REMERCIEMENTS
Je souhaite rendre hommage au Magnifique Franck Besnard qui a lu le manuscrit de ce roman avec une attention constante et une grande sensibilité. Je le remercie de m’avoir encouragée sans cesse et redonné espoir lorsque celui-ci commençait à s’étioler.
Tous mes remerciements à Jessica Candelario Perez pour le travail de correction remarquable qu’elle a effectué, en très peu de temps, ainsi que pour ses encouragements. Je souhaite que les prochains volumes te plaisent autant que celui-ci.
À mon cher mari, Richard, qui m’accompagne et me soutient tous les jours, quoi qu’il arrive, et surtout durant toutes ces journées où je m’enferme dans mon bureau, tel un ermite.
À Marion, mon éditrice à la fois timbrée, machiavélique et géniale, qui pond dix idées à la minute, je la remercie pour m’avoir donné ma chance et transformer Le Porteur de Mort pour le rendre magnifique.
À Sandra, ma correctrice névrosée, toujours à l’écoute, dont l’humour dévastateur me fait toujours autant rire.
À Léna Jomahé, la «dystopieuse» cinglée et corrosive, pour avoir lu et apprécié Le Porteur de Mort et permis qu’il en soit là aujourd’hui.
Pour finir, je remercie vivement mes parents, et tout particulièrement ma mère, parce que, sans elle et son amour des livres, je n’aurais probablement jamais commencé à écrire. C’est elle qui m’a fait découvrir ce truc avec plein de pages qui se lit d’une traite : un livre. Je ne la remercierai jamais assez pour cela.
Quant à toi, cher Lecteur… Nous nous reverrons bientôt !
Le Porteur
de Mort
ISBN : 979-1-094-78611-6
ISSN : 2431-5923
Le Porteur de Mort, tome 1, L’apprenti
Copyright © 2016 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Nicolas Jamonneau
Tous droits réservés
Carte
Angel Arekin
Le Porteur de Mort
Tome 1
L’apprenti
(Roman)
La Mort est « la perte définitive par une entité vivante des propriétés caractéristiques de la vie, entraînant sa destruction ».
Dictionnaire Larousse
PROLOGUE
Je méritais mon sort. La mort pour les traîtres. Qui aurait pensé qu’elle viendrait de là ?
Je me tenais au bord du précipice ; le sang coulait le long de ma hanche, noir, brûlant. Mon sabre gisait à mes pieds, au milieu des cadavres. Elle était là, devant moi, si belle, si majestueuse, si délicieusement cruelle. Je sentis à peine la lame s’enfoncer. Tout juste une brûlure comme une piqûre d’insecte. Je ne sentis pas la douleur quand je basculai en arrière, pas plus que les cailloux s’enfoncer dans mon dos lorsque je heurtai le sol. Je ne voyais qu’elle. Ses longs cheveux noirs dissimulant ses larmes. Et une ombre au-dessus de son épaule.
Alors, le trou s’ouvrit, sans fond, sans fin. Sombre. Tellement sombre. Le vide m’absorbait et s’infiltrait par tous les pores de ma peau. Je ne ressentais plus rien hormis la peur elle-même. La peur brute, sans fard, sans limites. Elle en devenait presque tactile, délirante et dangereusement insidieuse.
Les souvenirs m’échappaient. Ils s’effilochaient comme les pans d’un tissu dont on tire le fil peu à peu. Je cherchais, je tâtonnais, mais je ne me souvenais de rien. Il ne me restait désormais plus qu’une silhouette à peine gravée dans les reflets de ma mémoire. Quel était son nom ? Je ne l’entendis pas. Elle cria et je tendis l’oreille de toutes mes forces et je tendis la main vers la sienne dans la lumière, mais je continuai de tomber dans le trou et je n’entendis pas son nom. Derrière elle, une ombre gigantesque s’étirait comme une toile d’araignée. « Arrête, criai-je à pleins poumons, ne la touche pas. » L’homme, derrière elle, ne m’écouta pas. Ses bras se déroulèrent autour de ses épaules telles des lianes. Pourquoi ne bougea-t-elle pas ? Qui était-il ? Bon sang !
L’espace se défit entre elle et moi. Le trou devint si profond que sa silhouette s’estompa lentement. Bientôt, je ne verrai plus rien. Ni son regard lancé vers moi, ni ses larmes qui tombaient avec moi, ni les bras de cet homme derrière elle qui s’étendaient. Je ne verrai rien hormis la mort.
L’obscurité se déploya. Son cri se perdit. Oh ! Shaolan, dis-moi que tu ne l’as pas tuée. Qui es-tu ? Pourquoi ton nom me reste-t-il alors que ton visage n’est plus que cendres ? Qui es-tu pour que je te pleure ?
Le trou se dévida et je perdis des parcelles de moi-même en chutant. Combien de temps s’écoula depuis que j’étais tombé ? Combien de jours, de mois, d’années ? Me réveillerai-je jamais ? Peu importe les ans, a-t-elle dit, avant que je ne bascule dans les abîmes. Peu importe les ans qui nous séparent. Que voulait-elle dire ?
Je fermai les yeux, haletant. Le souffle me manquait. Ma mémoire se disloquait. Au fond du trou, je ne saurai plus qui je suis. Mon nom s’éteignait déjà. Rappelle-toi encore un peu. Fais un effort. Tu dois t’en souvenir…
Shaolan, tu es le seul nom qui me reste désormais. Je ne veux pas l’oublier. Pas lui. Jamais. Qu’il me suive dans les abîmes ou dans les cieux.
De la lumière au fond du trou. Était-ce seulement possible ? De la lumière qui perçait dans les ténèbres, rouge sur un fond gris acier. Elle me brûlait les yeux. Ma mémoire s’évapora alors que j’étais attiré vers elle. La douleur crût dans ma poitrine à mesure que je m’approchais de cette clarté. J’allais mourir.
Peu importe les âges qui nous séparent, je te retrouverai…
Je heurtai le sol si durement que j’eus l’impression que tous mes os se brisaient. Le sang envahit ma bouche. L’air acide balaya mon visage, et le ciel, strié de rouge, de noir et de gris métallique, se matérialisa au-dessus de ma tête. Mes paupières papillonnèrent. Garder les yeux ouverts devenait trop pénible. Ma fin devait-elle manquer à ce point d’honneur ? Ai-je failli ? Qui m’a tué ?
L’Autre Côté semblait terne. Était-ce ceci le monde des morts ?
Je ne pouvais ni bouger, ni tourner la tête pour observer. Je pouvais seulement fixer le ciel et la montagne qui perçait les nuages, telle une flèche. Elle semblait déchirer la voûte céleste en deux. Le sang dans ma bouche devint pâteux et des bulles éclatèrent aux coins de mes lèvres. Je voulus l’essuyer, mais ma main refusa de bouger. Je ne sentais plus la douleur. La fin devait être proche à présent. Lorsqu’on ne ressent plus la douleur, c’est que la mort vous enlace déjà. J’humectai mes lèvres d’un coup de langue et fermai les yeux. J’avais besoin de me reposer. Peut-être que si j’y parvenais, je recouvrerais un peu de mes forces. Pour la retrouver.
« Te voilà enfin. »
La voix me transperça jusqu’au fond de la poitrine. Mes cheveux se hérissèrent sur ma nuque. J’ouvris péniblement les paupières et cherchai l’origine de cette voix sortie d’outre-tombe. Un homme se tenait à quelques pas de moi, agenouillé, talons contre fesses sur un monticule dont je ne parvenais pas à saisir la structure. Trop loin toutefois pour que je puisse distinguer les traits de son visage, hormis les deux yeux phosphorescents qui luisaient comme ceux d’un chat.
« Ça fait longtemps que je t’attends.
— Qui êtes-vous ? » réussis-je à balbutier.
Je crachai du sang. Sa chaleur se répandit sur ma poitrine.
« Tu ne t’en souviens pas. Tu le sauras un jour. Maintenant, tu dois mourir. »
Un nuage grossit au-dessus de ma tête, devint noir, immense, se gonfla en rouleaux comme la houle d’un océan. Puis, soudain, il fondit sur moi à une telle vitesse que j’eus à peine le temps d’un cri, à peine le temps de me souvenir encore un peu.
CYCLE I
Les nominations
« Naïs, allez, dépêche-toi, ricana Seïs en me regardant me dépêtrer dans la neige.
— J’fais de mon mieux ! » maugréai-je. Je remis mon capuchon, qui était tombé dans ma chute, et repris la route. Seïs attendit que je le rejoigne avant de poursuivre l’ascension d’un coteau qui prenait des allures de montagne avec la neige.
« Il fait froid », me plaignis-je, en frictionnant mes bras de bas en haut.
Seïs baissa la tête et grogna : « Je sais. Dépêchons-nous. » Il leva le nez vers les nuages de plus en plus épais et ajouta : « Le temps se gâte. »
Le sentier sylvestre était sinueux, constellé d’ornières, et grimpait des pentes sèches avant d’atteindre la maison de Point-de-Jour. À cause de la neige, on hésita sur le chemin à prendre ; tout autour de nous se ressemblait : des chênes par milliers, dépouillés de leur feuillage, des buissons recouverts de neige et rien n’indiquait la route.
Seïs s’arrêta à la croisée d’un sillon qui filait entre les arbres et pointa du doigt les rochers qui se découpaient à quelques mètres.
« Les falaises de Farfelle. En passant par là, on devrait gagner du temps plutôt qu’en contournant la rivière. »
J’opinai et considérai le chemin, la main plaquée en paravent au-dessus de mes paupières afin de me protéger des flocons. Une brume nivéenne et ténue s’élevait de la terre et coulait entre les arbres battus par les vents. Je pris une profonde inspiration, pas très rassurée par le brouillard naissant, avant de m’engager derrière Seïs. Le sentier montait le long d’une pente paisible pendant environ cinq cents mètres et se poursuivait sur un plateau semé de chênes et d’érables. Les falaises de Farfelle s’ouvraient sur un paysage aussi escarpé qu’envoûtant. Le chuintement de la rivière Belle-de-nuit nous parvenait de la vallée en contrebas et, de là où nous étions, nous dominions toute la forêt et ses étendues de blanc. Une profonde lumière, en dépit des nuages, se réfléchissait sur la neige et devenait presque aveuglante.
Le sentier des falaises avait sans doute l’avantage d’être un raccourci, il avait aussi l’inconvénient de nous exposer au vent. J’étais frigorifiée. Je devais retenir ma capuche pour qu’elle ne tombe pas sans arrêt sur mes épaules. Mes cheveux étaient collés d’humidité.
Seïs exhalait de petites fumées blanches à chaque expiration et clignait des cils pour en décoller la glace et chasser les flocons de neige. Des plaques rouges coloraient ses joues, comme s’il avait pris un méchant coup de soleil, et il s’essuyait le nez toutes les deux minutes avec la manche de sa chemise pour l’empêcher de couler, l’air de rien.
« Naïs, arrête de traîner, fit-il lorsqu’il me vit pincer le lobe de mes oreilles pour tenter de leur redonner vie. Et fais attention où tu mets les pieds, bon sang ! »
Il me désigna un nid de poule gros comme une marmite et m’attrapa sèchement par la main avant que je ne m’écroule dedans.
« On est presque arrivés ? » demandai-je en me raccrochant à sa main.
Seïs embrassa d’un vaste regard le surplomb et hocha la tête. « Derrière cette crête », dit-il, en désignant l’éminence qui pointait au bout du sentier.
Je tordis la bouche en une grimace de déception et lui lançai un regard plein de reproches.
« Quoi ? On a gagné du temps, grommela-t-il. On en serait encore à chercher le ponton pour traverser la rivière à l’heure qu’il est. Dans un quart d’heure, on sera à la maison. Maintenant, avance. Il fait rudement froid. »
Le vent nous mordait le visage de plus en plus âprement et s’infiltrait sous les étoffes. Seïs ne portait pas de gants. Son capuchon en laine pendait sur ses épaules et il s’obstinait à ne pas vouloir s’en protéger la tête.
« Quoi encore ? s’exclama-t-il lorsque je m’arrêtai une nouvelle fois au milieu du sentier.
— Ça me gêne. Attends… Je sens plus mes doigts. »
J’arrachai ma main de la sienne, ôtai mon gant et frottai vigoureusement tout le côté gauche qui était engourdi et irrité à cause de la laine raidie par l’humidité.
« Naïs, ce que tu peux être agaçante, dépêche-toi. On va finir congelés si tu continues. »
Je lui adressai un regard mauvais et m’apprêtai à remettre mon gant lorsqu’un bruit insolite résonna dans la vallée, recouvrant jusqu’aux bourrasques du vent. Je levai la tête vers Seïs, étonnée.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Il haussa les épaules d’un air faussement nonchalant tout en jetant des coups d’œil inquiets autour de nous. « J’en sais rien. Restons pas là. »
Il ne me laissa pas le temps de remettre mon gant. Il m’attrapa par la main et m’entraîna sur le sentier. Ses doigts étaient glacés et gercés sur les extrémités. Il ne s’en plaignait pas et, d’ailleurs, il semblait n’y accorder aucune importance.
« Attends, mon gant… mon gant. »
Il ne m’écouta pas. Le bruit sec claqua de nouveau. C’était le même craquement que lorsque Seïs cassait la glace à coups de pierre dans le lit de la rivière.
« Naïs, avance. »
Sa voix angoissée me coupa tout désir de protestation. Je me blottis contre lui et me calai tant bien que mal sur son pas. Le bruit s’amplifia, se gonfla en écho contre les falaises. Il gronda avec une telle vigueur que Seïs s’immobilisa net à mes côtés, les yeux exorbités. Il se retourna lentement vers le sentier. Je l’imitai. Nos empreintes s’enfonçaient profondément dans la neige. Le bruit prit de l’ampleur ; il tonnait et paraissait rouler sur nous comme une bête lancée en pleine charge. Seïs baissa les yeux sur le sentier et vit, comme moi, la fissure dans le sol. Il tourna la tête avec un calme feint et planta son regard dans le mien.
« Naïs… »
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. La neige s’affaissa brusquement sous nos pieds et nous avala comme la gueule béante d’un animal. Tout bascula très vite. Des coulées de neige s’abattirent au-dessus de nos têtes en même temps que nous dégringolions la paroi de la falaise. Je hurlai. Les rochers pointus me râpèrent le dos et un lambeau de chair s’arracha de mon avant-bras. Du sang gicla sur mon visage, mais ce n’était pas le mien.
Puis, tout s’arrêta. Le temps lui-même sembla se suspendre.
Je mis quelques instants à recouvrer mes esprits. Une douleur atroce m’engourdissait tout le bras droit. Du sang continuait de couler le long de mon coude et gouttait dans le vide. Je baissai les yeux et regardai d’un œil fixe la rivière Belle-de-nuit, qui serpentait en dessous, rompue de glace. De gros blocs de pierre ensevelis de neige perçaient par endroits le cours d’eau et grevaient sa surface lisse, telles des dents pointues. Les maelströms grondaient sous la glace, assourdissants, et semblaient tout emporter dans son lit vers le fleuve El-Kassen.
Je relevai péniblement la tête et étouffai un sanglot en apercevant Seïs couché sur le dos, le long d’une étroite corniche, le visage éclaté contre le rocher. Du sang maculait abondamment son front et l’aveuglait en s’accrochant à ses cils. Il battait des paupières pour en chasser les gouttelettes. La grimace atone qui restait figée sur son visage me terrifiait. Son regard semblait lancé à la recherche d’un grappin de conscience auquel se raccrocher.
Et pourtant, rien à part sa main nouée autour de la mienne ne me retenait de la chute vertigineuse qui m’attendait s’il me lâchait. Les larmes me piquèrent les yeux et se répandirent rapidement le long de mes joues.
« Seïs ! » appelai-je.
Il ne me répondit pas. Je crus un instant qu’il était inconscient. Je levai sur lui un regard éperdu et vis qu’il me fixait d’un œil aussi humide et apeuré que le mien. Par réflexe, je tentai d’agripper son poignet de ma main libre. Ses muscles se contractèrent et une grimace agita son visage. Il gémit. Sa bouche se tordit. Je cessai aussitôt de bouger.
Sa voix me parvint en un murmure erratique : « Ne bouge pas, Naïs… Je t’en prie… Ne bouge pas. »
Les yeux embués de larmes, j’eus toutes les peines du monde à ne pas hurler. Le bras de Seïs qui me retenait au-dessus de la rivière tremblait ; ses ongles s’enfonçaient dans ma main et se perdaient dans la douleur qui envahissait déjà tout mon bras.
« Ne bouge pas », répéta-t-il à mi-voix.
J’étais aussi immobile qu’une robe suspendue à une corde à linge en pleine tempête. Les rafales se gonflaient et charriaient des flocons de neige de plus en plus gros. Le bruit du vent entre les falaises ressemblait à un cri lourd et abject, et semblait vouloir m’attraper les chevilles pour m’entraîner au fond du gouffre. Les nuages ne cessaient de s’assombrir au-dessus de nos têtes. Je grelottais de froid. Ma pelisse se soulevait comme une cloche autour de mes jambes et l’air me piquait rageusement la peau. Le vent me poussait tantôt à droite, tantôt à gauche. Seïs étouffait des gémissements qui me transperçaient de peur.
« Je vais tomber, sanglotai-je. Seïs… je vais tomber. »
Mes yeux s’abaissèrent sur le vide noir et profond qui s’étendait sous mes talons.
« Non... Je te tiens… Ne bouge pas. »
Je hochai la tête et, les yeux braqués dans les siens, je me raccrochai à cette main.
Je perdis toute notion de temps. Je luttais pour ne pas m’endormir de la même manière que Seïs combattait pour ne pas me lâcher. D’une voix tiraillée de douleur, il fredonnait un chant égrillard qu’il avait dû surprendre en ville, dans une taverne. Je me concentrai tant bien que mal sur les paroles.
« Tu vas quitter ta bonne mère… pour t’en aller… dans un boxon. Je ne te retiens… pas ma chère, si c’est là… ta vocation… Suis bien les conseils… de ta mère… avant toi, je fis ce métier… Tu n’as jamais… connu ton père… C’était peut-être tout le quartier… »
Il se tut, ferma les yeux et les rouvrit aussitôt avec une mine étonnée. Il s’endormait ou perdait connaissance. Je voyais poindre des hématomes aussi gros qu’un poing sur sa joue et son menton. Tout le côté droit de sa figure disparaissait dans une mare de sang qui avait cessé de s’égoutter de la corniche.
« Seïs ! »
Sa voix résonna comme un écho d’elle-même. « Oui…
— Chante encore… Ne t’arrête pas… s’il te plaît... »
Il cligna des paupières. Une petite goutte de sang tomba sur la paroi lorsqu’il ouvrit de nouveau la bouche pour parler.
« Je suis fatigué, Naïs », m’avoua-t-il.
Les larmes montèrent une nouvelle fois à mes yeux.
« Je n’arrive pas à me souvenir d’autres… chansons. »
Je reniflai bruyamment. Mon nez coulait, mais je n’osais pas l’essuyer de peur de lui faire mal.
« J’ai peur, sanglotai-je.
— Je sais… mais… je te tiens… Je ne te lâ-che-rai pas… Je te le pro-mets. »
Sa voix était saccadée et quand il reprit la parole, le vent en faisait vibrer les mots : « C’est drôle... J’ai fait un… cau-chemar la nuit der-nière.
— En quoi c’est drôle ?
— Ben… j’ai rêvé que… que je tombais dans un trou noir… que je ne voyais… pas le fond… et quand j’arrêtais de… tomber… »
Il s’interrompit, toussota et cracha le sang accumulé dans sa bouche. Il tenta de reprendre sa respiration. « … j’étais dans une va-llée, au milieu… de… de rien… »
Il fut coupé par une bourrasque qui me fit valdinguer dans tous les sens comme une girouette. Seïs laissa échapper un cri caverneux qui m’épouvanta. Pourtant, sa main, au lieu de s’ouvrir, se referma avec plus de force sur la mienne et me broya les doigts.
« SEÏS ! NAÏS ! »
Le cri que poussa Sirus me submergea d’un soulagement sans pareil. Je levai des yeux paniqués vers les hauteurs enneigées d’où tombaient, par intermittence, des paquets de flocons. J’aperçus la tête brune de Teichi penchée vers le précipice.
« Papa, papa ! Ils sont là… ils sont là… »
Des pas lourds résonnèrent jusqu’à nous en dépit des bourrasques.
« Seïs, Naïs, vous allez bien ? cria Sirus, mais il n’attendit pas la réponse. Fer… cours à la maison tout de suite ; ramène des cordages. Dépêche-toi. »
Je ne vis pas Fer, pas plus que je ne l’entendis répondre, mais j’étais certaine qu’il détala à toute vitesse vers Point-de-Jour, au-delà de la crête que nous avions manquée de peu.
« Tenez bon les enfants », hurla mon oncle.
J’apercevais leur ombre au-dessus de nous. Ils nous parlaient, hurlaient pour couvrir le bruit des rafales. Ni Seïs, ni moi n’avions le courage de leur répondre. Nous concentrions notre énergie sur le frêle arpent de roche qui nous raccrochait tous deux à la vie.
« Naïs…bredouilla Seïs, les yeux humectés de larmes et de sang.
— Oui ?
— J’ai mal. »
Mon cœur oublia de battre un instant.
« Ton père est là », bafouillai-je, ne sachant quoi répondre d’autre pour le réconforter.
Il fit quelque chose qui s’apparenta à un hochement de tête hésitant. Puis, la ride sur son front se durcit.
« Tenez bon les enfants », nous criait toujours Sirus.
J’ignore combien de temps s’écoula avant qu’il descende enfin le long de la paroi, solidement arrimé à une corde de chanvre retenue par Hector Pâtis et son cadet. Tous nos voisins avaient prêté main-forte à Sirus et Athora pour nous retrouver dans la tempête. Sirus descendit en quelques bonds le long de la falaise et, lorsqu’il parvint à la hauteur de Seïs, posa, avec une extrême vigilance, les pieds sur la petite corniche.
« Seïs, tu m’entends ? » demanda Sirus en le regardant d’un œil angoissé.
Une grosse ride se découpait entre ses sourcils froncés. Ses yeux brillaient d’inquiétude à la vue du sang qui s’épanchait sur la saillie. Seïs voulut parler, mais je crus qu’il allait s’étouffer avec son sang. Il en cracha sur la roche sous les yeux effarés de son père. Une recrudescence de terreur me saisit et mes doigts se crochèrent involontairement dans la peau de Seïs qui gémit.
« Tiens bon mon garçon. »
Sirus se laissa glisser jusqu’à ma hauteur avec prudence, ses talons ripant sur la paroi huileuse de la falaise.
« Naïs, est-ce que ça va ? » me demanda-t-il en m’ouvrant les bras.
Je secouai la tête sans regarder Sirus, les yeux désespérément arrimés à ceux de Seïs. Les mains de mon oncle se refermèrent sur mon dos et c’est seulement là que je sentis les brûlures sur mes reins. Je laissai échapper un sanglot.
« Naïs, accroche-toi à moi. »
Je nouai ma main libre autour de son cou plus par réflexe que par volonté. Mais lorsque je tentai de dégager la main que retenait Seïs, il ne voulut pas la lâcher. Ses doigts étaient fermement noués autour de mon poignet.
« Seïs mon garçon, il faut la laisser… Lâche-la, elle ne risque plus rien. »
La voix affectueuse de Sirus ne semblait pas l’atteindre. En posant les yeux sur ses doigts crispés autour de mon bras, Sirus comprit. Il me remonta sur la corniche avec précaution et stabilisa sa posture en agrippant une étroite saillie. Il me déplaça légèrement contre sa hanche, retira son bras de ma taille et s’assura que je le tenais fermement par la nuque.
Mais à peine me lâcha-t-il que mes maigres forces me trahirent, et je tombai de tout mon long sur mon cousin. Une plainte s’arracha de ses lèvres lorsque je m’écroulai sur sa poitrine, lui coupant la respiration. Il haleta un moment, puis respira par saccades.
Sirus s’assura que je ne risquais rien, puis s’escrima à détacher les doigts de son fils. L’un après l’autre. Seïs se laissait faire sans broncher. Il leva sa main valide avec raideur et frôla ma joue souillée de traces de larmes et de neige fondue.
« Je te tiens », murmura-t-il.
Je basculai la tête et enfouis ma figure dans son cou moite de sueur. Son bras valide s’enroula autour de mes épaules et ne s’en arracha que lorsque Sirus vint à bout de la poigne de son fils.
Hector et son frère nous hissèrent à grand renfort de cris tandis que mon oncle plaçait avec prudence ses pieds sur la falaise. Enfermée entre les bras de Sirus, je regardai par-dessus son épaule le corps recroquevillé de Seïs sur la corniche. Mon cœur s’emballa à la vue de cette forme ratatinée sur elle-même. Il était incapable de bouger, étendu sur le dos, la tête tournée vers le vide, son bras blessé pendant par-dessus l’arête rocheuse. Je lâchai un hoquet d’effroi en regardant son épaule complètement déboîtée qui défiait le vide avec obstination. Je resserrai mon étreinte autour du cou de Sirus.
Si tôt atteint le bord, des bras vigoureux me saisirent et me transportèrent loin de la falaise. Sirus ne perdit pas de temps et se précipita pour redescendre le long de la paroi. Je ne le vis pas remonter Seïs. Fer m’enveloppa dans un épais manteau de laine, me saisit dans ses bras et me ramena à la maison. Je ne gardai aucun souvenir de mon voyage de retour.
Lorsque je me réveillai dans mon lit, il faisait toujours nuit et le vent ruait contre les volets. J’avais la bouche pâteuse et je mourais de soif. Je me redressai sur les coudes. Une violente douleur m’enveloppa aussitôt tout l’avant-bras jusqu’à l’épaule. Je me figeai, un cri muet mourant dans la gorge. Je battis des paupières un moment, m’habituant à la pénombre et à la douleur. J’examinai ma main bandée. Je tâtonnai du bout des doigts mes reins et rencontrai la texture rêche des bandages.
Malgré la fatigue, je m’assis dans le lit et jetai un coup d’œil somnolent sur les volets fermés de la chambre. Enroulée dans plusieurs couvertures, je fixai les bûches craquant dans la cheminée. J’essayais de me rappeler ce qui m’avait réveillée en sursaut. J’avais fait un cauchemar où j’entendais Seïs crier.
Un cri de rage et de douleur éclata brusquement dans toute la maison et me fit l’effet d’un choc électrique dans tout le corps. Je sursautai. Ce n’était pas un rêve. J’agrippai sans réfléchir le montant de l’échelle et l’enjambai. Je manquai de tomber lorsque ma main engourdie heurta le bois. Les hurlements de Seïs perçaient au-delà de la porte. C’était tout ce qui importait, pas la blessure qui me faisait souffrir, pas la fatigue, pas moi.
Les deux mètres qui me séparaient de la porte furent pires que d’avancer dans des marécages. Je me soutins un instant contre la poignée, repris ma respiration. Puis, je poussai le vantail et m’enfonçai dans la pénombre du couloir.
En arrivant sur le seuil de la cuisine, je me figeai net. Mes yeux s’agrandirent, horrifiés. Ma bouche s’ouvrit sans qu’aucun son ne puisse en sortir. Je me mis à trembler comme une feuille et les larmes roulèrent sur mes joues.
Seïs était allongé sur la table de la cuisine. Teichi et Fer étaient tassés dans un recoin de la pièce et regardaient, médusés, leur jeune frère remuant et hurlant. Sirus, Athora et Parton, le guérisseur de Bois-de-Chêne, l’entouraient. Sirus appuyait d’une main ferme sur sa poitrine pour l’empêcher de gesticuler, mais plus il essayait de le retenir, plus Seïs semblait redoubler de force pour s’en dégager. Malgré le sang qui entachait tout le côté droit de son visage, il regardait, les yeux exorbités, les doigts jaunâtres du guérisseur se refermer autour de son épaule. Il hurlait. Ses jambes gigotaient dans tous les sens en cherchant à se relever. Du sang dégoulinait de ses lèvres. Le col de sa chemise ainsi que sa gorge étaient maculés de taches brunes.
« Non ! hurla-t-il avec une énergie qui me stupéfia. Lâchez-moi… Lâchez-moi… »
Sa voix mourut et le fit tousser.
« Seïs, arrête de bouger. On doit le faire », intima Athora, bouleversée. Elle posa une main douce sur son front, mais il la bombarda d’un regard volcanique qui, sur le coup de la stupeur, la fit reculer d’un pas.
« Seïs, écoute ta mère… enjoignit Sirus. Tu dois nous laisser faire. Tu vas perdre ton bras si tu t’obstines. »
Seïs secoua la tête avec entêtement. Il tenta d’arracher son épaule des doigts du guérisseur. Or, son bras retomba mollement sur la table sous ses yeux dépités.
« Ce sera rapide », déclara Parton d’un ton qui se voulait rassurant. Le guérisseur était un brave et honnête habitant de Macline d’une soixantaine d’années, qui s’était battu contre les armées du Renégat dans sa prime jeunesse. Il fallait toutefois convenir que s’il ne manquait pas de courage, il était un piètre menteur, car ni Seïs, ni moi ne fûmes dupes un instant.
« Allez vous faire foutre ! » hurla mon cousin en remuant de plus belle.
Sirus le regarda, abasourdi. Il fronça les sourcils et, sans plus d’égards, appuya lourdement sur la poitrine de Seïs pour l’empêcher de bouger.
« Si tu veux perdre ton bras, grand bien te fasse, mais je ne te laisserai pas gâcher ta vie… » Il se tourna vers Parton et d’une voix qui ne prêtait à aucun commentaire, il ajouta : « Allez-y. »
Seïs, désarçonné, regarda son père avec des yeux ronds, puis tourna la tête vers le guérisseur, qui appliquait avec minutie ses doigts le long de son bras. Il bredouillait quelques mots dans sa barbe, d’ancestrales formules dans la langue des anciens.
« Non, gémit Seïs, non, non, non… non… »
Sa voix monta dans les aiguës et se rompit piteusement. Il voulut remuer, mais la main de son père lui interdit de bouger.
« Prends une profonde inspiration, Seïs », lui conseilla Parton.
Seïs ne parut pas l’entendre. Il fixait son membre sans force gisant sur la table. Les larmes souillaient son visage et la peur lui faisait roussir les joues.
« Prêt ? »
Parton ne posait la question que pour la forme. Seïs n’y répondit pas. Ses yeux s’agrandirent à tel point qu’ils déformèrent tout son visage en un masque de terreur.
Quand le guérisseur tira d’un coup sec et remboîta l’os dans son articulation avec un bruit cassant, aucun son ne franchit ses lèvres. Sa bouche s’ouvrit largement et le cri resta dans sa gorge. Tout son corps se contracta, puis retomba mollement sur la table. Ses yeux vissés au plafond étaient si révulsés qu’il semblait mort. Un flot glacé de panique coula sur mes épaules et me frigorifia. Je me ruai dans la cuisine, bousculai Athora qui me regarda avec surprise, et grimpai sur le banc. Je posai la main sur sa joue brûlante. Sirus voulut me tirer en arrière, mais sur un geste de sa femme, il recula.
« Seïs ? Seïs ? Réponds-moi… »
À mes côtés, le guérisseur palpait son épaule sans se soucier de ma présence.
« Seïs ? »
Je sanglotai, effrayée devant la figure pâle de mon cousin.
« Je vais bien, Naïs », marmonna-t-il après un moment d’une voix pâteuse, sans tourner la tête, comme si son corps tout entier était paralysé de douleur. Je tressaillis lorsqu’il ajouta : « Retourne te coucher. »
Je le considérai, effarée.
« Mais... »
Il tourna la tête vers moi et un frêle sourire flotta sur ses lèvres : « Retourne te coucher… s’il te plaît. »
Je battis en retraite. Je hochai la tête et descendis du banc en grimaçant au contact du bois sur mes genoux meurtris. Athora m’attrapa aussitôt dans ses bras et me ramena dans ma chambre.
« Ne t’inquiète pas, Naïs, me dit ma tante en me recouchant. Il te rejoindra dans un instant. En attendant, tu dois dormir, reprendre des forces et tu pourras ainsi veiller sur lui une fois que tu iras mieux.
J’opinai d’un air incrédule en songeant qu’il m’avait chassée de la cuisine.
« Seïs est presque un homme, m’expliqua Athora en rabattant les couvertures, et les hommes n’aiment pas quand on les voit faibles ou vulnérables. Ils aiment nous faire croire qu’ils sont toujours les plus forts, prêts à affronter des dragons ou déplacer des montagnes. » Elle s’interrompit et déposa un baiser sur ma joue. « Seïs est orgueilleux, ajouta-t-elle en souriant, il n’aime pas que sa petite cousine le voie dans cet état. Comment pourrait-il la protéger autrement ? »
Son sourire s’élargit à cette pensée. Elle sauta de la dernière marche de l’échelle du lit superposé, puis s’éloigna après m’avoir adressé un petit signe de la main.
« Bonne nuit, Naïs. Repose-toi. »
Elle referma la porte derrière elle, étouffant les bruits qui provenaient de la cuisine, et, à mon corps défendant, je me laissai aspirer par le sommeil.
On transporta Seïs dans son lit aux prémices de l’aube. En ouvrant les paupières, j’aperçus les premiers rayons de lumière filtrer par les fissures des volets. Je fis mine de dormir et ne bougeai pas lorsque des yeux se posèrent sur moi et inspectèrent mon lit. Dès que j’entendis la porte se refermer, je me redressai et descendis l’échelle.
Seïs dormait à poings fermés sous un monticule de couvertures qui semblait l’écraser. Son visage était scarifié sur le front, la joue droite ainsi que la lèvre inférieure étaient crevassées. La croûte ensanglantée sur son front lui lézardait le sourcil. Elle était d’un étrange aspect, en forme d’épée avec une lame longue et courbe qui lui descendait jusqu’à la tempe.
Je n’osai pas m’approcher de peur de le réveiller. Je m’apprêtais à remonter dans mon lit lorsqu’il ouvrit subitement les yeux et me fixa.
« Où vas-tu ? »
Sottement, je levai les yeux sur l’échelle et regardai mon matelas. Un fragile sourire se posa sur ses lèvres. Il tira d’un geste mal assuré sur ses couvertures et libéra une place à ses côtés.
« Tu vas pas arranger ta main si tu fais de l’escalade. »
J’acquiesçai en lui rendant son sourire et me glissai sous les draps. Il rabattit la courtepointe sur nous deux et renfonça la tête dans son oreiller. Il bâilla avec bruit et chercha une position convenable.
« Tu n’as pas froid ? me demanda-t-il.
— Non… plus maintenant… Tu as mal ?
— Plus maintenant. »
Il se coucha en chien de fusil et saisit ma main dans la sienne. À son contact, des frissons s’égayèrent sur mes reins. Seïs me regardait, les yeux mi-clos. Et même si j’étais jeune à l’époque, tout ce que je pensais, c’était que j’étais là où j’avais toujours voulu être.
6 ans plus tard
C’était l’été de mes quatorze ans. À la ville, on s’apprêtait à célébrer la fête annuelle des Remparts. Des créneaux aux balcons des demeures en torchis, Macline se couvrait de chandelles et de lampions. Des festons s’étiraient au-dessus des échoppes et toutes les boutiques étaient ouvertes. Les rues étaient noyées de monde.
À coups de coude, je me frayai un passage entre les charrettes remplies à ras bord et les étals des marchands. Le quartier de Bourg, le plus ancien de Macline, se découpait au cœur de la cité et s’étendait en venelles étroites jusqu’aux principales artères rectilignes de la ville. Les maisons accolées les unes aux autres interdisaient au soleil d’éclairer les pavés. Seuls des carrés de bleu se dessinaient parfois entre les toits d’ardoises.
Je m’arrêtai à l’étal d’un apothicaire et marchandai un onguent que ma tante m’avait demandé de lui rapporter. Je passai un bon quart d’heure à négocier le prix du remède. À Macline, la négociation était un art de vivre. Certains étaient capables de marchander une allumette pendant des heures, juste pour savoir qui du marchand ou du chaland remporterait la mise.
Il me fallait acheter un carré d’étoffe de lin pour confectionner une nouvelle chemise à Antoni. Celui-ci avait tellement grandi ces derniers temps que toutes ses chemises lui tombaient à peine en dessous du nombril. Ses frères ronchonnaient parce qu’il n’arrêtait pas de leur emprunter leurs vêtements sans les rendre. Je devais également dénicher un nouveau faitout en fonte depuis que le dernier, en terre cuite, avait explosé dans la cuisine. Athora en avait besoin pour préparer le dîner du soir.
Je remontai la rue des Guérisseurs et tournai à l’angle de Beaujour et de Pin-des-Bois afin de gagner la Grand-Place.
L’enceinte qui ceinturait Macline avait la forme d’un octogone. À l’intérieur, la ville se découpait en cinq quartiers symétriques : le vieux Bourg au centre, le quartier malfamé de La Ruche à l’angle nord-est, celui de Bois-de-Chêne à l’autre extrémité, le Sou d’or au sud-est et pour finir, le quartier des Marchands au sud-ouest.
Dans la rue de Pin-des-Bois, je fus absorbée par l’afflux des caravaniers qui traversaient le Bourg. Tout un cortège de charrettes et de brabants bourrés de marchandises des villes voisines remontait l’avenue et se dirigeait vers le quartier des Marchands.
Je mis de grosses minutes pour parvenir sur la Grand-Place des Sept Rois tant la foule était dense. Au milieu des têtes se dressaient fièrement les sept statues de nos anciens monarques juchées sur leur quadrige en chryséléphantine, de l’or et de l’ivoire plaqués à la fois sur les chevaux et les cuirasses des rois.
Je chassais un gamin trop empressé de cirer mes chaussures lorsque la trompette du gouverneur de la ville retentit sur la place. Je me retournai vers l’avenue des Notables où le long cortège d’Aymeri de Châsse et de ses conseillers se frayait un passage parmi la foule.
Le gouverneur se dirigea vers la tribune dressée pour les festivités du soir. Je supposai qu’Aymeri souhaitait nous faire une démonstration de ses dons d’orateur avant l’heure. Je n’avais aucune envie de l’entendre. Aymeri avait la fâcheuse tendance à ne pas savoir se taire. Je me faufilai, sans y prêter attention, entre deux caravaniers qui se querellaient comme des chiffonniers et décidai de gagner le quartier des Marchands. En ville, les rixes étaient tellement fréquentes que même les gardes de la cité ne se mêlaient plus ou presque des altercations entre marchands.
Je m’apprêtais à quitter l’esplanade lorsque la trompette claqua une seconde fois. Surprise, je me retournai vers la tribune. Il devait s’agir d’une déclaration importante pour que le héraut l’annonce par deux fois.
Aymeri dominait la foule qui s’était rapidement assemblée autour de lui. Il se racla la gorge avant d’entamer son discours, comme chaque fois, et prit soin de repousser derrière ses oreilles taillées en pointe une mèche de cheveux grisonnante. Il commença à parler, mais sa voix se perdit dans le tumulte de la ville. Il eut un petit geste agacé et le héraut fit de nouveau chanter sa trompette. Le calme eut toutes les peines du monde à s’imposer et le gouverneur trépignait d’impatience.
« Mesdames et Messieurs, déclara-t-il, je viens tout juste de recevoir une missive d’Elisse. Une nouvelle extraordinaire vient de nous parvenir… »
Ses yeux s’arrondirent comme s’il réalisait à peine lui-même l’ampleur de son message. Il poursuivit : « Les… Les grands maîtres d’Asclépion, les Tenshins, viennent de décider d’élire, en cette année 2074 de notre calendrier, de nouveaux apprentis de leur ordre… »
Un silence abasourdi tomba sur la place. Les yeux se croisèrent, aussi interrogateurs qu’ahuris, puis se braquèrent sur Aymeri qui poursuivait son discours avec entrain.
« Tous les garçons âgés de dix-sept à trente ans devront s’inscrire sur les registres au Palais de Mal-Han dans les jours à venir… »
Des murmures, puis des éclats de voix commencèrent à embraser peu à peu l’esplanade.
« Alors, c’est quoi tout ce bordel ? »
Je sursautai, puis tournai la tête vers Seïs. Il se tenait accoudé contre l’une des roues du quadrige de la reine Lyn-Ane et fumait une cigarette d’un air nonchalant, les yeux braqués sur le gouverneur. Je haussai les épaules et renâclai à lui répondre tandis que je fixais la cigarette se consumer à ses lèvres. Il accrocha mon regard et me la tendit.
« Vas-y… Goûte, si tu veux. »
Je lui lançai un regard acerbe.
« Ce sont des Herbes à Thaumaturges, me dit-il, tu ne risques rien, je te le jure.
— Merci, mais non, je n’en ai aucune envie.
— Bon, comme tu veux, tu ne sais pas ce que tu perds… Alors, que se passe-t-il ? »
Il pointa Aymeri de l’extrémité rougeoyante de sa cigarette.
« Les Tenshins ont annoncé l’organisation de nouvelles élections.
— Ah oui ? Étrange. »
Je levai les yeux vers lui, étonnée. « Pourquoi trouves-tu ça étrange ? »
Il se redressa et roula un bras sur mes épaules. Il inclina son visage vers moi et je sentis les effluves des Herbes rentrer dans mes narines avec un profond déplaisir.
« Eh bien, parce que ça fait… Attends, laisse-moi réfléchir… plus de six cents ans qu’ils ne l’ont pas fait. Taranis des Échelles est le dernier apprenti à être passé maître. Et si les souvenirs qui me restent du professeur Glorna sont exacts, c’était dans les années 1400 et quelques printemps de plus. Je trouve ça curieux qu’ils décident aujourd’hui d’ouvrir leur confrérie à de nouveaux apprentis. Fais fonctionner ta cervelle, Naïs, ça me changera ! »
Il tapota ma tempe de l’index et m’offrit un sourire sarcastique qui m’agaça. Je le repoussai d’un mauvais coup de coude dans les côtes. Il daigna s’écarter et reporta son attention sur le gouverneur.
« Tu vas t’inscrire ? » demandai-je avec curiosité.
Il haussa les épaules avec légèreté tout en lorgnant du coin de l’œil un marchand à la sauvette qui vendait des bouteilles de mauvais vin de Massore. Il s’en détourna lorsque le vendeur s’évanouit parmi la foule.
« Pour quoi faire ? »
Il donna un coup de langue sur ses lèvres en affectant une mine indolente et sembla admirer quelques instants les deux opales enfoncées dans les orbites de la statue.
« Comment ça, pour quoi faire ? Pour les élections, pardi. »
Il jeta son mégot de cigarette sur les dalles et l’écrasa sous sa botte. « J’ai d’autres affaires en vue qui requièrent toute mon attention.
— Ah oui ! persiflai-je. J’aime mieux ne pas savoir lesquelles. »
Il éclata de rire, croisa les bras sur la poitrine. « Ah ! Naïs… mon ange… Ça vaut bien mieux pour toi. »
Il me sourit d’un air matois et, sans plus rien ajouter, s’éloigna au milieu des badauds. Je l’observai louvoyer entre les citadins comme si personne ne se trouvait sur son chemin.
« Seïs, on rentre dans une heure… Tu m’entends ? l’appelai-je. Dans une heure… Je ne t’attendrai pas. Je te préviens. Dans une heure, à la porte sud... Seïs ? »
Il m’adressa un petit geste de la main sans se retourner et disparut derrière le rideau de spectateurs. Je soupirai, vaguement agacée, et repris mon chemin. Aymeri n’avait plus rien d’intéressant à raconter et ne parlait plus que pour flatter les Tenshins et s’attirer ainsi les faveurs de quelques notables présents à Macline. Asclépion était un royaume basé sur une hiérarchie alambiquée. Des plus basses souches aux plus hautes sphères, tout y était question d’ordres. L’orfèvre appartenait à la guilde du Calice d’Or, le maçon à l’ordre de la Pierre d’Airain, l’apothicaire à la corporation de la Serpe… Tout était question de corporations. Seuls les paysans étaient exclus des ordres et se heurtaient à tous les clivages qui s’amoncelaient au-dessus de leur tête, le tout placé sous l’égide de l’Institut du Commerce, qui prenait plaisir à étendre ses tentacules. En revanche, pour tous les corps militaires et politiques, seule la Confrérie de Mantaore prédominait et conservait une influence immuable. Dans la langue commune de nos Dieux, Mantaore signifiait La Connaissance. Les membres de ce groupe nommés Maître ou Tenshin étaient peu nombreux, mais leur puissance n’avait pas d’égal. Les rois composaient avec eux depuis la création de la monarchie qui avait vu le jour deux mille ans plus tôt, remettant ainsi notre calendrier à zéro. Ils se prétendaient eux-mêmes les gardiens de la pérennité dynastique et monarchique de notre royaume et tous s’entendaient pour dire qu’ils étaient les sentinelles inamovibles d’Asclépion. Être nommé apprenti de Mantaore était un privilège que bon nombre de jeunes gens auraient souhaité se voir accorder : il apportait honneur, respect et célébrité. Les Tenshins étaient tout autant des chefs de guerre que de grands politiciens. Le roi ne décidait rien sans eux… le roi ne pouvait rien décider sans eux.
J’effectuai rapidement mes courses, puis armée d’un gros faitout en fonte, je regagnai la porte sud.
À ma plus grande surprise, Seïs était là, planté sous la voûte de la porte, en grande discussion auprès des gardes. Ils jouaient tranquillement aux cartes sous l’ombre d’un arbre. L’un d’eux inspectait l’arrière d’une carriole et empochait sans discrétion un pot-de-vin. C’était de notoriété publique, et dans la mesure où leur solde se réduisait à quelques sous par semaine, personne ne les blâmait de profiter des caravanes de marchands qui utilisaient Macline comme point d’ancrage entre les deux grands marchés du royaume : Magdamée, au centre, et Massore, sur les rivages côtiers de l’ouest.
L’un des gardes fit signe à Seïs lorsqu’il m’aperçut. Il redressa la tête et me regarda approcher sans faire mine de venir m’aider. Il resta campé près de la table, les mains dans les poches. Il souriait d’un air amusé. Je le lui aurais volontiers fait ravaler à coups de faitout. Je m’arrêtai devant lui et sans prendre la peine de saluer ses compagnons, je lui flanquai la marmite dans les côtes. Il eut une grimace et retira les mains de ses poches, juste avant que je la lâche sur ses pieds.
« Tu es en colère, remarqua-t-il. De quoi tu te plains ? Je suis là, non ? »
Je haussai les épaules d’un air dédaigneux et, après un bref hochement de tête vers les gardes, je pris la route de la maison sans l’attendre.
« Ta cousine a un sacré caractère, entendis-je dire l’une des factions.
— Foutu caractère, oui ! T’as encore rien vu, se moqua Seïs en ricanant. Allez, à plus tard.
— Eh ! Oublie pas ce que tu m’as promis.
— Ne crains rien. Je risque pas. Je m’occupe de tout. »
Je secouai la tête, exaspérée en entendant ces dernières paroles. Seïs était le roi pour s’embourber dans de sombres affaires. En général, je ne posais aucune question sur ce qu’il fabriquait durant ses journées, mais je savais pertinemment où il les passait. Le quartier de La Ruche était le repère des trafiquants en tout genre, des coupeurs de têtes, des putains et des gros fumeurs d’Herbes à Prophètes. Ça ne laissait pas beaucoup de place à l’imagination.
Seïs me rattrapa alors que je quittais la voie royale qui reliait Macline au port d’Esmir, pour emprunter un petit sentier sylvestre. La marmite entre les bras, il cala son pas sur le mien et fixa d’un œil lointain la ligne d’horizon et le Soleil qui embrasait les cimes.
« J’ai entendu dire que chaque ville de l’ouest avait reçu une missive qui proclamait les nouvelles élections de Mantaore, m’apprit-il. Ça nous fait quoi ? Plus d’un millier de rêveurs qui vont espérer être sélectionnés ?
— Si je comprends bien, tu n’as toujours aucune intention de t’inscrire. »
Il eut un petit rire. « Non, aucune. Je te l’ai dit, j’ai d’autres chats à fouetter.
— Comme voler Fin, par exemple, ou traînailler dans les bordels de La Ruche. »
Il me décocha un regard caustique, mais dans ses prunelles noires, je perçus cette ombre lointaine planer, comme un nuage sur un ciel bleu.
« Ne me regarde pas comme ça. Tu crois que c’est un secret ? »
Il ne me répondit pas et détourna les yeux sur les buissons qui bordaient le sentier.
« Bien sûr que je suis au courant, dis-je. Il faudrait que je sois aveugle et sourde pour ne pas entendre Sirus et Athora se plaindre de toi. »
Il haussa les épaules et s’obstina au silence.
« Tu n’es pas allé travailler hier après-midi à la forge du père Crisspe, n’est-ce pas ? »
Il parut d’abord surpris de ma question, puis il éclata de rire, m’exposant fièrement l’espace qui séparait ses deux incisives. Il lui conférait cet air perpétuel et agaçant d’effronterie, au point que d’un sourire, il pouvait se créer des ennemis ou séduire n’importe qui.
« Pour perdre mon temps et ma jeunesse à taper l’acier toute la sainte journée et gagner trois sous. Ah, non merci, j’ai d’autres projets pour mon avenir.
— Ah vraiment ? Lesquels ?
— Simple. Je n’ai aucune envie de passer mon temps à gratter la terre comme mon père ou manier le bois comme mon frère.
— Alors, qu’as-tu l’intention de faire ?
— L’homme intelligent n’est pas celui qui s’use au travail, c’est celui qui trouve le moyen de vivre sans avoir besoin de travailler », déclara-t-il, les bras ouverts au ciel.
Je soupirai. « Où est-ce que tu as entendu de pareilles âneries ?