Prologue
Quatre jours. Quatre jours que nous sommes sorties de l’enfer et que, grâce à Louis, nous avons retrouvé la liberté. Quatre jours que je sursaute au moindre bruit, que l’angoisse m’envahit dès que je me retrouve enfermée dans une pièce, que je me réveille en criant, les yeux chargés de larmes et le souffle court. Quatre jours que la douleur physique reflue, mais que le choc psychologique s’accroît. Je suis en train de prendre pleinement conscience de ce que nous avons traversé et la peur ne me lâche plus. Elle reste là, tapie quelque part au fond de moi, et peut ressurgir à tout moment, même lorsque je souris ou que je ris.
Je sais que Lucie traverse la même crise que moi, mais nous sommes présentes l’une pour l’autre. Nous ne nous quittons plus, toujours à l’affût de la détresse de l’autre, prêtes à intervenir si besoin est. Louis et Alice sont formidables également, ils supportent nos moments d’absence pendant lesquels nous nous renfermons sur nous-mêmes et revivons les horreurs passées. Ils sont aux petits soins et à notre écoute. Depuis deux jours, je peux enfin sortir de mon lit et ils se relaient pour nous faire découvrir leur ville. Cette ville qui ressemble tant à la Nouvelle New York et qui, en même temps, en est tellement différente. Ici, le gris des immeubles laisse place à des peintures colorées, comme si les habitants avaient trop souffert de tout ce gris. Les rues ressemblent donc à d’immenses arcs-en-ciel, il en émane une chaleur que je n’avais jamais ressentie auparavant. Dans les allées les gens se saluent, s’arrêtent pour discuter, pour échanger des marchandises, et, en faisant tout cela, ils se touchent… une main qui se pose sur un bras, une paume qui effleure une épaule… une habitude qui paraîtrait totalement déplacée à la Nouvelle New York et qui, ici, semble naturelle. J’ai vraiment hâte d’en découvrir plus sur ce monde que je ne maîtrise pas, mais qui m’attire indubitablement.
Une bourrasque fait voltiger mes cheveux. Je ferme les yeux et me laisse envahir par son souffle et sa chaleur, comme pour me laver de l’intérieur. Assise sur le toit de l’immeuble de Louis et d’Alice, j’admire le coucher de soleil en compagnie de Lucie. La boule de feu qui baisse à l’horizon donne aux peintures des immeubles des reflets rouge et or qui rendent l’endroit encore plus magnifique. Lucie murmure :
— Comme c’est beau !
J’acquiesce, car il n’y a pas grand-chose à ajouter et aussi peut-être un peu parce que ma gorge se serre devant tant de beauté. Au-dessus de nous, le ciel explose dans un flamboiement de couleurs. Les quelques nuages épars semblent comme éclairés de l’intérieur, des oiseaux dansent dans le ciel au rythme des courants d’air. J’ai presque l’impression de voir voltiger les notes de la musique qu’écoute Alice et qui nous parvient depuis sa fenêtre ouverte. Ce moment me semble tellement irréel qu’une larme s’échappe de mon œil. Un bruit dans les escaliers, derrière nous, me fait revenir au présent. Je m’essuie rapidement la joue et me retourne pour accueillir les nouveaux arrivants. Je ne peux m’empêcher de grimacer lorsque je découvre qu’il s’agit de Félicia et d’Alan. Oh, je n’ai rien contre Alan, au contraire, il est vraiment très gentil, mais Félicia… est vraiment… Félicia ! Je ne sais pas si j’ai assez de mots dans mon vocabulaire pour la décrire. D’ailleurs, avant même qu’ils n’arrivent à notre hauteur, je l’entends se plaindre :
— Mais, pourquoi as-tu voulu que nous venions ici ?
Alan fait un geste en direction du ciel et de la ville avant de lui répondre :
— Pour admirer le coucher du soleil.
Elle hausse les épaules et lève les yeux au ciel :
— Et que veux-tu que ça me fasse un coucher de soleil ? Ce n’est pas comme si le paysage était beau ! Tous ces immeubles à perte de vue, moi, ça me donne plutôt la nausée !
Alan courbe le dos et s’affaisse un peu plus.
— Très bien, redescendons alors.
— Pour retourner nous enfermer dans ce minuscule appartement ? Certainement pas ! Maintenant que nous sommes là, autant rester.
Elle se laisse tomber sur le rebord à côté de moi, je me décale vers Lucie pour mettre le plus de distance possible entre elle et moi. Alan me lance un regard d’excuse avant de s’installer à son tour. Comme toujours à l’arrivée de Félicia, l’ambiance paraît se refroidir et Lucie attrape ma main pour se rassurer. Nous continuons à admirer la nuit qui s’avance dans un silence uniquement interrompu par les reniflements de dédain de Félicia. La jeune fille a grandi à la Nouvelle Paris et elle ne cesse de nous rappeler qu’à ses yeux, sa ville reste la plus magnifique. Je n’ai pas encore osé lui demander ce qu’elle fait ici. À vrai dire, ça ne m’intéresse pas plus que ça, mais vu que nous allons partager un bout de chemin ensemble, il faudra bien qu´à un moment ou à un autre, je m’intéresse à elle. Penser à notre départ qui approche me remplit de joie. Ce soir… ce soir nous partons pour un autre continent, pour une autre ville, pour Marseille, et je vais enfin retrouver Gabriel ! Comme si mes émotions jouaient au yoyo, mon moral chute à nouveau… Gabriel… j’espère que sa mission se passe bien. J’angoisse à l’idée qu’il lui arrive quelque chose, de le perdre avant même de l’avoir retrouvé. Lucie, qui a senti l’angoisse m’envahir, me presse légèrement la main. Je suis sur le point de me tourner vers elle pour lui expliquer mon mal-être, lorsqu’un tintement provenant de la cage d’escalier nous fait nous retourner. Louis émerge, les bras chargés d’un grand panier, suivi de près par Alice. Cette dernière porte une immense couverture et s’empresse de l’étendre au sol, à quelques mètres de nous.
— Le repas est servi ! lance Louis en déposant le panier au sol.
Alice sautille dans notre direction en tapant dans ses mains.
— Un pique-nique sur le toit ! Cela fait des mois que nous n’en avons pas fait.
Son regard s’assombrit plusieurs secondes, mais elle secoue la tête et reprend :
— Nous avions l’habitude de venir dîner ici au moins une fois par semaine avec nos parents, nous avons arrêté lorsque…
Elle ne finit pas sa phrase, se contentant de hausser les épaules, mais j’ai compris. C’est le premier pique-nique qu’ils font depuis la disparition de leurs parents. Ma gorge se serre à nouveau. Ils ne nous ont pas encore expliqué ce qu’il s’était passé, mais leurs réactions à chaque fois qu’ils évoquent leur famille ne laissent pas place au doute, ils ne sont pas morts de manière naturelle. Elle s’approche de moi et m’aide à me redresser. La douleur me laisse à peu près tranquille maintenant, mais lorsqu’il s’agit de m’asseoir ou de me relever, des élancements se font encore ressentir. Lorsqu’elle est certaine que je suis stabilisée, elle me laisse me débrouiller et se penche vers Lucie. Cette dernière veut faire comme si tout allait bien et a laissé ses béquilles dans sa chambre, mais la journée a été longue, nous avons beaucoup marché et je vois, à la grimace qu’elle fait en se relevant, que la douleur de sa jambe s’est réveillée. Je secoue la tête et lui souris.
— Quand est-ce que tu vas comprendre que tu as été blessée, Lucie ? Tu ne devrais pas forcer comme ça.
Elle me tire la langue avant de répondre :
— Je comprendrai quand, toi aussi, tu comprendras que tu l’es également.
Mon sourire s’élargit, bien vite remplacé par une grimace au moment où je me penche pour m’asseoir sur la couverture.
— Ah, tu vois ! s’exclame-t-elle. Tu n’es même pas capable de t’asseoir toute seule !
Je soupire et je lève les yeux au ciel.
— Oui, mais moi au moins, je peux marcher sans aide !
Alice glousse et Lucie me fusille du regard.
— Oh, mais moi aussi !
Pour me le prouver, elle lâche le bras d’Alice et fait deux pas toute seule. Au second, son visage se déforme sous la douleur et elle ne peut s’empêcher de lâcher un gémissement.
Alice éclate de rire et la rattrape in extremis.
— C’est bon, c’est bon, les filles, vous avez été toutes les deux blessées, et vous vous portez toutes les deux mieux, mais chaque chose en son temps ! Et pour le moment, Lucie, tu ne peux pas encore marcher toute seule.
Je lance un sourire faussement satisfait à mon amie, mais Alice fronce les sourcils en me regardant et reprend :
— Et, toi, tu ne peux pas encore te lever ni t’asseoir sans aide, et tu ne peux rien porter. Et, l’une comme l’autre, vous prendrez de quoi calmer la douleur avant de partir, autrement, je ne vous autorise pas à monter dans la navette.
Lucie et moi nous regardons et explosons de rire. Alice se comporte avec nous comme une vraie mère, et ça fait du bien d’avoir quelqu’un qui se soucie de nous après tout ce que nous avons traversé. Mon éclat de rire est bien vite arrêté par la douleur, un petit couinement sort de ma bouche.
— Et tu ne peux pas rire ! lâche Alice, avant de me faire un clin d’œil.
Nous finissons par tous nous installer sur la couverture, tandis que Louis sort un à un les plats qu’ils ont préparés. La vision de toute cette nourriture me met l’eau à la bouche. Notre pique-nique se compose d’une énorme salade de pommes de terre, de tranches de rôti, de chips maison, de tomates, d’œufs, d’une salade de fruits et d’un gâteau au chocolat confectionné par Alice. Nous mangeons dans la bonne humeur, seulement interrompus par les jérémiades de Félicia, auxquelles nous ne prêtons plus attention. À la fin du repas, Alice nous tend, à Lucie et moi, nos médicaments contre la douleur, et attend patiemment, sourcils foncés et bras croisés, que nous les ayons avalés pour aider son frère à ranger. Tout en s’activant, elle grommelle :
— Si j’avais eu mon mot à dire, vous ne seriez pas parties ce soir, vous n’êtes pas encore totalement remises et ce n’est pas prudent. Mais, vu que personne ne me demande mon avis...
Je me déplace pour toucher son bras. Toucher quelqu’un que je ne connais pas très bien est encore nouveau pour moi, mais j’aime cette nouveauté, ce rapprochement entre les gens, et je le fais avec plaisir.
— Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour nous. Et j’espère que nous reviendrons bientôt. Mais je dois absolument aller retrouver mon… - je m’arrête et reprends en choisissant mes mots - … je dois aller retrouver Gabriel. Je m’inquiète pour lui, et je sais qu’il s’inquiète pour moi. Mais une fois que nous serons réunis, j’espère que nous pourrons revenir vous aider. J’ai bien compris que les choses étaient en train de changer, que quelque chose se préparait et je veux y participer !
En face de moi Louis acquiesce.
— Nous vous accueillerons avec joie, réplique-t-il. De toute façon, je vais faire le trajet avec vous. Je dois m’entretenir avec Samuel sur la suite des évènements. Je resterai donc plusieurs jours à Marseille, si vous voulez revenir avec moi, ce sera avec plaisir.
Je me tourne vers Lucie, le regard interrogatif. Elle hoche vigoureusement la tête, un grand sourire aux lèvres. Je le lui rends avant de répondre à Louis.
— Très bien, j’en discuterai avec Gabriel, mais nous serons ravies de revenir.
Nous finissons de plier bagage et redescendons dans le calme à l’appartement, puis après une longue accolade avec Alice, nous la laissons pour rejoindre la rue : l’heure du départ a sonné.
***
Je suis réveillée par Louis qui me secoue doucement :
— Clara, nous arrivons, me chuchote-t-il.
Je m’étire et la douleur me fait hoqueter. Je le vois poser un doigt sur ses lèvres et faire un signe du menton en direction de Félicia :
— Chut… j’aimerais bien qu’elle ne se réveille pas tout de suite, je n’ai pas envie de l’entendre se plaindre à nouveau.
Je lui souris et acquiesce. Sur le siège à côté de moi, Lucie bâille en levant les bras au-dessus de sa tête. Je porte mon regard sur l’extérieur. Le jour se lève à peine, le ciel commence tout juste à se teinter. Je fronce les sourcils et me tourne vers Louis.
— Tu ne disais pas que nous n’en avions que pour quatre heures de vol ?
— Oui, mais il faut prendre en compte le décalage horaire. Il n’est pas loin de six heures du matin ici. Je viens d’avoir Naïa, la femme du chef de la communauté, à la radio : elle vient nous récupérer à la sortie de la ville. Apparemment, Samuel ne peut pas venir, ils ont eu des soucis avec la mission d’hier soir…
À ses mots, mon sang se glace. Louis, qui me voit blêmir, m’attrape la main et la tapote.
— Ne t’inquiète pas, Gabriel va bien, mais il y a un blessé et un mort. Ça ne va pas être un jour facile pour eux.
J’ai honte, mais je pousse un soupir de soulagement, imitée par Lucie. Louis hoche la tête, il me comprend, puis il retourne s’installer à côté de Ralph qui pilote.
J’attrape la main de Lucie et laisse mon regard se perdre dehors. Nous ne distinguons pas grand-chose, mais je vois la cime des arbres se rapprocher. La navette perd encore de l’altitude et de la vitesse, jusqu’à nous donner l’impression de rouler au sol. Puis, dans un dernier virage, elle se pose au milieu d’un vaste champ. Louis se lève et s’approche de la porte. Il l’ouvre, passe la tête à l’extérieur et nous fait signe de le suivre. Je fais un geste en direction d’Alan et de Félicia. Il secoue la tête.
— Laisse-les dormir, de toute façon Naïa n’aura pas assez de place pour tous nous emmener en une seule fois. Elle reviendra les chercher après. Ralph va rester avec eux.
— Merci bien ! grommelle ce dernier.
Lucie pouffe et je ne peux retenir un petit rire, puis, en équilibre sur ses béquilles, elle m’aide à me redresser et nous suivons Louis.
Dehors, un vent tiède envahit mes poumons. Il y a dans l’air une humidité chargée d’un je-ne-sais-quoi qui apporte une odeur très agréable. Nous nous sommes posés sur un grand terrain sur lequel, en plissant les yeux, je devine toute une série de parcours et du matériel de sport. Certainement un terrain d’entraînement. Sur notre droite, deux lumières attirent mon attention. Louis s’avance dans leur direction et nous lui emboîtons le pas. Alors que nous nous approchons, je découvre ce que je pense être une voiture. Je n’en ai jamais vu en vrai, seulement dans les livres de l’institut, et rien qu’à l’idée de monter dedans, je suis toute excitée. Une femme saute du véhicule et s’approche de nous.
— Montez vite. Nous ne devons pas traîner. Si Samuel découvre que je ne suis plus là, il ne va pas être content.
Elle parle vite, d’une voix chaleureuse et, malgré ce qu’elle dit, j’entends de l’amusement dans sa voix.
— Il ne sait pas que nous venons ? demande Louis.
Dans la lumière, je vois la femme acquiescer.
— Si, mais il ne sait pas que vous arrivez aujourd’hui. Et, vu les évènements d’hier soir, il ne va pas apprécier que je m’éloigne toute seule.
Sa voix se brise sur la dernière phrase et je me sens tout à coup gênée de l’avoir fait venir jusqu’ici pour nous récupérer. Louis doit être dans le même état d’esprit, car c’est presque en s’excusant qu’il reprend :
— Nous avons encore trois personnes dans la navette, tu veux que j’aille les chercher maintenant ?
La femme réfléchit quelques secondes puis secoue la tête :
— Non, c’est bon, de toute façon, nous ne pourrons pas tous entrer dans la voiture. J’enverrai quelqu’un les chercher tout à l’heure.
Puis, elle nous tourne le dos et remonte dans le véhicule. Louis nous aide à nous installer sur les sièges arrière et prend place à l’avant, à côté de notre conductrice. Elle tourne la clef, le moteur démarre. La sensation de rouler en voiture est totalement différente de ce que l’on ressent en navette. Déjà, elle est totalement ouverte, l’air vient emmêler nos cheveux et nous fouetter le visage, nous obligeant presque à fermer les yeux. Ensuite, nous sommes en contact direct avec la route, nous en sentons toutes les aspérités, tous les trous, toutes les bosses, et le trajet se transforme très vite en calvaire pour mes côtes cassées. Enfin, ajoutée à tous ces éléments, la vitesse paraît beaucoup plus impressionnante qu’en navette, si bien que je me retrouve rapidement agrippée au siège avant, la peur me tordant l’estomac. Après un trajet qui me semble interminable, Naïa arrête enfin le véhicule devant une petite maison et en descend en vitesse.
— Bienvenue chez nous ! nous lance-t-elle en s’arrêtant à l’entrée d’un jardin qui semble magnifique.
Louis nous aide à nouveau à nous extirper de la voiture, et nous suivons Naïa à l’intérieur de la demeure. En traversant le jardin, je me fais la réflexion que j´ai hâte que le jour soit complètement levé afin de le découvrir sous la lumière du Soleil. Les fleurs commencent tout juste à s’ouvrir et embaument déjà l’air, venant titiller mon odorat avec ravissement. Naïa nous guide jusqu’à sa cuisine et nous invite à nous installer.
— Vous souhaitez peut-être manger quelque chose ?
Louis acquiesce, tandis que Lucie et moi secouons la tête. Naïa nous regarde, surprise.
— Tout ce trajet ne vous a pas donné faim ?
Je fixe Lucie, avant de répondre un peu gênée :
— Eh bien si… mais j’aimerais beaucoup rejoindre Gabriel. Est-ce qu’il loge loin d’ici ? Est-ce que vous pensez qu’il dort encore ?
Elle pose sur moi son regard chaleureux.
— Je ne sais pas s’il dort encore, et non, il n’habite pas loin. En revanche, ils ont eu une nuit très difficile et il serait préférable d’attendre encore une heure ou deux avant d’y aller.
J’acquiesce en silence, légèrement déçue, mais après tout, nous ne sommes plus très loin l’un de l’autre et ce ne sont pas quelques heures qui changeront grand-chose. Je prends donc place à la table, imitée par Lucie, et lance un grand sourire à Naïa.
— Très bien, alors je serais ravie de prendre un petit-déjeuner.
Son visage s’éclaire et je découvre à quel point elle est magnifique. Ses traits à la peau sombre respirent l’intelligence et la bonté. Elle a beau être physiquement très différente de ma mère, ce qu’elle dégage me la rappelle plus que jamais.
— Formidable ! lance-t-elle. Je vous prépare ça dans une minute, mais avant je dois envoyer quelqu’un récupérer vos amis.
Nous acquiesçons et elle s’éclipse dans le couloir. Pendant son absence, je regarde autour de moi. La maison de la famille a l’air fort sympathique, toute de bois et de couleurs douces ; la cuisine immense donne l’impression d’avoir été construite pour accueillir d’innombrables personnes. Mon regard est attiré par la fenêtre au-dessus de l’évier. Cela me fait bizarre de voir des plantes à hauteur de fenêtre, moi qui ai grandi en immeuble, au milieu du béton, j’ai l’impression d’avoir atterri dans un autre monde. Je remarque du coin de l’œil que Lucie et Louis sont tout autant subjugués que moi. Naïa revient puis s’installe derrière son plan de travail.
— Crêpes pour tout le monde ? demande-t-elle.
J’en salive d’avance, et nos vigoureux hochements de tête la font sourire. Alors qu’elle les prépare, la porte d’entrée claque. Une jeune femme, plutôt grande et avec de belles formes, fait son apparition, suivie de Ralph, Alan et Félicia. La tête de cette dernière laisse supposer que le trajet n’a pas été des plus calmes, et le regard que lui lance la jeune femme qui les a accompagnés en dit long lui aussi.
— Il y a eu un problème, Rebecca ? demande Naïa.
La jeune femme secoue la tête et fusille Félicia du regard.
— Non, c’est bon, rien que je ne puisse régler toute seule.
Naïa suit le regard de Rebecca, puis l’interroge des yeux. La jeune femme hausse les épaules et se laisse tomber sur une chaise à côté de nous. Elle soupire un grand coup et se tourne vers nous, un sourire aux lèvres.
— Bonjour, je suis Rebecca…
Elle me tend la main et, tandis que je m’en saisis, elle ajoute tout en lançant un regard peu amène à Félicia :
—… la maîtresse d’arme de notre communauté.
J’étouffe un gloussement qui provoque tout de même quelques élancements dans mes côtes, tandis que Lucie éclate franchement de rire. Rebecca me plaît déjà énormément. Je sens que Félicia a du souci à se faire si elle décide de rester à Marseille.
Une heure plus tard, nous sommes tous attablés devant une montagne hallucinante de crêpes. Notre hôte a sorti du sucre et un assortiment de confitures, y compris une au chocolat. Je plante ma cuillère dans cette dernière puis la porte à ma bouche. Le goût qui explose sur ma langue me fait pousser des soupirs d’aise. Rebecca éclate de rire.
— Ça s’appelle de la pâte à tartiner, nous explique Naïa. La recette me vient de ma mère. Il paraît que dans l’Ancien Monde, on pouvait en acheter par pots entiers.
Son regard se voile et elle secoue la tête.
— Maintenant, c’est plus compliqué, mais, heureusement, nous avons des contacts à la Nouvelle Pretoria qui nous font parvenir le cacao qui me permet d’en préparer.
Pendant plus d’une demi-heure, nous mangeons en discutant gaiement. Chaque bouchée, qui me fait découvrir un nouveau goût, est pour moi un ravissement. Louis, Rebecca, Lucie et moi faisons mine de ne pas entendre les plaintes à répétitions de Félicia, et laissons lâchement le pauvre Alan se débrouiller avec elle. Naïa essaye bien pendant un moment de faire connaissance avec la jeune fille, mais très vite, elle baisse les bras et vient s’installer en bout-de-table, de notre côté. Rebecca est en train de nous raconter certaines des anecdotes qu’elle a vécues à la salle de tir, lorsque la porte d’entrée claque : un jeune, qui ressemble beaucoup à Naïa, fait alors irruption dans la cuisine. Il a l’air un peu en colère, et à sa vue, elle se lève de sa chaise, les yeux et le visage fermés.
— Jason ! C’est maintenant que tu rentres ? Tu pensais vraiment que de m’éviter à ton retour allait me faire oublier que tu étais parti contre l’avis de ton père ?
Le jeune homme secoue la tête et s’assied à côté d’elle.
— Ce n’est pas le moment, maman. Je suis déjà bien assez remonté comme ça !
Elle pose ses mains sur ses hanches et toise son fils.
— Et, c’est censé me calmer ? Je me moque que tu sois en colère ! Si ton père n’est pas capable de te remonter les bretelles, moi je vais le faire !
Jason soupire et se lève de sa chaise.
— OK, j’ai compris. Je pense que je vais aller faire un tour et que je vais éviter la maison quelque temps. De toute façon, ce sera mieux pour tout le monde que je ne croise pas papa pendant plusieurs jours.
Naïa hausse les sourcils.
— Et pouvons-nous savoir où tu comptes habiter ?
Il la regarde droit dans les yeux avant de répondre :
— Je te rappelle qu’il y a des chambres libres chez Eléa et Gabriel, cela fait déjà plusieurs nuits que j’y dors, au cas où tu ne t’en souviendrais pas. Je peux donc très bien rester là-bas.
Elle le fixe, un sourire triomphant sur les lèvres, et répond :
— Eh bien, non, vois-tu ! Nous avons de nouveaux arrivants et ils vont avoir besoin d’être logés. Comme ils sont ici pour retrouver Gabriel, je pense que la meilleure solution serait qu’ils s’installent là-bas.
Jason nous regarde tour à tour et se laisse à nouveau tomber sur sa chaise en se passant la main sur le visage.
— Maman, je te jure qu’il ne faut pas que je croise papa pour le moment. Nous avons un énorme désaccord, et tant qu’il n’aura pas changé d’avis, je n’aurai rien à lui dire !
Naïa fronce les sourcils et lui lance un regard sévère.
— Nous en parlerons plus tard, ce n’est pas le moment, de la même façon que tu ne vas pas t’en tirer comme ça pour ta petite escapade. Pour l’instant, j’aimerais surtout savoir si Gabriel est réveillé.
En disant cela, elle me jette un coup d’œil. Je sens mon cœur bondir dans ma poitrine. J’ai l’impression que le temps s’arrête et que Jason met des heures à répondre. Puis, finalement, il hoche la tête, mon pouls s’accélère. Je suis déjà debout, prête à bondir hors de la cuisine, lorsque je me rends compte que je ne sais pas où aller. Je me tourne vers Naïa, juste à temps pour la voir lever les yeux au ciel.
— Lorsque tu sors de la maison, tu prends à droite, tu descends toute la rue, jusqu’à la plage. La maison de Gabriel et d’Eléa est la dernière. Tu ne peux pas la rater, elle est bleu turquoise.
Elle a à peine le temps de finir sa phrase que je suis déjà en train de traverser le jardin en courant. Mes côtes me font mal, mais peu importe. Gabriel n’est qu’à quelques maisons de moi et j’ai très envie de le retrouver. Je suis déjà dans la rue lorsque j’entends Lucie m’appeler :
— Clara, attends-moi !
Je me retourne, mais ne m’arrête pas pour autant. Elle lève ses béquilles au ciel avant de s’exclamer :
— D’accord, très bien ! File, je te rejoins !
Je la remercie d’un signe de tête et continue ma course.
La route me paraît interminable, mais enfin, je distingue le bleu turquoise de la maison dans laquelle je vais enfin retrouver Gabriel. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine, mes côtes me font mal, mais tout ceci me passe au-dessus de la tête tant je me concentre sur l’instant présent. Alors que j’atteins enfin la grille du jardin, la porte d’entrée s’ouvre. Je m’arrête, la main sur le portail, le cœur manquant quelques battements. Izzie apparaît sur le perron et je vois plusieurs émotions passer sur son joli visage : l’étonnement, le questionnement, et enfin la joie.
— Clara, c’est bien toi ? lance-t-elle.
Puis, un peu plus fort.
— C’est pas vrai, Clara ! Gabriel, Gabriel, viens vite ! Clara est là !
À l’intérieur de la maison, j’entends un remue-ménage, de la vaisselle qui se casse, quelque chose qui tombe, et, au moment où je pousse la grille pour entrer, il sort à son tour de la maison. Il s’arrête une seconde en me découvrant, puis descend les marches en courant et en m’ouvrant les bras. Des larmes emplissent mes yeux, et je m’arrête en plein milieu de l’allée, attendant qu’il me rejoigne. Lorsqu’il est à ma hauteur, je me jette dans ses bras et il me fait tourner en riant.
— Clara ! Je suis tellement heureux de te voir ! J’ai cru que tu n’arriverais jamais !
Il m’embrasse sur les joues, dans les cheveux, sur le front et me serre tellement fort contre lui que, pendant un moment, j’ai peur pour mes côtes.
— J’ai eu tellement peur, Clara, j’ai cru que j’allais devenir fou ! continue-t-il.
Maintenant, les larmes coulent sur mes joues. Le soulagement et la joie de l’avoir retrouvé me font prendre vraiment conscience de tout ce qu’il s’est passé ces deux derniers mois. Il me repose et, voyant les larmes couler, tend la main et la passe tendrement sur ma joue pour les essuyer. Il me regarde, sourcils froncés, pour comprendre les raisons de mon malaise, mais je hausse légèrement les épaules et attrape sa main pour entrelacer nos doigts.
— Je suis là maintenant, et nous n’allons plus nous quitter.
Il me prend à nouveau contre lui et déclare :
— Oh non ! Nous n’allons plus nous quitter !
Deux secondes plus tard, je le sens se raidir et murmurer :
— Mince, Eléa !
Il me repousse légèrement, juste assez pour que je puisse me retourner et découvrir, à l’étage, une jeune fille qui disparaît de derrière la fenêtre. Il m’embrasse une dernière fois sur le front, me presse la main et s’éloigne de moi.
— Entre, Izzie va s’occuper de toi. Je dois aller parler à Eléa.
J’acquiesce et le suis à l’intérieur. Alors qu’il disparaît en courant dans les escaliers, Izzie me prend à son tour dans ses bras et me glisse à l’oreille pour me rassurer :
— Ne t’inquiète pas. Eléa est une fille adorable et intelligente, elle comprendra qu’il ne lui ait pas encore parlé de toi.
Je déglutis difficilement et ferme les yeux pour me laisser aller à son étreinte. J’espère qu’elle a raison.