racla la gorge pour reprendre voix, puis finit son godet d’un ample geste. Il y jeta un regard mélancolique puis le posa sur la table pour reprendre le fil de son discours.
– Et leur bannière y flotterait bien vite, croyez-m’en les amis. Depuis sa campagne contre la baronnie du Rang Dévaux, le pauvre Freuguel Childeric est atteint non seulement dans sa chair, mais aussi en son âme. Il n’a plus guère envie de se battre pour faire valoir bon droit dont nul héritier ne profitera. Je le vois d’ici baisser les bras. Oui, de sombres temps attendent notre pauvre bourg… Remets-moi chopine, Morrachou.
Le sieur Morrachou, pourtant preste habituellement à remplir les godets, ne bougeait point de derrière son long comptoir de bois noirci. Il se pétrissait les mains et baissait les yeux, comme honteux.
– Il ne m’est point coutume de te refuser à boire, Alphagor, mais édit de deuil a limité buvage à trois chopines par homme. Le duché ne veut point que ses larmes soient souillées par trop de paillardise. Et même si je vis du commerce de boissons, je ne peux que m’incliner devant cette règle sage.
Et la confrérie de bons buveurs baissa le chef, comme prise de honte. Indécente est parfois l’envie de s’enivrer.
– Tu dis juste, Morrachou, affirma gros Louis en reposant chopine. Il est dit qu’en ce jour, je ne boirai plus.
– Gorge sèche sera notre pénitence, je m’incline donc aussi, renchérit Alphagor Bourbier d’un geste cérémonieux.
Il respira fortement par le nez en bombant le torse, comme pour mieux faire sienne telle résolution.
– Laissez-moi d’ailleurs vous faire l’éloge des Tartares abstèmes d’Abyssinie…
La porte de la taverne grinça alors à pleins gonds pour saluer l’entrée tonitruante de Gobert Luret.
– Messieurs, je vous le dis non sans émotion. J’ai couché avec ma femme !
***
La nouvelle coupa le souffle aux langues les mieux pendues. Les exploits extraconjugaux, prétendus ou réels, d’Isabelle Luret étaient, en l’absence de Gobert, l’un des sujets favoris des clients du Sanglier Noir. Ces temps derniers, on disait plaisamment qu’elle se laissait pétrir par le boulanger ; que Dieu maudisse ce vil profiteur !
Et si ce qu’on trouvait dans le lit d’Isabelle était sujet à caution, chacun savait par contre ce qu’on n’y trouvait pas : son époux devant Dieu, le brave forgeron Gobert Luret, mieux connu sous le sobriquet de Ventrapinte.
De ses quatre enfants, il n’y avait guère que l’aîné dont il pouvait revendiquer la paternité. Ses deux jumeaux, trop mats de peau, et sa cadette, trop blonde, laissaient croire que les gens de passage, alors qu’il s’éreintait à ferrer leur monture, ne s’ennuyaient pas en arrière-boutique.
Alphagor Bourbier fut le premier à réagir devant une telle déclaration :
– Es-tu bien sûr que c’était toi, Ventrapinte mon ami ?
Gobert, tout à sa joie, ne releva pas perfidie de la question, ni les éclats de rire qui s’ensuivirent.
– Bougremissel ! Mais bien sûr que c’était moi, Braquemart ! Il n’y avait que moi et elle en couche.
Il s’appuya sur l’épaule du chevalier qui ne put que courber l’échine.
– Ah, Alphagor ! J’ai encore vigueur du temps de mes noces. Je me sens comme jeune époux. Buvons, buvons à l’amour, mes amis !
Morrachou hésita un instant, mais comme il est de notoriété que le deuil d’un suzerain ne vaut pas le bonheur d’un vieux compagnon, on perça vite un nouveau fût, et les chopines furent emplies à ras bord.
Tandis que Gobert vidait son verre d’une traite, Braquemart se pencha vers lui et glissa :
– Dis-moi, Ventrapinte, tu me dois explication à ce prodige…
Le forgeron s’essuya le mufle d’une main large et regarda son ami d’un œil méfiant. C’est sous le ton de la confidence qu’il répondit :
– Je crois que le sermon de ce brave curé Gravenac, Dieu m’est témoin que je ne chaparderai plus en sa réserve de vin de messe, a eu fort effet sur ma douce Isabelle. L’enfant perdu de la duchesse lui a arraché bien des larmes, et elle ne voudrait pas que ses… infidélités attirassent les foudres du démon sur nos petiots.
L’évocation lui arracha une larme qu’il effaça de sa grosse pogne, avant de lever son bras pour attirer l’attention de Morrachou sur l’état de son verre. Braquemart lui donna une forte accolade.
– Ah, je comprends mieux… Ce n’est pas par désir de toi, mais par peur de châtiment céleste.
– Ma joie présente et les yeux de lumière de ma mie me font passer sur bien des sarcasmes, mais ne t’avise point trop de trouver matière à rire. Les femmes que tu trousses en campagne ont vu passer bien plus de beaux parleurs qu’Isabelle. Quant à ta descendance, si tant est qu’elle existe, tu n’en sais pas même le nom.
– Par contre, pour ce qui est de la tienne, tu connais leur nom, mais point leur ascendance !
Gobert se leva pour répliquer, mais Braquemart interposa son godet entre l’ire de son compère et ses railleries.
– Les discours nous éloignent, mais la boisson nous rapproche !
– Certes. Alors, buvons ! Bougremissel ! Du nerf, Morrachou, les dignes taverniers ne laissent jamais aux convives le temps de vider leur verre. Remplis donc le mien !
– Camilla Clotilda, vous devriez garder le lit ! Vous n’êtes pas encore bien remise de votre épreuve… Il faut vous reposer.
– Il est bien question de lit, mon cher époux, alors qu’on me prévient que vous vous apprêtez à adresser un pli à vos cousins, un pli qui ne serait rien d’autre qu’une abdication !
– Que faire d’autre, ma douce ?
La voix de Freuguel Childeric, duc de Minnetoy-Corbières, qui tonnait cet automne encore comme torrent de montagne, n’était plus qu’un chuintement ténu. Cet homme qui courait la gueuse en campagne et chassait l’ours à mains nues passait maintenant son temps près de flambée, les pieds sur le ventre chaud d’Achille, le sanglier, qui grognait benoîtement au pied du fauteuil.
La duchesse tournait autour de lui en se tordant les poignets d’énervement. De temps à autre, elle repoussait une mèche blonde qui venait jouer devant ses yeux rougis.
– Je vous avais connu autrement preux, mon ami ; prompt à prendre les armes pour défendre honneur et bannière.
Le duc se carra un peu plus profondément dans son fauteuil et regarda ailleurs en soupirant.
– Je suis mortecouilles et chacun le sait. Lorsque Fustironcle et Fargerand apprendront que descendance je n’aurai point, ils viendront m’en demander comptes. Un suzerain sans lignée est un suzerain désarmé que tous ses voisins rêvent de renverser.
– Mais vous n’êtes Dieu point à trépas, mortecouilles ou pas ! Vous avez le poignet fort et le port digne. Votre peuple vous aime et vous soutient. Vous n’allez point laisser place à vos vils cousins, pas avant votre dernière heure !
– Ils ont descendance, eux, descendance qu’il faudra aguerrir. Il convient également que suzerains rencontrent leurs gens avant de les gouverner. Il ne serait point sage qu’à mon trépas, Fustironcle et Fargerand soient nommés maîtres d’un fief dont ils ne connaîtraient ni les hommes ni les us. La tradition est de leur côté et la raison également. Mon devoir me dicte de présenter à mon peuple qui décidera de son destin. La lignée passe avant tout. Et c’est la seule façon pour moi de me retirer la tête haute.
Le duc trempa ses lèvres dans un verre de vin vieux avant de poursuivre.
– Si je m’accrochais, on se gausserait de mon infirmité. Je régnerais sous les quolibets. Non, je préfère négocier avec mes cousins ; au besoin, les laisser s’entre-tuer pour le pouvoir, et me retirer avec vous, ma mie, dans une bonne et vaste demeure, bâtie au cœur d’une petite forêt de chasse, où nous coulerons douce vieillesse avec Achille et poignée de serviteurs.
C’était là tout le discours que l’on pouvait tirer de lui. Mais Camilla Clotilda ne l’entendait point de cette oreille. Pour ce rang de duchesse, elle avait quitté les éclairées provinces italiennes où peintres et poètes devisaient des vertus de l’Antiquité, où l’on s’enivrait de mots plus que de vins, où l’on débattait mieux qu’on ne ripaillait. On ne la déposséderait pas de son trône, pas ainsi. Et surtout pas au bénéfice de Fustironcle le fat et de l’immonde Fargerand, courtisans aux dents noircies et aux doigts crochus.
Camilla Clotilda frissonna. Elle avait rêvé du jour où peintres, sculpteurs et danseurs partageraient leur art dans la grande salle du donjon, elle s’était vue, altesse raffinée, veuve encore fraîche, s’enthousiasmant pour de jeunes artistes dont elle aurait fait ses galants… Et voilà qu’on lui proposait une maison retirée et de piètres parties de chasse pour toute existence ! Ce n’était point là une destinée à laquelle elle pouvait se résigner. Pourtant la duchesse avait beau tordre la situation dans sa tête, elle ne voyait pas d’issue…
Une réminiscence du passé fit naître une lueur au fond de son esprit, une lueur qu’elle se surprit à laisser grandir. Jamais Camilla Clotilda n’aurait pensé qu’une faute de jeunesse lui reviendrait ainsi à l’esprit. Pourtant, ce qu’elle avait tant voulu oublier lui apparaissait aujourd’hui comme l’unique planche de salut.
Sa jeunesse n’avait point été blanche et pure comme on aurait pu l’attendre d’une fille de son sang. Non seulement elle avait pris des amants, mais pire, elle ne s’était jamais soucié du rang de celui qui l’enlaçait, plus souvent en grange que sous les baldaquins.
La Gardazzi, une vieille accoucheuse, vaguement sorcière, lui avait enseigné comment éviter que de telles unions portent leur fruit. Mais ces conseils n’avaient pas suffi. Et si, durant des semaines, Camilla Clotilda attribua ses vertiges et nausées au mauvais sommeil ou à l’hiver précoce, son ventre se chargea de lui signifier que la cause de ses maux était autre. Elle s’enferma dans sa chambre sans trop savoir ce qu’elle espérait, refusant de sortir malgré les suppliques des siens. Et lorsque, de guerre lasse, son père, le comte di Capodistria, fit enfoncer la porte, Camilla Clotilda comprit à son air grave et à ses yeux cernés que son état n’était plus un secret et qu’elle devrait porter le lourd fardeau du péché. La famille di Capodistria était soucieuse des usages et de sa réputation, mais elle se voulait suffisamment éclairée pour ne pas répudier une jeune fille aux charmants appas, qui, comme tant d’autres avant elle, avait écouté son corps un peu plus que son âme. Camilla Clotilda fut discrètement envoyée dans un petit hameau où vivait en fille Thédania, une vague cousine que nul ne visitait. C’est là que dans les larmes elle donna vie à un enfant qu’elle refusa même de tenir dans ses bras. Thédania n’insista pas et se retira discrètement avec le bébé. Mieux valait-il peut-être que ces deux-là n’aient jamais l’occasion de s’attacher.
– Ma fille, dit le comte di Capodistria, lorsque Camilla Clotilda revint au domaine familial, je crains que ton avenir ne soit au couvent… À moins que tu consentes à épouser un homme crédule. Il en existe de beaux spécimens en royaume de France, s’il m’en souvient bien, ajouta-t-il, un curieux sourire aux lèvres. Quelques danses et quelques cruchons feront de toi vierge à ses yeux, je m’en porte garant.
Aussi, quand se présenta à Vérone le duc de Minnetoy-Corbières, homme mûr et rustre qui venait chercher épouse à sa botte, le comte di Capodistria l’invita en son manoir et fit si bien qu’il s’enticha de la jeune Camilla Clotilda.
La crédulité était chez Freuguel Childeric une seconde nature. Quand Camilla l’attira en sa chambre, il avait tant abusé de vins lourds qu’il fut persuadé au réveil d’avoir pris pucelle. Il jura de revenir la chercher un an plus tard, le temps de régler quelques affaires et de préparer la cérémonie du mariage. Il tint promesse.
À l’heure de quitter les collines italiennes, Camilla Clotilda, prise par un remords qu’elle ne s’expliqua pas, rédigea une longue missive à l’attention de Thédania et de cet enfant venu de son ventre et auquel elle avait refusé l’aumône d’un regard. Thédania ne lui répondit jamais et Camilla Clotilda partit pour le royaume de France et tenta d’oublier.
Mais aujourd’hui, pour conserver son trône, elle était prête à reconnaître cet héritier sur lequel elle avait fermé les yeux et le cœur. Encore fallait-il convaincre son époux de l’existence de cet enfant et de sa paternité. À voir le filet de bave et de vin qui s’écoulait de ses lèvres graissoyantes, et le ronflement satisfait qui s’échappait de son nez, elle se dit que cette tâche ne serait pas insurmontable.
– Puis-je me confier à vous, mon ami ?
– Certes ma mie ; encore que je me demande si doux apartés sont encore de quelque utilité pour un aussi triste couple que le nôtre.
– Je ne vous demande point votre avis, mon époux, juste de me prêter ouïe et de vous souvenir avec moi de notre rencontre, de la nuit où… où vous m’avez faite femme.
Camilla Clotilda mit une main à son sein, leva les yeux au plafond, joua si bien la pâmoison qu’elle manqua s’affaler sur Achille le sanglier.
Le duc remua d’une fesse dans son fauteuil et claqua tristement de la langue, comme qui recherche longtemps après nuit douce le goût de la pêche. Il soupira et regarda son épouse avec le mélange d’attendrissement et d’agacement que l’on adresse aux enfants entêtés.
– Je vous ai souvent répété, Camilla, que votre père avait eu la main fort leste sur les vins et que la vigueur de mon coude eut cette nuit-là raison de mon entendement. Je me souviens de vous avoir prise uniquement parce que vous avez daigné me le raconter, ma douce polissonne… Qu’il est difficile pour moi, en tel prédicament, d’évoquer ce temps béni…
La duchesse se porta au chevet de son époux. Elle lui caressa le front distraitement.
– Ne vous torturez pas inutilement, Freuguel Childeric, il reste la tendresse et l’amour comme passerelles entre nous. Et ce que j’ai à vous confier saura, j’en suis certaine, vous redonner foi en votre force et en votre capacité de régner sur ce duché.
– Je suis pendu à vos lèvres, Camilla.
Elle détourna la tête juste à temps pour éviter un baiser.
– Je vous demandais si vous aviez toujours souvenir de cette nuit quand pour la première fois nous nous unîmes et que je vous accordai à vous seul ce que toujours j’avais conservé comme mon bien le plus précieux.
– Il me semble en revoir quelques bribes, bien que je croyais avoir terminé cette turbulente soirée en écuries avec un palefrenier facétieux qui tenait tant à me faire goûter cet alcool de fruits étranges distillé par son aïeule.
– Vous fûtes sublime, et en aucun moment je ne vous crus ivre tant vous parvîntes à combler mes désirs.
Le duc posa son verre et recula la tête pour mieux considérer son épouse. Un sourcil haut levé témoignait de son étonnement et du combat qui opposait en son crâne ouïe et souvenance.
– Eh ben, ma mie, si j’avais eu su, je vous en aurais remis une couche !
La duchesse considéra longuement son époux, un sourire indéchiffrable aux lèvres. Freuguel lut sur le visage de sa mie ce qu’il souhaitait y lire, à savoir le souvenir de belle troussée, et reporta son attention sur son verre trop longtemps délaissé. Mais les pensées de Camilla étaient à des lieues de là.
– Après cette nuit inoubliable, vous repartîtes, me laissant seule à rêver de votre prompt retour. Je savais que je serais une longue année sans vous revoir et cela m’était tel dol que j’en perdis l’appétit. Mais bientôt, je sentis en moi quelque chose qui me combla de bonheur et d’effroi tout ensemble…
Elle avait pu faire croire à ce verrat puant que l’enfant qui venait de périr était de son fait, elle ne doutait plus que son entendement bien béant était prêt à avaler mensonge plus gros encore. Elle pouvait se lancer sans crainte.
– Je portais un enfant de vous, mais à qui crier mon bonheur ?
Le duc ouvrit la bouche, hébété, et un filet de bave lui dégoulina sur le plastron. Il ne put retenir un tremblement et ses mains furent un instant inaptes à saisir le pichet pour remplir son verre.
– Un enfant mien ? Voudriez-vous dire le noble fruit de ma chair ? Je… Camilla Clotilda, ma douce, expliquez-moi, je vous en conjure !
La très sainte Mère de Dieu en soit témoin, Camilla méritait de régner en ce fief et les mensonges aujourd’hui prononcés n’étaient que la juste compensation du martyr quotidien que lui imposaient la sottise de son époux et la rusticité de ses vassaux !
– Je portais enfant de vous, mon aimé. Mais si nos corps et nos âmes étaient unis, nous ne l’étions point encore devant Dieu. Qu’auraient dit vos sujets si j’étais arrivée en noces le ventre gros, ou pire, un nourrisson accroché à mon sein ? Alors, j’ai décidé d’accoucher en secret en laissant notre enfant, votre successeur, en mienne province, inconscient de son sang et de son destin. C’est là grande faute, je le sais bien…
La duchesse jugea opportun de laisser poindre l’une de ces larmes qui lui glissaient facilement des joues lorsqu’il en était besoin et d’ainsi laisser le temps au porcin pileux, qui peinait à assimiler plus d’une information à la fois, de digérer ses paroles.
– Mais je pensais, mon bon ami, vigoureux comme je vous savais, que nous ne tarderions pas à donner naissance à une bonne poignée de solides héritiers… Cela ne fut point. Mais à l’heure où vos cousins songent sans doute à planter leur sale bannière sur notre donjon, peut-être est-il temps de faire quérir votre fils et de dire au bon peuple que votre sang vit et s’aguerrit en province d’Italie.
– Mon cœur s’embrase à cette idée, mais comment nos vassaux pourraient-ils croire que ce fils est nôtre, alors que pendant toutes ces années ils ne l’ont jamais vu ?
Camilla Clotilda sourit finement en songeant « Puisque tu l’as cru, gros âne, les autres y croiront aussi. »
– Votre épée saura faire taire les incrédules, mon cher ! Ce fils, vous saurez le défendre…
– Certes, certes, dit le duc qui sentait vie lui remonter au ventre.
– Reste toutefois un problème.
– Lequel, ma douce ?
– On ne m’a plus donné de nouvelles de ce fils depuis de longues années. Il faudrait envoyer des hommes, avisés et vaillants, pour retrouver sa trace.
– Ma garde ne manque pas de preux chevaliers, et vous le savez bien.
– Je le sais, mais ma confiance est acquise à un seul d’entre eux.
Oui, le plus benêt, le plus vantard, le plus fidèle… Celui qui jouissait, Dieu sait pourquoi, d’une insolente bonne fortune qui est l’apanage des élus… À cet homme simple manquaient presque toutes les qualités du chevalier… Et pourtant, la duchesse ne doutait pas que lui seul saurait retrouver son enfant.
La nuit était tombée sur ce jour de deuil. Eustèbe Martingale, conseiller du duc de Minnetoy-Corbières, trottinait précipitamment sur le pavé sombre des rues du bourg ; il s’efforçait de rester à hauteur des deux gardes chargés de le protéger. Mais ses imposants cerbères faisaient de telles enjambées que le gnome maigrichon peinait à tenir le rythme. Hors de souffle, sa bouche n’en laissait pas moins échapper un sinistre flot d’anathèmes. Au nord du village, où naissait la route qui menait à Cailledur-lès-Noix, vivait en masure le prétendu chevalier Alphagor Bourbier de Montcon, mieux nommé Braquemart d’airain par ses compagnons de taverne. Eustèbe Martingale détestait depuis toujours ce personnage aux douteux faits d’armes, et plus encore depuis que ledit chevalier avait déjoué ses manigances et lui avait fait entrevoir le gibet et la corde de chanvre d’un peu trop près.
Mais Martingale avait su se sortir de cette situation le nez au sec et sans que soient visibles les souillures de ses mains. En outre, il savait user de la langue avec l’agilité de la vipère et se maintenait au service d’un duc faiblissant, arguant, ce qui était vrai, que nul mieux que lui ne savait convaincre le vassal récalcitrant de payer son tribut au duché. Mais ses rêves de puissance avaient été tués au cocon et il en gardait rancune tenace envers cet être soiffard et fanfaron qu’il comptait bien engeôler un jour.
– Nulle lumière chez le chevalier, maître Martingale, dit un garde.
L’autre pouffa :
– Il est de notoriété que ce fourbe-là est plus souvent en couche de garce qu’en son lit chrétien, maître Martingale.
– Allez frapper tout de même à son huis, et ne ménagez pas les coups ; il est probable qu’il ronfle, plein de vin comme une outre !
Drapé dans la toge qu’il avait payée bon prix à un honorable tailleur de Lyon, enivré des parfums dont il s’aspergeait consciencieusement la couenne, Martingale regarda ses hommes s’avancer vers le pauvre logis. Ce n’était pas une maison, à peine mieux qu’une cabane. C’était là que la Jeanne aux mœurs dissolues, à la sale réputation de rebouteuse et de faiseuse d’anges, avait autrefois donné naissance à ce moins que rien d’Alphagor. Ce couard à la langue agile qui s’était inventé – Martingale prouverait un jour les mensonges du personnage – un glorieux passé de croisade pour qu’on ne le chasse pas tel le vaurien, le gredin qu’il était.
– Alors ?
– Il n’y a personne, Maître. Lanternes et bougies ne furent point allumées ce soir !
– Tant pis. Nous le tirerons de la couche au matin… Ne traînons pas ici et rentrons au château.
Les rues du bourg étaient fort tranquilles. Le peuple en deuil s’accoisait dans les demeures tant par respect que par devoir. Nul esclandre ne viendrait troubler la douleur du duc et de son épouse.
– Je me demande, pardieu, ce que le duc peut bien vouloir à ce maraud…
– Je ne sais, Maître Martingale. Mais notre Seigneur et sa digne et noble épouse tiennent le chevalier en haute estime.
Martingale pressa le pas dans son énervement. Alphagor Bourbier, le héros du village ! Ah ! il était beau le héros ! Soudain, le malsain personnage se figea.
– Qu’entends-je ?
Les gardes stoppèrent eux aussi. Des cris perçaient la nuit.
– Cela vient de la place, Maître !
Un rictus saurien retroussa les lèvres minces de Martingale. Les gardes frémirent en voyant briller ses dents acérées.
– Je vais être plus précis que toi. Cela vient de la taverne. Quelques mécréants méprisent le saint deuil de notre suzerain. Allons remettre bon ordre à tout cela !
***
Morrachou suait à grosses gouttes dans les pintes qu’il portait à la table sans discontinuer. Si la bonne fortune de Gobert au lit de sa femme avait alimenté les premières tournées, les anecdotes de bouche, de couche et de combat étaient depuis le fait d’un Braquemart au meilleur de sa forme.
Le chevalier avait le visage rougi, comme passé à la lime rouillée, avec des proéminences violacées à l’endroit des pommettes, et des étoiles de sang éclataient dans ses yeux exorbités. Parfois, emporté par son récit, il semblait manquer d’air et les veines de ses tempes gonflaient, menaçant d’éclater. Alors Gobert, prévenant, lui renversait entière pinte dans le gosier pour l’aider à reprendre souffle et inspiration. Et pendant que Braquemart retrouvait contenance en rotant dru, l’assemblée entonnait des chants de comptoir qui avaient pour vertu d’assécher la gorge plus sûrement qu’une pleine journée aux champs et obligeaient Morrachou à ces allées et venues incessantes qui le maintenaient sobre malgré les vapeurs sans équivoque crachées en chœur par ses plus fiers habitués.
Il conte plus qu’il n’est narrable
Quand le vin emplissant les fûts
N’est plus que par lui contenu
Et qu’il gît saoul dessous la table
Il conte l’histoire du berger
Le cœur baignant dans le bon vin
Une bonbonne à chaque main
Qui s’endormit dans le verger
Il conte ruse du lépreux
Qui laissait choir croûtes en fût
Pour que personne n’ose plus
Y boire et qui mourut heureux.
Alphagor Bourbier, même au plus fort de l’étouffement et de la quinte, ne manquait jamais le second refrain. Les voix s’éteignaient alors. La compagnie se tournait vers lui, l’œil humide, rieur, et la pinte pleine prête aux lèvres. Alphagor glaviotait quelques scories qui lui empesaient les poumons et se lançait dans une des innombrables histoires qu’il tirait de son aventureuse existence.
– Je vais vous parler de femme comme rarement il m’a été donné de connaître. C’était au temps de mienne croisade. Après huit jours de mer, nous arrivions en port de Varsovie encerclée par les Huns qui tenaient les collines. Le capitaine, un vieux Maltais de Nicosie, me disait que nous ne passerions pas le détroit. « Ces chiens-là connaissent la poudre noire, ils vont nous canonner, nous mettre par le fond ». Je lui appris alors stratégie de la barque pleine, que nous éprouvâmes avec Gobert sur la mare des Quaprerolles, alors que nous chassions Corneauduc sur les basses terres du duché, t’en souviens-tu vieux compagnon ?
– Certes, oui ! Bougremissel ! Ma mémoire n’est point encore assez passoire pour oublier fin de belle chasse ! Nous emplissions cinq ou six cruchons de forte gnôle, et nous les finissions à la belle golée quand paraissaient les garde-chasses. Nous ramions alors tant de travers qu’il ne leur servait à rien de viser, leurs flèches faisant jaillir l’eau tout autour sans jamais nous embrocher.
– Je servis donc au capitaine fortes rasades d’un vieux ratafia de ma réserve. Et notre pauvre caravelle devint ivre, louvoyant à traverser les plus viles canonnades, le vent s’engouffrant sous ses voiles, comme faisant voler ses jupes, et le mât tout droit planté… Il faudra, si fortune m’en est donnée, que je songe à faire ode ou poème de cette histoire…
Braquemart ne put terminer sa phrase, car la porte de la taverne s’ouvrit à la volée.
– La seule fortune que je vous souhaite est de finir votre pitoyable existence en oubliettes ! tonna Martingale.
Le silence se fit incontinent et l’assemblée béa de stupeur en découvrant l’âme damnée du duc au haut de l’escalier. L’apparition de la Madone juchée sur un bouc aurait eu le même effet. Martingale descendit lentement les degrés menant au sol de terre battue. Il dardait son regard dans les yeux de Braquemart, qui se tenait roide au centre de la taverne du Sanglier Noir.
– Je constate, Sieur Morrachou, que vous avez fait fi de l’édit de deuil limitant toute libation à trois chopines par âme et interdisant ris et chants jusqu’au lever du jour. Il vous en cuira.
Morrachou se tordait les mains derrière son comptoir, mais Eustèbe Martingale ne le regardait même pas. Il ne quittait pas des yeux Alphagor Bourbier qui le toisait, sans mot piper, les bras croisés haut sur la poitrine et le menton altier.
– Mais je subodore que la faute en incombe entièrement à monsieur le… chevalier de Montcon.
– Personne ici n’a bu plus de trois chopines, Martingale, et ce ne sont pas ris et chants que tu entendais, mais pleurs et odes funèbres.
La voix forte de Braquemart avait fait sursauter tant elle tonnait après les grinçants chuintements de Martingale.
– Je suppose, Bourbier, que la fétide haleine que vous m’envoyez à la face est censée en témoigner ! Et que le