Pour David, qui m’accompagne depuis l’adolescence.
« N’espère rien de l’homme
s’il travaille pour sa propre vie
et non pour son éternité. »
Antoine de Saint-Exupéry
Andrès observait Angel, son frère aîné. Assis sur le seuil de la maison et appuyé au mur chaulé, celui-ci affûtait sa faux. Le toit formait une mince avancée et son ombre préservait du fort soleil la tête bouclée du jeune homme, qu’il avait omis de protéger avec le chapeau de paille à larges bords, indispensable, l’été, dans les collines.
Étalé près de lui, le chien Tito sortait de sa gueule, en plus d’une succession de halètements saccadés, une langue interminable, et rose comme du jambon cuit.
— Pablito devrait bien t’aider ! remarqua vivement Andrès.
Angel eut un sourire taquin.
— Eh oui ! Mais Dieu seul sait où ce coureur de jupons est allé traîner.
Andrès hocha la tête. De ses deux frères, il y en avait toujours un qui disparaissait au moment où on avait besoin de lui, mais, vrai, ils ne le faisaient pas toujours exprès. Angel oubliait l’heure quand il rôdait du côté de chez Christina, la fille qu’il aimait dangereusement, ou quand il s’attardait avec les garçons des villages voisins pour parler des événements, comme disait Abuelo, leur grand-père. Pablito, lui, perdait la tête et le nord chaque fois qu’il pistait les filles, assez souvent avec succès, sauf Élisa.
Élisa avait dix-sept ans, l’âge de Pablito. Elle était l’aînée de six filles. Le père n’avait jamais pu se faire à l’idée d’être affligé de cette abondante progéniture femelle, et il se lamentait ouvertement : « Un paysan sans fils est une espèce de manchot ! » déclarait-il à tout venant, et même au padre, prenant Dieu à témoin de sa disgrâce et l’en accusant même un peu. Pourtant, songeait Andrès, le bonhomme aurait dû être rudement fier de son Élisa. Elle travaillait dur, sans se plaindre jamais, elle s’occupait des plus jeunes de la maisonnée, se chargeait de la basse-cour et des cochons, et de surcroît aidait encore le père insatisfait aux travaux des champs. Ce qui n’empêchait pas cette vaillante d’être aussi une des plus jolies, des plus fines adolescentes du village. La plus réservée, aussi. Elle ne souriait pas aux plaisanteries des garçons et faisait la sourde oreille à leurs invites.
La maison de ses parents était construite un peu de guingois sur la rive droite du ruisseau et à quelques pas du gué. C’était pratique les jours de lessive et pour puiser l’eau potable à la fontaine de la place, cette corvée nécessitant plus de dix allées et venues entre le lever et le coucher du soleil. Bien entendu, Pablito savait à quel moment il pouvait rencontrer Élisa, comme par inadvertance, et le vaurien quittait ses champs ou la maison à tout propos, inventant des prétextes, alors qu’on ne lui demandait rien. C’était un besoin naturel à soulager expressément, ou bien il n’avait pas songé à rentrer — ou à sortir — le mulet, ou bien encore il avait oublié son couteau sur quelque muret de pierres sèches sur lequel il s’était assis pour casser la croûte. Et le luron s’éclipsait pour aller débiter à la pauvre Élisa des chapelets de galanteries, et aussi de grosses bêtises, ainsi qu’il le faisait pour toute fille pas trop laide.
Mais celle-ci lui plaisait vraiment.
Mais celle-ci restait insensible.
Ça ne marchait pas, avec Élisa !
« Élisa m’aurait bien plu, à moi aussi, se dit Andrès riant tout seul. Mais voilà, elle est trop vieille ! Et puis, il y a Maria ! ». Le gamin se retourna. Leur grand-père l’appelait, du seuil de la maison. Andrès s’approcha et le vieillard prit la main de l’enfant, ce qu’il ne faisait plus très souvent : le niño devenait bougrement grand, il poussait tout en hauteur, depuis quelques mois.
— Tu m’accompagnes, Andrès ?
— Bien sûr !
Lentement, ils commencèrent à descendre la ruelle pavée, chauffée à blanc comme un four.
— Prends garde, Abuelo, cria Angel, toujours assis, qui passait prudemment l’index sur le tranchant de la faux qu’il voulait aiguiser. Avec ce soleil, tu risques de prendre mal.
— Mais j’ai mon chapeau, et le petit aussi. Mais toi, mon garçon, tu ferais bien de te coiffer du tien, sinon tu vas rôtir tout vif, contre ce mur blanc.
Andrès regardait le vieil homme. Il ne connaissait pas son âge et il préférait l’ignorer. Autrement, il se serait inquiété. L’âme qui habite notre enveloppe charnelle et périssable est éternelle, le padre l’avait affirmé. Mais il n’en était pas de même pour cette enveloppe, ce corps pourtant si précieux, jugeait l’enfant.
— Où va-t-on, Abuelo ?
— Au grand champ. Je veux voir le blé. Je veux le tâter. On décidera alors quand se fera la moisson.
— Abuelo, tu sais qu’aujourd’hui mon cousin Enrique s’en va ?
— Je n’ai pas oublié, petit. Ne t’inquiète pas ! Nous serons revenus à temps pour les adieux.
Andrès n’enviait pas Enrique. L’enfant n’avait jamais souhaité avoir d’autre horizon que celui qui bornait leur village : les montagnes dans le lointain, et, plus proches, leurs collines, des bosses à raser, vitupérait don Luis qui voulait pratiquer l’agriculture sur une vaste échelle. Ces collines étaient pour Abuelo des mamelles nourricières, dispensant la vie aux enfants du pays qui y tétaient et nichaient dans leur creux chaud.
Par temps très clair, comme ce jour-là, on voyait les formes déchiquetées de la Sierra. Plus loin existaient des villes, Madrid, la capitale, et aussi Salamanque, à une cinquantaine de kilomètres. Abuelo disait qu’en ce moment il ne faisait pas bon vivre dans les villes, et pas seulement à cause de la chaleur qui devait y être insupportable, mais parce qu’il s’y passait des choses, ces choses qui suscitaient depuis un an l’intérêt passionné d’Angel ainsi que de tous les hommes et les jeunes gens qu’Andrès connaissait. C’était lié au sort de l’Espagne, de la république menacée, mais quand l’enfant intrigué interrogeait son grand-père, celui-ci éludait. L’enfance est si courte, déjà le temps des jeux s’achevait. Le vieil homme voulait préserver pour son petit-fils les jours qui lui restaient de ces vertes années.
Mais là-bas, au cœur du pays, c’était la tempête, Andrès le devinait confusément. Çà et là, en écoutant surtout les femmes, il glanait des bribes d’informations. Deux vagues gigantesques s’étaient levées au-dessus de l’Espagne et se heurtaient l’une à l’autre avec fracas. Était-il possible que leur écume sauvage atteignît les campagnes perdues au pied des sierras ? Quand le padre prononçait le nom d’une certaine ville, dans les monts de Cantabrique : Guernica ! Ses yeux s’emplissaient de larmes. Abuelo traçait pieusement sur son corps le signe de la croix.
Guernica y Luno en Biscaye.
Guernica : la mort rouge venue du ciel, le lundi 26 avril 1937.
Le massacre des innocents.
* * *
Malgré son âge avancé, leur Abuelo était toujours droit comme un peuplier. Il était grand, mais Andrès lui arrivait déjà à l’épaule. L’année d’avant, c’était au cœur, et l’année qui précédait, seulement à la taille. Cela signifiait que dans une autre année, ma foi, il l’aurait dépassé.
La rue plongeait vers la place, après avoir traversé le village d’Escurial de la Sierra, qui ressemblait, ce jour-là, à une vaste basse-cour, Andrès en fit à part soi la remarque. Quantité d’animaux domestiques, à poils et à plumes, gambadaient en liberté, braillant, aboyant, meuglant, caquetant et gloussant, et ce joyeux remue-ménage amusa l’enfant un moment.
Abuelo plongea sa main libre dans la poche unique de ses braies démodées et en retira une poignée de figues séchées. Il en tendit à Andrès qui les appréciait à l’égal d’une friandise. Le grand champ était exposé au sud, de l’autre côté du ruisseau. On l’emblavait, parce qu’il était plus étendu, et surtout plus accessible que ceux des collines, ensemencés depuis peu en maïs. Le blé était haut et serré, coquelicots et bleuets en coloriaient irrégulièrement la trame jaune. C’était, sous le ciel bleu, un bien joli tableau, qu’Andrès aurait volontiers reproduit. Il aimait dessiner et jouer avec les couleurs. Hélas, le papier était rare et les crayons trop chers. Il fallait les faire durer aussi longtemps que possible.
Abuelo s’avança, coupa une tige, en écrasa l’épi entre ses doigts fébriles.
— Encore quelques jours de beau temps et nous pourrons commencer.
Il se tourna vers Andrès, resté à distance respectueuse du champ prometteur.
— Approche donc, petit.
Andrès s’exécuta. Il suçait sa dernière figue pour en prolonger le goût.
— Tiens, dit encore Abuelo. Touche un peu ça !
Il mit une dizaine de grains durs sur la paume moite d’Andrès. L’enfant les regarda avec gravité.
— Sûr, ils sont beaux !
Ils remontèrent vers le village en longeant lentement les champs ; ainsi, ils aboutiraient à la pâture maigre où l’on avait lâché les bœufs. Peu à peu, les hommes sortaient des granges. Affalés dans le foin, ils avaient attendu que passe le plus gros de la chaleur. Sur le rebord des petites fenêtres, les chats en léthargie étalaient des corps aussi mous que des bouts de chiffon. Ces fenêtres étaient tournées vers la campagne, laquelle se hissait par degrés jusqu’au faîte du village, et parallèlement à lui.
Ils passèrent sous une clôture lâche, et Abuelo fit craquer ses os en se redressant. La clôture délimitait la pâture fauchée où les bœufs, avec patience, cherchaient à se nourrir. Le vieil homme les examina.
— Il faudra bientôt les ferrer ! remarqua-t-il, hochant la tête.
D’ici, en traversant le bout d’herbage, ils pouvaient aisément rejoindre leur maison, mais ils poursuivirent sans se presser, car la pente roidissait brusquement et vous coupait le souffle, si vous cherchiez à monter plus vite qu’elle. Enfin, ils débouchèrent en haut sur un replat aride, où se tassait la dernière — ou la première — des maisons du village, selon qu’on y venait de l’ouest ou de l’est. C’était celle de Sérafina, la sœur de la mère défunte d’Andrès et de ses frères. Sérafina était veuve et trimait durement pour arracher sa subsistance aux terres qu’elle voulait conserver pour ses deux garçons, Enrique et Jorge, leurs cousins. Et voilà que l’aîné de dix-huit ans, partait pour la France où, croyait-il, la vie était plus facile et le travail, en ville, pas trop pénible. Dans la vallée du Rhône, à Chasse, vivait déjà toute une petite colonie d’Espagnols embauchés par les Hauts Fourneaux. Il ne partait donc pas à l’aventure. Et puis, disait Enrique, c’était aussi une manière de fuir les événements désagréables, en Espagne. Demain, il ne resterait à Sérafina que Jorge, son cadet. Celui-ci avait seulement treize ans, comme Andrès.
Le garçon était justement assis sur la pierre plate formant le seuil. Plus petit, plus frêle qu’Andrès, c’était un enfant plaisant et gentil, mais anormalement tranquille. Peut-être qu’il n’avait pas trop d’idées à démêler dans sa tête, alors qu’Andrès en comptait à revendre et qu’il aurait voulu sans cesse amorcer d’interminables conversations sur tous les sujets. Quand il essayait avec Jorge, le garçon bâillait ou s’endormait, tout bonnement.
Jorge se leva avec mollesse pour saluer son grand-oncle. L’enfant était mal peigné et mal débarbouillé. Son pantalon coupé à hauteur des genoux tenait avec l’aide d’une seule bretelle. Sa mère avait eu fort à faire ces derniers jours, avec le bagage d’Enrique, à préparer. Aussi elle l’avait un peu négligé.
— Ta mère et ton frère sont-ils là ? demanda Abuelo.
— Si, dit Jorge, et il glissa de nouveau au ras du sol, saisissant l’écorce d’un quartier de melon posée dans l’encoignure de la porte.
L’intérieur de la maison était sombre, et Andrès frotta ses yeux encore pleins de la grande lumière du dehors. Enfin, progressivement, les contours des objets se précisèrent. La tante avait fait le ménage et tiré la table contre le mur. Le sol de terre battue était très propre, on n’y voyait même pas une plume de poulet, un duvet. Le chaudron pendait au-dessus du feu qui avait été tisonné et qui ronronnait comme un chat. Abuelo referma la porte. Elle avait été coupée par le milieu, comme toutes celles des maisons du pueblo, pour que n’entrent pas les volailles et autres animaux vagabondant un peu partout, tandis que l’autre moitié restait ouverte.
Dehors, Jorge suçait son écorce. En haut dans la soupente, on entendait des pas ; les traverses vibraient, les planches craquaient.
— Eh ! Sérafina ! appela Abuelo. Montre-toi, femme !
Ce fut Enrique qui parut sur les premiers degrés de l’échelle reliant l’étage au rez-de-chaussée. Au risque de tomber en avant, le garçon portait à plein bras une malle rafistolée et fermée par des cordes qui avaient servi à lier les bœufs d’Abuelo.
Puis Sérafina se montra.
Toute en noir — et cela, jusqu’à sa mort — la femme avait noué un fichu, noir aussi, sur sa capeline de paille délavée et rongée par la pluie et le soleil.
— Enrique est prêt, dit-elle.
Ils sortirent tous de la maison, avec la malle. Bousculé sur son seuil, Jorge grogna un peu, mais ne bougea pas pour autant. Les jupes de Sérafina bruissaient et, en percevant le rude et familier frou-frou, les poules se précipitèrent, croyant l’heure du repas arrivée. La tante les chassa avec des tchi tchi indignés et de grands gestes brusques. Alors, la volaille s’égailla en caquetant éperdument.
Enrique avait l’air d’un premier communiant dans le costume étriqué que Sérafina lui avait retaillé dans les meilleures nippes du père. Il arborait une chemise blanche achetée au bazar du pueblo voisin, il n’y avait aucune boutique à Escurial. Cette chemise était atrocement démodée, mais Andrès la trouva très chic. Un reflet de soleil jouait sur les cheveux pommadés d’Enrique.
— Alors comme ça c’est le départ ! dit Abuelo en touchant affectueusement l’épaule du garçon.
— Eh oui ! Cette fois, ça y est, j’ai eu mes papiers.
— Par les temps qui courent, on peut dire que tu es chanceux !
— C’est un copain de Papa, chuchota Enrique. Il vit à Salamanque et il a des amis haut placés. Il a bien voulu m’aider.
Andrès ouvrit les doigts et les grains de blé qu’il tenait encore, glissèrent, moites de la chaleur de ses mains. Andrès savait qu’Abuelo n’approuvait pas cet exil, ni la façon dont Enrique avait obtenu ses papiers, mais il savait aussi que le vieillard, trop soucieux de respecter les opinions d’autrui, fussent-elles celles d’un adolescent, ne le déclarerait jamais ouvertement à Enrique, et pas même à Sérafina.
— J’aimerais dire au revoir à Pablito ! marmotta Enrique en tripotant le bouton qui fermait le col de sa chemise.
Andrès se retourna et sonda la ruelle inclinée, luisante de soleil.
— Justement, le voilà qui arrive !
Écarlate, cheveux au vent, Pablito grimpait la côte à toutes jambes. Ce luron, si gai d’habitude, toujours à siffler comme un merle, à chanter, à ne rien prendre au sérieux — à part sa chasse aux filles — était ce jour-là bien morose. En perdant son cousin, il perdait également son meilleur copain.
Enrique et Pablito s’embrassèrent, l’un et l’autre malheureux, et rageant de ne pas pouvoir le cacher.
— Pourquoi tu ne me rejoindrais pas en France ? suggéra Enrique. Le temps d’obtenir tes papiers…
Andrès vit Abuelo se raidir imperceptiblement et enfoncer d’un geste sec son grand chapeau sur sa toison toujours épaisse, aujourd’hui blanche comme neige.
— Non, dit Pablo, lentement. Cette façon d’obtenir les papiers ne me plaît pas. Et puis j’aime bien trop le pays pour partir et je ne vois pas ce que j’irais faire en France.
Andrès fut soulagé à cause d’Abuelo dont il avait senti la crainte. Enrique soupira.
— Je sais, Pablito, toi et moi, on n’a pas les mêmes idées sur la vie. Leur connerie de politique, moi, tu sais… Je disais cela pour ton bien. J’ai eu du mal pour ces foutus papiers qui m’autorisent à passer la frontière. Je peux te dire qu’il y en a qui vont franchir les Pyrénées en clandestins, dans les mois qui viennent. Cela ne sera pas facile pour eux. Ça va chauffer par ici, bientôt, personne ne peut ignorer ou faire semblant. En France, tu serais à l’abri.
Le bouton qu’il tripotait lui resta soudain dans la main et il le regarda d’un air navré. Sérafina s’approcha.
— Oh ! Juste maintenant ! Qui va donc prendre soin de tes affaires, en France, et recoudre tous les boutons que tu sèmes !
— Je me dénicherai une bonne amie, mamá
— Mais oui, c’est ça !
Elle retourna la bavette de son tablier, y prit une aiguille fichée là en permanence et tira du fil dans sa poche. Enrique tendit le cou.
— Bueno… Un jour, si le cœur t’en dit, Pablito… Si tu te sens triste…
— Triste de rester au pays ? Ah non ! C’est toi qui vas déprimer, loin de chez nous. Je parie que tu rentreras dare-dare. Comme si on pouvait vivre ailleurs !
Cela, Andrès le pensait aussi. Du regard, il sonda la ruelle.
— Eh ! Voilà Angel. Et des amis. Plein d’amis !
Angel qu’il aimait tant, Angel beau comme une de ces créatures célestes dont le nom lui servait de prénom, Angel à la fois doux et fort, arrivait pour embrasser le cousin. Et d’autres montaient derrière lui, jeunes gens, enfants, hommes et femmes. Bientôt Enrique fut entouré, palpé, étreint, baisé, étouffé. Il suait dans son costume et Andrès sourit, content de n’avoir sur le dos que sa culotte et sa chemise ouverte. Cependant les villageois affluaient toujours et le cercle dont Enrique était le centre s’agrandissait. On lui glissait une piécette pour le voyage, on le plaignait, on l’encourageait, on le critiquait même un peu : tout le monde n’avait pas les scrupules d’Abuelo !
Puis vint le padre Juan.
* * *
Hommes et femmes s’écartèrent avec respect. Le padre était dans la force de l’âge et sa forte personnalité, alliée à sa prestance physique, en imposait. Au village, tous l’admiraient. Andrès le comparait à un torrent fougueux né de ces montagnes qu’Enrique allait franchir : il bouillonnait sans cesse, de charité, d’idées idéalistes, de projets et d’amour pour ses ouailles et pour leur beau pays d’Espagne.
— Sois un honnête homme, Enrique ! recommanda le curé en broyant les mains du cousin. Envoie de tes nouvelles et reviens nous voir de temps en temps, quand la tempête sera calmée.
— Si, Padre !
Son regard cherchait l’horizon, au-delà des collines ruisselantes de lumière. On le sentait déjà parti, très loin du pueblo, détaché de leur petite communauté, remarqua l’enfant, et il en voulut à son cousin. Comment pouvait-on, le cœur léger, quitter la terre qui vous a vu naître, quitter aussi une maman et un frère, et des cousins et des amis ?
— Enrique, je vais prendre Lindo, mon mulet, et toi le tien, décida Pablito. Je t’accompagnerai, cousin, nous ferons une dernière fois le chemin jusqu’à Salamanca, ensemble.
— Et qui ramènera notre mulet ? bougonna Sérafina, la tante.
— Moi, bien sûr, tia. Je l’attacherai derrière Lindo.
Pablito se tourna vers son jeune frère.
— Sois gentil, Andrès, conduis Lindo jusqu’ici.
Quand Andrès revint, tirant le mulet qu’il avait recouvert d’une couverture bariolée, le padre Juan était parti et les villageois s’étaient dispersés afin de laisser la mère et le fils en tête-à-tête. Abuelo et Pablito s’étaient écartés discrètement, et, appuyés au mur, à l’angle de la maison, ils feignaient de s’absorber dans la contemplation des collines. Angel avait disparu. Jorge était toujours vautré sur son seuil, raclant l’écorce de melon qui en devenait transparente. Enrique — c’était évident — aurait reçu de bon gré quelque parole douce et un de ces baisers maternels qui ennoblissent les départs. Mais la tante ne se souciait pas de mignoter un fils qui les abandonnait, en quelque sorte. Avec détachement, elle allait et venait devant la maison, conspuant les poules revenues quémander, insultant le chien qui, du museau, essayait de forcer la porte. Elle agissait, se dit Andrès consterné, comme si Enrique partait seulement pour une semaine et non pour des années : qui sait, peut-être pour la vie entière. L’enfant n’avait pas encore appris à lire derrière les visages.
Enrique plaça la malle sur son mulet dûment bâté, et l’y fixer ne fut pas une mince affaire. Puis, on attacha l’animal à Lindo, que les deux garçons enfourchèrent. L’un propre et compassé dans ses vêtements des grandes occasions, l’autre quasiment en guenilles et noir comme un charbonnier, ils formaient un plaisant contraste et Andrès regretta encore de n’avoir dans sa poche ni papier ni crayon : cela lui aurait plu de croquer l’amusant tableau.
Les mulets étaient dans un bon jour, et ils décidèrent d’obéir sans barguigner aux injonctions de Pablito. Ils s’engagèrent dans la ruelle qui sonna sous leurs sabots. Sérafina, Andrès et Abuelo suivirent. Jorge n’avait pas bronché. Andrès l’appela : l’enfant sursauta, bâilla, s’étira et, sans se presser, rejoignit son cousin. La petite procession traversa le village, franchit la place, passa le gué. Sur la rive droite du ruisseau, d’ultimes adieux furent échangés et les deux mulets s’éloignèrent dans le chemin pierreux, emportant malle et cavaliers.
Sérafina franchit de nouveau le gué, s’arrêta, agita le bras, puis, faisant volte face, elle marcha très droite entre Abuelo et Andrès, Jorge musardant derrière. Elle marcha sans se retourner, pareille à elle-même, l’œil sec, et, encore une fois, son comportement étonna Andrès. Il n’avait pas connu sa mère et avait envié souvent Jorge et Enrique d’avoir encore la leur, et aujourd’hui, il était déçu. Le départ de son enfant pouvait donc affecter aussi peu une femme ? À l’entrée de la ruelle, il tourna lentement la tête et scruta la campagne poudreuse. Les deux mulets, les deux garçons, ne formaient plus qu’un seul point noir se mouvant au cœur d’un nuage de poussière ocre.
— Je collectionnerai les timbres de France, dit Jorge qui se réveillait enfin.
Abuelo respirait fort. Il était fatigué, aussi Andrès avec soulagement vit approcher leur maison. Le vieil homme prit dans ses mains celles de Sérafina, maigres et nerveuses. La femme se dégagea.
— Te voilà seule à présent, murmura le vieillard d’une voix adoucie par la compassion. Avec juste un enfant pour cultiver ton bien !
Sérafina souleva ses épaules osseuses.
— C’est le destin. Qu’y faire ? Mon époux est mort, mon aîné s’en va ! Ce n’est pas pour cela que la vie s’arrête.
Elle désigna son second fils, tout fluet dans le pantalon décousu qui l’habillait bien mal.
— Celui-ci grandira bien un jour ou l’autre.
— Nous t’aiderons, promit Abuelo. Pour les moissons, les labours, les semailles. Cela va de soi. Tu n’as pas à t’inquiéter, femme.
— Je sais que la famille et les amis ne me laisseront pas dans l’embarras, et j’en remercie Dieu, dit-elle en esquissant tout de même un sourire.
Elle salua Abuelo et remonta d’un pas tranquille jusque chez elle.
Suivi par les enfants, Abuelo se dirigea vers l’étable et vérifia les jougs des bœufs, puis il gagna la remise afin de préparer le chariot pour les moissons, qu’on appelait tout simplement : el trigo.
— M’en vais, bâilla Jorge.
Andrès s’assura que son grand-père n’avait plus besoin de lui et courut derrière le cousin. Il aurait voulu jouer ou parler de ses lectures — le curé lui prêtait des ouvrages — ou simplement, discuter du départ d’Enrique, qui l’avait troublé sans le peiner vraiment. Néanmoins il le ressentait comme une atteinte à l’intégrité de leur famille.
— Est-ce que tu veux jouer avec moi ? demanda-t-il à Jorge. Ce n’est pas si souvent qu’on a le temps.
— Moi j’ai toujours le temps. Mais jouer à quoi ?
— À ce que tu veux !
— J’ai envie de rien.
Pensif et intrigué, Andrès regarda son cousin. Peut-être avait-il de la peine ? La seule façon de le savoir était de le lui demander.
— Tu as du chagrin, Jorge ?
— Du chagrin ?
— Oui. À cause du départ de ton frère ?
Le garçon haussa les épaules et les sourcils d’un air surpris. Andrès n’insista pas. Curieux ! Avec son air lointain ou absent, toujours dans la lune ou perdu dans des rêveries inconsistantes, ne se mêlant que rarement aux autres enfants, il avait trouvé moyen, pourtant, d’attirer et de retenir l’attention de Maria Monza, la plus jolie, la plus intelligente des filles de leur âge. Et la mignonne, patiemment, cherchait à arracher Jorge à son inertie, sans résultat.
Jorge se moquait bien de Maria ! Andrès enrageait, lui qui aurait tout donné pour un regard d’elle. Les deux enfants rôdèrent un moment en silence, puis Jorge trouva au bout du potager un coin de mur creux, et il s’y lova, sans souci des hôtes indésirables que les vieilles pierres pouvaient abriter. Des coccinelles tachaient les herbes folles. Jorge en cueillit deux et les plaça sur sa main gauche. Un sourire béat aux lèvres, il les contemplait. Cela menaçait de durer des heures : les coccinelles se trouvaient bien sur la main de Jorge et n’en bougeaient pas. Aussi, Andrès prit le parti de s’éloigner. À cloche-pied, il fit le tour de la maison et, quand il parvint derrière, fier de n’avoir pas reposé une seule fois le pied-à-terre, il s’arrêta, étonné, et même un peu effrayé.
Du côté de l’étable, venait un drôle de bruit. Il regarda. Devant la porte béante, entre les bras de la brouette emplie de fumier, où la fourche était piquée jusqu’à la moitié du manche, tante Sérafina pleurait à gros sanglots, cachant son visage de son tablier relevé.
Andrès tressaillit. Alors, il s’était donc trompé en jugeant son cœur froid ? Sans bruit, le gamin se sauva. La tante n’aurait pas aimé qu’on la découvrît en flagrant délit de chagrin.
* * *
— Andrès !
— Oui, j’arrive, Abuelo.
Andrès sortit de sa chambre. Attenante à la salle commune, c’était une pièce minuscule pourvue seulement d’une lucarne, où parfois une étoile en passant lui faisait un clin d’œil.
Consciencieusement, le garçon promena ses doigts écartés dans sa chevelure, qu’une nuit agitée sur la paillasse bourrée de fanes de maïs avait hérissée autant que celle du balai tenu présentement par Abuelo, un balai de genêts séchés coupés sur les collines à la fin du printemps, au-delà des maigres pâtures.
Abuelo tendit le balai à Andrès.
— As-tu bien dormi, mon enfant ?
À quoi bon inquiéter son grand-père en lui racontant qu’il avait été visité par d’abominables visions, des cauchemars monstrueux.
— Très bien, Abuelo. Et toi ?
Le vieil homme ne répondit pas, il eut un sourire un peu vague, qui signifiait : « Oh, à mon âge ! ». Le balai dans les mains comme une arme, Andrès, soucieux, regardait son aïeul. Ce n’était pas l’âge qui troublait les nuits d’Abuelo, mais les événements graves qui se passaient dans le pays et auxquelles Angel s’intéressait passionnément.
— Fais un peu de ménage, mon petit, ensuite tu viendras déjeuner.
Parce qu’il avait faim, Andrès balaya la salle à toute allure, et la poussière, docilement, prit le chemin de la porte, ouverte en grand sur un beau soleil.
— Ça va faire mûrir les blés, hein, Abuelo ?
— Dans les champs moins bien exposés, sans aucun doute, répliqua le vieil homme qui réchauffait une casserolée de lait de chèvre sur les braises de l’âtre. Parce que, du côté Sud, on débute aujourd’hui la moisson, le savais-tu ?
Abuelo tira du coffre une miche de pain. Alors, seulement, Andrès s’avisa que la maison était anormalement silencieuse.
— Où est Pablito ? s’étonna-t-il.
— À cette heure, ton frère doit commencer à couper le blé dans le champ de Sérafina. Mais avant, il a dû conduire les bœufs au forgeron pour qu’il vérifie leurs fers. Ces braves bêtes devront travailler dur.
Andrès reposa le balai dans l’angle de la cheminée. Il prit deux bols sur l’étagère et les posa sur la table. Aucune femme ne régnait dans la demeure de son grand-père et le vieillard tenait à ce que son logis fut toujours bien tenu. Pour les vêtements et la netteté corporelle, c’était une autre affaire. Les garçons — tout au moins Pablito et Andrès — oubliaient souvent de se laver, en dépit des remontrances d’Abuelo. La tante s’occupait du linge, mais trois jeunes gens pleins de vie, ça use, et les habits se déchiraient plus vite qu’elle ne ravaudait.
— Abuelo… Où est Angel ?
Le vieillard s’assit lourdement sur le banc, devant la table. Il avait les yeux très vifs encore, d’un bleu si intense qu’il en paraissait insolite, et Andrès aimait plonger son regard dans cet azur serein. En ce moment, les yeux de son Abuelo étaient tristes.
— Angel est en ville, je crois.
Andrès pensa au fusil neuf, qu’il avait découvert près de la paillasse d’Angel, la veille, en furetant. Devait-il en parler ? Il décida que non.
— Abuelo ? C’est quoi, la vie, exactement ?
— Petit… La vie c’est comme une nuée. On avance en aveugle, et on voudrait savoir. La fuite de la vie démasque la lumière. Tous les êtres vivants ont besoin de lumière. Hélas, certains vont vers l’obscurité. Mange, à présent ! recommanda-t-il en versant le lait chaud dans le bol.
— Et toi, Abuelo, tu ne te sers pas ?
Le vieillard rompit le pain si difficile à entamer au couteau.
— Pendant que tu dormais si bien, j’ai déjeuné de fromage et de jambon cru. Mange donc, mon enfant.
Andrès ne se fit pas prier davantage et bourra de pain l’intérieur de son bol, un pain si dur qu’il ne pompait pas le lait et que la crème s’accrochait à ses aspérités, comme la brume, l’hiver, aux arêtes des rochers qui limitaient le chemin vers la ville.
L’enfant mangea et but tout à la fois, avidement : le souper de pois chiches était digéré depuis longtemps. Quand il fut rassasié, il regarda le vieillard. Celui-ci penchait un peu sur le côté sa belle et noble tête couronnée de sa crinière blanche, ce qui lui donnait, de l’avis d’Andrès, l’air d’un apôtre méditant, ou d’un de ces patriarches du temps jadis qui présidaient aux destinées des familles.
— Abuelo, dit Andrès très vite en repoussant son bol vide. Dis, que se passe-t-il exactement dans le pays ?
Le vieillard ne répondit pas. Andrès prit son bol et la plaça dans la cuvette posée sous la cruche de terre cuite, dans laquelle on gardait parfaitement fraîche l’eau tirée à la fontaine.
— Abuelo… Réponds-moi !
Son grand-père se leva, boutonna sa chemise de toile bise, en enfonça soigneusement les pans dans son pantalon, et il prit au clou, derrière la porte, son grand chapeau de paille dont il se coiffa.
— Où irai-je, ce matin ? demanda le garçon qui n’osait insister. Aura-t-on besoin de moi aux champs, pour le blé ? Est-ce que je pourrai me servir d’une faucille cette année ?
— Es-tu pressé de grandir, fils de mon fils ! Non, pas cette saison encore. Tu n’iras pas aux champs aujourd’hui, j’ai besoin de toi, ici. Tu sortiras le mulet, tu le conduiras à l’herbage avec les bœufs, mais d’abord, tu le feras boire. Puis tu monteras à la colline aux chèvres, pour le lait. Un peu avant midi, si tu es rentré avant moi, tu mettras les pois chiches à cuire. Ensuite, nous aviserons.
— Pour les pois chiches, Abuelo… Combien de poignées ?
— Trois grosses. Une par personne.
Le cœur d’Andrès se mit à frapper très fort entre ses côtes.
— Alors Angel ne mangera pas à la maison ?
Abuelo remua doucement la tête.
— Va, petit. J’entends notre Lindo qui s’impatiente.
Andrès quitta la maison. Ce n’était que le début de la matinée, et voilà que d’un seul coup, ce gai soleil qui l’avait caressé à son lever, se mettait à cogner sur son crâne, aussi fort que le marteau du forgeron sur l’enclume. Le garçon revint sur ses pas, enfonça le bras dans le rectangle d’ombre que la porte ouverte formait. Il décrocha son chapeau et le posa sur ses cheveux rebelles.
* * *
L’étable avait été bâtie derrière la maison et elle s’y adossait. Andrès descendit un bout de la rue très pentue, déserte encore, où la lumière violente coulait à flots, dorant les pavés. Le chien surgit et lui fit fête, sans aboiements superflus. Un coup d’œil échangé, et l’enfant et l’animal se comprenaient parfaitement. Tito savait qu’il était l’heure de s’occuper du mulet, tâche qui incombait en général au jeune garçon. Or, Tito s’intéressait de très près à Lindo, qu’il se plaisait à agacer, à effrayer, à excéder, jappant à ses oreilles d’une certaine manière rauque que le mulet ne supportait pas. Ces deux-là n’avaient jamais pu s’entendre et pourtant ils s’ennuyaient quand ils restaient plus d’une heure sans se voir, et la nuit, Tito dormait à quelques mètres du mulet.
Le chien leva la patte et arrosa l’angle de la maison. Andrès déboutonna sa braguette et dirigea son jet vers la rigole. Le chien qui avait terminé s’impatientait. Andrès le menaça :
— Amigo Tito, écoute-moi bien ! Ne t’avise pas de te quereller avec Lindo. Il pourrait finir par te décocher une ruade qui t’expédierait jusqu’au paradis. Laisse-le tranquille, compris ? Autrement tu auras affaire à moi. Tu es un bon toutou intelligent. Alors, montre-le quelquefois.
Tito approuva, remuant modestement la queue. S’étant faufilé dans la rigole qui formait un passage entre la maison d’Abuelo et celle de leurs voisins, et après avoir contourné la remise, l’enfant s’arrêta devant l’étable afin de rattacher solidement la ficelle qui fermait son pantalon, ou plus exactement celui de Pablo. Depuis qu’il avait eu ses treize ans, quelques mois plus tôt, Andrès avait beaucoup forci, et faisait éclater ses habits.
Il poussa la porte à double battant.
— Bonjour, Lindo !
Le mulet agita ses oreilles. « Peut-être serait-il bien disposé ? » se souhaita Andrès, qui, en le flattant, le fit sortir de l’étable. Méfiant, Lindo regardait le chien et le chien le regardait n’osant pas se risquer à quelque plaisanterie de mauvais goût à cause de l’espace restreint. Andrès, vigilant, veillait au grain, et à l’occasion, tout comme le mulet, il savait distribuer des coups de pied bien placés, qu’il jugeait mérités. Tito était le premier à l’admettre. Tirant Lindo par la longe, Andrès déboucha bientôt sur la place du village. Devant la fontaine, le mulet et l’enfant s’arrêtèrent, le chien aussi à bonne distance, posé, l’air innocent, sur son arrière-train.
Une source souterraine, libérée, jaillissait à cet emplacement depuis qu’un puisatier habile avait foré le sol, et cela faisait bien cinquante ans que l’eau bienfaisante, cascadant au milieu d’une large vasque entourée de figuiers, alimentait le village assoiffé l’été par un climat exagérément continental. Andrès aimait cette oasis paisible et odorante. C’était un des plus beaux endroits du village, avec les berges du ruisseau malheureusement bien souvent à sec sur les deux tiers de son parcours, ne gardant un peu d’eau que dans les trous les plus profonds, où les femmes et les filles jouaient du battoir. Le soir, les habitants s’y rencontraient, les vieux y tiraient leur chaise basse et ils prenaient le frais en regardant jouer les enfants.
Depuis quelques semaines, Andrès réalisa avec inquiétude que ces agréables réunions ne s’étaient pas produites. Même, sitôt la nuit tombée, les seuils étaient désertés et les volets rabattus, comme si le village se calfeutrait, redoutant un danger. Comme un changement dans la lumière avertit du crépuscule, une vibration plus haute, discordante, venait faire éclater la tranquillité campagnarde.
Pendant que Lindo buvait à en devenir rond comme une outre, l’enfant campé sur ses jambes robustes considérait les petites maisons blanches inégalement plantées sur la pente, de part et d’autre de la rue principale. Sur le même plan que la place, installée dans un creux entre deux collines, l’église enduite de soleil avait fière allure.
Le padre Juan, tout en faisant le catéchisme, avait souvent donné des cours de lecture et d’écriture aux jeunes du village, mais il s’était particulièrement occupé d’Andrès qu’il disait doué, lui permettant l’accès à un monde insoupçonné, en l’initiant à des lectures ardues, voire incompréhensibles pour les autres. Cultivé, l’homme d’Église aimait les arts. Il leur racontait la vie des grands maîtres, peintres et musiciens. Andrès n’était jamais rassasié de savoir. Quelquefois, il se demandait comment un homme tel que lui avait abouti dans ce petit village des Sierras. Il en avait parlé à son grand-père et Abuelo avait répondu que cet homme était une espèce de Christ, laissant tout derrière lui, pour marcher vers un idéal.
Le regard d’Andrès, effleurant les collines, s’arrêta peureusement à cet endroit où s’étendait le domaine de don Luis, si important qu’il débordait sur le village voisin. Quand on montait à la colline aux chèvres, on apercevait l’hacienda : c’était ainsi que don Luis appelait sa somptueuse demeure qui ressemblait tout à fait à ces habitations d’Amérique latine, construites par les riches agriculteurs, et que décrivaient les familles de ceux qui avaient émigré. Tous ses champs, fertilisés, arrosés par un système d’irrigation qui laissait les paysans médusés, comme les sidéraient et les inquiétaient les machines agricoles que don Luis avait achetées pour mettre en valeur ses possessions innombrables. Si bien que les ouvriers agricoles qu’il engageait habituellement s’étaient retrouvés sans travail et, à leur tour, comme beaucoup d’autres, ils avaient dû quitter le pays, émigrant en France ou même en Amérique. À propos, on n’avait pas encore des nouvelles du cousin, mais Angel assurait que ce n’était pas alarmant. Le courrier fonctionnait mal, avec les événements.
Le mulet se mit à braire et fit un écart sur le côté. Dérangé dans ses réflexions, Andrès lança quelques gros mots que le padre n’aurait guère appréciés, non par bigoterie, mais parce qu’il aimait qu’un enfant ait un minimum d’éducation. Il appelait ça la politesse du cœur.
— Vilain chien !
Tito n’avait pu résister à la tentation et s’étant sournoisement approché du mulet, il lui sautait aux jarrets.
— Tito… Ah ! Fiche le camp ! Vite ! Ou tu vas recevoir la raclée !
La queue basse, le chien fila, en apparence contrit, mais sûrement bien content d’avoir réussi à agacer le pauvre Lindo. Andrès conduisit le mulet dans l’herbage. Les deux bœufs rouges, orgueil d’Abuelo, paissaient paisiblement. C’était la seule paire recensée au village, et ces bêtes robustes et placides convenaient pour les travaux des champs. Après les moissons, ils tiraient le lourd traîneau qu’on passait sur le blé coupé, éparpillé dans l’aire. Quand il n’en avait pas besoin, le vieil homme les prêtait généralement. Sinon les paysans utilisaient un couple de vaches.
Don Luis, lui, avait des machines. Le padre Juan disait que les machines allaient bientôt remplacer les hommes, tout au moins en partie, parce qu’il faudrait tout de même des hommes qui sachent gouverner les machines. Il disait aussi que le progrès n’est pas mauvais en soi, c’est l’usage qu’on en fait qui détermine si l’Homme va progresser en harmonie avec son milieu. Don Luis entendait bien progresser seul. C’était un personnage sans scrupule, un mécréant, décida l’enfant sans hésiter. Il avait racheté les terres de nombreux petits paysans, leur promettant de leur donner du travail sur sa propriété. Il n’avait pas tenu ses promesses, puisque dès l’arrivée de ses mécaniques modernes, il avait renvoyé les pauvres gens. Était-il possible que cet homme fût le père d’une créature aussi bonne que Christina ? Pourquoi fallait-il que, justement, parmi toutes les filles à marier de l’endroit, Angel choisisse celle-là, affligée d’un père abominable ?
Andrès passa à la maison pour y prendre le pot-à-lait en fer blanc rapporté de la ville par Angel, et plus pratique que la cruche ancestrale. Abuelo était parti, la salle, propre et bien rangée, reposait dans une pénombre agréable. Cependant, des centaines de mouches en troublaient la quiétude, elles avaient réussi à s’infiltrer entre les mailles du rideau de cotonnade tendu devant la porte ouverte. Andrès prit une serviette et commença à les poursuivre. Bientôt l’enfant oublia ses préoccupations et se passionna pour la chasse insolite.
Il se souvint soudain que sur la colline, les chèvres d’Abuelo attendaient avec leurs pis gonflés, et, à regret, il plia la serviette. Sur le sol, les mouches qu’il avait vaincues commençaient une agonie bruyante. Avec le balai, il les poussa dehors, puis, une main dans sa poche, il dévala en courant la ruelle. Dans les champs de blé que le soleil écrasait, des hommes taillait des trouées à grands coups réguliers de leurs faucilles. Un moment, l’enfant les regarda travailler, puis il marcha jusqu’au champ de Sérafina. Cette année, Pablito avait pris la place d’Enrique et, confusément, Andrès en voulut au cousin : il aurait pu attendre tout de même la fin des moissons pour quitter le pays !
Pablito lançait son corps en avant, accompagnant son bras robuste dans un ample mouvement tournant. Le garçon avait déjà trouvé son rythme propre, lent mais régulier, et les épis se couchaient derrière lui à la façon d’un éventail que l’on ferme. C’était du beau travail ! Pablito aperçut Andrès, mais ne s’arrêta pas et lui adressa un joyeux sourire, assorti d’un clin d’œil coquin. Il était toujours gai et si Élisa ne le regardait pas, Dieu merci, il y avait tant d’autres filles ! En tout cas c’était ce qu’il disait.
Dans les blés, Pablito se mit à chanter :
— Niña de los veinte novios… Te quedaràs sin ninguno… (La fille aux vingt-six fiancés… tu resteras sans aucun).
* * *
Maria avait deux sœurs, néanmoins elle se dévouait toujours pour cette corvée de la traite. Mais était-ce vraiment une corvée ? Sauf aux plus mauvais jours, sous la pluie, quand la colline ruisselle et se colle sous vos pieds, à croire que vous allez l’emporter avec vous, morceau par morceau, attachée à vos semelles.
Andrès se rappela, tout à coup : c’était son cousin Jorge qui, pendant toute la semaine, garderait les chèvres sur la colline. Certes, pour rien au monde Maria n’aurait cédé son tour à l’une de ses sœurs ! Voilà pourquoi, se dit le garçon, elle avait l’air si heureuse. Un instant, le dépit le fit demeurer silencieux aux côtés de la fillette. Ils longèrent le ruisseau, passèrent le gué, commencèrent à gravir la pente. Sous un petit chêne tordu par le vent était assise une gamine noiraude, aux yeux luisant de malice, à la bouche comme une fraise, et elle s’étirait avec des mines de chaton.
Maria l’interpella :
— Luisa, tu vas aux chèvres, toi aussi ?
— Oui, mais j’ai couru et je reprends mon souffle avant de grimper là-haut.
Sa cruche avait roulé dans les herbes sauvages ; Maria la redressa, déposa la sienne à côté et se laissa tomber près de son amie. À son tour, Andrès s’assit, pas trop près, mais pas trop loin non plus des deux filles. Des minutes passèrent, quiètes. Ici on avait tout le temps. L’important était que toute besogne commencée fût achevée comme prévu. Un peu plus tôt, un peu plus tard, cela n’avait pas d’importance.
Dans les villes, on s’agitait sans cesse. Les familles qui recevaient des nouvelles de l’un des leurs, parti tenter sa chance à l’étranger, racontaient que dans les usines, chaque seconde comptait. On pouvait à peine respirer et il fallait demander la permission, presque, pour aller soulager un besoin naturel pressant. Prendre du temps — et non le perdre — était un luxe qu’ils pouvaient s’accorder encore, eux, les pauvres paysans du village au pied des sierras, Abuelo le disait aussi. Il regardait alors avec pitié du côté de chez don Luis, qui, lui, voulait devancer le temps en utilisant ses machines modernes.
— Si on allait ? lança Maria. Le soleil ne va pas tarder à cogner fort et ça va être insupportable.
Andrès était bien, contre le chaud pelage de la colline, mais il se releva dès que Maria le souhaita, et, ensemble, ils reprirent la grimpette, en direction d’un vaste espace rocailleux où abondaient les plantes aromatiques. Un chêne d’une taille et d’une envergure hors-normes, habité d’oiseaux et de lumière, y avait élu domicile depuis bien longtemps. Seigneur incontesté des lieux, il semblait porter la voûte azurée à bout de branches. Le garçon s’étira, s’attardant encore pour admirer le village regroupé en face, que le soleil rôtirait bien avant midi. Il éprouvait un réconfort animal, dans la senteur qui montait du sol. Les ombres raccourcissaient jusqu’à devenir de simples liserés sous les auvents, comme tracés à l’encre noire. Les contours des maisons prenaient un relief saisissant et l’enfant, ravi, imaginait quel beau dessin en noir et blanc — ombre et lumière — on pourrait tirer de cela.
La voix pointue de Luisa le fit sursauter.
— Chiche que tu attrapes Maria et que tu l’embrasses derrière le chêne !
— Bête…
— Tu en meurs d’envie, pouffa la coquine, et ses yeux de diablotin, allumés de malignité, pénétraient ceux d’Andrès, gêné.
— Vas-tu bien te taire, idiote !
— Ben quoi, tu l’aimes, alors qu’est-ce que tu attends pour agir ? Eh ! Vite ! Elle se sauve !
En effet, Maria s’éloignait dignement, sa cruche qu’elle tenait d’une main posée sur la tête. La petite faisait semblant de n’avoir pas entendu, mais la rougeur veloutant son adorable visage attestait de son embarras. Ce genre de remarque et de plaisanterie l’ennuyaient et Andrès le savait. Furieux, il se tourna vers Luisa. Ses deux tresses nattées serré, d’un noir de jais, pendaient raides sur ses épaules anguleuses et brunes, que dégageait l’encolure trop large de sa robe sans manches. Andrès avait bien envie de jouer au carillon avec ces tresses-là ou de flanquer à Luisa un magistral coup de pied au derrière, comme à Tito quand celui-ci faisait des siennes, mais voilà, il devenait grand et Abuelo, certes, aurait désapprouvé cette façon de se comporter.
Comment la diablesse avait-elle deviné son secret : il aimait Maria ! Aimer ! C’était la première fois qu’une chose pareille, exaltante et terrible, lui arrivait ! Cela se voyait donc tant que ça ?
— Andrès aime Maria, qui aime Jorge qui s’en moque, chantonna l’insupportable Luisa. Et moi, devinez qui j’aime ?
— Ça ne nous intéresse pas, grommela Andrès.
— Je vais vous le dire quand même. Moi, j’aime bien tous les garçons, mais j’ai le béguin pour Andrès.
Et avec une force insoupçonnée, elle tira le garçon — trop surpris pour réagir — à l’abri du chêne, et elle lui plaqua sur la bouche un gros baiser collant. Écarlate, Andrès la repoussa, essuyant vigoureusement ses lèvres comme pour effacer ce baiser qu’il jugeait insultant.
— Tu es folle ! s’indigna-t-il. Tu veux que je raconte ça au padre ?
Il en fallait plus que cela pour effrayer Luisa.
— Mais oui, raconte-le, et à qui tu voudras, et même à ton cher grand-père !
Elle éclata de rire et grimpa derrière Maria. Sous sa robe trop courte — elle aussi avait beaucoup grandi — dépassaient ses jambes bronzées, grêles comme des pattes de sauterelle.
— J’l’ai embrassé, j’ai embrassé Andrès, chantonnait Luisa, à l’intention de Maria.
Mais Maria n’écoutait pas. Songeuse, elle tordait autour de son index une mèche de cheveux. Ils étaient d’une nuance insolite, d’un brun chaud abondamment veiné de roux. Pendant les beaux jours, sous l’effet du soleil, ils s’éclaircissaient jusqu’à prendre la couleur de la campagne touchée par l’automne. La teinte rare de cette chevelure et sa métamorphose annuelle fascinaient Andrès.
— Tu es toute en sueur, Maria, s’inquiéta l’enfant. Veux-tu que je te prête mon chapeau ?
— Non, mais je te remercie de me l’avoir proposé. Tu es gentil. Tu sais, Andrès, dit la fillette, le bruit court que le curé va avoir de sérieux ennuis.
— Des ennuis ? Mais comment ça ?
— J’ai entendu mon père et mon oncle discuter. L’église est avec les nationalistes, mais le padre