À Rinia et Natascha, mes hâvres de tendresse
L’auteur tient à remercier Jacqueline Rosenfeld-Wardi pour sa collaboration.
Ne croyez pas que la paix du monde
soit un idéal impossible à atteindre...
En ce cycle merveilleux,
l'amour et l'amitié fleuriront
parmi les nations, les peuples,
les races, les contrées.
Abdu'l-Bahá (1844-1921)
Antoine, l’air absorbé, mâchonnait un gros crayon bleu au-dessus d’une carte muette.
La guerre finie, une importante firme de margarine avait lancé un concours pour les moins de 14 ans qui demandait de tracer un tour du monde réalisable en quatre-vingts jours. « Sans l’aide des parents », précisait le règlement.
L’enfant n’attendait d’ailleurs aucune aide d’un père incapable de situer la France sur le planisphère. Un père abruti par l’usine, qui élevait avec d’énormes difficultés trois garçons dans un modeste pavillon de la banlieue parisienne entouré d’un potager et d’un poulailler.
Les fins des mois préoccupaient plus M. Bretagnolle que les secrets du Tibet et il ne pouvait comprendre son fils aîné qui, depuis une bonne semaine, passait le plus clair du temps à rêvasser devant une carte.
– Tu ferais mieux de venir me donner « un coup de patte » dans le jardin plutôt que de perdre ton temps à « je-ne-sais-quoi » !
Antoine soupira. Comment remplir cette carte ? Comment deviner combien de temps il fallait à un navire pour traverser le Pacifique ? Comment savoir s’il y avait des trains en Chine, des ponts sur l’Amazone1 ? Il laissa échapper un vague geste d’impatience et posa son crayon. Il reconnaissait le contour des cinq continents mais n’était pas sûr de la différence entre Tahiti et Haïti. Pourtant, l’inconnu, le lointain le fascinaient. Il n’aurait pu expliquer ce sentiment. Sentiment qu’exacerbait la vue du chameau en bois d’olivier qui trônait devant lui sur le meuble breton de la salle à manger, souvenir d’un pèlerinage en Terre sainte offert par l’oncle Amédée. Antoine fixa la carte. La remplir, la vaincre, l’enchaîner par un parcours judicieux : ce défi ne lui laissait plus de repos.
Il se voyait déjà lutter contre des fauves aux gueules terrifiantes dans la savane africaine, repousser une attaque d’Indiens dans le Midwest américain ou échapper à des meutes de loups affamés dans les forêts enneigées de Sibérie.
Antoine ferma les yeux. Longtemps. Il avait besoin de se concentrer pour imaginer le parcours. Il en commença le tracé, tenant compte du fait que le train à vapeur qui passait chez lui à Brunoy reliait Paris à Marseille en dix heures et que les avions à hélices d’Orly, qui vrombissaient parfois au-dessus de sa tête, devaient atteindre New York en quelque douze heures de vol. Un de ses frères s’avoua incapable de remplir sa carte et la lui abandonna.
Antoine reçut deux prix fort précieux : un sac à dos et un grand atlas. Un pour chaque carte envoyée.
Souvent, il se réfugiait dans le grenier, non pas tant pour éviter l’ordre du père de bêcher le jardin ou de soigner les poules que pour étudier en toute quiétude ses livres de géographie. L’encre noire des photos s’écrasait sur un mauvais papier jaunâtre exigeant parfois le secours de la légende pour distinguer l’Esquimau du Touareg ! Qu’importe, il pouvait rêver. Certaines fois, le désir d’aller voir sur place le tenaillait si fort qu’il serait parti immédiatement. Malheureusement, tous ses plans d’évasion se terminaient sur la même note d’amertume : il ne partirait jamais. Il n’y avait pas de sous à la maison et M. Bretagnolle ne parlait jamais de voyage.
À 6 ans, pourtant, Antoine avait franchi une frontière. À Bâle, en pleine guerre. Le père avait emmené la famille pour y trouver un peu de viande. Antoine avait ressenti une grande excitation. Il avait cherché en vain le tracé de la frontière, ne sachant pas encore qu’elle est invention des hommes. Tout lui avait semblé magique « de l’autre côté ». Mais au retour, l’œil sévère du douanier et la crainte qu’il inspirait l’avaient fait tressaillir comme l’horrible portrait du Belzébuth de son catéchisme.
À Dole, sur le chemin du retour, les Bretagnolle avaient dû quitter la gare, la voie ferrée ayant été bombardée entre-temps, et gagner un contrôle routier américain à la sortie de la ville. Tandis qu’ils attendaient, le jeune voyageur avait pu observer à loisir les sentinelles yankees qui filtraient le trafic. Il ne comprenait rien à leur conversation. L’un des soldats délayait une poudre jaunâtre pour faire une omelette. Du « égue-povedère », murmura la mère d’Antoine en jetant un coup d’œil sur la boîte en fer-blanc du cuisinier. Un autre croquait une tomate comme une simple pomme, sans vinaigrette, et plusieurs mâchouillaient du « souinguegomme ». L’enfant ouvrait des yeux ronds devant ces étranges personnages dont l’air bonasse inspirait toutefois de l’amitié, contrairement aux « Boches » qu’il croisait dans sa rue. Cette rencontre avait piqué au vif la curiosité d’Antoine. Pourquoi ces gens ne parlaient-ils pas comme ses parents ? Pourquoi étaient-ils si forts ? Pourquoi mangeaient-ils des choses bizarres ? Pourquoi ?
Finalement, les Bretagnolle avaient regagné Paris dans un fourgon de pommes de terre désigné par les Américains. Antoine, enfermé à l’arrière avec son frère dans l’obscurité, avait jubilé en enfourchant le plus haut sac. Il ne savait pas que cela s’appelait « faire du stop » mais un frisson l’avait parcouru dès que le véhicule avait démarré.
Les premiers souvenirs d’Antoine avaient donc été ceux de la guerre. Même si à l’époque il n’avait rien trouvé d’anormal aux tickets pour le pain et le lait, aux marchés quasi déserts, aux sacs de cailloux-lentilles, aux plats de topinambours et de rutabagas ni aux savonnettes de glaise, il n’avait pas oublié le bruit assourdissant des chars d’assaut, le vrombissement des escadrilles de bombardement, le hurlement de l’alarme qui l’avait précipité à plusieurs reprises dans les caves de l’école, le Messerschmitt abattu derrière chez lui ni cette nuit passée debout sur son lit pendant le pilonnage de Villeneuve-Saint-Georges ; le souffle des bombes avait fait trembler les volets toute la nuit, l’horizon s’était embrasé de rouge et il s’était imaginé errant au milieu des ruines à la recherche de ses parents. Il n’avait pas oublié non plus les cauchemars où il hurlait son innocence face à un peloton à croix gammée. Il se souvenait aussi parfaitement de ses peurs, chaque été, lors du passage de la ligne de démarcation quand il partait rejoindre ses tantes en Auvergne pour les grandes vacances. L’apparition de l’Allemand casqué, flanqué d’un poignard et chaussé de bottes luisantes glaçait le compartiment. Chacun se terrait soudainement comme s’il avait mauvaise conscience.
– Ausweiss, papiere !
Peut-être que l’hostilité viscérale qu’éprouverait toujours par la suite Antoine pour les frontières était née là, sous la férule de la Wehrmacht, bien avant la rencontre avec le Belzébuth suisse.
Depuis le fameux concours, le fils Bretagnolle n’avait cessé de collectionner laborieusement cartes et dépliants touristiques, plutôt rares à l’époque, et s’était précipité dans le premier bureau de tourisme japonais à Paris. Il avait commencé par classer les brochures jaunies des excursions faites par sa mère avant-guerre. Elle, au moins, avait voyagé, comme en témoignaient ses albums de photos la montrant, chapeau-cloche et jupe charleston, devant le Mont-Saint-Michel, les châteaux de la Loire ou le cirque de Gavarnie. Il sentait chez elle cette même curiosité d’esprit, cette envie de comprendre qui le taraudait déjà.
C’est avec regret que le proviseur du collège Saint-Augustin le vit quitter ses études pour aller travailler dans un restaurant à Deauville. Gamin, il avait été ébloui par la grande toque blanche d’un cuisinier. « Le service de salle, c’est la porte d’entrée vers la cuisine », avait déclaré la mère qui ne tenait pas à voir son fils à l’usine.
Il se mit à trembler lorsqu’il se retrouva seul dans le brouhaha de la gare. Mâchoires crispées, cœur battant, il débarqua à Deauville à 16 ans, déterminé à ne pas abandonner. L’air marin qu’il humait pour la première fois lui donna un coup de fouet. Le cri surprenant des mouettes n’arrivait toutefois pas à le tirer de son anxiété : comment allait-il être accueilli ?
Mémorables, ses débuts au Maxim’s, le restaurant chic d’une ville chic. D’emblée, Antoine prit le métier de « loufiat » en grippe, ce métier qui allait pourtant lui mettre le pied à l’étrier. Col cassé, nœud papillon, gilet, plastron et queue-de-pie au vent, il se sentit transformé en manchot. Malheureusement, ce déguisement n’évoquait pas la terre Adélie ! Le maître d’hôtel, un gros personnage onctueux aux cheveux gominés, lui déplut instantanément. Après avoir nettoyé des cendriers et compté des nappes sales, il dut préparer une armée de pots de moutarde. Toutes ces odeurs lui donnèrent la nausée. Tout comme plus tard celles des tapis et tentures de la salle de restaurant aux colonnes dorées et aux lustres étincelants où dînait du « beau monde » : le fils de l’Aga Khan entouré d’un essaim de jolies filles, l’actrice Esther Williams et son bruyant manager américain, le danseur Antonio avec sa cour de mignons… La senteur des orchidées, le relent des havanes, l’âcreté des magnums de champagne : Antoine crut vomir et il dut surmonter un instant de désespoir. Il aurait pu fuir mais l’idée ne lui traversa pas l’esprit. Il voulait mériter la confiance de ses parents. Il se devait de tenir. Il se domina et, tel un galérien attaché à la rame, courba l’échine.
« Commis de rang », il devait galoper à la cuisine chercher les plats contre le bon de commande donné par son chef et débarrasser assiettes sales et plats vides. Ronde essoufflante. D’autant plus essoufflante que ladite cuisine se trouvait au sous-sol. Le moment arriva où l’apprenti affolé se présenta à l’aboyeur pour retirer un plat de canards à l’orange pour la table numéro quinze, le directeur des usines Singer. Lorsqu’il aperçut ce plat de fête pompeusement décoré avec ses trois canards bien en ligne, il eut un instant d’hésitation. Le plat lui paraissait anormalement long. Trop chargé. Comment le soulever ? Il effectua d’abord un premier voyage pour porter assiettes chaudes et légumes, se demandant anxieusement comment il allait transporter les fichues bestioles. Il aurait aimé demander de l’aide mais il ne connaissait pas les autres commis. À la troisième tentative, il hissa l’échafaudage à hauteur d’épaule sous l’œil inquiet du rôtisseur. Il gravit précautionneusement les escaliers pentus, sentant venir la crampe. Avant de pénétrer dans la salle de restaurant, il fallait croiser un couloir par où déboulaient les garçons qui desservaient. Un croisement à angle droit sans visibilité, caprice de l’architecture ! Antoine s’y engageait lentement, plat en avant, à l’aveuglette, lorsqu’un habitué du service qui déboucha de sa droite à folle allure en hurlant « chaud, chaud devant », le visage dissimulé derrière une impressionnante pile d’assiettes sales, vint heurter de plein fouet le chef-d’œuvre « canaresque ». Choc brutal. Le plat du débutant s’allégea d’un coup, chacun des canards avec tranches d’oranges cannelées, bouquet de persil et papillotes s’étant envolé dans une direction différente. Antoine, penaud, se mit à leur recherche dans la sciure du parquet et les débris d’assiettes.
– P’tit con, tu peux pas faire gaffe, brailla l’autre soudain les mains vides, la veste maculée de sauce, une fourchette piquée dans le gilet.
– P’tit con, hurla le cuisinier aboyeur qui, du coup, arrêta de peloter les serveuses, il a fallu une demi-heure pour décorer ce plat, fais gaffe le prochain coup, ou je te botte le cul !
Quelle soirée ! Antoine, dépassé, courait comme un dératé. Il en avait complètement oublié sa timidité initiale en apercevant la foule des clients. Pris dans un tourbillon, il ne sentit pas le temps s’écouler. En ayant constaté à midi que les garçons qui servent des plats alléchants devaient se contenter d’une médiocre pitance, Antoine avait compris qu’il était primordial de se garder quelque chose, comme les restes des canards valdingueurs, par exemple. Au lieu de remporter le plat, il le fit disparaître prestement sous sa console de travail, là où l’on garde assiettes, couverts, sauces et réchauds.
Dans le feu de l’action, le jeune Parisien ne remarqua rien tant son chef le harcelait mais il trouvait qu’il avait de plus en plus de mal à fouler le tapis. Comme s’il s’engluait ! Il est vrai que le tapis était moelleux et que ses mollets commençaient à souffrir de la ronde infernale du service. Avant de pousser les portes battantes, par curiosité, il souleva un pied puis l’autre. Stupéfaction ! Des filets jaunâtres reliaient ses semelles au tapis. On pouvait le suivre à la trace. Il avait mis les pieds dans le plat. Le plat de canards. Son plat !
– Fonce me chercher six tasses à café.
Antoine n’en trouvait pas. Pour cause, chaque garçon cachait ses tasses et ses couverts. Il en avait même remarqué un qui sortait les cuillères à café devant le client directement de sa poche de gilet et un autre qui extrayait louche et couteau à découper des battants de sa queue-de-pie ! Pauvre Antoine qui allait retourner bredouille. Pas de tasse à l’horizon. Soudain, il en aperçut une perchée très haut sur une étagère. Il dut se jucher sur un tabouret pour l’atteindre. « Et d’une », pensa-t-il. Mais la tasse était pleine : un serveur avait dû la mettre de côté pour l’ingurgiter entre deux courses. Le café atterrit sur le plastron du malheureux qui se transforma en papier mâché sous l’effet de l’impact brûlant.
– P’tit con, lui lança encore son chef de rang, excédé en le voyant réapparaître avec une énorme tache brunâtre en plein milieu de la poitrine et une seule tasse à la main.
L’infortuné se mit à détester pour de bon ce métier mais il ne lui vint pas à l’idée de tout quitter et de rentrer chez lui. Oui, il se devait de tenir.
Touché par son opiniâtreté, malgré tout, le chef finit par le prendre en sympathie et, une fois la saison estivale terminée et quelques trucs enseignés, l’emmena avec lui comme garçon d’étage à l’hôtel Normandy. Une imposante bâtisse de cinq cents chambres, style normand, couverte de lierres, qui jouxte le casino sur la célèbre promenade des planches à Deauville.
La ronde de l’absurde continuait. Antoine courait maintenant, plateaux à l’épaule et plats sous cloche, le long d’interminables corridors pour servir de puissants industriels, des vedettes du spectacle, des cheikhs gâteux veillés par de superbes créatures louées au bar ou bien de vieilles marquises mélancoliques qui l’attendaient allongées demi-nues – des « ma corvée de sieste » – comme ironisait son chef. C’était l’époque où l’énorme Farouk, roi d’Égypte, déféquait dans les ascenseurs.
Au troisième étage travaillait un valet de chambre suffisant à gilet jaune zébré de noir qui râlait continuellement. Un jour, il fit remarquer que les chaussures du nouveau commis ne brillaient guère, que c’était une honte pour un palace d’engager de tels employés, qu’avec un peu « d’huile de coude » il pourrait avoir l’air convenable. Tard, ce soir-là, ayant entendu la leçon, Antoine alla placer ses chaussures devant une chambre inoccupée – pour être sûr de les retrouver le lendemain ! La première occupation dudit valet en arrivant vers les cinq heures du matin était justement de faire briller l’armada de souliers alignés dans les couloirs. Il y mettait un soin particulier. Toute sa fierté. Antoine récupéra donc des chaussures miroitantes et fut récompensé de son astuce par un : « C’est bien mon p’tit gars, tu vois, faut écouter les anciens. »
Sa seule consolation dans les moments hostiles, aux heures de cafard, était de gagner la plage, près du pont de Trouville, de se laisser griser par la vigueur de l’air marin et d’écouter l’appel du large. Son esprit s’envolait alors par-dessus la Manche, vers la côte anglaise. Il essayait d’en imaginer les blanches falaises. Mais comment s’y rendre ? Qui pourrait l’aider ? Apprendre l’anglais devenait une obsession car il trouvait ridicule de ne pas comprendre la majorité de ses clients. Le jeune Bretagnolle échafaudait mille stratagèmes : il s’imaginait tapi dans une cale obscure ou, retenant son souffle, aplati dans un canot de sauvetage ou encore s’échappant d’un hublot lorsque le capitaine aurait le dos tourné. À la Tintin. Parfois, son désir de gagner l’Angleterre devenait si fort qu’il se sentait prêt à partir à la nage !
Un jour, Antoine fut convoqué par le directeur du Normandy. Il craignait d’essuyer une réprimande pour avoir servi la soupe du personnel à un client. Mais le directeur, qui avait remarqué ce garçon courageux, avait autre chose en tête.
– Je cherche des garçons pour aller travailler en Angleterre la saison prochaine. J’ai pensé à vous. Vous pourriez y apprendre l’anglais. C’est toujours un avantage dans notre profession… Réfléchissez.
Antoine en eut le souffle coupé. C’était tout réfléchi ! La minute tant attendue le prenait par surprise. C’est avec enthousiasme qu’il annonça la nouvelle chez lui, dès son retour.
– Tu te crois malin de partir si loin, marmonna son père, dans une semaine tu seras de retour !
1 - Il faut se souvenir que dans l’après-guerre, ni les guides pour routards ni l’inépuisable source de renseignements qu’est devenu Internet n’existaient.
Piqué au vif par la remarque de son père : « Tu te crois malin », Antoine s’était juré de ne pas rentrer avant au moins un an. Il l’avait tant désiré, ce voyage, et voilà que maintenant il se trouvait au pied du mur. Il fallait se débrouiller.
Ses débuts à Leeds ne furent pas très brillants. Il ne se sentait pas fier du tout face à son premier breakfast. Timidement, il s’était assis à la grande table du personnel devant un invraisemblable fouillis de produits bizarres et de fioles. Y avait-il des malades parmi le personnel ? Comment pouvait-on avaler, dès le matin, œufs, saucisses, tomates, poisson fumé, rognons, bouillie de gruau, le tout assaisonné d’une sauce appelée HP, Worcestershire, chutney ou ketchup ? Le nouvel arrivé fixait une boîte où était inscrit un drôle de mot : corn-flakes. Tiens donc, les gens avalaient même des petits bouts de carton dans ce pays ? Il rougit de son ignorance lorsqu’on lui expliqua ce que c’était. Il était le nouveau, l’étranger. Il avait tout à découvrir. Tous le regardaient. Lorsqu’il trempa tout naturellement sa tartine dans son café au lait, il remarqua leur air dégoûté. Ils avalèrent leur thé, leurs toasts, leur pharmacie à grande vitesse et quittèrent la table. L’un d’eux haussa même les épaules puis se retourna, méprisant : « Maudit Français qui ne sait même pas qu’en Angleterre on ne “trempe” pas son pain dans le café. Shocking ! »
L’instant du premier doute passé, le découragement vaincu, il s’attela à sa tâche et pour cela observa les individus, oubliant leur accueil plutôt réservé. Il comprit bien vite qu’hormis l’obstacle de la langue, ces gens avaient comme lui des soucis, le besoin de rire, de se détendre, des attitudes, des réflexes semblables à ceux qu’il avait connus en France. Ils étaient bons ou méchants, et le plus souvent l’un et l’autre alternativement. Dans le fond, ils étaient écossais ou anglais par hasard. Il se sentit vite proche d’eux. C’est indispensable pour apprendre une langue.
Par contre, le profond dégoût pour le métier de loufiat ne fit que s’accroître chez Antoine. Les incessants allers et retours, les courbettes, les sourires hypocrites le répugnaient. Il tint le coup quinze mois, malgré tout. Le désir d’apprendre l’anglais lui faisait résister à toutes les épreuves qui caractérisent l’envers du décor des palaces.
Chaque jour de congé, il partait à la découverte d’un nouveau coin. Son goût du voyage se confirmait, il se rendit compte qu’il avait un besoin impérieux de bouger, d’aller voir.
Au bout de quinze mois, l’administration de Sa Majesté refusa de prolonger son séjour et il dut plier bagages.
Le commis, devenu chef de rang entre-temps, décida sans hésiter d’aller apprendre l’espagnol. Après tout, il avait réussi à maîtriser la langue de Dickens, alors pourquoi pas celle de Cervantès ?
* * *
Cette fois-ci, aucune place ne l’attendait à l’arrivée.
À Paris, il dut attendre une semaine entière son visa : un visa « touriste », bien entendu. Comment demander un visa de séjour puisqu’il n’était même pas sûr de trouver du travail en arrivant ?
Et c’est ainsi qu’un beau matin de janvier 1957, le soi-disant touriste partit tenter sa chance avec en poche des sandwiches pour cinq jours.
Le train de Madrid s’essoufflait sur un plateau enneigé. Pas de vitres aux fenêtres. Le vent glaçait les passagers qui, pour empêcher l’hiver de les statufier, chantaient à tue-tête. Il y avait bien des réchauds, çà et là, sur le plancher, mais à part une ou deux gamelles et un biberon, ils ne chauffaient pas grand-chose. Folkloriques, les trains ibériques des années cinquante : pas de porte aux toilettes, des arrêts interminables sans motif apparent ; les voyageurs en profitaient pour faire quelques pas le long de la voie. Heureusement, à chaque arrêt, il faisait un peu moins froid. Les contrôles n’en finissaient pas, franquisme oblige. Antoine tremblait à chaque fois. N’allait-on pas découvrir ses intentions ? Car prétendre faire du tourisme en cette saison pouvait paraître suspect. Des inspecteurs en civil défilaient régulièrement à la porte du compartiment. D’un air entendu, ils retournaient le revers de leur veston, découvrant un petit macaron brillant : Police secrète. Des policiers en uniforme se présentaient également. Ce qui rappelait à Antoine le souvenir du passage de la ligne de démarcation pendant la guerre.
En dépit de la lenteur du train, du froid et des contrôles, le Français trouvait ses voisins sympathiques. Leurs rires et leurs chants contrastaient tellement avec l’attitude compassée des Britanniques… Là, au moins, on vivait.
On roulait pour la troisième journée consécutive. Toujours d’une même allure poussive. En abordant la cuvette andalouse, le convoi fut pris de convulsions. Les wagons semblaient être sur le point de quitter la voie. À 17 h, après une dernière secousse, le train s’immobilisa finalement en gare de Cordoue. Antoine était rompu. Par bonheur, il faisait doux. Une fine poussière lumineuse semblait flotter sur la ville.
Confiant, Antoine prépara sa première phrase.
– Donde está el Córdoba Palace ?
Une réponse en forme de tir d’arme automatique lui parvint. Heureusement, les moulinets du bras lui indiquaient une direction. Antoine progressa rapidement vers un somptueux hôtel, le plus bel établissement de la ville : fontaines illuminées, mosaïques, jardins soignés, palmiers majestueux. Le portier, un Maure en uniforme de zouave coiffé d’un turban blanc, l’accueillit en souriant : il le prenait pour un client. Les traits tirés, poussiéreux, un peu froissé, le voyageur demanda à voir un certain Bernard, un Français copain d’un cuistot de Leeds. Un grand type arriva bientôt, calme, détendu. Il était le chef de la réception.
– Bonjour monsieur, j’arrive de Paris et hum… je cherche du travail. Je veux apprendre la langue.
– Quelle chance, vous tombez bien, nous cherchons un réceptionnaire. Mais bien sûr, il faut parler l’espagnol…
– Je connais quelques mots, mais j’aime ça, je suis sûr d’apprendre vite. Je parle déjà couramment l’anglais.
– Bien, revenez demain, d’ici là j’aurai vu le directeur.
La nuit était douce sur Cordoue, presque chaude. Quel contraste avec le voyage ! Le fils Bretagnolle était fou de joie. Il avait envie de danser entre les palmiers de la grande avenue de la Victoire. Ça allait marcher, il le sentait. Incroyable, dix minutes après avoir quitté le train, il avait du boulot.
Le lendemain :
– Le directeur est d’accord, vous pouvez commencer tout de suite. N’ayez crainte, je vous formerai…
Cette fois, Antoine explosa. La chance sourit aux audacieux, quoi de plus vrai ?
Antoine savait qu’il trouverait Daniel au El Cordobés, le meilleur bar de la ville. En effet, il était le plus sale. Sur le sol, l’inévitable sciure disparaissait sous un amoncellement de détritus, carapaces d’écrevisses, os d’oiseaux, noyaux d’olives, peaux de saucissons, couennes de jambon et papiers divers. La coutume veut que l’on déguste les vins du pays accompagnés de toutes sortes d’amuse-gueules appelés tapas. Comme il est de bon ton de jeter à terre et d’y cracher tout ce que l’on n’avale pas, il est clair que plus le sol est jonché de restes, plus l’établissement est prisé. L’air embaumait le jerez. Le bar était bondé, des hommes surtout.
Daniel, en bout de comptoir, dégustait un chocolat très épais dont l’Espagne a le secret.
– Dis, t’emmènes tes touristes à Grenade, demain ?
– Ouais, pourquoi ?
– Je voudrais venir avec toi.
Daniel était guide et véhiculait dans de grands autocars climatisés, empruntant les rares routes carrossables de l’époque, les riches estranjeros qui descendaient au Córdoba Palace, seul hôtel digne de leur standing.
Très vite, Antoine avait compris qu’il n’est pas toujours nécessaire de débourser pour se déplacer.
Un an plus tard, Antoine dut interrompre soudainement son idylle andalouse : l’armée de son pays réclamait ses services.
Le conscrit avait été ravi, ou du moins soulagé d’apprendre que son inévitable service militaire s’effectuerait en Allemagne. Ainsi ne perdrait-il pas tout son temps. Il pourrait apprendre l’allemand. Hélas, mauvais calcul ! Les bidasses partageaient leur vie entre le crapahutage en Forêt-Noire et l’oisiveté la plus désolante à la caserne. Sans jamais rencontrer un seul Allemand. Il s’y ennuya ferme pendant vingt-huit mois. Mais c’était tout de même mieux que de risquer sa peau en Algérie où la guerre d’indépendance faisait rage. Même si Antoine avait horreur de la guerre, de la violence, l’idée de ne pas effectuer son service ne l’avait pas effleuré.
* * *
Sur la table de bois verni, deux tasses de café vides. Le Konditorei était simple, presque rudimentaire, propre, trop propre. La conversation tomba d’elle-même, les mots s’étaient éteints, évaporés. Sigrid, droite et pensive, posa les mains sur ses jambes croisées. Un silence fait d’espoir et d’insatisfaction s’installa entre eux. Elle le regardait. Antoine avait envie de soutenir son regard, mais il n’osait pas. Après tout, elle ne ressentait peut-être pas la même chose que lui. Jour d’anniversaire : pour fêter ses 30 ans, elle avait invité le Français de six ans son cadet. Il ne la connaissait pas, sinon pour l’avoir entrevue pendant le service à l’hôtel Fürstenhof où il avait décidé de travailler après l’armée pour apprendre l’allemand. La première fois qu’il l’avait vue, Antoine – il devait se l’avouer – avait reçu comme un choc. Quelque chose avait vibré en lui, quelque chose dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. « Voilà une femme pour toi », avait-il pensé. Mais en apprenant qu’elle était mariée, il avait coupé court à toute rêverie. Il avait des principes.
Antoine et Sigrid étaient assis côte à côte. Le temps n’avait plus d’importance. On aurait dit que les astres avaient suspendu leur course. Le silence précédait une sorte de tempête d’une rare violence, l’un et l’autre le sentaient. Elle la souhaitait. Amical, mais aussi comme malgré lui, Antoine posa soudain sa main sur les siennes. Elle l’emprisonna aussitôt. Ses lèvres brûlantes vinrent s’écraser sur sa bouche. Antoine resta pétrifié. Elle lui prit la tête entre ses mains. Un frisson lui parcourut la nuque. En voulant s’appuyer sur sa hanche pour retrouver son équilibre, il frôla son sein et tressaillit. Délicatement, elle quitta sa bouche. Le souffle court. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Cherchant à cacher son affolement, Antoine lui rendit son baiser. Il pensait ainsi pouvoir mettre un peu d’ordre dans ses idées car il avait l’impression que le sol se dérobait sous lui. Il fallait pourtant dire quelque chose, lui faire comprendre que lui aussi était bouleversé. Il repoussa les tasses. Mais impossible, le regard de Sigrid le faisait chavirer.
– Antoine, voilà trois mois que je redoutais cet instant. Certes, dès la première minute où je t’ai vu, j’en rêvais. Chaque jour, je cherchais à te voir… Je n’en pouvais plus… Je n’ai pas pu résister… Pardonne-moi… Je ne voulais pas, je suis mariée. Ça a été plus fort que moi.
Le septième ciel ne se trouve pas, Antoine venait de le découvrir ce matin-là, à des centaines de lieux de la Terre.
– Antoine, je t’aime, conclut-elle avec une étonnante assurance.
La vie des hommes n’est qu’une suite d’ironies. C’est ainsi que le jeune Bretagnolle allait découvrir le grand amour chez l’ennemi d’hier. « Heureusement que nos deux pays ne sont plus en guerre, pensa-t-il, sinon je me ferais traiter de salaud ou de traître. »
À l’hôtel Fürstenhof de Bad Kissingen, c’était par contre l’enfer. Tenue de manchot, à nouveau. Antoine n’avait rien trouvé d’autre que le service de salle. Difficile d’être exigeant quand on ne parle pas la langue du pays. Yasmine Reindl, la fille du propriétaire, était impossible. Officiant à la cuisine, son rôle au moment des repas consistait à répartir les plats. Un jour, elle alerta les serveurs :
– Alors, tu les embarques tes Wiener schnitzels, oui ou non ?
Persuadé qu’elle s’adressait à lui, le Français s’approcha du plat. Au moment de le saisir, un grand coup de spatule s’abattit sur ses doigts. Les escalopes étaient destinées au voisin. Quelle vie ! Mais comment le deviner ? La pauvre louchait.
Elle partageait la cuisine avec le plongeur, un déserteur de la Légion étrangère. Déserteur qui ne connaissait pas un mot de français en dehors d’un respectable chapelet de jurons en usage dans l’armée. Son passe-temps favori – sans doute aimait-il évoquer le passé – consistait à « kasser la keule » à tous ceux qui passaient à sa portée. Après quoi il se saoulait puis, titubant et braillant, il retournait à sa chambre dans un grand fracas.
Un soir, en regagnant son logement de sous-sol à odeur de moisi, Antoine aperçut, dans la faible lumière que prodiguait l’unique ampoule du couloir, des taches sombres devant sa porte. Du sang ! Il entendit gémir. Il entra. Toni, un commis autrichien qui partageait son réduit, était étendu sur son lit le visage tuméfié, les lèvres gonflées, le nez en sang. Antoine ferma la porte au verrou. Quelques instants plus tard, le légionnaire y tambourinait comme un sauvage de ses énormes poings.
– Toi aussi, le franzose, cheu fais te faire la tête au karré !
Antoine allait-il finir par désespérer des hommes et de leur brutalité ?
Le 20 août de cette année-là2, à Berlin, il avait eu encore plus peur. Les communistes commençaient à bâtir le Mur. À Check Point Charlie, un char à étoile blanche faisait face à un autre à étoile rouge, le monde tremblait. Le spectre de la guerre resurgissait.
* * *
Voilà presque trois ans qu’Antoine vivait le parfait amour. Malgré ses principes, il n’éprouvait plus aucune honte à rencontrer Sigrid. À ses yeux, la perfection de la relation purifiait tout. Sa vie semblait tracée. Sigrid était prête à divorcer. Malheureusement pour elle, la fièvre des années soixante incubait et l’amour du lointain devint plus fort que l’amour tout court.
2 - 1961.
Gennie ramassa un bout de journal qui traînait dans la véranda et se mit à envelopper sa poupée. Laborieusement, elle ficela, ou plutôt saucissonna le précieux paquet avant d’aller le déposer près d’une grosse malle d’osier que son père venait de cadenasser. Les Stamm déménageaient. Ils déménageaient souvent, au gré des postes que l’administration du service de la Santé à Washington D.C. octroyait à Donald D. Stamm, vétérinaire respecté, spécialisé dans la recherche scientifique : Philadelphie, Springfield, Redwood, Montgomery, Baltimore, Montgomery à nouveau, Atlanta…
Gennie grandit ainsi au milieu de valises que l’on boucle, de malles que l’on cercle, de cartons que l’on ficelle, de caisses que l’on cloue. Ronde qui enchantait la fillette. Chaque nouveau départ la faisait sauter de joie.
Ces continuels déplacements n’avaient rien de dramatique, rien de ce côté irrémédiable, du sentiment de déchirement qu’ils font naître chez les habitants du Vieux Continent. Au contraire, ils faisaient partie intégrante du style de vie d’un pays de nomades où les roues à gomme vulcanisée ont remplacé les bosses du chameau, la mobilité étant synonyme d’avancement social, la conséquence logique de l’esprit « conquête de l’Ouest ». Les Stamm comme bon nombre de leurs compatriotes étaient donc en constant mouvement.
Et la petite Gennie avait toujours cru que voyager était ce qu’il y avait de plus naturel au monde.
Jennifer, pardon, “Gennie” – on abrège les mots pour aller plus vite là-bas – naquit dix ans après Antoine. C’est-à-dire après la guerre. Cette guerre qui avait interrompu les études de son daddy pour l’envoyer sillonner l’Europe dans un de ces chars à étoile blanche qui avaient tant impressionné le petit Français.
– Dad, tu m’emmènes ?
La fillette adorait sauter dans la fourgonnette paternelle équipée d’un tas d’appareils scientifiques plus intrigants les uns que les autres pour l’accompagner dans son travail. À 5 ans, sa curiosité était déjà très éveillée. Elle voulait toujours voir plus loin. Aussi ces tournées prenaient-elles des allures d’expéditions merveilleuses. Un jour, au cours de l’une d’elles, elle avait pu assister à la naissance d’un veau, et même aider à le mettre au monde. Son père lui permit une autre fois de tenir la tête d’un chat sauvage pour en extraire la salive. La fillette s’était sentie importante et l’approbation de son père avait été la plus belle des récompenses.
En 1953, les Stamm vinrent s’établir en Alabama. Dans la ville de Montgomery, une de ces villes de briques rouges soigneusement empilées et de grandes avenues tirées au cordeau que rien ne distingue des autres. À la périphérie de la ville, en bordure du ghetto noir, ils achetèrent une grande maison de bois fraîchement repeinte, sans étage ni clôture, délimitée seulement par un impeccable gazon. Cette maison, d’allure plutôt gaie, offrait tout le confort dont jouit la classe moyenne américaine. Pas un gadget ne manquait. Tout reluisait. Le chèque de Washington tombait régulièrement chaque semaine, l’argent n’était pas un souci.
Comme il se doit entre voisins de même revenu, on ne manquait pas d’organiser quelques barbecues pour faire connaissance, l’étiquette étant réduite à sa plus simple expression. C’est au cours de l’un d’eux que la maman de Jennifer rencontra Mrs. Hutton, une petite brunette, originaire comme elle de Pennsylvanie. Elles devinrent amies sur-le-champ et commencèrent à se fréquenter régulièrement. La petite Stamm appréciait les visites de cette femme plutôt timide mais craignait son mari, un gaillard vulgaire et violent à la peau rosâtre couverte de taches de son. Elle ne savait trop pourquoi, cet homme la mettait mal à l’aise, lui donnait même la chair de poule. Un jour, Marilyn, la fille Hutton, lui confia que son père transportait toujours dans sa voiture un gros bâton, une branche d’arbre à peine équarrie qu’il avait surnommée son Nigger Knocker, son « gourdin à nègres ». L’idée avait fait frémir Gennie qui observait les petits Noirs de l’autre côté de la rue-frontière avec sympathie. Même si les “grands” avaient dressé une invisible séparation entre les deux communautés, cela ne l’empêchait pas d’échanger en catimini timbres, capsules de bouteille et autres trésors avec Elvira, une gamine noire de son âge dont les robes brillantes et les énormes rubans rose bonbon ou jaune citron perchés sur ses tresses comme des libellules la fascinaient. Elle trouvait Elvira douce avec ses grands yeux sombres toujours humides et son timbre de voix mélodieux.
Elle n’avait jamais réfléchi à la différence d’épiderme. Jusqu’au jour où M. Hutton la surprit en compagnie d’Elvira. « Tu ne peux pas rester avec ton espèce, petite salope ? », avait-il crié à la Noire d’une bouche haineuse en lui assénant un coup de son Nigger Knocker dans les reins. La petite Stamm, révoltée, s’était précipitée sur l’ennemi en train de ricaner pour le tambouriner de ses maigres poings. Elle en avait eu les larmes aux yeux. Cet ignoble Hutton avait blessé son amie secrète. Plus encore c’est elle-même, dans l’innocence de son âme, qu’il avait blessée.
Gennie venait de découvrir le racisme.
La conduite d’un adulte l’avait laissée interdite. Elle ne comprenait pas. Entre deux sanglots, elle conta la scène à son père.
– Ce type est odieux, acquiesça-t-il. Malheureusement, beaucoup de gens dans le Sud se conduisent comme lui. Sois prudente, nous ne sommes plus à Philadelphie. Ne dis rien. Mais sache que ta mère et moi, nous ne sommes pas d’accord avec cette façon d’agir. Nous la condamnons même. Tiens, tu donneras ces caramels à Elvira quand tu la reverras.
Les Stamm, originaires du Nord, se sentaient étrangers dans le Deep South où les Noirs devaient céder le passage aux maîtres blancs et ne pouvaient fréquenter leurs clubs, leurs bars et leurs restaurants. Où l’église séparait pieusement les fidèles et le Ku Klux Klan donnait encore des signes de vie.
Là naquit la vocation de Gennie : aider les victimes du racisme.
L’année suivante, les Stamm déménagèrent une nouvelle fois. Pour Baltimore, une ville sale et puante où Donald D. Stamm se devait de terminer une thèse. Toutefois, là, Jennifer était souvent à la fête car son père revenait régulièrement de l’Université3 avec des collègues étrangers pour leur éviter le dépaysement ou la solitude du week-end. Donald D. Stamm traitait ses invités avec beaucoup d’égards et sa fille ne cessait de les abreuver de questions. Elle se plaisait à observer les Sikhs à la barbe foisonnante surmontée d’un turban impressionnant, les Africains aux boubous multicolores aussi noirs que sa chère Elvira mais dont les gestes semblaient moins craintifs, les Birmans au teint doré comme les Indiens des réserves, les Australiens qui réclamaient toujours de la bière et les Européens aux manières pincées. L’Allemand qui claquait des talons en se présentant et le Français qui tenait à chaque fois d’embrasser la main de sa mère étaient des plus drôles. Jennifer aimait d’instinct ce monde bigarré et il lui arrivait souvent de prendre un des invités par la main pour lui faire visiter la maison. Les soirées qu’elle préférait étaient celles où l’un d’eux cuisinait un plat de son pays. Les odeurs de curry ou de piment la transportaient dans des contrées lointaines qu’elle ne doutait pas d’aller visiter un jour.
Thèse terminée, on remballa meubles et argenterie, on refit les bagages pour retourner à Montgomery, la ville d’Elvira et du Nigger Knocker. Un an plus tard, M. Stamm dut encore déménager pour aller diriger cette fois un centre médical à Atlanta, en Géorgie.
À 12 ans, Gennie se trouva donc contrainte de prendre le train pour la première fois afin de retourner à Montgomery terminer son année d’études. Jamais elle n’avait connu un tel sentiment. On la laissait partir seule ! La confiance accordée ne faisait qu’augmenter sa joie. Elle se mit à jacasser avec les passagers d’un bout à l’autre du parcours. Cinq heures exaltantes. Rencontrer des gens nouveaux, quel plaisir !
Dans son collège, elle éprouvait une particulière attraction pour les étudiants noirs ou sud-américains, enfin, tous ceux qui ne faisaient pas partie des WASP, des protestants anglo-saxons blancs, la classe dominante. Elle cherchait non seulement à les connaître mais aussi à les aider.
Son père, dont la notoriété grandissait, commença à entreprendre des voyages de plus en plus lointains comme à Porto Rico, au Guatemala et en Colombie. Chaque retour était un événement comme si le souffle du grand large, une bouffée d’internationalisme envahissaient la maison. Il revenait les bras chargés de souvenirs et rapportait des histoires qui alimentaient chez la jeune fille le goût du voyage. Elle ne le lâchait plus jusqu’à ce qu’il ait « tout » raconté !
Sa décision s’affermissait : « Moi aussi, je voyagerai comme daddy. »
Sa mère, toutefois, était beaucoup moins enthousiaste. Ces absences l’angoissaient, l’envie la rongeait peut-être aussi. Elle constatait avec amertume que l’engrenage maison-enfants avait brisé ses études et qu’elle était loin désormais de se maintenir au niveau d’un époux prestigieux. Elle éprouvait même une grande gêne lorsque celui-ci revenait avec des intellectuels et des savants ; plus encore avec leurs femmes qui avaient souvent voyagé et la mettaient dans l’embarras. Elle se sentait exclue lorsque la conversation portait sur des régions lointaines et elle avait l’habitude de dire d’un ton qui se voulait badin : « Eh bien moi, je suis allée à Blue Eye dans le Missouri et je parie que personne n’y est allé ! » Cette boutade agaçait prodigieusement Gennie qui réalisa, à l’âge de 14 ans, qu’elle ne voudrait pas « végéter » comme sa mère.
Une autre chose qui l’agaçait était de voir son jeune frère dispensé de corvée domestique. Sous prétexte qu’il était un garçon ! En quoi lui était-il donc supérieur ? Un comble, il se permettait même de rouspéter lorsque les chemises de Sa Seigneurie n’étaient pas repassées à temps ! Voir sa mère obtempérer la faisait bouillir.
Non, elle ne serait jamais comme sa mère !
Elle verrait le monde.
Elle apprendrait. En un mot, elle ferait comme son père. Comme lui, d’ailleurs, elle avait le nez toujours fourré dans un bouquin. Elle se promettait de devenir une femme avec laquelle on puisse dialoguer. En lisant, elle cherchait implicitement l’accord, l’approbation de son père et elle haussait invariablement les épaules lorsque sa mère branchait la télévision dès le petit matin pour donner un fond sonore à ses occupations ménagères. Elle se refusait catégoriquement à devenir une femme d’intérieur, docile et effacée.
– Tu sais pourtant que ton père n’aime pas les femmes agressives.
C’était vrai, si son père approuvait ses lectures, son désir d’apprendre, de voyager, cela ne l’empêchait pas de la morigéner sur son manque de féminité. La grand-mère non plus n’était pas en reste pour lui rabâcher de remonter ses socquettes. Il fallait bien l’avouer, Mlle Stamm ne passait pas son temps devant le miroir. Elle préférait les cheveux courts et ne portait que des jeans.
Pourquoi, mais Grand Dieu pourquoi ne pourrait-elle pas faire comme son fainéant de frère ou ses copains qu’elle était capable d’égaler et de suivre partout ?
Gennie n’était pas un garçon manqué mais plutôt une vraie graine d’Américaine, une digne héritière de ces conquérantes qui franchirent les plaines de l’Ouest à cheval, faisant le coup de feu à l’égal des hommes, une pure descendante de ces femmes intrépides qui, dit-on, « n’ont pas froid aux yeux ».
* * *
– Est-ce que tu veux faire le tour du monde ?
Le jour de ses 16 ans, la nouvelle éclata comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, la prenant totalement au dépourvu. Incroyable : son père avait reçu une invitation pour aller étudier l’encéphalite à l’université de Dunedin. En Nouvelle-Zélande ! Il pensait en profiter pour partir dans un sens et revenir dans l’autre. Yoooopie ! Gennie, déchaînée, courait comme une folle d’un bout à l’autre de la maison, sautait en l’air, embrassait tout le monde, se jetait au cou de son père, le serrait à l’étouffer. On irait à Dunedin, en Nouvelle-Zélande ! Les mains tremblantes, elle ouvrit un atlas pour situer ces îles des antipodes.
Dunedin. Un déménagement de plus. Mais celui-là en valait la peine ! Il faudrait traverser tout le pays et l’immense Pacifique…
On commença aussitôt les démarches : papiers scolaires pour les enfants, demande de passeports, vaccinations, règlement des impôts, billets d’avion, etc. L’autorisation officielle du Ministère arriva fin octobre 1963 et la voiture fut vendue sans plus attendre. On trouva des locataires pour la maison et l’on commença la tournée d’adieu. Gennie ne tenait plus en place. On partirait à Noël. Deux mois d’attente, à peine ! Elle ne cessait d’entretenir ses camarades de classe de tout ce qu’elle apprenait sur ces îles fabuleuses où vivent des oiseaux sans ailes, paraît-il.
Début décembre, le mois du départ, notre vétérinaire de renom se rendit à un dernier séminaire à Chicago, pensant en profiter pour faire un adieu à ses collègues. Il en revint affaibli. En août, c’est vrai, il s’était déjà plaint de douleurs dans le dos.
– Rien de grave, Donald, il faudra retarder ton voyage.
Le médecin pensa à une jaunisse.
Noël passa, d’autant plus tristement que M. Stamm se sentait de plus en plus faible. Et, par ironie du sort, le jour prévu pour le départ, au lieu de prendre la direction de l’aéroport, il prit celle de l’hôpital. Tumeur du pancréas. Neuf mois plus tard, il s’éteignit.
Le monde de Gennie s’effondra.
Tout ce qu’elle avait de plus cher dans la vie avait soudainement disparu : son père, son idéal et ses rêves de voyages.
C’est en voyant sa mère commencer à boire que Gennie émergea de sa prostration. Lorsqu’elle réalisa que celle-ci était devenue petit à petit incapable de prendre la moindre décision, elle se sentit investie de la responsabilité familiale et elle se fit un devoir de transmettre à Ève, sa cadette, toutes les valeurs humaines dont son père l’avait imprégnée. Elle retrouva finalement un but en se promettant de poursuivre l’œuvre du défunt. Oui, elle voyagerait pour venger cette mort injuste et, désormais, elle vivrait et courrait des risques pour deux.
Un dernier coup de fil paternel l’avait encouragée à s’inscrire au collège Antioch de Yellow Springs dans l’État d’Ohio.
– Vise haut, darling, et essaye de t’inscrire dans la meilleure université, il faut toujours choisir ce qu’il y a de plus difficile… Tu es capable, fonce, on peut dépasser ses limites…
Pourquoi là ? Sans doute parce que cette université progressiste qui intégrait le voyage dans les études flattait l’image d’aventurière qu’elle voulait se donner et aussi parce qu’elle se trouvait proche du foyer. Jennifer pourrait ainsi combiner études et responsabilités familiales.
L’année qui suivit les funérailles la rapprocha quelque peu de sa mère. Elle rentrait régulièrement en fin de semaine, souvent accompagnée d’étudiants étrangers, elle aussi. Pour dîner comme avant, et recréer ces soirées internationales qui l’avaient tant enchantée.
La mort de son père l’avait propulsée d’un coup dans le monde des adultes. Le fait qu’elle se sente responsable de la famille – il faut que père soit fier de moi, se répétait-elle – n’empêchait pas toutefois le besoin de partir de croître en elle. Pour les vacances, l’université proposa un voyage de six semaines en Espagne. C’était moins loin que la Nouvelle-Zélande, certes, mais c’était enfin l’occasion de partir et cela offrait en plus l’avantage de découvrir une culture différente. À 17 ans, l’occasion était trop belle et la fille du vétérinaire s’inscrivit sans hésitation.
* * *
C’est dans les rues pavées de Séville, sous les faroles, que Gennie naquit véritablement, à la chaleur latine, dans les bars qui fleurent le xérès et le jambon cru, au son des guitares et du zapatéo