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Ray Shepard est une histoire de longue date. Entre nous deux, c’est une véritable histoire d’amour qui dure depuis maintenant 13 ans. Qui a dit que ce chiffre portait malheur ?

Au début, Ray Shepard était une petite histoire, écrite pendant les heures de cours d’une ado un peu trop rêveuse. Rangée pendant quelques années dans un cahier, l’histoire de Ray a fait ses premiers pas sur un blog. Rapidement, les commentaires sont tombés. Encourageants. Beaux. Magnifiques.

Je me dois de remercier toutes ces personnes, qui sans me connaître, ont cru en moi et m’ont poussée de l’avant afin de contacter des maisons d’édition. 

Sandra M, tu te reconnaîtras sûrement, tu as été la première à me contacter et à me dire « Fonce. Cette histoire est géniale, tu pourras en faire un livre. » 

Des années plus tard, après plusieurs expériences, c’est devenu une réa-lité. 

Ray Shepard est un petit bijou, travaillé avec amour et patience. Comme pour un bon vin, il aura fallu du temps pour qu’il donne le meilleur de lui-même.

Un grand merci à Marion Obry, éditrice mais aussi et surtout véritable sœur de plume, avec qui j’ai parlé et échangé pendant des heures sur « le beau ténébreux » de cette histoire (et celui-là tu le laisses ^^). Marion m’a guidée, conseillée pendant plusieurs mois et grâce à elle, vous tenez ce merveilleux livre en vos mains.

Je remercie également la talentueuse Mina M, illustratrice incroyable qui a donné vie à Aerön. Il est tel que je me l’imagine chaque fois que je pense à lui. Le coup de crayon de cette artiste est vraiment magique et je ne me lasse pas d’admirer cette couverture.

Une petite mention spéciale pour toi, ma Sofana. La première fois que j’ai dit que j’écrivais des livres, tu m’as regardée avec des yeux ronds, sans trop y croire. Avoue ! Et puis nous avons parlé et appris à nous connaître autour d’une bonne tasse de thé. Merci pour tous tes petits mots encourageants, ton admiration en lisant les extraits et tout l’intérêt que tu y portes. Ça m’a vraiment touchée.

Mickaël, tu supportes mes nuits d’insomnies à écrire, les heures inimaginables que je passe à griffonner dans mon cahier et tous ces moments où je rejoins mon univers. Malgré tout, depuis le début tu crois en cette histoire et me soutiens. Merci pour tout ton amour.

Et enfin, un merci infini à vous lecteurs, sans qui rien n’est possible. Vous êtes l’âme qui fait vibrer Penngrad. Tant que vous y croirez, Ray Shepard ne cessera d’exister. 


Mille bisous.


Morgane



Ray Shepard

Plume

ISBN : 979-10-9478623-9

ISSN : 2430-4387

Ray Shepard, Tome 1 : Amnésie

Copyright © 2017 Éditions Plume Blanche

Copyright © Illustration couverture, Mina M.

Copyright © Carte de Penngrad, Tiphs

Tous droits réservés


Morgane Rugraff



Ray Shepard


Tome 1

Amnésie


(Roman)



L’alchimie est une « transformation de la réalité banale

en une fiction poétique, miraculeuse ». Dictionnaire Larousse

 Carte

carte asclepion


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Mon nom est Van. Van Shepard. 

Je vis dans un monde régi par des codes et des lois dont je ne comprends pas toujours le sens. Il existe au sein de notre hiérarchie de nombreux statuts. 

Tout en haut de la chaîne se trouve la Caste de la Djaaba ; réservée aux riches, aux nobles. Leur influence est telle que nous autres, les gens normaux, dépourvus de rang et de lignée, en sommes directement tributaires. 

Ce sont eux qui contrôlent et font tourner notre monde… La plupart du temps dans l’ombre et assistés d’assassins légendaires ; les Gouttes Pourpres. 

Rapides, furtifs, insaisissables. Ils tuent pour leur compte, règlent leurs différends par le sang et sont payés pour le faire. Leur confrérie secrète fait partie des plus riches du pays. Peut-être même plus riche que les nobles qui les emploient. 

La Caste de la Djaaba possède également sa propre garde, appelée Milice. Nous ne la voyons que très rarement. Lorsqu’elle agit, les conséquences sont alors bien souvent irréversibles et se soldent habituellement par une mort sans sommation. 

Dans notre monde, Penngrad, chaque personne est liée à un spectre. Ce que nous nommons spectre est en réalité la seconde moitié de notre âme, représentée par le double animal qui nous correspond le mieux. Celui-ci n’apparaît que sous une forme unique, constituée de fluide et de fumée. Parfois, il se matérialise de façon palpable, si proche et réelle que nous pouvons le toucher. Étroitement liés, indissociables. Cette seconde moitié d’âme qui vit en nous est notre bien le plus précieux. L’identité sauvage et animale qui fait que nous, habitants de Penngrad, sommes uniques ! Tous différents, et pourtant, si semblables. Nos spectres sont immenses, bien plus grands. Beaucoup plus grands que n’importe quel animal vivant. 

Nous sommes constitués de chair, de sang et de fluide. Cette énergie vitale qui coule dans nos veines nous permet de communiquer avec notre spectre, mais également de nous battre. Aussi important que notre sang, elle irrigue nos veines d’une puissance également variable. Certains utilisent ce don à bon escient ; d’autres ne s’en servent que dans l’unique but de monter au pouvoir. 

Je ne saurais vous décrire ni la magie qui habite nos corps, ni même la consistance de nos fluides. Différents pour chacun d’entre nous. Le mien est clair et furtif. Celui de ma mère est limpide et doux, chaud par moments. Et même réconfortant. Quant à celui de mon père, personne n’a jamais su me le décrire. Beaucoup de ceux qui l’ont connu disaient qu’il était brûlant, irradiant, et qu’une seule de ses émanations pouvait embraser la pierre. D’autres, au contraire, plus proches de lui, affirmaient que son fluide était insondable, aussi changeant qu’une eau mouvante. Le fluide de mon père était une énergie brute, jamais domptée. Sauvage, il n’obéissait qu’à sa volonté propre. 

Cette énergie qui nous habite nous permet également, si nous en avons une quantité suffisante et les connaissances nécessaires, de nous matérialiser dans différents lieux, plus ou moins loin de notre point de départ. Cela demande de la maîtrise et une bonne conscience de son corps. Le fluide va et vient en nous. Pendant les combats, il se dissémine, nous puisons dedans. Lorsque nous n’en avons plus suffisamment, notre spectre disparaît, mettant ainsi fin à l’affrontement. Tout est une question d’équilibre. Si certains ont recours à des transferts de fluide pour se régénérer plus rapidement, la plupart des gens se reposent simplement et attendent. 

Pour d’autres encore, le fluide est devenu une drogue, un moyen de s’envoyer en l’air. Ils appellent ça un Shoot. Sous forme de capsules à avaler, les Shoot contiennent des fluides aléatoires, bien souvent incompatibles avec celui qui les ingère. L’esprit se brouille alors, les pensées vacillent. Le drogué a chaud, froid. Les montées sont souvent fulgurantes et les chutes bien plus impressionnantes encore. Beaucoup de gens font le commerce de leur fluide de cette façon. 

Si nous naissons tous avec le fluide en nous, notre spectre ne se révèle que le jour de nos dix ans. Lors de cette cérémonie éprouvante, nous quittons brutalement l’enfance pour plonger sans préliminaire dans le monde des duels. D’ailleurs, nous n’attendons tous que ça. Les petits admirent les aînés, s’inspirent d’eux, se forgent à travers ce qu’ils voient. Nous avons tous un modèle, mon père a été celui de beaucoup d’hommes à travers le pays. 

Une fois notre double animal obtenu, nous intégrons l’Institut : l’École supérieure d’alchimie, divisée en quatre cycles bien distincts. Nous y apprenons, en plus des matières générales, la maîtrise de notre fluide au premier degré, certaines formules alchimiques basiques et deux ou trois autres choses ennuyeuses. 

Notre véritable expérience, nous la trouvons dans la rue. C’est elle la Mère de tous les affrontements. Nous n’aspirons tous qu’à une chose : la contrôler, la vaincre, la dominer. Et nous hisser au sommet. 

À seize ans, nous atteignons notre majorité. À partir de ce jour, nous sommes officiellement des alchimistes à part entière, ce qui nous offre une certaine autonomie. Les duels de spectres sont un excellent moyen de gagner argent et notoriété rapidement. Ainsi, il n’est pas rare de voir des jeunes s’émanciper le lendemain de leurs seize ans. Pour autant, nous n’échappons pas à l’Institut et à ses quatre cycles obligatoires. Le dernier se poursuit jusqu’à nos vingt ans. Lors de cette ultime année, nous approfondissons nos connaissances sur la matière et l’âme du spectre. Certains choisissent de persévérer dans cette voie et entament alors des études supérieures en cycle Cinq. 

La société de Penngrad veut faire de nous des gens bien, mais cette der-nière étape de notre apprentissage est tout à fait illusoire. Autrefois, détenteurs et spectres vivaient en harmonie ; puis avec le temps, les ambitions des hommes se sont installées. 

Nous avons appris à matérialiser nos spectres selon nos envies, nos besoins, notre état d’esprit. Nos secondes moitiés d’âme se sont changées en bêtes de combat et avec elles, l’apprentissage de l’alchimie est apparu. 

La plupart des gens de Penngrad ont des capacités naturelles à transformer un élément en un autre. C’est le principe même de l’alchimie. Celle qui nous lie et nous oppose. 

Alors, les hommes sont devenus des duellistes et les spectres ; des armes. Pour certains des armes inoffensives, et pour d’autres des visions de pouvoir. 

Les décennies se sont écoulées, faisant place à une nouvelle génération de duellistes et d’alchimistes. Nombreux sont ceux tournés vers ce que j’appelle le côté sombre de l’âme. Ils se sont laissés dévorer par l’ambition et le pouvoir. Certains ont même créé des spectres surpuissants au prix de sacrifices innommables. Changer son double animal signifie modifier son âme. Et cela ne reste jamais sans conséquence. 

La Djaaba s’est corrompue. De sombres complots pour le Pouvoir ont alors vu le jour.

C’est dans ce monde que mon père est né. Dans ce monde qu’il a vécu et qu’il s’est battu pour changer les choses. 

Ce qui ne devait être qu’une simple histoire de famille, s’est mué en un affrontement fraternel dont les répercussions sont encore visibles aujourd’hui. 

Cette histoire est son Histoire, telle que ma mère me l’a contée. L’Histoire de Ray Shepard.


AUTOMNE

double


chapitre


Au cœur de la nuit, la ville était plongée dans une étouffante noirceur que même la Lune ne parvenait plus à percer. Le bas ciel d’automne était chargé de nuages gris dont les ombres s’étiraient sur le sol. Aucun son ne venait troubler l’étrange atmosphère qui s’étendait sur le grand parc et Mariah pressa le pas. Des profondeurs de la nuit montaient quelques feulements déchaînés qui la firent frissonner alors qu’une vague d’excitation parcourait son épiderme. Au fond d’elle, son spectre se réveillait doucement et un sourire étira son visage. Elle reconnut quelques secondes plus tard le grondement familier du tigre blanc. Comme à son habitude, celui-ci clamait sa victoire. 

D’un pas décidé, Mariah s’aventura dans l’une des artères du parc, quittant l’allée principale pour s’enfoncer davantage dans la nuit. Elle laissa les lumières blafardes des lampadaires derrière elle. À quelques mètres de là, la jeune femme pouvait déjà distinguer plusieurs silhouettes rassemblées en petits groupes qui revenaient vers la grille d’entrée. Les duels étaient clos pour cette nuit. Sur son passage, elle capta des bribes de conversations et, dans un sourire, Mariah entendit le prénom du leader des UCB sur toutes les lèvres. Une fois encore, Ray Shepard avait su captiver les spectateurs. 

Au centre du parc s’étendait une grande place ronde pavée, bordée d’arbres. Leurs branches automnales, privées de feuillage envahissaient les pelouses. Étrangement, le ciel semblait s’être dégagé et un rayon de lune opalescent coulait droit vers le groupe de duellistes encore présents. 

Mariah avisa sans peine les jumeaux Jay et Tom, sans conteste les membres les plus turbulents de l’équipe constituée par Ray Shepard ; toujours accompagnés de leurs spectres félins. Dans la nuit, leurs grands chats étaient aussi immobiles que des statues, mais la jeune fille ressentait sans peine tout le fluide qui en émanait. Elle leur adressa un rapide signe de tête. Un peu plus loin, elle distingua Matt en pleine discussion avec Ethan, un grand brun au regard provocateur. Quelque peu à l’écart se tenait Sloane, une fille aux longs cheveux blond filasse avec qui Mariah n’avait jamais noué d’amitié particulière. Ray était au cœur de leurs divergences.  

La jolie féline le chercha des yeux quelques secondes avant de l’apercevoir, adossé contre l’un des bancs. Comme bien souvent, son regard semblait lointain, absent, comme si tout ce qui l’entourait ne le concernait pas. Le cœur battant, elle le rejoignit en courant, saluant au passage les autres personnes qu’elle connaissait. 

— Ray ! Je suis contente de te voir. J’ai entendu Aerön de loin.

Le leader des UCB baissa ses yeux vert sombre vers elle, et malgré l’obscurité, Mariah fut frappée par leur éclat. Un léger pincement au cœur l’étreignit. Depuis quelque temps, son ami changeait imperceptiblement et le souvenir de son regard pétillant lui manquait. Elle se rappelait encore des moments où il n’était pas si froid et taciturne. Dans un geste d’affection, elle posa sa main sur la sienne et s’assit à ses côtés. Ils restèrent silencieux de longues secondes, chacun laissant son regard errer sur la place quasiment déserte. Il ne restait plus que quelques duellistes qui semblaient l’attendre. Finalement, celui-ci se releva et se tourna vers la jeune fille pour la toiser de toute sa hauteur.

— Tu as encore passé la nuit dehors, Mariah ? demanda-t-il d’une voix douce qui tranchait avec la froideur de son expression. 

— Non, bien sûr que non, lui répondit-elle en détournant les yeux. 

— Tu n’as jamais su mentir. Tâche d’être à l’heure à l’Institut. 

Pour toute réponse, la féline de dix-sept ans haussa les épaules et s’éloigna sans un mot, lui jetant au passage un long regard malicieux. Ray la suivit des yeux quelques instants puis secoua la tête d’un air désespéré. Mariah n’était pas très différente de lui. Les gens les croyaient apprivoisés, mais en réalité ils étaient encore sauvages et solitaires.


Il l’avait rencontrée deux ans plus tôt, durant l’une de ces longues nuits où il arpentait la ville en solitaire, sans but ni destination précise, préférant cacher sa tristesse et sa haine aux yeux des autres.

Mariah avait surgi de nulle part, accompagnée de son spectre félin, troublant à peine le calme de la nuit. Elle l’avait dépassé sans lui prêter la moindre attention, c’était ce détail qui l’avait frappé. À cette époque, il avait perçu son fluide comme une énergie magnétique à la fois apaisante et galvanisante. 

Sans trop savoir pourquoi, il l’avait suivie durant quelques minutes à travers la ville et s’était abreuvé de sa sérénité. Puis soudain, elle avait disparu, comme évaporée, évanouie.

Au petit matin, il était rentré chez lui pensif et heureux, d’une certaine façon. L’inconnue lui avait fait oublier, l’espace d’une nuit, l’immense chagrin qui le rongeait de l’intérieur. Avec espoir, il avait fait le souhait silencieux de la revoir, même de loin, et, pour une fois, la vie avait été clémente envers lui. Le lendemain, il s’était rendu à l’Institut et brusquement, parmi le flot d’élèves, une émanation lumineuse de fluide l’avait frappé. C’était elle, immobile en haut des marches. Elle lui avait souri malicieusement, contrairement à la veille où elle avait à peine posé les yeux sur lui. Leur amitié avait été immédiate, naturelle. 



— Ray ? Tu rentres avec nous ? Les cours commencent dans quelques heures.

 Tiré de ses pensées, il releva la tête et sourit brièvement à Sloane, la seule fille de son équipe. Celle-ci lui rendit un regard chaleureux et lui tendit la main, espérant un geste amical de sa part, mais comme à son habitude, Ray l’ignora et passa à côté d’elle sans un mot. En silence, Sloane enrageait. Son leader avait toujours été distant avec elle, malgré ses efforts répétés pour le faire fléchir. Elle était, pourtant, plutôt jolie ; blonde, les yeux clairs. Elle pressa le pas pour le rejoindre, mais croisa un regard de glace, empli de reproches. C’était celui de Matt, duelliste des UCB et meilleur ami de Ray. Il s’avança vers elle, une cigarette à la main. La lueur de la flamme brilla quelques secondes, illuminant son visage fermé et Sloane frémit. La teinte métallique de ses yeux bleus la troublait à chaque fois qu’elle le voyait et elle ne connaissait que trop bien l’expression qui s’était figée sur son visage. 

— Que me vaut ce regard ? lui demanda-t-elle, déjà sur la défensive.

Ses rapports avec Matt n’avaient jamais été faciles. 

— D’après toi ? 

Son ton était froid, tranchant. Elle sursauta face à son agressivité.

— Écoute, Matt, je ne fais rien de mal. Je veux simplement le sortir de son mutisme. Je ne supporte plus de le voir comme ça.

— Sloane, pas à moi ! Ce n’est un secret pour personne que tu es raide dingue de lui, mais quoi que tu fasses, c’est peine perdue. 

— Ça te fait plaisir d’appuyer là où ça fait mal ? 

— Au fond de toi, tu le sais pertinemment. Ray et toi, ça n’existera jamais. 

— Tu n’as pas idée à quel point je peux te détester par moments ! cracha-t-elle, furieuse. 

Blessée par les propos, pourtant réalistes, du jeune homme, Sloane s’éloigna rapidement. Elle traversa la place d’un pas nerveux avant de disparaître sans un regard de plus pour quiconque. 

Matt la regarda partir sans chercher à la retenir et lâcha au sol sa cigarette à peine entamée. Jetant un coup d’œil à Ray qui l’attendait quelques mètres plus loin, il remonta la fermeture de sa veste, frissonnant sous le vent froid qui s’était levé, et le rejoignit. 

— Qu’est-ce qu’elle a ? le questionna-t-il sans préambule.

L’échange entre son meilleur ami et Sloane ne lui avait pas échappé et l’air contrarié qu’elle affichait en disparaissant l’avait quelque peu intrigué. 

— Je suppose que c’est de ma faute, admit Matt. Je n’ai pas été très diplomate avec elle…

— Diplomate ? À quel propos ?

— À propos de toi en fait, lui répondit-il, tandis qu’ils se rapprochaient de l’entrée du parc. Cette fille ferait n’importe quoi pour que tu lui accordes un regard. Elle est persuadée qu’un jour, elle pourrait être plus qu’une simple amie à tes yeux.

— Et pourquoi pas ? murmura Ray, franchissant les hautes grilles qui donnaient sur le boulevard désert. 

À ses côtés, Matt s’arrêta de marcher, bien trop sidéré par ce qu’il venait d’entendre. Il n’en croyait pas un mot. 

— Ray, t’es pas sérieux là ? Sloane est mignonne, je ne le nie pas. C’est une bonne duelliste aussi, mais… Tu sais très bien que ce n’est pas ce que tu cherches comme relation.

Effectivement, Matt avait raison, mais Ray ne lui répondit pas tout de suite. Il ne pensait qu’à elle, sachant très bien qu’aucune autre relation ne pourrait venir éteindre la passion qui le rongeait encore. 

Elle, cette blessure qui ne se refermait pas.

Elle, cette femme qu’il avait recherchée pendant des mois.

Elle, cette quête en laquelle il ne croyait plus. 

— Tu as sans doute raison, finit-il par répondre. J’irai parler à Sloane.

Jetant un coup d’œil à son portable, Ray constata qu’il était près de cinq heures du matin. L’Institut allait bientôt ouvrir ses portes. Dans moins de trois heures il serait en cours. L’heure avancée de la nuit ne l’inquiétait pas. Personne ne l’attendait chez lui et il avait pris l’habitude de très peu dormir, redoutant les longs sommeils qui ravivaient en lui de douloureux souvenirs.

Comme échappatoire à ses terreurs nocturnes, Ray se rendait plusieurs nuits par semaine au parc, à la recherche de n’importe quel duelliste, digne de susciter chez lui un peu d’intérêt et de lui faire oublier pour un instant les craintes qui le rongeaient. 

Il n’était pas mauvais élève, plutôt silencieux, renfermé. Et quand la fatigue menaçait de l’assommer en plein cours, il se forçait à se concentrer sur la voix monotone de ses professeurs. Étrangement, jamais aucun enseignant ne lui avait fait la moindre remarque et le principal Cortez semblait même lui prêter une attention toute particulière, sans qu’il ne sache pourquoi. 

Toujours accompagné de Matt, qui avait laissé son sac de cours chez lui plus tôt dans la soirée, Ray s’éloigna vers les grands immeubles d’un quartier tranquille. 

Quand Ray ouvrit la porte de son appartement, son ami fut aussitôt frappé par l’odeur de tabac froid qui flottait dans la pièce principale, mais ne fit aucun commentaire. Il en avait l’habitude, sans être capable de s’y faire. Matt jeta rapidement un coup d’œil à Ray qui l’ignora. Profitant de ces quelques instants, l’alchimiste s’empressa d’ouvrir en grand la baie vitrée qui donnait sur la ville pour aérer le salon. 

Ôtant sa veste, il la laissa tomber sur le canapé et débarrassa la table basse couverte de feuilles de cours mélangées, de craies et de cadavres de canettes de bière. Quand Ray le rejoignit, celui-ci ne put s’empêcher de sourire en voyant son ami affairé à passer l’éponge.

— Tu insinues que c’est mal rangé ? T’es mignon avec ton éponge. 

— Moque-toi, répliqua Matt en relevant la tête. Mais si tu t’en chargeais toi-même, je ne serais pas obligé de jouer les femmes de ménage.

— T’es loin d’être ridicule comme ça, lui soutint Ray dans un sourire ironique. L’éponge te va bien !

Sans prévenir, Matt la lui lança et Ray la rattrapa au vol pour la reposer dans l’évier de la cuisine.

— Café ?

— Ouais. 

Un instant plus tard, celui-ci rejoignait Matt dans le salon avec deux tasses fumantes et se laissa tomber dans le canapé dans un bâillement étouffé. La nuit précédente avait été identique à celle-ci et le sommeil commençait à lui manquer cruellement. Cependant, il refusait à se laisser aller et préférait repousser au maximum le moment fatidique où il s’endormirait. 

D’un geste las, Ray attrapa son portable, vérifia encore une fois l’heure et tous deux relatèrent les duels qui avaient eu lieu au cours de la soirée. 

D’un coup d’œil à travers la fenêtre, Ray aperçut les premières lueurs du jour et son regard erra quelques secondes. Une ligne de nuages sombres bordait l’horizon alors qu’une pluie fine et persistante s’abattait sur la ville encore endormie. . 

— Les cours commencent dans une demi-heure, finit-il par déclarer. On est clairement en retard. Quand je pense que j’ai demandé à Mariah d’être à l’heure et là, c’est moi qui suis complètement à la bourre.

— Cette fille est une sacrée duelliste. Je me suis souvent posé cette question : pourquoi tu ne l’as jamais prise dans les UCB ? Elle est douée en duels de spectres, pour ce que j’ai pu en voir. 

— Oui, elle est même excellente en fait, acquiesça Ray en se relevant. Plus douée que Sloane. Je crois bien que peu de gens connaissent sa véritable personnalité. 

— Jack Black meurt d’envie de faire plus ample connaissance avec elle, ironisa Matt, pensant au plus grand rival de son leader. 

— Jack Black… Quel imbécile ! souffla Ray à demi-mot. 

Ce seul nom suffisait à lui mettre les nerfs à fleur de peau. 

— C’est parce qu’elle est plus jeune que nous que tu ne l’as pas prise dans l’équipe ? l’interrogea Matt, soucieux de changer rapidement de sujet. 

— Non. Ça n’a rien à voir avec son âge. C’est elle qui a refusé.

Matt resta surpris, trahi par ses grands yeux clairs. Personne ayant eu le privilège d’être choisi par Ray pour intégrer son équipe n’avait jamais décliné l’offre. 

Dans la ville, un seul nom revenait régulièrement entre duellistes ; celui de Ray Shepard. Au fil des années, il était devenu un adversaire redoutable, qui puisait sa force dans son mental et renforçait chaque jour un peu plus la seconde moitié de son âme. Pour lui, les combats de spectres étaient une nécessité, un besoin. Chacun savait qu’il passait souvent des nuits entières à s’entraîner inlassablement en compagnie d’Aerön, son double animal. Pour quelle raison ? Nul ne pouvait le dire. 

— J’avoue que je suis surpris, déclara Matt. Pourquoi ?

— Je suppose qu’elle a d’autres ambitions. On ne peut s’investir pleinement pour deux choses. 

Tout en poursuivant leur discussion, les deux amis avaient quitté l’appartement, après que Ray se soit changé, et ils rejoignirent l’Institut, situé quelques rues plus loin. La pluie tombait de façon plus abondante, et Ray rabattit la capuche de sa veste sur sa tête. Ils se dirigèrent vers la grande cour de l’établissement où l’équipe se réunissait toujours. Sur leur passage, certains élèves se retournèrent. La victoire de la veille s’était répandue comme une traînée de poudre et tout le monde semblait au courant des duels qui avaient eu lieu. Certains adressèrent à Ray quelques signes de la main, auxquels il ne prêta aucune attention. C’était aussi cela qui faisait son charisme : cet air froid qu’il affichait en permanence, les expressions glacées qu’il jetait aux gens. Peu de personnes avaient droit, ne serait-ce qu’à un regard amical de sa part ou à une parole réconfortante. 

Pour cette raison, les filles le voyaient et l’adulaient comme quelqu’un de mystérieux et d’inaccessible et les garçons, eux, comme un adversaire inégalable. Pourtant, tous continuaient de vouloir s’attirer son attention ou ses faveurs. 

Ray en avait conscience, mais s’en moquait éperdument. Seule son équipe comptait, et plus encore son ambition dévorante de progresser davantage. 

En passant la grande porte battante qui s’ouvrait sur la cour, l’alchimiste heurta de plein fouet un élève de cycle Cinq, qui le repoussa sans ménagement. 

— Hey, tu ne peux pas faire attention ?

Matt dévisagea celui que Ray venait de percuter et lâcha un profond sou-pir. Il s’agissait de Jack Black, un excellent duelliste, doué en alchimie et dont le spectre n’avait plus besoin de faire ses preuves. Sa réputation le précédait largement et il avait fait de Ray son seul objectif. Leurs querelles incessantes de territoire étaient devenues récurrentes et le nerf de leurs altercations. De plus, Jack Black n’avait jamais accepté la défaite cuisante que lui avait fait subir son rival, un an auparavant, lors du célèbre tournoi annuel de duels de spectres. Leurs rapports, jusque-là tempérés, s’étaient changés en une véritable hostilité, et tous deux semblaient faire une réelle allergie en présence de l’autre. Malheureusement, Matt connaissait également le caractère flambant de Ray et savait que pour lui, les antécédents de ses adversaires n’avaient aucune importance. Comme il l’avait prévu, celui-ci fit brusquement volte-face, ses yeux verts étincelants de colère.

— C’est plutôt à toi qu’il faudrait demander ça ! explosa-t-il.

— Shepard ! Le respect, tu connais ? 

— Du respect pour toi ? Tu plaisantes. 

Ils s’affrontèrent du regard un instant, puis Jack se décala lentement pour les laisser passer, un sourire ironique aux coins des lèvres. Il avait beau faire bonne figure devant ses propres équipiers, en réalité, il n’en menait pas large. L’air étrange de Ray le mettait à chaque fois mal à l’aise et bien qu’il refusât de l’admettre, il n’arrivait pas à lui assimiler la moindre expression. Le duelliste avait quelque chose de fascinant qu’il n’arrivait pas à définir. 

— Poussez-vous, les gars. On laisse passer les gamins, lâcha-t-il finalement, avec son humour habituel. 

Matt souffla et ses yeux clairs s’attardèrent une fraction de seconde sur le visage de son ami, sachant très bien comment cela allait finir. La mâchoire crispée, Ray ravala l’insulte qui lui brûlait les lèvres et sentit son fluide percer son épiderme avec force. Sans se contenir, il se retourna brusquement vers l’élève de dernière année qu’il plaqua au mur, malgré sa grande taille.

Personne dans l’équipe de Jack n’osa s’interposer. Tous ici ne connaissaient que trop bien la violence qui pouvait s’emparer de Ray par moments et aucun d’entre eux n’avait oublié la façon dont il s’était battu à mains nues l’année précédente. Son adversaire s’était retrouvé au sol en quelques coups, rapidement terrassé et incapable de reprendre les cours pendant plusieurs jours.

Le dos collé contre le mur froid, Jack perçut un léger frisson sur ses omoplates. Le regard de Ray vrillait le sien avec exaspération. Le leader des DeathTrap s’étonnait toujours de la facilité déconcertante avec laquelle la haine arrivait à prendre possession de Ray Shepard. Elle surgissait en lui de manière si naturelle. 

— Répète ce que tu viens de dire, Black !

Ce n’était qu’un murmure, mais cela suffit pourtant à lui glacer le sang. Jack déglutit, tentant de régler la situation avec légèreté, peu certain que cela suffise à l’apaiser. 

— Je plaisantais, Ray. Ne fais pas cette tête-là. 

Ce dernier réprima un mouvement de colère et lutta quelques instants avec lui-même pour forcer son fluide à refluer doucement sous sa peau. Finalement, Jack sentit son étreinte se relâcher et le leader des UCB s’éloigna sans un mot, suivi par Matt qui respirait plus librement. Pour une fois, son ami n’avait pas cédé à sa pulsion et avait évité un nouvel affrontement. 


separateur


Adossée un peu plus loin contre les casiers muraux, Mariah n’avait rien perdu de l’échange entre les deux hommes et un sourire moqueur étira ses lèvres lorsqu’elle croisa le regard de Jack. C’était un séducteur invétéré qui craquait sur toutes les jolies filles. La plupart se prenaient au jeu, jouissant alors d’une popularité de quelques semaines, mais pas elle. Les refus farouches de la jeune élève de cycle Trois l’attiraient terriblement et le poussaient à continuer son petit manège aguicheur. 

— Mariah ! Comment ça va ? lui demanda-t-il en la rejoignant d’une démarche assurée. 

— Mieux que toi j’ai l’impression, lui répondit-elle d’un ton narquois, se détachant de son casier. 

— Shepard a vraiment un foutu caractère, fulmina Jack, tout en espérant que la jeune fille approuverait.

À l’inverse, la féline se contenta de sourire et son silence ne servit qu’à refouler le fou rire qui montait en elle. Jack l’observa avec attention, toujours aussi fasciné. Tout en elle le charmait et chaque jour davantage : ses grands yeux d’ambre dans lesquels il rêvait de se noyer, sa peau si douce, ses sourires énigmatiques, les courbes harmonieuses de son corps. Une cascade de boucles blondes croulait au creux de ses reins et plus d’une fois, il avait tenté de les frôler. Sans résultat. Elle ne le laissait jamais approcher. 

Pour lui et beaucoup d’autres, elle était l’incarnation parfaite de la beauté, à la fois sensuelle et sauvage. 

— Tu sais que tu me fais craquer, toi, murmura-t-il en se rapprochant de son visage.

— Oui, j’ai cru comprendre, approuva-t-elle sans grand intérêt. 

Elle se détourna sans lui accorder un regard de plus et disparut entre les élèves pour rejoindre sa salle de cours.

— Tu as vu le corps qu’elle a ? s’exclama Adam à ses côtés. Ses petites fesses tiendraient parfaitement dans mes paumes et son décolleté est une pure tentation !

— Un peu de respect pour elle, répliqua Jack avec froideur. Cette fille-là est différente des autres. C’est pas juste un objet ou un trophée !

— Tu aurais dû faire une carrière de poète, Jack, au lieu d’être le leader d’une bande de guignols. 

Tous les regards convergèrent alors vers Kaily, la sœur de Jack, de cinq ans sa cadette. Elle les fixait en souriant, son sac de cours en bandoulière.

— Kaily ! Je te signale que tu fais partie de cette bande de « guignols », soupira son frère.

— Je ne m’étais pas comptée dedans, répliqua-t-elle. Quant à Mariah, vous êtes tous là à parler d’elle, comme une bande de chiens affamés. Ç’en devient presque malsain. 

Jack sourit avec douceur et prit sa sœur dans ses bras, d’un geste affectueux. Il l’embrassa sur le front pour la réconforter du mieux qu’il put. Il avait conscience qu’elle était mal dans sa peau.

Elle était aussi blonde que l’avait été leur mère et avait également hérité de ses magnifiques yeux turquoise, alors que lui avait tout hérité de son père : des yeux sombres et d’épais cheveux bruns. Lorsqu’il gardait une barbe de quelques jours, la ressemblance entre eux était frappante, dérangeante. 

— Allez, va en cours, ma belle ! Je t’attendrai devant les grilles à dix-sept heures. 

La jeune fille acquiesça en silence et s’éloigna en courant. Les couloirs avaient déjà été désertés par les élèves et sa salle se trouvait à l’autre bout du bâtiment principal. Au dernier moment, elle se souvint alors que son cours avait lieu dans l’amphithéâtre et qu’il se déroulait en commun avec une classe du cycle Trois. Elle fit rapidement demi-tour et arriva complètement essoufflée à peine quelques secondes avant le professeur. Jetant un coup d’œil sur les sièges libres devant elle, elle repéra la fameuse muse de son frère, assise quelques rangs plus bas et se dirigea vers elle.

— Excuse-moi. Je peux m’asseoir ?

Sortie de ses pensées, Mariah leva ses yeux d’ambre vers Kaily et reconnue la sœur de Jack. Elle laissa son regard traîner sur les gradins presque vides et remarqua qu’il restait de nombreuses places libres. Un instant, elle eut envie de l’envoyer s’installer ailleurs, mais changea d’avis quand elle capta le regard noir que leur lançait l’intervenant du jour. 

— Si tu veux, lâcha-t-elle en haussant les épaules.

Elle était du genre solitaire et n’aimait pas être approchée de trop près. La plupart des gens avaient leurs secrets, leurs petites histoires. La sienne était différente, tragique, et elle ne voulait parler à personne. Seul Ray lui ressemblait assez pour qu’elle se confie à lui. 

— Je suis Kaily, commença la jeune fille. La…

— Je sais. La sœur de Jack, ajouta Mariah en décalant son sac de cours par terre. Le fameux leader des DeathTrap.

Une pointe d’ironie perçait dans sa voix et le visage souriant de Kaily se rembrunit. Cette phrase, elle ne la supportait plus. Personne au lycée ne la connaissait autrement que par le nom de son frère. Pour tout le monde, elle était juste la sœur de Jack Black, une fille sans intérêt particulier et à qui personne ne faisait attention. 

— Tout le monde le connait, continua-t-elle pourtant d’une voix enjouée. 

— Alors que j’ai déjà du mal à éviter le frère, voilà la sœur, souffla Mariah, ironique. 

Kaily sourit vaguement, pour la forme. Une fois encore, Mariah venait de lui renvoyer sa transparence au visage. Tout le monde se fichait royalement d’elle et ne voyait que par Jack. Et plus d’une fois, elle aurait aimé pouvoir étriper cette fille qui se tenait assise à côté d’elle.

Elle ne connaissait rien de Mariah et ne voyait en elle qu’une alchimiste plus belle qu’elle, qui lui volait l’attention de son frère et qui en plus de cela semblait s’en moquer royalement. 

— Mon frère ne t’intéresse pas, visiblement ? la questionna-t-elle, un peu amère. Il passe son temps à parler de toi. 

— Je suis réellement obligée de te répondre, là ? 

Kaily eut un léger sourire, que Mariah lui rendit par pure politesse. Elle n’avait jamais trop aimé les filles dans le genre de Kaily. Trop discrètes, fades, et dans son cas, qui s’effaçait sans cesse devant la renommée de Jack. Elle la dévisagea un moment et reprit à voix basse.

— Tu fais partie des DeathTrap toi aussi, non ? On ne te voit, pourtant, jamais te battre…

— Oui, acquiesça Kaily, heureuse de pouvoir parler un peu d’elle pour une fois. Elle sortit un cahier griffonné et illisible et ajouta : Je suis la seule fille de l’équipe d’ailleurs ! Et je fais aussi de l’alchimie avec mon frère.

Quand il a le temps, songea-t-elle en silence. 

Mariah la toisa sans un mot. Elle s’était souvent demandé comment une panthère pouvait se cacher dans un corps aussi faible et docile que celui de Kaily. Elle l’écouta sans l’interrompre une seule fois, un sourire discret aux coins des lèvres, sans penser un seul instant que la jeune fille serait si bavarde.

— Et toi, alors ? l’interrogea Kaily. Tu n’appartiens donc à aucune équipe ? Pourtant, tu es souvent avec Ray Shepard.

Mariah sourit. C’était amusant cette manie qu’avaient les gens de désigner son ami de cette façon. Pour elle, il était juste Ray. Mais pour les autres visiblement, Shepard avait une ampleur toute particulière. Comme si Ray Shepard, était devenu un titre à part entière !

— Non, aucune équipe…

Elle finit par reporter son attention sur leur professeur, signifiant à Kaily qu’elle la trouvait trop curieuse. Frustrée, la jeune fille se cala dans son siège, tout en rongeant son crayon de papier, pensive. Elle aurait voulu en savoir plus sur Mariah, mais celle-ci restait désespérément silencieuse.

Les deux heures suivantes passèrent avec une lenteur désespérante pour Kaily. Elle n’avait jamais aimé les explications sur le fonctionnement du fluide et du corps, et la façon dont leur professeur déversait son flot de paroles incessantes ne faisait que la plonger dans un ennui profond. Pour se changer les idées, elle jeta un coup d’œil à Mariah et constata qu’elle aussi avait décroché depuis longtemps. Les yeux rivés sur une feuille noircie de nombreux paragraphes, la féline traçait habilement ce que Kaily reconnut comme étant un pentacle. 

Intriguée, elle essaya de déchiffrer quelques lignes, mais sans résultat. Seul le thème du Feu revenait sans cesse. 

Quand la sonnerie retentit enfin, Mariah se leva brusquement et ramassa ses affaires, sans un regard pour Kaily. Une feuille s’échappa de son carnet et glissa sous un siège sans qu’elle ne s’en aperçoive. Elle quitta rapidement la pièce et Kaily resta quelques secondes avec le papier plié dans sa main, indécise. Elle savait qu’elle aurait dû rappeler la jeune fille, mais aucun son n’était sorti de sa bouche. Avec une certaine culpabilité et l’impression désagréable que tous les regards étaient posés sur elle, Kaily glissa la feuille dans son sac, les joues rouges de honte. 


separateur


— T’as assuré ce matin, Ray.

—  Pourquoi ça ? 

Le cours sur les symboles lui plombait l’esprit, et de toute façon, les formules alchimiques devant ses yeux, refusaient de se mettre en place. 

Putain de sommeil, songea-t-il en reposant son crayon.

— Je pensais vraiment que tu allais cogner Jack, avoua Matt qui annotait quelques termes.

— C’est pas l’envie qui me manquait, répliqua Ray sans un sourire.

Il se cala plus confortablement dans le fond de sa chaise. Durant une fraction de seconde, il avait senti son fluide s’emballer et affluer en lui. Si précipitamment d’ailleurs qu’il avait dû prendre sur lui pour ne pas se laisser gagner davantage par la colère. La fatigue accumulée des jours passés lui faisait perdre son contrôle et il savait qu’il avait véritablement les nerfs à fleur de peau. Il avait même la désagréable pensée que Jack avait eue de la chance qu’il ne cède pas à la pression qui coulait sous son épiderme. Son fluide s’était élevé si soudainement que lui-même n’avait aucune idée de la façon dont celui-ci se serait manifesté. Ni à quel degré.

Il croisa le regard bleuté de Matt qui le fixait avec insistance, cherchant sans doute dans ses reflets verts une quelconque trace d’agacement. Le sentiment de colère qui l’avait envahi était loin maintenant et il reporta son attention sur les explications portant sur les flux de fluides à leurs différentes élévations. 

Assis devant lui, Ethan ne cessait de se retourner, demandant toujours plus de détails sur son altercation avec Jack. Ray soupira. Il avait toujours vu en lui un duelliste performant, mais bien trop prompt à s’enflammer. La soudaine réponse de son équipier ne fit que confirmer son jugement :

— Franchement, à ta place, je l’aurais fait !

— J’en doute pas. Mais toi, tu es une tête brûlée, Ethan. Et on ne peut franchement pas se permettre de se mettre Jack et sa bande à dos.

— Ray, arrête, tu sais bien que cette équipe ne vaut rien. 

— Oui, approuva Ray, et ce n’est pas ça qui m’inquiète. Seulement, les perpétuelles incursions près du pont commencent à me lasser. Je n’ai pas envie d’une nouvelle confrontation. Je préfère que nous poursuivions les entraînements sereinement. 

— Je suis fatigué de m’entraîner tous les jours, protesta Ethan.

— Fatigué ? Apparemment pas assez puisque tu arrives encore à te plaindre.

Matt eut un sourire moqueur et dévisagea Ray en silence, amusé de sa remarque. Son ami avait l’air plus détendu qu’à leur arrivée. 

— Et pour cette nuit, il y a d’autres duels de prévus ? s’informa Ethan après un moment de silence.

— Oui, avec Bruce, répondit Ray pour couper court. Je vous laisse vous en charger. 

— Tu ne te bats pas ce soir ? lui demanda Matt, de plus en plus surpris par l’attitude de son leader. 

— Non, je vous laisse faire. J’ai besoin de voir de quoi vous êtes capables. Le tournoi annuel approche…

Ils se turent lorsque l’instructeur passa entre les rangs à la fin de l’heure et Ray lui tendit une feuille vierge, sans ciller. Entre la théorie sur papier à l’Institut et la pratique dans la rue, il y avait un monde, et Ray préférait de loin approfondir la seconde méthode. L’homme ne fit aucun commentaire. Ils quittèrent la pièce et s’engouffrèrent dans le hall, sans plus évoquer Jack et son équipe de la journée. 

À dix-sept heures, Ray sortit du bâtiment suivi d’Ethan et de Matt. Ils descendirent l’imposant escalier qui donnait sur le boulevard, leurs sacs sur l’épaule. Au bas des marches, le reste de l’équipe les attendait et ils discutèrent un moment. Mariah les rejoignit quelques instants plus tard, soucieuse.

— Salut, Mariah ! Comment ça va, beauté ?

Autant venant de Jack, la féline détestait ce genre de petit nom, autant venant d’un membre des UCB, elle savait que c’était simplement affectueux et sans arrière-pensée. 

— Pas trop bien, soupira la jeune fille en jouant nerveusement avec l’une de ses boucles blondes.

— Un problème ? lui demanda Matt. 

Il appréciait beaucoup l’adolescente, la considérait un peu comme sa petite sœur. 

— Oui. J’ai perdu une feuille de notes importante. 

— Une feuille de cours ?

— Non, murmura la jeune fille, en évitant le regard que Ray venait de poser sur elle. 

— Mariah, t’es sérieuse ? Je t’ai déjà dit de ne pas faire ça au lycée. On ne sait jamais entre quelles mains ça peut tomber, pesta Ray en comprenant de quel genre de feuille il s’agissait. 

Sa voix dure la fit à peine frémir. Elle leva les yeux vers lui, désolée, et réussit à lui arracher un sourire. Sourire qui n’échappa pas à Sloane, amère. 

— Vu ton niveau d’alchimie, je doute que cela ait beaucoup de conséquences, minauda cette dernière. 

Le sang de Mariah ne fit qu’un tour, mais un regard de Ray la stoppa immédiatement. Outrée, elle ravala son orgueil et quitta le petit groupe, bousculant Sloane au passage, qui ne comptait pas en finir comme ça. Au milieu de la foule des élèves qui traversaient l’allée son murmure était parfaitement inaudible et elle croisa les doigts, prête à former un sceau alchimique. Au moment où elle projeta son index en avant, Ray l’attrapa d’un geste sec par le bras pour l’entraîner plus loin. 

— Mais qu’est-ce qui te prend, Sloane ? On n’utilise jamais l’alchimie de cette façon ! Tu comptais faire quoi ? La blesser ?

Intérieurement, il commençait à croire que Matt avait raison ; le lien plus fort qu’il avait avec Mariah semblait rendre Sloane folle de jalousie.

— Je suis désolée, Ray. Mais c’est juste que parfois, je ne peux pas la supporter. Je voulais simplement la bousculer un peu. 

— Je ne te conseille de retenter une telle expérience ! Mariah est mon amie, ajouta-t-il en pesant bien ses mots. Et à ta place, je me tiendrais sur mes gardes. 

Comme il s’y était attendu, les yeux de la jeune fille se teintèrent d’un éclat métallique durant quelques secondes avant de retrouver leur couleur habituelle. 

— Parce que tu crois qu’une gamine comme elle m’impressionne ? cracha-t-elle. 

Ray allait répliquer lorsqu’il croisa un regard turquoise qui fit subtilement accélérer les battements de son cœur. Une brusque chaleur l’envahit tandis que son fluide s’affolait. Il reconnut alors la jeune sœur de Jack Black qui le fixait avec tant d’insistance. Troublé, il relâcha le poignet de Sloane et soupira.

— Fais en sorte que ça ne se reproduise plus, finit-il par lui dire. 

De là où elle se trouvait, Kaily pouvait voir les regards qu’ils échangeaient et une pointe de jalousie lui pinça le cœur. Elle était totalement inexistante aux yeux de Ray. 

Elle détourna finalement son attention quand Sloane s’éloigna et supporta son expression hautaine lorsque celle-ci passa à sa hauteur. Assise sur l’un des bancs qui longeait la bâtisse de pierre, elle attendait Jack avec impatience, pressée de rentrer chez eux.

Elle fixa encore Ray quelques secondes puis courut vers son frère qui lui passait devant sans s’arrêter. 

— On devait partir ensemble, Jack, fulmina-t-elle en le rattrapant.

— Tu semblais tellement absorbée par Shepard que j’ai préféré ne pas t’appeler.

— Hein... Absorbée par Ray ? N’importe quoi !

— Si tu le dis ! Franchement, je ne te vois pas avec lui. Je pense qu’il aime un autre genre de fille. Mais tu sais, ce n’est pas interdit de rêver.

— Et dans ce domaine, tu es un pro, répliqua Kaily dans une remarque cinglante qui faisait référence à Mariah.


chapitre


Kaily marcha derrière son frère en silence durant tout le trajet, cons-ciente qu’elle l’avait blessé par sa remarque. Depuis la désertion de leur père quelques années plus tôt, il avait endossé sans broncher le rôle du protecteur, de l’adulte. Il subvenait à leurs besoins, payait ses études, lui donnait de l’argent de poche sur ce qu’il gagnait lors des duels. Quant à leur mère, elle était décédée près de dix ans plus tôt et cette chaleur réconfortante manquait cruellement à la jeune fille. 

Une fois arrivée chez eux, elle monta directement dans sa chambre et se laissa tomber sur son lit. Parfois, Jack l’agaçait à toujours la comparer à Mariah ou aux autres filles en général et même s’il ne le faisait pas intentionnellement, elle le supportait de moins en moins. 

Elle s’allongea sur le ventre et glissa sa main sous son lit. Par terre, cachée contre le mur, était dissimulée une petite boîte en bois recouverte d’une traînée d’étoiles dorées. Kaily y rangeait ses trésors et elle la posa devant elle, fébrile. Elle fouilla dedans quelques instants, ses yeux s’attardant sur un petit collier en or qui avait appartenu à sa mère. Mais aujourd’hui, ce n’était pas cela qu’elle voulait voir. Elle fouilla entre les cailloux colorés et les souvenirs de son enfance. Au fond, sous plusieurs petits papiers pliés relatant de navrants mots d’amour, elle sortit une photo dont les coins étaient cornés. 

Dans un soupir blasé, elle fixa l’image un moment puis finit par sourire. Ce cliché était sa fierté, peut-être même la chose à laquelle elle tenait le plus, après le collier de sa mère bien sûr.