Son nom, c’est « Placard n°13 ».
Le chiffre « 13 » n’a pas de sens particulier.
Ce placard se trouve tout bêtement être le treizième sur la gauche dans la salle d’archives.
Un vrai nom aurait été plus sympa. Tant pis…
Après tout, ce n’est jamais qu’un placard.
Donc ne fantasmez pas au sujet de ce placard.
Si, par hasard, vous avez l’intention de lire cette histoire
Je vous conseille de renoncer à tout romantisme vain.
Si vous y tenez vraiment et que vous poursuivez,
Quoi que vous ayez imaginé
Vous allez vers des déceptions.
Un placard banal.
Comme on en voyait dans les mairies vers les années 1980 ou 1990,
Comme ces placards où on laisse son jogging trempé de sueur, une chaussette de tennis, un ballon de foot dégonflé, des vieux papiers, etc. avant de claquer la
porte d’un coup.
Un placard moche quoi.
L’image qui surgit quand vous entendez « placard ».
Ce à quoi vous pensez sans réfléchir, là, tout en vous demandant « Non, ça…? ! »
Oui, ça, le Placard n°13, dont je vais vous parler.
8 mai 1902, à la Martinique, l’éruption volcanique la plus violente et la plus meurtrière de l’histoire vient de se déclencher. Une coulée de lave et des morceaux de roches jaillissent à plus de 200 km/h de la Montagne Pelée, haute de 1 473 mètres. Le sommet couvert de cendres, cédant sous la pression des gaz, vient d’exploser et dévale la pente sud-ouest du mont pour raser, en deux minutes, toute la ville de Saint–Pierre, huit kilomètres en aval.
Pour les gens de Saint-Pierre, c’est la stupeur. Sans avoir le temps d’identifier le bruit, sans avoir le temps d’alerter la famille de l’imminence du désastre : « Papa, ce n’est pas le moment de traîner aux toilettes. Le volcan est en éruption. », sans avoir le temps d’échanger d’ultimes adieux avec son conjoint dans un torrent de larmes : « Le destin a voulu qu’on vive ensemble. Par pitié, espérons que dans l’au-delà nous… », sans avoir le temps de ramasser le linge étendu dans la cour ni le temps de sortir de la baignoire en se couvrant d’un peignoir pour ne pas mourir à poil, les habitants de Saint-Pierre ont péri tels qu’ils étaient : assis sur la lunette des W.–C., allongés dans le bain, sans avoir tenu leurs promesses, sans avoir eu le temps de fermer leurs yeux étonnés, ils ont été ensevelis en un instant.
Le volcan a déjà fait des siennes par le passé et est toujours resté plus ou moins actif. Pourtant à Saint-Pierre on le considère sans crainte. Au contraire, une superstition veut que le volcan veille sur la cité. La fumée qui monte parfois du cratère apporte une touche supplémentaire de beauté à un paysage de rêve comme on n’en voit que sur les calendriers. Lorsqu’elles entendent les rugissements de la montagne, les mamies prennent leurs petites-filles apeurées sur leurs genoux et les rassurent comme leurs mamies à elles l’ont fait auparavant. « Ne t’inquiète pas, ma fille. Le volcan ne nous fera pas de mal. Il nous protège des mauvais esprits. C’est un grand privilège de l’avoir près de nous. »
L’éruption de 1902 n’apporte pourtant rien de si providentiel. Vingt-huit mille morts, presque la totalité des habitants et quelques touristes venus visiter le charmant lac volcanique. Les troupeaux de moutons, les chiens qui les escortent, les vaches en pleine traite, les oiseaux qui n’ont pas le temps de s’envoler, les chariots qui transportent le lait, la fontaine sur la place qui laisse ricocher ses gouttes d’eau innocentes, les rues aux pavés semés ici et là, le clocher de l’église qui carillonne joyeusement toutes les heures, tout est avalé d’un coup par les cendres du volcan.
La nuée ardente se jette sur Saint-Pierre jusqu’à tout recouvrir. Puis elle refroidit lentement, laissant les souvenirs, les jalousies, les joies, les amours et les haines fondus en un gigantesque rocher gris.
Une personne a survécu à la fureur des feux de l’enfer. Le prisonnier Ludger Sylbaris. Il a dû ce miracle à sa prison, un étrange bâtiment planté au centre de la ville et au sommet duquel on enferme les assassins. En général, les prisons se trouvent dans des sous-sols sombres et humides, ou en périphérie des villes, pas à Saint-Pierre.
La tour prison est haute de 48 mètres. Avec ça, nul besoin de grille, comme dans une geôle. Depuis des centaines d’années aucun prisonnier ne s’est évadé par son unique fenêtre, toujours ouverte. Aucun ne s’est évadé, certes, mais d’aucuns ont cru pouvoir le faire. En 1864, un matelot aussi brave que sot, un certain Andreï Droppa, a tenté sa chance. Il a imaginé tresser un cordage assez long pour atteindre le sol en utilisant tout ce qu’il a pu ramasser dans sa cellule, draps, veste, pantalon, ceinture, chaussettes, sous-vêtements, serviettes. Il entend dérouler ainsi une corde d’au moins 40 mètres. Il s’est assis nu sur le sol froid et a assemblé tout ceci sans relâche des jours durant. La nuit, le vent de la mer souffle fort au sommet de la tour. Droppa, tremblant de froid, rêve des années à venir qu’il passera à côté d’une jolie femme devant une soupe bien chaude et il supporte vaillamment le vent et la solitude. Enfin, quand il ne reste plus le moindre bout de fil dans sa cellule, il verse des larmes d’émotion.
Jetant sa corde, il se rend bien compte qu’elle est loin d’atteindre le sol. Droppa, n’ayant plus rien pour la rallonger, se dit naïvement « Eh bien si elle est un peu courte, ce n’est pas grave, je descendrai le plus loin possible puis je sauterai pour ce qui restera. ». Il faut croire que vu du haut de sa cellule ça paraît jouable. En vérité, c’est la bêtise la plus énorme parmi un tas d’autres commises durant son existence. Quand il a atteint le terme de sa corde, elle n’arrive pas à mi-hauteur de la tour. Pire : la mousse épaisse qui couvre la surface du mur rend celui-ci bien trop glissant et empêche tout retour dans sa cellule. S’agitant au bout de la corde, Droppa a percé un secret : « Eh, c’est donc pour ça qu’il n’y a pas de grille sur la fenêtre ! »
Le matin tôt, un vieux berger qui se rend à la montagne avec son troupeau aperçoit le prisonnier enroulé dans sa corde comme un ver à soie, s’y s’accro-chant désespérément. Pétrifié de surprise, il lui crie :
« Hé ! Andreï, Qu’est-ce que tu fais là-haut, sans slip ? »
Droppa aimerait répondre à la question. Mais il est tellement épuisé par sa nuit qu’il est bien incapable de prononcer un mot. Il émet deux gémissements – lamentation, ressentiment, remords, on ne saura jamais –, avant de lâcher prise, de s’écraser au sol et d’y mourir. Sans doute s’est-il dit : « Putain de vieux con, t’as rien d’autre à dire là franchement merde ? »
Depuis on a installé des grilles à la cellule. Pas contre les évasions, juste pour éviter que d’autres prisonniers rêveurs ou idiots ne tentent le même genre de coup que Droppa. Façon aussi de faire comprendre que les éléments disponibles dans la tour ne permettront jamais de tresser une corde assez longue pour fuir et qu’un objet peut se trouver bien plus éloigné de soi qu’il n’y paraît.
En général les Français traitent les prisonniers comme leur vin. Le vin fermente dans des caves humides et sombres, de même les prisonniers jusqu’à ce qu’ils soient sucrés et légèrement amers. Sauf à Saint-Pierre où les criminels sont traités comme du linge ou du poisson, étendus à bonne hauteur, dans un endroit sec et venteux, pour que leur humidité exposée au soleil s’évapore dans l’air.
Ainsi vont les jours et les habitants de Saint-Pierre, lorsqu’ils se relèvent pendant leur ouvrage ou qu’ils sont pris de fou rire à cause d’une blague, jettent un œil vers la tour avec son prisonnier, l’ennemi de la ville. Ils échangent alors des propos terribles : « Ce vilain mériterait qu’on lui fourre un harpon dans le derrière. », « Pour éviter que les mauvaises graines se répandent, on devrait lui couper les couilles et les mettre à sécher sur le toit. » « Tant qu’à faire, autant couper le truc aussi. Tu le donneras à Wally. » « Qu’est-ce que tu racontes ! Tu veux gâcher le caractère de mon chien ? »
La tour est le symbole du Mal et de la Haine. Elle est aussi la source de toutes les catastrophes, naturelles ou humaines. On la regarde pour un cochon perdu, pour une fille imprudente tombée enceinte, pour de l’argent dilapidé au jeu, et on lance toutes sortes de malédictions à l’endroit de son locataire. Les gens mettent tous leurs malheurs – des grandes catastrophes jusqu’aux petits problèmes sans importance – sur le dos du prisonnier. Sans cause ni raison, tout ce qui est mauvais lui revient et le curé du village encourage en chaire : « Pourquoi dites-vous de gros mots à vos voisins, à votre gentille épouse, à vos enfants dont vous êtes fiers ? Si vous avez vraiment besoin de jurer, crachez en direction de la tour ! »
Il est rare que la cellule demeure vide longtemps. En l’absence de prisonnier, la société deviendrait décadente (les vieux le croient en tout cas) et surtout les gens s’ennuieraient. Alors quand il ne se trouve nul candidat digne de la cellule, le malheureux pensionnaire du moment peut y croupir plus que mérité, quoique son crime étendu sur la fenêtre ait déjà été séché par le soleil et le vent.
Mais revenons à notre Ludger Sylbaris, seul survivant du drame de la Montagne Pelée et ultime prisonnier de la tour. Il y végète depuis vingt-quatre ans. Il avait dix-sept ans quand on l’a enfermé et enfin, à quarante et un ans, il va pouvoir sortir, recouvrer la liberté, grâce au volcan.
On l’avait accusé de plusieurs viols sur des sœurs après qu’il se serait introduit de nuit dans le couvent et aussi d’avoir insulté publiquement des curés. Ludger Sylbaris a reconnu quelques mots injurieux à destination des curés, mais a rejeté fermement l’accusation de viols. Il a crié son innocence mais le juge ne lui accordant même pas le temps de se défendre a prononcé le verdict : quatre-vingts ans de prison.
De fait, ces accusations sont plutôt douteuses car, à l’époque, l’âge moyen des sœurs est de soixante-sept ans, la plus jeune en ayant quarante-quatre. De plus, Ludger Sylbaris est un beau grand jeune homme, idole des jeunes filles du village, et il a une petite amie, la douce et charmante Alissa.
La peine consécutive aux prétendues insultes semble aussi très excessive. Bien entendu, si on bafoue publiquement les curés et qu’on leur tape dessus, une punition s’impose. Mais pas une peine de quatre-vingts ans de prison infligée à un garçon de dix-sept ans !
Ludger Sylbaris a néanmoins passé vingt-quatre ans dans la cellule en haut de la tour pour ces motifs obscurs. Puis, le 8 mai 1902 la Montagne Pelée est entrée en éruption. Ludger Sylbaris a regardé bouche bée cette scène effroyable à travers les grilles de sa fenêtre, les laves engloutissant plus de vingt-huit mille habitants. Au cœur de la catastrophe, il a assisté à toutes les tragédies de la ville et n’a été secouru que juste avant que la chaleur des feux n’avale la tour.
L’édifice est très grand, malgré tout, comment est-il parvenu à résister aux débris volcaniques qui ont plu sur la ville, comment Ludger Sylbaris a-t-il évité l’asphyxie, tout cela est mystérieux. En tout cas lui qui a toujours été l’objet de la haine et des sarcasmes des gens de Saint-Pierre a été sauvé par là même. Ses prétendus crimes ont été ensevelis dans le chaos, avec tous ceux qui se souvenaient de cette affaire. Il est redevenu un homme libre.
Aux journalistes qui réclament une interview en se ruant sur lui, Ludger Sylbaris oppose son silence. Évitant les regards, il disparaît silencieusement. Des rumeurs circulent sur le miraculé mais, comme toute passion dans ce monde, l’existence de Ludger Sylbaris est bientôt oubliée.
Le temps à Saint-Pierre est figé dans la roche. Mais le temps de Ludger Sylbaris continue de s’écouler. Il a traversé la mer et est arrivé au Mexique. Il a vécu trente ans retiré dans le désert. Personne ne s’intéresse plus à lui ni à ce qu’il a connu. Dix ans après sa mort, un ouvrage signé de son nom est publié aux États-Unis, en Louisiane, intitulé Les Gens de Saint-Pierre. Ce livre de cinq cents pages, imprimé en minuscules caractères, raconte l’histoire de la ville et de ses habitants jusqu’à l’éruption du volcan, le tout dans un style sobre et d’un point de vue relativement objectif. Pendant trente ans, tous les jours il doit avoir écrit ces lignes, dans son désert. Notons que l’ouvrage contient quelques passages étranges. Je vous propose de jeter un coup d’œil rapide sur l’un d’eux.
Je vis que l’abbé Clioret avait une queue de blaireau aux fesses. L’évêque Tesmund lui aussi avait une queue de blaireau aux fesses. Celle de l’évêque était un peu plus grosse et un peu plus longue que celle de l’abbé. Comme je me tenais assez loin, je ne saurais affirmer qu’il s’agissait réellement d’une queue de blaireau. Peut-être d’écureuil ou de renard. Maintenant avec beaucoup de recul, je me demande parfois si ce n’était pas la queue de loup ou d’un chien de chasse. Peu importe, quelle que soit la forme, une queue ne doit pas se trouver au derrière d’un humain. J’avais à l’époque dix-sept ans. J’étais jeune, mais je savais du moins qu’une queue de blaireau devait se trouver sur un blaireau.
Je regardais l’abbé Clioret et l’évêque Tesmund qui se frottaient les fesses devant la sainte croix. Ils se fourraient la figure dans la queue l’un de l’autre en se reniflant. Quand ils en eurent assez, ils s’allongèrent sur le côté en caressant leur queue – cela ressemblait aux singes qui s’épouillent l’un l’autre – et quand l’évêque caressait la queue de l’abbé, l’abbé faisait tournoyer plusieurs fois la sienne, raide, en signe de satisfaction.
Juste à ce moment-là, la rampe sur laquelle je m’appuyais craqua légèrement. À ce bruit, l’évêque Tesmund m’aperçut. J’eus tellement peur que je me sauvai à toute allure sans regarder en arrière ni obéir à l’évêque qui me sommait de revenir. Je ne m’arrêtai pas, courant et courant jusqu’à la colline des Ormes. Tremblant de peur, j’attendis longtemps Alissa sur la colline. Je n’entendis des bruits de pas que tard dans la nuit, et au lieu d’Alissa ce sont des gendarmes qui vinrent et m’arrêtèrent.
Ce n’est pas le seul passage où Ludger Sylbaris raconte des histoires bizarres. Le boucher du village, Billy, avait quatre couilles et deux pénis, prétend-il. Comme il avait toujours un désir incontrôlable, il en utilisait un pour faire cela avec sa femme, et l’autre pour faire ceci avec son cochon. Autre cas, dans la famille Daily, toutes les deux générations, un enfant naîtrait avec des griffes de hibou. Pour cacher ce secret, à la naissance d’un garçon, ils lui couperaient les orteils et si c’est une fille, ils la tueraient puis l’enterreraient secrètement. Son livre raconte encore bien d’autres anecdotes sur le petit monde de Saint-Pierre. Ludger Sylbaris les rapporte dans des descriptions précises jusqu’à la cruauté.
Est-ce sa vengeance ? Sa malédiction proférée sur la cité qui l’a enfermé pendant vingt-quatre ans en se moquant sans cesse de lui, qui était évidemment innocent ?
Beaucoup de gens disent que c’est un désir de vengeance mesquin et fou qui l’a conduit à écrire ce livre. Moi, je ne suis pas tout à fait de cet avis. Comment un homme qui a vu ses compatriotes périr en un instant dans un déluge de lave pourrait-il passer trente ans dans le désert à ressasser ses rancœurs ?
« M’enfermer dans la tour et m’agonir d’injures ! Ah, vous allez voir, c’est votre tour d’aller vous faire foutre. Maintenant je suis seul à pouvoir écrire l’histoire de Saint-Pierre, je vais vous coller une queue de blaireau au derrière. Tant que l’écriture sera un moyen de transmission, vous resterez dans la mémoire des gens comme l’abbé à la queue de blaireau ! Ah ! Ah ! Ah ! »
Ce n’est pas crédible, non ?
Parfois j’entre dans ma bibliothèque et je feuillette Les Gens de Saint-Pierre. Je pense à ce qu’a été sa vie durant trente ans, loin de tous, cultivant son potager, dressant la table, dînant seul sous la faible lueur des bougies… une vie désespérément calme.
Ludger Sylbaris n’a jamais bougé de Saint-Pierre avant la catastrophe. C’est là sa terre natale, le lieu de son enfance et de tous ses souvenirs. Il n’a jamais connu d’autres endroits, n’a jamais imaginé quitter un jour sa ville. Dans le désert mexicain, du moment où il ouvre les yeux, le matin, jusqu’au moment où il les ferme, le soir, il songe à sa ville engloutie. La belle comtesse, les jeunes filles rieuses, le son de cloches résonnant dans les rues au soir, le bruit des charrettes transportant le lait, la place du marché avec les gens joyeux et, en quelques secondes, tout transformé en cendre : ces images doivent se répéter indéfiniment dans sa tête. Que s’est-il donc passé là-bas ? Pourquoi moi seul ai-je survécu ? Pour m’exiler sur cette terre lointaine ?
Ludger Sylbaris est la mémoire de Saint-Pierre désormais. Non par vocation, simplement parce qu’il ne peut rien faire d’autre. Au fur et à mesure qu’il écrit, ligne après ligne, les routes se reconstruisent, une charrette de lait y passe à nouveau. Les fleurs repeuplent les jardins, les gens reviennent sur la place du marché, de gentils moutons suivent le berger, la belle Alissa, son amour, lui sourit là-bas en agitant sa petite main.
« Ludger, à tout à l’heure sur la colline des Ormes ! »
Alors, pourquoi, trente ans plus tard, les gens de Saint-Pierre sont-ils devenus des monstres ? Qu’est-ce qui a pu se passer dans ce labyrinthe imaginaire où Ludger Sylbaris a erré chaque jour depuis ? Pourquoi, diable !, pourquoi Ludger Sylbaris a-t-il écrit cela ?
Selon le rapport du Manhattan Consulting, en 2005, le nombre de personnes buvant chaque jour du pétrole à la place de l’eau minérale s’est élevé à plus de mille quatre cents dans le monde. Cette étude ne concerne pas les enfants des pays pauvres qui prennent quelques gouttes de pétrole en guise de vermifuge mais des gens aisés consommant quotidiennement au moins deux litres d’une essence – par ailleurs de qualité supérieure. La plupart d’entre eux habitent des appartements luxueux dans les grandes villes, Londres, Paris, New York. Élites de la société, riches, ils travaillent dans les secteurs du droit ou de la finance. Leur mode de consommation est très varié : boisson courante, fortifiant contre la fatigue ou encore alternative à l’eau dans la préparation des plats.
M. Terry Burns, financier londonien et amateur de pétrole depuis dix ans, s’inquiète de consommer plus que sa BMW. « J’ai tout essayé mais, pour une quantité égale de pétrole, ma voiture affiche des performances supérieures aux miennes. Est-ce la BM qui est meilleure ou moi qui gère mal mes besoins ? » s’interroget-il. Sincèrement, je ne vois pas quoi répondre à une question aussi saugrenue sinon que le monde est à ce point sens dessus dessous que nous disposerons bientôt de nouveaux modèles de BMW qui rouleront avec des Dunkin’s Donut ou des hamburgers de chez McDonald, si ça peut rassurer ce Monsieur.
Pourquoi diable ces gens, éduqués, aisés, boivent-ils du pétrole ? Selon eux, ça alimente leur corps et leur esprit mieux que tout. Ils sont persuadés de rendre ainsi leur existence plus dynamique et plus régulière, à l’instar d’un moteur de voiture.
« Il suffit de faire le plein. Ce serait dommage de gâcher nos affaires par manque de sommeil ou par excès de fatigue et, à vrai dire, pas très professionnel. Les attitudes archaïques ne nous permettront pas de survivre dans la société moderne. Nous considérons que la carte traditionnelle – protéine, glucide, lipide – engendre des dérèglements nocifs. Les menus à base de pain et viande distraient les hommes et amoindrissent leur crédibilité. Le pétrole est l’avenir de l’humanité. Regardez autour de vous. Nous sommes au XXIe siècle, le paradis de la vitesse. Nous devons être prêts à bondir à tout moment ! »
Un habitant de Hong Kong, M. Shintiandi, mange du verre comme plat principal. C’est littéralement son menu quotidien. Encore plus surprenant, il ne prend rien d’autre en accompagnement. À cette nouvelle, un scientifique a avancé l’hypothèse que le verre contiendrait tel élément calorique ignoré jusqu’alors. Cette idée est assez embarrassante, surtout venant d’un scientifique. Le verre, comme on l’apprend à l’école, est une matière non organique qui comporte moins de 0,1% de calories. Certains s’indignent et protestent : « Dire qu’on peut vivre en ne se nourrissant que de verre ! C’est débile ! » Je partage leur avis. L’homme ne peut vivre de verre. Pourtant, M. Shintiandi, comme s’il se moquait de nous, comme s’il envoyait balader la science, est en parfaite santé, croquant son verre, rien que son verre. Père de trois filles et de deux garçons, il a vécu cinquante-quatre ans ainsi et, sauf accident, a encore vingt ou trente ans devant lui. Il pratique tous les matins ses arts martiaux dans un parc, et depuis quelque temps fait partie du Club « Rire dans les parcs hong-kongais », un groupe dont les membres se retrouvent assis en rond et rient en se regardant pour chasser les tensions et prévenir la vieillesse.
« Quel est votre verre préféré ?
– Le cristal.
– Et quel verre vous détestez le plus ?
– Le miroir, bien entendu.
– D’où vous est venue cette envie de verre ?
– Petit, j’avais un très beau verre en cristal dont je suis littéralement tombé amoureux. Il avait pour moi plus d’attraits que le diamant ou l’or. Je passais des heures à le contempler, soigneusement posé sur mon bureau, sans jamais me lasser. Un jour, l’envie de le goûter m’a frappé, un glissement de la passion visuelle au désir gustatif. Alors j’ai croqué dedans.
– Comment vous l’avez trouvé ?
– Bon. »
Un Australien, M. Steven McGee, a l’habitude de grignoter de l’acier au fil de la journée. Il brise un morceau d’acier avec ses dents, un petit bout, puis le fait fondre avec sa salive. Il suçote les morceaux de métal comme des bonbons. Sauf que ce ne sont pas des bonbons. En 1988, à San Francisco, il a été arrêté par la police pour avoir boulotté un morceau du Golden Gate Bridge. Le dossier établi à l’époque décrit en détail l’incident et le journal local SF Gate a consacré un article sur « L’homme qui n’a pas pu retenir son appétit devant la majesté du Golden Gate Bridge. »
Moi qui suis gardien du Placard n°13 depuis sept ans, je ne me laisse pas trop impressionner par ces récits. J’ai juste été un peu étonné que les dents humaines puissent être plus résistantes que l’acier et que la salive contienne un élément qui le fasse fondre. Si ça continue, au XXIIe siècle, le fait de cracher sera considéré comme une tentative d’homicide.
Dr Kwon et moi allons en Australie pour rencontrer ce McGee. Nous voulons vérifier s’il mange effectivement de l’acier et, dans l’affirmative, examiner ses dents et prélever un échantillon de sa salive. Quand nous arrivons, M. McGee glane de vieux métaux à la casse. Il se retourne vers nous avec un sourire chaleureux et nous tend la main. Il ressemble à Monsieur Tout-le-monde. Il accède volontiers à notre requête en nous présentant ses dents. Elles sont tout le contraire de ce à quoi nous nous sommes attendus. Sa dentition est loin d’être en bon état. Il lui manque sept dents et trois de celles qui restent bougent légèrement. Il a, de plus, une haleine peu ragoûtante. Loin de croquer dans du métal, rien que mâcher une pomme lui aurait coûté. Un peu déçu, je lui demande :
« Ça doit pas être facile de croquer de l’acier ?
– Ah, ces dents-là ? C’est le glucose. Ma femme dit que je mange trop de sucreries au dessert. Faudrait que je réduise à cause des caries qui s’ensuivent. Mais pour l’instant, ça ne pose pas de problème pour l’acier », a-t-il répondu dans un sourire.
Après quoi il ramasse un morceau au sol et le met dans sa bouche. Quelques secondes plus tard, comme par miracle – klang ! – il brise le morceau en deux et commence à le suçoter.
À Singapour, un homme s’alimente principalement de papier journal. Bon, au stade où nous en sommes, ce n’est même plus étonnant. Quand on vit de pétrole, de verre ou d’acier, le papier journal passe pour une coquetterie. Sa consommation moyenne quotidienne est de six journaux. Au petit-déjeuner il prend du café et du journal. Il parcourt d’abord les pages Politique, puis les avale ; il lit ensuite les pages Culture, puis les avale. Le dimanche, comme il n’y a pas de quotidien, il mastique quelques tabloïds.
« Le week-end, je n’ai pas le choix, mais en semaine, je ne mange pas d’hebdomadaires. Ils n’ont pas tellement de goût.
– Quel journal préférez-vous ?
– Si l’article est intéressant, quelle que soit la qualité du papier, c’est toujours bon. Ceci dit, les journaux américains sont relativement fades, beurk ! Le moins bon de tous, c’est le New York Times.
– Il vous arrive de manger une page sans l’avoir lue auparavant ?
– Ça se peut. Mais je préfère lire ce que je mange, et puis ça me distrait aussi.
– Qu’est-ce que vous mangez exactement ? Des informations ou du papier ?
– Les deux, je crois. Comme le parfum et le goût des aliments, il me faut les deux.
– Dans ce cas, vous pourriez aussi bien manger les infos de CNN ?
– Vous plaisantez ? Y aurait pas le plaisir de mâcher ! »
Ceux que je viens de citer ne sont pas les seuls à manger ces aliments plus ou moins délirants. En Mongolie intérieure, une écolière mange plus d’un kilo de terre tous les jours en dépit des efforts de ses parents et de ses instituteurs pour l’en dissuader ; un Finlandais prend une quantité minime de protéine et trois cents watts d’électricité par jour pour compenser l’énergie manquante. En Chine, un homme consomme les tuiles du toit de sa maison multiséculaire, dilapidant au passage un héritage ancestral. Il y a aussi des gens qui préparent leur sandwich avec de la pâte de copeaux au lieu de pain. Au Vatican, un bibliothécaire a dévoré sept cents ouvrages précieux. Au procès, les juges ont demandé : « Pour quelle raison avez-vous mangé ces saints livres, héritage du haut esprit humain, témoignage de notre Histoire, trésors pour la recherche ? », il a répondu : « J’avais un creux. »
Comment interpréter ces phénomènes ? Pourquoi ces gens préfèrent-ils le pétrole aux sublimes poulpes sautés, par exemple ? Tous les organismes vivants savent intuitivement ce qui est bon pour eux. C’est « L’effet Garcia ». On pourrait goûter une fois du papier, mais notre instinct trancherait vite : « Non, ce n’est pas de la bouffe pour un homme, faut que je respecte ma nature. » Tel est le raisonnement d’une personne normale. Alors, pourquoi certains persistent-ils dans ces pratiques démentes ? Pour démontrer que les hommes peuvent avaler n’importe quoi ? Pour porter la Révolution au sein de nos habitudes ? Ou simplement pour passer à la télé ?
Je ne sais pas si ces phénomènes sont mineurs. Quand on voit ces trucs à la télé, on les considère comme marginaux. Tout juste si on lance des : « Putain, la Terre est assez vaste pour tous ces dingues ! », « Ah, les drôles de cocos ! »
Pourtant on compte plus de mille quatre cents pétrophiles, chiffre en constante augmentation (+5%/an). Ce n’est pas rien. Ceux qui se nourrissent de verre abolissent les principes de la nutrition. Et que dire de ce Finlandais qui vit à coups d’électricité ! Du point de vue de l’Évolution, ces phénomènes sont encore plus étonnants. En fait on pourrait dire que certains individus ont atteint une étape où ils puisent en d’autres modes leur énergie vitale.
Des scientifiques renommés, tels Niles Eldredge et Stephen Jay Gould, suggèrent que, au cours de l’Évolution, les espèces restent stables quelques millions d’années avant une mutation soudaine. Autrement dit, l’espèce évoluerait quand le terrain lui en intimerait le besoin. Lorsqu’elle ne peut plus supporter lesdits changements extérieurs, elle évolue d’une manière subite (L’expression « subite » de Eldredge relève du temps de l’Histoire, soit une dizaine de milliers d’années, quand, dans le même temps, l’environnement de la planète évoluait lentement. Depuis la révolution industrielle, comme nous le savons tous, notre monde connaît des bouleversements brusques et imprévisibles. Résultat, tout est devenu un immense foutoir)
Son hypothèse est que les modifications externes accéléreraient l’évolution des espèces. Aujourd’hui plus que jamais, notre espèce aurait ce besoin urgent de muter. Pensez au XXe siècle et à son histoire mouvementée, le XXIe que nous abordons déjà exsangue ! Notre époque est marquée par ces changements inconnus jusqu’alors. Et les symptômes de la nouvelle évolution se manifestent désormais dans le monde entier. Sans doute est-ce inévitable : le monde change, l’essence de l’homme qui vit dans ce nouvel environnement doit donc changer, pas une certaine essence philosophique ou éthique mais biologique.
Nombreux sont ceux qui annoncent l’arrivée d’une nouvelle espèce. Faute d’un terme existant et d’une définition scientifique appropriée pour les désigner, nous les appelons « détenteurs de symptômes » ou, plus couramment, « symptomatiques ». Les symptomatiques sont plus ou moins hors normes. Disons qu’ils sont entre l’homme actuel et l’homme à venir. Ils peuvent être les derniers des hommes autant que les premiers.
Parmi eux, certains ont une vigne ou un cactus qui pousse de leur doigt. D’autres ont des écailles de lézard sur le corps. D’aucuns cumulent les organes génitaux féminin et masculin et pourraient se reproduire seuls. Il en est qui ont développé différents sens au bout des doigts, voyant des images, percevant des odeurs, toujours par le toucher. Durant ces quarante dernières années, Dr Kwon a étudié des symptomatiques du monde entier. Voilà pourquoi le Placard n°13, que nous entretenons lui et moi, est gavé de dossiers sur ces individus qui expriment peut-être le futur de notre humanité.
« Pourquoi votre foutu placard est-il bourré de ces documents insensés ? » Si on me posait cette question, j’aurais de la peine à y répondre. Non seulement l’histoire du Placard n°13 est complexe, mais si j’y apportais une réponse honnête, vous ne la croiriez pas. Il a fallu à Ludger Sylbaris plus de trente ans pour portraiturer les gens de Saint-Pierre. Je préférerais avancer aussi lentement dans la description du Placard. D’autant que moi-même, je ne sais pas trop ce que signifient ces documents collectés.
« C’est un peu comme une étude ethnologique ? »
À ma première question au sujet du Placard n°13, Dr Kwon m’a répondu :
« Il s’agit de la fin de la Bible. Et de la fin de l’espèce humaine. C’est aussi le début d’une nouvelle espèce. »
Il y a deux cent mille ans, une femme africaine est supposée avoir rompu avec les anthropoïdes. C’est l’hypothèse classique, dite « Ève mitochondriale », selon laquelle l’espèce humaine serait née d’une femme dont les descendants auraient quitté l’Afrique vers l’est, passant par l’Asie de l’ouest et l’Asie centrale. Ils auraient traversé le détroit de Béring avant d’arriver en Amérique du Nord, puis de descendre vers le sud. Il y aurait eu de la sorte une, puis deux vagues d’immigration. Ceux qui ont choisi de rester, OK, ceux qui ont choisi de continuer ou sont repartis. Bref, ce sont des processus complexes qui finalement firent que les hommes s’installèrent partout sur la planète, se reproduisant ainsi durant deux cent mille ans. Ce faisant, ils ont fichu le bazar sur Terre comme s’il s’agissait d’une gigadéchetterie. Ils ont envoyé leurs vaisseaux sur Mars ou Jupiter et ont rasé un tiers de la forêt amazonienne pour y mettre des bœufs à mettre plus tard dans leurs hamburgers.
Dr Kwon dit que le moment est venu pour l’espèce humaine de céder sa place. Comme les dinosaures se sont résolus sagement à tirer leur révérence, les humains vont quitter l’Histoire. Pourquoi ? Ben, il semble qu’ils ne supportent plus la civilisation qu’ils ont bâtie. Quelle poilade ! Ce n’est même plus la question de l’environnement, c’est l’ordre qu’ils ont construit eux-mêmes qui les pousse vers la sortie. Au suivant !
Oh bien sûr, moi aussi il m’est arrivé d’imaginer la fin du monde, chute d’un météore, catastrophe climatique, bombes atomiques déclenchées par un fou, apparition d’un nouveau virus, sans oublier l’intelligence artificielle et la société des machines. Mais jamais je n’aurais imaginé les humains sortis à reculons de l’Histoire par les propres règles qu’ils ont édictées. Qu’est-ce cela signifie ? Qu’en deux cent ans le capitalisme a grandi jusqu’à devenir un monstre incontrôlable qui dévore morceau après morceau toute la société des hommes ?
« Une nouvelle espèce est en train de d’apparaître. Il ne s’agit pas d’évolution mais bien de la naissance d’une nouvelle espèce.
– Alors l’ère des humains serait close ?
– Probablement.
– C’est triste, non ?
– Rien n’est éternel.
– Alors, dans dix mille ans, si on veut voir des hommes, il faudra aller au Muséum d’histoire naturelle…
– Dix mille ans ? Comment voulez-vous espérer que l’homme tiendra encore dix mille ans à ce rythme-là ?
– Ben merde, vous pensez à combien d’années ?
– Mille ans ? Peut-être moins. Et pour que les traces des humains soient conservées dans les musées, il faudra que la nouvelle espèce s’intéresse à nous, déjà. Par exemple, pour rappeler à leurs enfants ce qu’il ne faut pas faire, que l’espèce humaine aura été une espèce stupide. »
Dont acte. Le présent écrit porte sur cette nouvelle espèce, aujourd’hui considérée comme un accident de l’Histoire. Il porte sur ces individus qui ont souffert de l’accélération brutale de l’Évolution qui les a mis en avant trop tôt ; individus qui ont été victimes de ce cruel coup du sort sans trouver d’aide auprès de la médecine, ni auprès de la science en général et pas plus auprès des institutions. Ceux qui, corps et âme désertés, ont été enfermés dans une existence solitaire. C’est l’histoire des symptomatiques qui vivent dissimulés dans un coin perdu, sans personne à qui confier leur peine, dans notre paradis des sciences où tout devient magie noire et sorcellerie dès que l’on s’éloigne de l’orthodoxie.
Prenons l’exemple de ce type dont le corps produit une quantité extraordinaire de méthane : à approcher de sa bouche un briquet quand il rote, on produirait une flamme digne d’un chalumeau. Dans son enfance il lui est arrivé de brûler les cheveux de toute sa famille en soufflant les bougies de son gâteau d’anniversaire. Il a grandi en jeune garçon timide et peu bavard. Il est resté cloîtré des années dans sa chambre avec son secret honteux. Quand enfin il est sorti de sa tanière pour se confier à un médecin, l’ordonnance médicale, le verdict de la Science, notait : « Ne pas faire de bêtises comme d’approcher un briquet devant la bouche au moment d’un rot. Ne jamais roter face aux flammes. »
Nos sciences sont ainsi, pragmatiques. Mais pouvez-vous comprendre l’indignation et la tristesse de l’homme dont on veut ignorer l’existence même ? Son anxiété, son horreur ne vient pas tant de « Pourquoi je provoque un tel embrasement avec ma bouche ? » mais « Pourquoi je ne suis pas comme les autres ? ».
Les symptomatiques ne comprennent pas comment ces choses leur arrivent. Les hôpitaux ne peuvent rien pour eux, la science ne les reconnaît pas et ils ne bénéficient d’aucune prise en charge sociale. Abandonnés dans nos villes, que deviennent-ils ? On peut les exhiber dans des émissions comme « Croire ou ne pas croire », « Choquante Asie » ou « Comment ? Dans ce monde ? » pour passer un moment de franche rigolade, ou, passé le premier choc, les oublier très vite et les repousser aux marges sombres de la société ? Ou enfin, les classer parmi les malades mentaux, avec les névrosés, les paranoïaques, les délirants, pour les enfermer dans le trou noir ultime des hôpitaux ?
À l’attention de ceux qu’une conclusion trop rapide tenterait, je tiens à préciser que mon intention n’est nullement de présenter des bêtes de foire au voyeurisme des médias ni de raconter des histoires fantastiques genre celle d’un génie parcourant le ciel sur un tapis volant ou celle d’un sorcier qui transforme un humain en grenouille d’un simple « Abracadabra ». Moi qui suis souvent considéré comme trop raisonnable, trop logique, moi qui me prends souvent le reproche d’être « raide comme la justice », d’où me viennent ces histoires et pourquoi cet écrit ? C’est simplement que ces choses-là, ces histoires incroyables, existent réellement. Peu importe qu’on l’admette ou pas. Peu importe qu’on les comprenne ou non. Ces mutations effarantes, ces réalités déniées, se produisent à chaque instant dans notre ville, dans notre maison, et même quelque part au plus profond de notre corps, intestins, appendite, que sais-je, et conditionnent notre existence et notre destin.
Et maintenant je vais vous raconter l’histoire de ces symptomatiques qui errent dans nos villes, abandonnés.
Il y a un homme : au bout de son auriculaire pousse un ginkgo.
C’est un homme ordinaire, la quarantaine, qui tient une papeterie face à une petite école primaire de province. Entre juillet 1998 et octobre 2001, nous l’avons eu chaque mois en consultation. Arborant une calvitie précoce, il fait plus que son âge ; avec des membres trop fins pendant le long de son corps tout rond, il donne une légère impression de déséquilibre, sinon rien ne le distingue vraiment de n’importe quel quidam. À ceci près, nous explique-t-il, que récemment en se taillant les ongles il a découvert un arbre qui poussait au bout de son doigt.
« Au début, je croyais qu’il s’agissait d’une arête de poisson fichée là. Quand j’ai compris que c’était un arbre, ça a été la surprise totale. »
À cette date, l’arbre dans son doigt est minuscule, on dirait une verrue, un grain de beauté. Pourtant, à y regarder de près, on distingue, oui, nettement, des racines et trois branches. Dr Kwon l’a examiné longuement avec sa loupe avant de déclarer : « Il s’agit bel et bien d’un ginkgo. » La sentence rendue par un docteur en biologie fait soudain officiellement de ce papetier « L’Homme au Doigt duquel pousse un Ginkgo ». De mon côté, je trouve un peu ridicule de nommer ginkgo ce truc qui ressemble à presque rien. Pour moi, le ginkgo est un arbre immense et majestueux, qui vit plus de mille ans.
Le papetier est timide. Pendant la consultation, il se tourmente de ne pas savoir où poser son regard et rougit comme une fillette aux plaisanteries de Dr Kwon. Il a un mal fou à trouver les mots pour répondre aux questions posées et exprimer ses pensées les plus banales semble un exploit insurmontable. Sauf quand il s’agit du ginkgo. Là, c’est un tout autre homme. Dès que nous avançons un mot sur l’arbre, il prend confiance et s’anime. Le visage rayonnant, il peut parler du ginkgo durant des heures.
« Ce mois-ci, il a beaucoup grandi. Vous voyez ? Là, ici, ses racines ont poussé plus profond. À gauche, une nouvelle branche commence à sortir. Le mois dernier, j’étais mort d’inquiétude parce qu’il dégageait une mauvaise odeur, comme s’il pourrissait. Je crois que c’est mon savon qui ne convenait pas. C’est pourquoi je ne touche plus du tout à la lessive. Et, ça va beaucoup mieux. J’ai aussi déplacé le comptoir de ma boutique devant la fenêtre, pour qu’il prenne plus de lumière. Dans la journée j’immobilise mon bras gauche car le secouer sans cesse n’est pas bon non plus, ça peut le troubler. Vous aller voir, maintenant que j’ai compris comment m’y prendre, il va grandir à vue d’œil. »
Néanmoins, un temps, le ginkgo stoppe sa croissance à deux centimètres huit. Tous les troisièmes mercredis après-midi, je prends une photo de l’arbre, mesure sa taille, enregistre diverses données dans le fichier. Là, il est clair que l’arbre a cessé de se développer. Pour nous, c’est plutôt une bonne nouvelle. Nous imaginions avec crainte que ce ginkgo au bout d’un doigt devienne comme un arbre géant dans la forêt.
« Pourquoi le ginkgo ne grandit plus ? » nous demande souvent le papetier avec une mine inquiète. Moi je lui réponds seulement : « En vérité, nous n’en savons rien. » C’est une réponse honnête. Franchement, je n’ai pas grand-chose d’autre à offrir, rien que concevoir le fait – un arbre qui pousse au bout d’un doigt – dépasse largement mes capacités cognitives. J’ai envie de prendre le ginkgo au collet et de lui demander : « Hé, Ginkgo, qu’est-ce que tu as en tête ? Là où tu devrais planter tes racines, c’est sous la terre où grouillent des lombrics et des fourmis, allons ! »
« L’Homme au Doigt duquel pousse un Ginkgo » a hérité de la boutique paternelle après le lycée. Il paraît que, du temps de son père, le commerce tournait plutôt bien. Mais avec le temps les campagnes se sont vidées au profit des villes. Le village où se trouvait la papeterie n’était pas une exception et sa prospérité a épousé la courbe descendante de la natalité rurale.
« J’ai vécu vainement tout ce temps-là. C’était la vie d’un gardien de jouets bon marché et de saloperies à grignoter que personne ne venait plus acheter. Je ne faisais rien de mes journées sinon chasser les mouches. En y repensant, je n’ai rien fait pendant plus de vingt ans, assis sur ma chaise, vingt ans, face à un bureau qui prenait la poussière. Vingt ans… Notez, je ne me plains pas que ça ait été si dur ; je suis habitué à supporter l’ennui, c’est bien mon genre, ça, l’ennui.
– Patron d’une papeterie, avec tous les gamins, ça pourrait être un chouette boulot, me semble-til. Rendez-vous compte, rien n’est plus beau que les enfants. Tous les matins, vous les entendez, joyeux et plein de vie, qui passent devant votre vitrine en pépiant comme des oiseaux. Les rues où passent les mômes ne manquent ni de gaieté ni de rires. “Bonjour, les enfants”, “Bonjour, Monsieur”, ainsi vous vous échangez des saluts. C’est gai. »
À ces mots, il laisse échapper un sourire amer.
« Vous ne connaissez pas les enfants. Ce sont des diables aux masques d’anges. »
Tandis que je note ses résultats, il me demande si je décèle un signe de bonne augure. Moi, je lui sors la même rengaine, invariable.
« Rien de spécial, mais rien de pire, non plus. »
À chaque fois, son visage affiche sa peine.
« Je regarde tous les jours le ginkgo. Je sens qu’il faudrait que je trouve quelque chose pour lui, mais quoi ? En attendant si je ne fais rien… un jour le ginkgo finira par mourir… quand j’y pense, ah, je ne peux pas supporter cette angoisse. »
Il semble se sentir profondément responsable de la vie qui habite son corps. Je voudrais l’aider mais, comme je vous l’ai expliqué, je ne connais rien aux ginkgos ni à notre situation actuelle, donc je n’ai rien à dire de plus que ces mots plutôt vides qui se veulent honnêtes et réconfortants.
« Ne vous découragez pas. Le ginkgo est un végétal extrêmement coriace, il ne mourra pas. On dit qu’il aurait survécu à l’âge glaciaire. »
Il me répond d’un sourire dénué de conviction avant de rentrer chez lui, épaules basses.
Pourtant, à sa troisième année, le ginkgo se remet à pousser, et à une vitesse vertigineuse. Compte tenu du rythme de sa croissance passée, ce développement est tout simplement incroyable. De la taille d’un petit pois, il a atteint en un mois celle d’un marron, un mois plus tard c’est une orange et au troisième mois une pastèque !
« C’est extraordinaire. Ce mois-ci encore, il a drôlement gagné. Je crois que la décoction d’excréments lui a été bénéfique. Ouais, c’est vrai que ça sent, ha ! ha ! En tout cas, je suis bien content qu’il reparte avec cette vigueur. Non, ce qui m’inquiète… c’est que j’ai horreur d’attirer le regard des gens. Si on voulait me montrer à la télé, par exemple, comment faire ? Et si des foules se ruent vers moi, me demandant de leur montrer le ginkgo ? Je déteste le brouhaha. D’ailleurs, ça ne serait pas bon pour lui non plus. »
Nous, nous avons nos propres soucis. À ce stade, nous nous inquiétons essentiellement de la santé de notre papetier. L’arbre qui n’a pas pris racine dans la terre, ne dispose évidemment que du corps de cet homme pour se développer et nous sommes incapables de prévoir les conséquences de cette symbiose. Les racines du ginkgo ont atteint son poignet, son bras gauche est presque paralysé. Lui ne prête guère attention à cet aspect des choses, ne parlant que de prendre soin de son ginkgo.
« Je ferais peut-être mieux de ne rien dissimuler et de l’élever au grand jour. Ce sera sans doute un peu fatigant, mais si je veux continuer mes activités je ne vois pas d’autre solution. Il doit y avoir des spécialistes du ginkgo au ministère de l’Agriculture. Ils pourraient m’aider pour pas mal de choses, me donner de précieux conseils, non ? C’est que, à propos, j’ai des tas de questions. La lumière, par exemple, il en faut combien ? J’ai entendu dire qu’il y a des ginkgos mâles et des ginkgos femelles, alors, que dois-je faire pour la reproduction. Si je reste les bras ouverts, est-ce le vent qui s’en chargera ou des abeilles ou des papillons qui s’en occuperont ? Je n’aime pas les abeilles, voyez-vous, comment faire ? Bon, ça va aller quand même, parce que les papillons, je les aime bien. »
À mesure que le temps passe « L’Homme au Doigt duquel pousse un Ginkgo » se décharne. Il a perdu beaucoup de poids, son corps volumineux des premiers jours a disparu, laissant place à un physique d’une inquiétante maigreur. Outre sa paralysie du bras gauche, il souffre de jaunisse, commence à avoir des troubles de la digestion – il reconnaît restituer tout ce qu’il avale. Nous le supplions d’accepter une intervention chirurgicale pour couper le bout de doigt et le débarrasser de l’arbre parce que, si nous restons les bras croisés, il va droit à la mort. Mais lui a poliment repoussé nos demandes. Il a juste mis de l’ordre dans ses affaires, comme quelqu’un qui s’apprêterait à partir pour mourir.
« Vous êtes tous devenus fous ! Vous trouvez ça normal ? Une histoire de maîtresse, encore, je comprendrais. Mais là, à cause d’un ginkgo, est-ce qu’on peut abandonner sa famille ? S’il est tant amoureux de son ginkgo, il n’a qu’à le garder dans un pot, essayez de le convaincre, enfin ! »
Toute retournée, sa femme est venue nous voir. Si pour moi déjà c’est insensé, pour elle cette situation est de la démence pure. La décision de son mari demeure inébranlable et ses arrangements rapides et simples. Il laisse la papeterie au nom de sa femme et s’en va. De la gare routière, il nous a appelés : « Je pars. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait. » Un appel bref, sans allusion quant à sa destination.
J’ai entendu parler d’une plante qui ne pousserait que sur les cadavres. Mais jamais d’un arbre qui pousserait sur un être vivant. Pourquoi est-ce arrivé ? Pourquoi cet arbre a-t-il rejeté la sainte et fertile terre bénie par la Déesse Mère et a-t-il pris racine dans les veines et la chair d’un être humain ? Jamais je ne comprendrai.