« … Alors concernant les gants, tu me confirmes ? Ce ne sont pas des gants en caoutchouc…
– Non, ce sont des gants pour l’insémination artificielle des truies. Et puis, il me faut la pipette en forme de tire-bouchon. Je t’ai envoyé la photo. Impossible d’en trouver en Corée.
– Oui, oui, photo un peu… improbable, disons.
– Oui, je sais, ce n’est pas très sexy de voir ce bras entièrement… enfin, bon, bref, ce sont des gants qui font tout le bras, jusqu’à l’épaule.
– Ah oui, quand même !
– Et jetables. Il m’en faut mille à peu près.
– Mille ?
– Oui, c’est ça. Tu vas bien trouver ça à Pékin, non ? Tu me fais un paquet, c’est pour offrir ! Est-ce qu’il faut que je t’envoie une autre photo ?
– Non, non, surtout pas ! Bon, OK c’est enregistré. Je t’envoie notre proposition dans trois jours. Ah, au fait, tu sais que votre Président est mort ?
– Sarkozy ?
– Mais non, Kim Jong-il, ils viennent de l’annoncer à la radio chinoise. »
À Zouf et Lud
Quentin raccrocha tout doucement le téléphone et regarda autour de lui. Ses collègues coréens continuaient à vaquer à leurs occupations, ils hurlaient dans le téléphone « YOBOSHO !? » (« Allô !? »), imprimaient feuille sur feuille et buvaient du thé en produisant des sons peu ragoûtants. Tout était calme. L’ingénieur d’une trentaine d’années savourait du haut de son mètre quatre-vingt-cinq ce moment de flottement avec une impression d’être le dernier homme sur terre, une boule d’excitation au fond du ventre, son cerveau en ébullition qui échafaudait mille théories sur ce qui allait advenir dans un futur proche : guerre nucléaire, coup d’État, évacuation ? Il sortit de l’open space, salon d’appartement transformé pour accueillir des bureaux et passa sa tête par l’entrebâillement de la porte de Yuri, son boss. L’écran de l’ordinateur bleuissait les lunettes du quadragénaire allemand. Le soleil bas de l’hiver se reflétait à contre-jour sur son crâne lisse et blanc. Il n’entendit pas son collègue arriver. Quentin passait une main dans ses cheveux d’avant en arrière comme à chaque fois qu’il était mal à l’aise. D’un seul coup d’œil, les deux Européens se comprirent :
« On va foumère oune klôpe ! »
Ivana, leur collègue, passa la tête par l’embrasure de la porte et leur fit un signe de la tête. Ils la suivirent dans une pièce sans Coréen, où elle s’assit dans un grand fauteuil de salon une jambe sous l’autre et son thé soutenu de ses deux mains, dans une posture de film américain. Yuri assit sa lourde carcasse sur une chaise rigide dans un petit soupir. Quentin, sautillant, resta debout, et annonça :
« Daniel vient de me le dire par téléphone. Comme ça ! Tiens, au fait ! Il est mort l’autre, comment qu’il s’appelle déjà ?
– NON ? Quand ? Où ? Comment ? s’exclama Ivana.
– Une bête crise cardiaque, bam ! Comme ça ! » répondit Quentin.
Coup de menton de Yuri vers le mur, derrière lequel bientôt un cataclysme surgirait :
« Eux, ils savent pas encore ?!
– Ché, qué déssolé les samis, qué ils l’ont pas, l’alerte Google ! pouffa Ivana.
– Qu’est-ce qu’on fait, dans ces cas-là ? demanda Quentin, inexpérimenté en situations extrêmes propres aux pays, disons, hors normes.
– Dans ces cas-là, on ferme sa gueule », dit Yuri, paraphrasant Bacri dans Kennedy et moi.
Au même instant, les Coréens jaillirent comme un seul homme dans la salle télé. Allumèrent l’écran. Les étrangers partirent.
Des cris, des pleurs parvinrent de derrière la porte. Les trois Européens, ne sachant pas quoi faire de leurs corps, firent ce que tout être humain moyen fait quand il sent que ça va tourner au vinaigre : ils partirent en quête de nourriture.
Le Pyongyang shop, magasin des habitants du compound diplomatique, était une institution pour les expatriés de Pyongyang, sorte de tour de Babel en miniature : des ouvriers allemands venaient y refaire le plein de Bavaria et de saucisses fumées, des femmes voilées syriennes y achetaient on-ne-sait-quoi, puisqu’on n’osait pas plus contempler le contenu de leur caddie que leurs yeux. Les innombrables célibataires du compound s’approvisionnaient ici en bière locale, la Taedongang Mekchou, faite de riz et d’orge. C’est l’unique magasin pour s’approvisionner en fromage et beurre. Sous les néons hésitants du magasin, Quentin enfourna dans son caddie des kilos de pain mou, de l’huile et des grosses bonbonnes d’eau, « au cas où ». Un instant de honte l’envahit au passage en caisse. Lui qui avait toujours fulminé contre ceux qui venaient faire le plein de sucre et d’essence dès que TF1 annonçait une pénurie… Il était heureux d’avoir troqué son manteau en feutre de fin d’automne pour un anorak type bonhomme Michelin, avec des poils d’animaux en capuche, car il faisait aussi froid dans les rayons du magasin que dehors.
Les caissières, vêtues de doudounes et les mains glissées dans des chauffeuses électriques, observaient l’étrange ballet des étrangers venus faire le plein au cœur de l’après-midi. Elles vivraient l’onde de choc dans quelques heures. Avec Yuri, Ivana, bientôt rejoints par Nicolas, ses fidèles compagnons pendant ces heures sombres, Quentin restait sur le parking du Pyongyang shop, en pleine hésitation. Il souhaitait écrire chez lui à Sarah et ses parents, pour leur donner des nouvelles rassurantes, mais il n’était que treize heures, soit cinq heures du matin en France. Il avait donc un peu de temps devant lui.
« Dites, avant que tout ça ne devienne vraiment glauque, on n’irait pas tenter une virée en ville, en profitant de l’effet de surprise ? On pourra toujours dire qu’on ne savait pas ? Vous avez un appareil photo ? »
Ils déposèrent Yuri, un peu plus vieux et surtout un peu plus chef que les autres, à son appartement et partirent tous les trois. Aussi discrètement que possible pour un 4x4 de trois mètres cinquante de haut, deux pneus de rechange sur le toit et deux gros drapeaux européens sur les côtés, ils se faufilèrent en ville, comme des collégiens qui font le mur pour aller fumer. La gorge de Nicolas s’assécha quand Ivana, triomphante, brandit un appareil photo ; bien malin qui pourrait dire ce qui leur arriverait s’ils étaient pris à photographier ces moments.
Pour rejoindre le centre-ville depuis le compound diplomatique, situé dans le quartier Taedonggang, ils rejoignirent Toehak Street pour arriver devant un premier lieu de recueillement : une fresque en carrelage représentant Kim Il-sung en dix mètres sur cinq souriant à pleines dents. Des groupes arrivaient avec les mêmes bouquets de fleurs en papier, tous en rangs serrés, classés par taille. Des files impeccables, insonores, très dignes. Ils passèrent devant une agente de la circulation qui ne les vit pas et s’engagèrent dans Tongdaewon Street, jusqu’au rond-point du pont d’Okryu, dont l’accès était interdit pour cause de travaux pharaoniques. Ils prirent à gauche, passèrent devant la tour du Juche, toujours dressée, traversèrent le pont en fer, tournèrent à droite pour déboucher sur une place Kim Il-sung, vide, à leur grande surprise. Ils durent rouler jusqu’à la maison du peuple, à côté du Ice Rink pour entrevoir le premier portrait géant de Kim Jong-il, orné de gigantesques gerbes de fleurs. Quentin frissonna :
« Fais demi-tour !! C’est là que ça se passe ! On va prendre une photo ! hurla Quentin.
– T’es sûr ? C’est super risqué, quand même. On baisse la musique alors…, dit Ivana.
– Oui, c’est plus judicieux de ne pas écouter du rap US à fond dans ces circonstances.
Même si c’est du East Coast… »
En repassant devant les grands portraits au ralenti, Nicolas imaginait déjà son cliché publié dans les journaux du monde entier.
« Fais gaffe, Nico, une fliquette !!! » s’écria Quentin.
Nicolas appuya tout de même sur le déclencheur tout en se baissant, si brusquement qu’il se fit mal. Le mouvement attira le regard de l’agente de circulation, qui ne les vit pas, enfin c’est ce qu’ils pensèrent.
« Bon, on trace, maintenant. Alors, la photo ? demanda Quentin, excité.
– Merde, on voit rien !
– …
– Ah. »
Le cœur battant, ils se retrouvèrent devant une bière glacée, avec ce sentiment vertigineux d’être au cœur de l’événement. C’était historique.
Rentré à l’appartement, Quentin se mit sur sa boîte mail. La connexion Internet chinoise, dont le peuple coréen était privé fonctionnait. « Pour le moment », pensa l’ingénieur. Il écrivit un message rassurant à ces proches :
Bonjour à tous,
En vous levant ce matin, vous aurez sans doute appris la nouvelle. La Corée du Nord va rentrer dans une période de deuil de dix jours suite au décès de Kim Jong-il. Je voulais juste vous rassurer en vous disant que tout va bien. Nous avons fait des courses pour tenir une quinzaine, car les magasins seront sans doute fermés pendant cette période. Je suis sorti du compound pour prendre la température et tout est calme. Magasins ouverts, quelques groupes de pleureurs et pleureuses viennent déposer des gerbes devant les fresques par petites grappes. Pas de coup d’état, de manifestation, de banderoles ou de pancartes. Je vais rester dans le compound et ne pas trop m’aventurer dehors jusqu’à nouvel ordre, donc aucune raison d’être inquiets. Je vous dirai si les choses évoluent.
Bises à tous, kiffez la libre pensée !
Quentin
Quentin, perplexe, contemplait la flamme rougeoyante de la tour du Juche. Le pétillement d’excitation qui l’animait se nuançait d’une petite appréhension devant le gouffre inconnu qui s’étendait devant lui. C’est qu’il commençait à peine à s’y habituer, à Kim Jong-il, à son anorak gris et sa chapka en lapin et ses on the spot guidances. Inventées par ce dernier, elles consistaient à aller « sur le terrain », c’est-à-dire dans une usine de chaussettes ou une nouvelle boucherie, et à distribuer comme ça quelques conseils, au débotté, que les directeurs des dits magasins s’empressaient de noter dans un petit carnet en opinant du chef.
Venant d’un homme qui produisait un livre mensuel, ses idées ne pouvaient être que bonnes… C’est ainsi que la piscine Kim Il-sung, ouverte aux étrangers le samedi, s’était dotée… d’un ascenseur. Le Grand Leader avait un jour visité la piscine. L’itinéraire exact de ses pas était depuis représenté sur un grand panneau dans le hall d’entrée. Il avait marqué une pause devant le plongeoir de dix mètres et avait levé les yeux.
« C’est très haut ! Vous vous rendez compte comme c’est long pour nos athlètes de monter jusqu’en haut, tout ça pour un plongeon de même pas une seconde ?
– Pas faux, ça !
– Il faut un ascenseur, pour monter sur ce plongeoir.
– Mais oui, évidemment, c’est ça, un ascenseur ! Personne n’y avait pensé avant vous, Grand Leader.
– Pourquoi crois-tu que je sois le Grand Leader et que le jour où je suis né, il y a eu deux arcs-en-ciel sur le Mont Paektu et que des centaines de colombes ont formé dans le ciel les lettres : Il vient nous montrer la voie »?
La réponse était contenue dans la question, et quelques semaines plus tard était construit un ascenseur, que ni Quentin ni sa famille n’avaient jamais vu fonctionner.
Quasiment tous les expatriés avaient quitté Pyongyang pour les vacances de Noël, et l’équipe des Trois se sentait toute petite dans leurs appartements, n’osant plus bouger. Quentin, Nicolas et Ivana avaient bien tenté de passer quelques coups de fils, mais les téléphones étaient coupés. Une étrange atmosphère flottait autour d’eux.
« Déjà que c’est pas commun comme pays ! Qu’est-ce qui va se passer ? On a du nouveau ? interrogea Ivana.
– J’appréhende quand ils vont revenir, les Coréens. Ça va être du sang et des larmes. Qu’est-ce que tu regardes, Quentin ? » demanda Nicolas.
Les yeux rivés sur la ville qui s’étendait devant son balcon, Quentin guettait avec fébrilité un signe, des bruits, une manifestation, enfin quelque chose qui confirmât que cette nuit était spéciale :
« Je ne sais pas, quelque chose, quoi ! Y’a rien ! C’est comme si rien ne s’était passé.
– C’est vrai que c’est fou, quand tu vois le cirque pour une pauvre banderole !
– Ne soyez pas trop pressé », dit évasivement Ivana.
Après avoir vidé trois bouteilles d’excellent vin gardé « pour une grande occasion », les Trois passèrent la soirée à rire, un peu nerveusement peut-être, dans leur belle cage au cinquième étage, immeuble D, compound diplomatique. Puis ce fut le rendez-vous avec leurs lits. Finalement, le monde n’avait cessé de tourner pendant ces quelques heures, et demain, le jour se lèverait. La planète sait bien que tous les êtres humains ne sont que des tas d’os et de chair, qui finissent tous par mourir, sans jamais décaler d’un millimètre sa course effrénée dans le noir absolu de l’Univers.
Plus qu’ailleurs, le nom de nation est adapté à la Corée du Nord. Les citoyens sont au service de cette secte et quand ils pleurent leur dirigeant, ce sont comme des enfants pleurant leur père. En quinze jours, Quentin eut l’impression d’en avoir davantage appris sur ce pays et ses habitants que durant tout le reste de son séjour.
« Pour moi, Dieu est mort le 19 décembre », lui dit Chol, son traducteur, droit dans les yeux. Quentin évita bien sûr de lui mentionner qu’il était communément admis de part le vaste monde que Kim Jong-il était en réalité mort le 17.
« Tu vois, pour la mort de mon père, je n’ai pas pleuré ; là, je pleure depuis ce jour. » Puis il affirma sans sourciller que le Grand Leader était mort de surmenage, « tellement il a fait, donné à son peuple ».
Quentin émit un petit soupir désolé et se remémora ce qu’il avait lu lors de sa nuit d’insomnie sur le site d’information officielle du pays (KCNA). Ce dernier annonçait très sérieusement que « lorsque Kim Jong-il est mort samedi, la glace du lac Chon sur le mont Paektu s’est brisée dans un bruit assourdissant, tandis qu’une tempête de neige se levait ». Le mont Paektu était la montagne sacrée du pays, et pour cause : le Grand Leader y serait né dans une petite cabane toute délabrée, un peu comme Jésus, alors que son révolutionnaire et libérateur de père faisait la guerre aux Japonais. Apparemment les historiens s’accordaient à dire qu’il était en réalité né quelque part en Sibérie, mais c’est loin.
Toujours selon KCNA, « la tempête de neige s’est arrêtée brusquement mardi matin, laissant le soleil levant illuminer le sommet enneigé. À ce moment, la signature de Kim Jong-il est apparue sur la montagne, et un texte se dessina devant les témoins ébahis. Mangez cinq fruits et légumes par jour ! », sourit Quentin qui avait fait la blague à Sarah tout à l’heure, pour lui faire croire qu’il était détendu. En réalité, il avait fait apparaître ces mots « mont Paektu, montagne sacrée de la révolution ». Une lueur avait également été aperçue sur le sommet le lundi pendant une demi-heure, après l’annonce de la mort du dirigeant. Il avait trouvé d’autres pépites sur le Net, notamment la vidéo d’une présentatrice canadienne qui faisait son petit buzz en annonçant le « décès de Kim Jong-deux ! »
Le site d’informations KCNA surenchérit en déclarant que « mardi vers 21h20, une grue de Mandchourie a volé trois fois autour de la statue avant de se poser sur un arbre. La grue y est restée assez longtemps, la tête courbée, avant de s’envoler vers Pyongyang », puis conclut : « Voyant ce phénomène, le directeur du site révolutionnaire de Hamhung et d’autres ont tous dit que même cette grue semblait attristée par la mort de Kim Jong-il, fils du ciel. »
Et maintenant Chol qui lui racontait que la mort de Kim Jong-il l’avait plus attristé que le décès de son propre père ! Cet homme avec lequel il avait rit, discuté philosophie, partagé ses risques de cancer du poumon, qui lui servait la soupe. Son équipe de travail était privée d’accès au terrain, les Coréens venaient travailler mais en affichant littéralement une tête d’enterrement. Leur présence au bureau leur évitait sans doute de faire la grue de Mandchourie avec des fleurs au pied de toutes les fresques représentant Kim Il-sung dans toute la ville.
Kim Jong-il était mort trop tôt et n’avait pas laissé le temps à son peuple d’ériger de monument digne de ce nom. Oups ! Dans sa grandeur altruiste, Kim Jong-il avait empêché tous les volontaires qui l’assaillaient pour lui construire, qui une statue, qui une fresque avec sa bouille souriante. Chol lui avait expliqué « qu’il les avaient tous repoussés, en arguant qu’il fallait déjà que le pays connaisse de grands succès ». Il imagina un instant les manifestations devant le palais présidentiel « Pitié ! Laissez-nous vous construire une statue ! Nous voulons, c’est notre vœu le plus cher… une fresque en mosaïque avec votre tête dessus ! »
En revanche, à la manière de Fidel Castro à Cuba avec Che Guevara, Kim Jong-il avait fait faire des centaines de fresques et de statues à la gloire de son père. Les gens, ne sachant plus à quel Leader se vouer, formaient donc des files gigantesques devant les mosaïques souriantes de Kim Il-sung (le père, mort en 1994). Les habitants de Pyongyang se pressaient, par centaines de milliers, par unités de travail, d’habitation, équipés en fleurs en papier, car en décembre, le froid est mordant. De temps en temps, certains d’entre eux éclataient en sanglots, imités aussitôt par leurs concitoyens. Tout cela était parfaitement ordonné. Le calme régnait, partout. Pas mal de magasins étaient toujours ouverts.
Dans sa salle attitrée, la télévision hurlait son désespoir à qui était bien forcé de l’entendre. Monsieur Ri, chef du staff coréen, lien entre les autorités et les étrangers, conseilla très vivement à ses hôtes, « pour leur sécurité », de rester dans le compound et d’éviter de sourire, car cela pourrait être mal vu et « on ne sait pas comment réagiraient nos concitoyens ».
Cloîtré dans le quartier diplomatique, Quentin put visiter ses installations et sa communauté internationale. C’était une sorte de village planétaire, où l’axe du mal, cher à G.W. Bush serait particulièrement bien représenté. De son appartement immense au cinquième étage, il dominait le quartier et les drapeaux des ambassades faisaient rêver à des printemps arabes : Libye, Irak, Syrie, Ambassade de Palestine, Nigéria, Pakistan… Peu d’étrangers habitaient dans le pays : une centaine, si on ne comptait pas les Chinois et les Russes, forts de communautés de cent ressortissants chacune. Malgré cette proximité physique, les communautés ne se mélangeaient qu’en de rares occasions. Les Occidentaux restaient beaucoup entre eux, avec néanmoins des petites accointances avec des Indonésiens, voire des Égyptiens, qui malgré les quantités substantielles d’after-shave dont ils s’aspergeaient, étaient très fréquentables. Les Nigérians restaient avec les Nigérians, les Pakistanais ensemble, les Indiens aussi, et les Népalais, qui formaient une communauté étonnamment grande (au moins dix !) se conviaient entre eux à des repas empreints d’une nostalgie aux fragrances de cumin, de curry et de badiane.
Les étrangers qui se baladaient dans les rues de Pyongyang étaient généralement peu nombreux. La plupart erraient dans le compound, comme des fantômes auxquels on refusait le droit de reposer en paix. Le pays était une voie de garage pour quelques diplomates qui patientaient, parfois des années avant d’être affectés à un autre pays. Pour certains, ils étaient si mal payés qu’au long de leurs trois années de présence minimum dans ce pays, ils ne pouvaient rentrer chez eux qu’une seule fois. Les âmes en peine se retrouvaient souvent au Friendship Restaurant.
La salle principale de l’établissement, sans fenêtre, était recouverte d’une moquette passée rouge bordeaux à motifs vaguement dorés. Les murs étaient recouverts d’une tapisserie douteuse à petites fleurs violettes sur fond beige. De sombres peintures y pendaient tristement, évoquant des paysages d’hiver glaçant, avec leur cortège de bois mort et de cailloux gelés. L’ensemble évoquait certaines salles d’attente de notaire des années soixante-dix. À l’étage, plusieurs salles, dont celle incontournable, du karaoké. Les serveuses coréennes y chantaient des chansons indigestes avec une très jolie voix mais avec un son saturé, devant le regard embué de quelques expatriés à l’alcool maussade.
Ce matin-là, monsieur Ri, avec une tasse à la main et un air de circonstance, avait prévenu l’équipe qu’ils devaient aller déposer une gerbe de fleurs dans l’après-midi sur la place Kim Il-sung. À la seule pensée de pouvoir s’échapper pour quelques heures du compound, le cœur de Quentin fit un bond. Il avait bien sûr fallu qu’il se rase et se mette en costume. Il hésita entre deux cravates. Sur le parking, il évita soigneusement de sourire devant les mises apprêtées des uns et des autres. Ils étaient groupés, fumant pour la plupart, autour du minibus, sans un bruit.
Monsieur Ri était un homme grand, sec et nerveux. Sa pomme d’Adam proéminente se baladait sans cesse le long de sa gorge et l’on devinait sa contrariété quand ses mâchoires se crispaient, à la manière de Tom Cruise, qui a entièrement bâti sa carrière sur son jeu de mandibules. Monsieur Ri était un homme avenant, quoique d’un naturel peu bavard. Ce jour-là, c’était le silence absolu, pomme d’Adam baladeuse et mine sombre. Il dit juste :
« Nous prenons les 4x4. Nous avons déjà la gerbe dans la voiture. »
Yuri commença à protester, arguant qu’ils rentreraient tous dans un minibus et que ce n’était pas très écologique de sortir les deux gros 4x4. Le regard que lui lança Ri était sans équivoque et Yuri n’insista pas.
Les deux gros Toyota Prado brillaient de mille feux et l’équipe n’eut pas à rougir en rentrant sur le côté de l’immense place Kim Il-sung. L’officier de liaison se tenait à la place du mort. C’était comme ça, il fallait toujours qu’il passe devant. Quand ce n’était pas lui, il était remplacé par un autre Coréen. Les expatriés, eux, devaient toujours être à l’arrière quand ils étaient en visite officielle. Et tout déplacement avec des Coréens revêtait un caractère officiel, y compris pour se rendre à la ferme.
Pour arriver sur la place Kim Il-sung, on passe devant la tour du Juche, dans son axe. Puis il faut traverser le fleuve sur le pont métallique dit « pont japonais ». La première chose que l’on voit quand on arrive sur la place est un gigantesque portrait de Kim Jong-il, installé sur la devanture de la bibliothèque du peuple. À sa gauche, trône l’imposant musée des Beaux-Arts suivi, après la route, d’un bâtiment ministériel décoré de portraits de Marx et de Lénine. À droite, le ministère de l’Intérieur est orné d’un portrait de Kim Il-sung et d’un grand panneau d’un militaire en train de jouer de la trompette, coiffé d’une casquette réglementaire, pas exactement Louis Armstrong.
La place aux proportions gigantesques et à la symétrie parfaite couvre une superficie de deux hectares. Pas de terrasse de café, pas de fleuriste, pas de flâneur. Avantage principal : peut contenir un nombre substantiel de Coréens rangés en colonnes et en lignes bien agencées. Pratique.
Le chauffeur se gara auprès des autres 4x4 des organisations internationales : Nations Unies, Croix-Rouge, ONG. Une bonne trentaine de voitures. Des groupes venaient, en ligne, déposer exactement en même temps leur gerbe de fleurs, puis s’inclinaient de concert, avec pour seul son le froissement du tissu. C’était une sorte de concours, à qui se prosternait le plus bas. Quentin surprit le coup d’œil de certains pour jauger les voisins. Pas mal de Coréens pleuraient, certains se jetant à genoux. Tout ceci fut rapidement interrompu par un officiel, qui pria les gens d’aller s’attrister un peu plus loin et d’attendre avant de fondre en larmes : des étrangers étaient là pour porter un vibrant hommage au défunt Leader et il fallait leur faire place nette.
Devancées d’appareils photo et de caméras, une cinquantaine de personnalités obscures du monde entier fendirent littéralement la foule, pour être disposés en lignes successives. Entre internationaux, ils s’observaient. Quentin s’interrogeait : « Quelle est la pose appropriée dans ce genre de circonstances ? Fallait-il se prosterner ? Jusqu’où ? Combien de temps ? » Une prosternation franche serait comme un signe d’allégeance au défunt Leader. Sur la place, le groupe de travailleurs internationaux avait grillé la priorité à presque un million de Coréen avec la discrétion d’une fanfare de supporters de rugby. Quentin sentait le feu des regards de la foule et des caméras sur sa nuque mordue par le froid. S’il s’inclinait trop et que les images étaient retransmises en Europe, de quoi aurait-il l’air ? Certainement d’un imbécile. Que ferait Sarah ? S’inclinerait-elle ? Jusqu’où ? S’il ne se prosternait pas assez, cela revenait à déchirer sa chemise devant ces millions de Coréens en chantant du RAGE AGAINST THE MACHINE. Par chance, Quentin ne faisait pas partie du premier wagon. Il put donc observer attentivement le comportement des personnes expérimentées exerçant dans l’aide humanitaire ou la diplomatie. L’inclinaison s’étendit sur une gamme relativement variée, bien sûr beaucoup plus modeste que celles de leurs congénères coréens.
Il choisit de calquer son comportement sur celui d’un collègue indien expérimenté. Une fois acquittés de leur devoir, ils quittèrent la place dans un silence de mort. Les 4x4, dénués de jugement, les attendaient dans le froid, brillants. Quentin se sentit alors terriblement seul, sans sa moitié et ses deux petits quarts. Il pensait à eux dans leur cocon français chaleureux, libres, remuant, alors qu’ici tout était rigide et froid et bien aligné. Il regardait par la vitre du 4x4, les passants de tous âges marcher dans le froid. La voiture passa par l’arrière de la place, ce qui permettait d’admirer les alignements parfaits d’hommes et de femmes attendant leur tour dans le froid, impassibles, comme des pieds de vignes ou une forêt fraîchement plantée.
Arrivés au compound, les expatriés y allaient de leurs spéculations :
« Apparemment, les gens y vont par unité de travail, comme nous avons fait.
– T’imagines le planning, pour gérer toutes les entreprises ?
– Pas besoin de planning. Tout le monde doit s’y rendre à telle heure. Et attendre. Comme ça, ça fait une belle foule. »
Une heure plus tard, Chol, le traducteur de Quentin, lui dit, enthousiaste, que Kim Jong-un, le fils de Kim Jong-il, avait pris deux décisions concernant le deuil. La première était que des stands distribueraient des boissons chaudes aux endeuillés. Étant donné le froid mordant de la période, il incitait également les habitants à ne pas se départir de leurs manteaux, contrairement à la tradition.
« C’est un grand humaniste, dit Chol confiant et sans sourire.
– …
– Et il a vraiment du charme.
– … ! »
Les jours suivants s’écoulèrent car ils n’avaient rien de mieux à faire. Quentin, l’estomac immergé d’acide, ne vivait que dans l’optique de rejoindre les siens à Pékin le 30 décembre. Dans l’incapacité de se déplacer hors de son ghetto, ses journées étaient rythmées par un travail de bureau harassant, sans contact avec le terrain. Son quotidien prenait un tour assez sinistre et peu favorable à la vie d’une famille épanouie. Une fine couche de morosité s’amoncelait dans l’air. Ses collègues coréens arboraient des mines funestes et se repaissaient de rediffusions des images de deuil, dont la bande son était un requiem sinistre qui emplissait entièrement la tête d’instruments à vent fatigués et mornes. Pour Quentin, le tout devenait une torture qui lui nouait le ventre ; un peu comme écouter Véronique Samson un dimanche de pluie.
Cette musique répétait à l’envi « sois triste, ton Grand Leader vient de mourir » et agissait sur le Français comme un instrument de harcèlement moral. Dès les premières notes, Quentin sentait sa gorge s’assécher de manière pavlovienne. C’est à coups de baguette molle que l’emprise psychologique s’était installée, à la manière du supplice de la goutte d’eau. Rien de franchement traumatisant en soi, mais des petites giclées d’acide qui maintenaient les ventres compressés et les nerfs à hauteur d’épiderme.
Quelques expatriés européens se retrouvèrent un soir et la discussion tourna autour de la commémoration qui devait avoir lieu le lendemain au palais des Commémorations.
Cédric, le Français de passage, bloqué sur le territoire par la mort du Leader, annonça qu’il avait décidé de ne pas mettre de costard et de ne pas se prosterner.
« Et que dit votre siège ? lui demanda Travis, un Ougandais d’UNICEF.
– Le siège dit qu’on fait comme on veut. On est neutre, donc chacun décide pour lui-même. Pas de consigne officielle.
– Avec cette histoire de banderole, il faut peut-être la jouer un peu low profile, comme disent les Suisses, non ? » dit Quentin.
D’âpres discussions s’engagèrent, où il était question de degré d’inclinaison, de respect des convenances, de la possibilité de continuer à travailler ici, sans pour autant vendre son âme. Ils étaient tous tellement trempés dans cette atmosphère qu’ils prenaient tout cela très au sérieux.
« À mon avis, c’est une connerie de ne pas s’incliner. On s’en fout de le faire, qui va nous voir ? Il faut penser à nos relations avec le staff.
– Moi je m’en fous pas, c’est un dictateur. Il a du sang sur les mains. Si tu veux t’incliner devant ça, pas de problème. Moi, je ne le ferai pas, c’est tout.
– Oui, mais toi, comme moi, avons accepté de venir bosser ici, en toute connaissance de cause. Et on bosse pas pour le régime, on bosse pour les gens. Ne pas jouer le jeu, c’est mettre en danger les personnes avec qui on bosse.
– Oui, mais on n’est pas obligés de tout accepter. Moi je suis pas ambassadeur, je suis un citoyen. Et j’ai le droit de pas courber l’échine. Je peux pas me torcher avec mes convictions », conclut Cédric.
Ce matin-là, encore, il fallut se raser. Direction veillée nationale du corps du défunt Leader, au palais des Commémorations où son père reposait déjà. Des embaumeurs russes étaient sans doute venus travailler la dépouille, comme pour le père. Monsieur Ri vérifia discrètement la conformité des tenues des expatriés placés sous sa coupe. D’un léger hochement de tête, il fit signe au chauffeur de démarrer.
Dans le Toyota rutilant, peu de paroles furent échangées. La place Kim Il-sung vit défiler une nouvelle fois un cortège de tout-terrain remplis de costards-cravates et ornés d’autocollants sur le flanc. Monsieur Ri donna les consignes :
« Il ne faut rien prendre dans les poches.
– Est-ce qu’il faut nos passeports ? »
Monsieur Ri tira trois passeports européens de sa poche :
« J’ai déjà ! »
Leurs papiers d’identité étaient en libre accès dans l’armoire en fer du bureau de l’administratrice. Quentin se renfrogna, sous le regard d’incompréhension de Chol.
« Quentin, c’est juste pour qu’on ne les oublie pas », tenta Chol.
Quentin se sentit prisonnier, mais il garda ses sentiments pour lui. Ce qui semblait insupportable au jeune Européen faisait le quotidien de son traducteur. Comment Chol pourrait-il comprendre ce sentiment bien occidental, lui qui ne circulait pas librement d’un quartier à l’autre et montrait patte blanche avec ses laissez-passer de toutes les couleurs ? Sa présence en un lieu, donc son existence, était constamment remise en cause et ne tenait qu’à ces petits papiers.
Sur la place Kim Il-sung, des cars attendaient les délégations. Tous les mêmes, avec des numéros dessus. Les sorties en autocar ont toujours un côté visite de fin d’année au collège, mais tout le monde demeura stoïque et silencieux. C’était toute une mini-planète en costard : Inde, Népal, UE, Syrie… le monde entier avec les axes du bien et du mal mélangés. Tout paraît si loin en Corée du Nord que même les Syriens semblent proches. Devant chaque véhicule, un militaire avec une liste écorchait allègrement les prénoms, que les traducteurs traduisaient.
« Youli ; Ipana ; Kintine !
– Au pays des Soviets ! » murmura Quentin à l’oreille de Nicolas.
L’appel terminé, les bus se mirent en route, direction le palais du Peuple. Pendant le trajet pas un seul ne réclama au chauffeur « un tour de rond-point » et la distance fut parcourue dans le calme, à l’image des rues grises de Pyongyang. Parvenus au palais du Peuple, les étrangers descendirent.
On leur retira leurs traducteurs et leurs téléphones. L’ensemble de la communauté internationale, vulnérable, était regroupée dans une grande salle fermée. Pendant quelques minutes, un grand silence. Juste quelques murmures.
Abdel, un Canadien d’origine marocaine doté d’un magnifique accent québécois se tourna vers Quentin :
« Les gars, i’ vont venir avec la Kalachnikov. Plus d’International Community. Finish de tabernacle. Over. »
Quelques minutes plus tard, une petite délégation du ministère des Affaires étrangères, très, très triste pénétra dans la salle, fit un discours et les étrangers durent sortir présenter leurs passeports en rang. Avisant des toilettes, Quentin choisit ce moment-ci pour s’y précipiter, n’y tenant plus.
En sortant, il entendit retentir :
« Kintin. Kintin ! Kine-Tine !! »
Il se dépêcha, cherchant son passeport partout, un peu paniqué à l’idée de l’avoir perdu et finalement le retrouva dans sa veste, devant le regard sévère des gardes du palais du Peuple. Retour dans les bus. Étape trois.
Le bus retraversa la ville dans l’autre sens, pour arriver au palais des Commémorations, proche du zoo et de la colline des Martyrs.
Sur le parking, juste avant d’arriver, Yuri demanda :
« Moziau Ri ? Was ist das Protokoll ? Y a-t-il des choses à faire ou ne pas faire ?
– Faites comme moi, dit monsieur Ri, et ça ira. »
Avant que les expatriés ne puissent réagir, il était reparti.
« Il faudrait enlever les manteaux, leur dit Chol en passant.
– Mais il fait froid, Moziau Ri ! Vous auriez pu nous prévenir !
– Mais c’est évident, pour présenter ses hommages, il ne faut pas garder le manteau », s’énerva, raidi par le froid et les convenances, l’officier de liaison.
De mauvaise grâce, ils ôtèrent leurs manteaux. -15°C. Comme des esquimaux chocolat/praliné, ils avancèrent dans la file d’attente le plus dignement possible, les muscles raidis. Les quelques paroles qu’ils échangèrent sortaient de mâchoires contractées par le froid.
Les gardes, impassibles, le canon de leur Kalachnikov pointé vers le ciel, ne leur jetèrent pas un regard. Quentin maudissait ses chaussures aux semelles si fines et sa chemise dépourvue de sous-couche. Les Coréens, aguerris au port du costume formel en toutes circonstances, portaient en-dessous une espèce de pyjama intégral, comme dans les westerns, mais en pilou-pilou, ce qui est moche, mais permet de survivre quelques minutes supplémentaires dans un froid intense. Ils pénétrèrent dans le Palais. Un courant d’air insidieux continuait à martyriser les mollets de Quentin, mais le froid y était moins mordant.
Il contempla l’immense bâtisse, vingt mètres sous plafond, moulures, marbre. Au sol, tapis rouge, au mur, des portraits des Leaders, des fresques. Des gerbes de fleurs complétaient le tableau. La musique funèbre l’accueillit et instantanément son ventre se serra. L’air grave, les dignitaires étrangers avançaient en rang, accompagnés de leurs homologues coréens. Au fond de l’immense salle, des têtes se courbaient, laissant apparaître une boîte en verre. Des militaires étrangers arboraient des casquettes aux dimensions impressionnantes, inversement proportionnelles à la liberté d’expression de pays d’origine. Leurs poitrines s’ornaient de tant de métal qu’on aurait pu construire une fusée. Ces uniformes décoraient une assistance par ailleurs exclusivement parée de noir. Quentin ne détonait pas, affublé d’un costume gris parpaing à fines rayures assorti à une chemise gris hippopotame mouillé et une cravate gris austère. Les pieds glacés et les entrailles nouées par la crainte d’un faux pas en public, il parcourut la cinquantaine de mètres le séparant du corps de celui qui fut Kim Jong-il sur des jambes en coton glacé. Un coup d’œil sur le côté lui indiqua que Chol pâlissait à vue d’œil et peinait à garder sa lèvre inférieure rigide.
Ils étaient précédés du groupe de Cédric, qui se plaça malgré lui dans un rai de lumière qui éclairait ses cheveux blancs. Alors que ses compagnons se prosternèrent à divers degrés, Cédric, les mains dans le dos, garda les yeux droits sur le cercueil de verre. Il parut ainsi, seul, défier le défunt Leader. Un murmure désapprobateur parcourut l’assemblée.
Chol était en pleurs, de grosses larmes coulant de ses yeux quasiment clos. Touché, Quentin lui mit la main sur l’épaule et ils avancèrent ainsi au son des violons devant la boîte en verre. Évitant le rai de lumière, le Français fixa ses chaussures, s’assurant de respecter l’étiquette. Quand Ivana, de sa démarche jeune et souple arriva à la tête du cercueil, trois caméras se mirent en route pour filmer son air contrit. Quentin finit le circuit, la main encore une fois sur l’épaule de Chol, qui avait de nouveau éclaté en sanglots. Ils finirent leur tour et aussitôt sortis, Quentin vit Chol se précipiter vers Cédric. Celui-ci se tenait, penaud, devant son officier de liaison qui criait en tournant autour de lui. Chol, qui connaissait bien Cédric, l’invectiva assez violemment.
Quand Chol prit place tremblant de colère dans le minibus :
« Les mains dans le dos en plus. C’est une véritable provocation ! Tu sais, Quentin, les Coréens ne demandent pas de partager leur peine, juste de montrer du respect pour leur deuil. »
Monsieur Ri se tourna vers Chol sans rien dire, puis il adressa un signe de tête au chauffeur, qui démarra.
« Que va-t-il se passer, par rapport à cet incident, Monsieur Ri ? » demanda Quentin.
Silence dans le minibus.
Yuri allait s’absenter pour les vacances, ce qui faisait de Quentin le chef pendant une semaine avant de retrouver Sarah et les enfants à Pékin. La prochaine commémoration n’avait lieu que dans quatre jours, ce qui laissait aux étrangers trois jours entiers sans cravate.
Submergé par un travail rébarbatif, Quentin était d’une humeur massacrante et affichait malgré lui une figure de circonstance, davantage due à une overdose de Corée qu’à un deuil qu’il était loin de s’approprier. Sur les nerfs, il proposa à l’équipe des Trois de changer d’air :
« C’est bon, je crois qu’on a bien montré patte blanche ; si je reste une minute de plus, je crois que je vais courir nu sur la place Kim Il-sung en déroulant un rouleau de PQ sur l’hymne américain. Il faut que je sorte de là.
– Oui mais on n’a pas le droit, indiqua Ivana.
– Je suis le chef, j’ai tous les droits ; et en plus, dit-il d’un air entendu, j’ai mon costume à porter au pressing ! Et l’hôtel Koryo est le meilleur pressing à sec (l’unique ?) de la ville. »
Le soir venu, figés par le froid, costume à la main, les Trois avancèrent d’un pas assuré vers la voiture. Au bout de trois tentatives, elle démarra, malgré un -17°C qui s’affichait au thermomètre intérieur.
L’équipage passa aussi inaperçu dans les rues de la capitale qu’un ours polaire sur la plage de la Baule. La voiture avait parcouru les cinq kilomètres qui les séparaient des berges du Taedong lorsque qu’elle cala brusquement. Le carburant avait gelé dans la tuyauterie. Quentin s’imaginait déjà la voiture immobilisée entourée par une foule en colère et sentit l’adrénaline lui inonder les omoplates. Il demanda à Ivana :
« T’as ton portable, au cas où ?
– Non. Mais toi, en tant que chef, tu l’as forcément, non ?
– Nico ?
– Joker. »
Ils demeurèrent interdits. Quentin tenta de redémarrer. Rien, hormis un son désespérant de rouages qui ne font pas la paire. Les passants commencèrent à regarder la voiture d’une manière insistante. Le pare-brise s’embuait du stress des Européens qui durent ouvrir leurs fenêtres. Au bout d’une troisième tentative, le Toyota redémarra dans des volutes de fumée, accompagnées de deux immenses soupirs de soulagement et d’un rire nerveux. Puis il menaça à nouveau de caler. Secoué de hoquets, le Toyota plafonnait à dix kilomètres heure, dérapant allègrement sur le verglas.
Entouré d’une fumée noire, les mains crispées sur le volant, Quentin s’insultait en néerlandais, il insultait aussi un pays où tout pouvait devenir un problème, même faire dix kilomètres en voiture. Arrivés à mipente, le moteur cala à nouveau. Quentin redémarra aussitôt et frôla une voiture qui venait de le doubler. Le 4x4 dérapa, se déportant sur le côté gauche de la route, à quelques centimètres d’un groupe de passants. Quentin donna un coup de volant sur la droite, provoquant une embardée. Il évita une seconde voiture et après une dizaine de cahots de plus, parvint en haut de la pente et laissa filer jusqu’au parking de l’hôtel. Enfin garé, Quentin rejeta sa tête en arrière, en nage, avant de se tourner vers une Ivana, blanche comme un linge.
« Je nous imaginais déjà lynchés par la foule ! murmura-t-elle dans un souffle.
– Le gamin, on a vraiment failli se le prendre, dit Nico.
– Quel gamin ? » s’écria Quentin, ahuri.
Le portier en livrée rouge leur ouvrit la porte et ils pénétrèrent dans le hall de l’hôtel Koryo.
himselfKim Jong-il-escalier mécanique