J’APPUIE SUR LA TOUCHE. Sa voix jaillit avec ce « hm, hm » caractéristique par quoi il s’annonce presque toujours quand il va prendre la parole. J’avais déjà eu l’occasion de le voir mais, de lui parler, jamais. Là c’était la première fois. Quand je lui ai téléphoné, il a eu la réaction classique :

– Vous savez… je manque de temps… je suis très pris.

– J’ai absolument besoin de vous voir, lui dis-je.

– Vous êtes journaliste ?

– C’est une nouvelle revue pour les jeunes (et je lui indique le titre) qui m’a confié une enquête sur les écrivains.

Silence.

– Et pourquoi moi ?

– J’ai lu un certain nombre de vos interviews, dis-je, sans qu’aucune m’ait satisfait. Plus que vos livres eux-mêmes.

– Je sais, coupe-t-il, vous aimeriez savoir comment un écrivain se comporte dans la vie ; s’il aime le vin blanc et les femmes brunes.

Je le laisse s’apaiser.

– Justement, lui dis-je, voilà pile les choses qui n’ont pas d’intérêt.

Silence.

– Mais alors quoi ?

– Par quel cheminement vous êtes arrivé là, par quelles étapes, ce qui tout jeune vous a poussé à écrire.

– Quel âge avez-vous ? demande-t-il.

– 28 ans, fais-je.

– Étudiant ?

– Non, lui dis-je.

– Vous écrivez peut-être ? s’obstine-t-il.

– Non, pas du tout. Je me contente de lire Apparemment je l’ai un peu rassuré maintenant.

– … Donc, quand pourrai-je vous voir. ? Je connais votre maison, numéro 14 si je ne me trompe.

– 121 , corrige-t-il, vous habitez par-là vous aussi ?

– Je connais bien le quartier. Quand pourrai-je vous voir ? Donc, quelle heure vous arrange ?

Silence prolongé.

– Ce n’est pas rien ce que vous voulez faire, finit-il par dire, même de plus expérimentés broncheraient là-dessus.

– Tant mieux, j’aurai du matériau en abondance, dis-je ; suffit que vous ne bronchiez pas vous-même.

Il reste sans voix un moment.

– Et quand pouvez-vous venir ? fait-il d’un ton hésitant.

– Dès à présent ; à quelle heure sortirez-vous sur la place ce soir ?

– Vous êtes un habitué vous aussi ? (voilà sa curiosité excitée pour de bon) ; appelez-moi demain.

– Demain ça fait trop tard. Ce soir vers les six heures, ça vous irait ?

« Hm », et re-« hm ». Et avant qu’il ait eu le temps de se reprendre, je lui fixe rendez-vous pour sept heures.

TANDIS QUE J’APPUIE sur la sonnette, je perçois de la musique à l’intérieur. Le raclement d’un violon ou quelque chose comme ça. Sitôt que la porte s’ouvre, la musique s’arrête toute seule. Il se tient dans l’entrée, grand, maigre, avec des lunettes cachant les sourcils qui se rejoignent. Je ne crois pas qu’il ait tellement changé. Dans la pénombre il n’accuse pas son âge. Il paraît 40 ans. À peine douze de plus que moi. « Musique classique », fais-je en laissant tomber mon blouson dans un coin. Il le relève et le suspend sans un mot. Derrière ses lunettes sombres à monture d’or, son regard me dissèque. Il devait m’imaginer un peu autrement : lunettes, l’air intellectuel, la tête du journaliste préposé aux questions culturelles. Il allume une lampe – couleur de ce caramel que ma mère mettait sur les gâteaux – et me désigne un des fauteuils. De ces fauteuils qui vous engloutissent. Autour de nous un calme absolu, ni bruits de pas ni craquements, le genre de vieilles maisons qu’on rencontre dans les livres, avec des lustres pleins de toiles d’araignées et des mariées dans leur linceul.

– Votre mère n’est pas là, dis-je, ni votre frère ?

Il a un air surpris :

– Vous les connaissez ?

Avec cette barbe que j’ai et ma chemise noire il doit me voir comme quelque chose d’intermédiaire entre l’activiste et le rocker.

– On les connaît dans le quartier, dis-je.

– Donc vous êtes du voisinage ?

– Dans le temps ma famille habitait près d’ici (j’espère que ses questions vont s’arrêter là).

Je reste à regarder, sur une table à demi repliée, un poste de radio. Beau coffrage de bois, avec des lampes, on n’en trouve plus de ce type-là. « Philips d’avant-guerre », me dit-il. Il s’assied lui aussi. Je sors le magnétophone et je le pose sur une petite table arabe hexagonale à menues incrustations d’ivoire. Peut-être a-t-il dans son arbre généalogique un rameau qui se perd dans les profondeurs de l’Orient. Lui-même, avec son teint foncé, pourrait bien passer pour un Hindou ou un Persan.

– Et vous, quelles sont vos préférences en musique ? me demande-t-il.

Avec ce pull-over gris qu’il porte, déformé et usé aux coudes, il a l’air d’un gratte-papier plutôt que d’un écrivain.

– Pas les mêmes, dis-je seulement.

Il regarde le magnétophone avec insistance.

– Et ce machin-ci ?

– C’est juste pour le travail « Thé ? » me demande-t-il. Je fais « Non » de la tête. « Café ? » (je n’ose lui demander ce que j’aimerais). « Coca-cola », dis-je pour couper court. Il disparaît un moment dans les tréfonds. Je regarde autour de moi. Tableaux et tapis épais. Tout est plongé dans la pénombre. Je n’ai pas grand souvenir de cette maison. Quand j’étais venu il y a des années de ça, j’étais resté debout à la porte juste quelques petites secondes. En ce temps-là c’était une maison pleine de vie, avec des bruits de casseroles et des odeurs de rosbif. J’entends ses pas se rapprocher.

– Si vous voulez savoir, la musique a été pour beaucoup dans ce que je suis devenu, dit sa voix.

Je saute sur l’occasion :

– Ça serait intéressant, comme point de départ.

Je mets la cassette dans le magnétophone. Il le regarde comme si c’était des pinces de dentiste.

– Vous savez, déclare-t-il, il y a toute chance que je dise des choses dont votre revue n’a rien à faire.

– Ce n’est pas ma revue, dis-je en vidant mon verre de coca-cola, allez-y toujours ; le travail sur l’enregistrement, c’est moi que ça concerne.

On entend dans la cassette la mousse qui monte. Enfermé dans ma chambre de célibataire, avec sur ma table la statuette d’un dieu hindou et à proximité les livres de De Quincey et de Baudelaire, je regarde l’autoportrait de Jimmy chevauchant une Harley Davidson. Un ami d’Exarchia2, peintre. Un de ces dingues de moto de la décennie passée. De mon pick-up s’échappent les notes de Sergent Pepper. Si seulement j’étais comme ça moi aussi, à moto par les routes et jouant de la guitare ou de la batterie dans des groupes. Au lieu de quoi je suis à l’échouage dans les cafés du secteur, je lis des livres bizarres, j’écoute des musiques étranges et j’essaie de vivre à coup d’interviews. En fait c’est juste la seconde fois. La première était plus facile : l’homme n’était pas écrivain. J’introduis le papier dans le cylindre de ma machine à écrire (une Maritsa, marque bulgare) et je mets la cassette.

Lui est d’un certain âge, et moi jeune, à ce qu’on peut penser. Lui est à son aise, et moi sans un rond. Je commence à écrire : « Pour l’homme qui nous occupe, une chose est sûre : la musique l’a marqué avant même la littérature. » C’est une bonne phrase comme coup d’envoi.


1. 12, rue Heyden, Athènes.

2. Quartier du centre d’Athènes, pourvu de nombreux cafés, très fréquentés en particulier par une certaine jeunesse marginale. (N.d.T., ainsi que toutes les notes ci-après.)

PLAY

Sa voix s’élève :

– J’avais quelque chose comme 3 ou 4 ans ; c’était l’été 35 et je me trouvais avec ma famille dans un hôtel de Sarantapiho. À cette époque on prenait ses quartiers d’été en montagne, le bord de mer n’était pas encore à la mode – Mykonos, par exemple, n’était connue à Athènes que de quelques originaux, des peintres et des intellectuels qui faisaient équipe avec des pêcheurs ; le reste de la population, ceux qui avaient les moyens, se hissait dans des patelins perdus sur des pitons rocheux (double toussotement). De cet été ma mémoire n’a gardé que ceci : une pièce à baies vitrées avec des fauteuils en rotin, des messieurs vêtus de lin blanc et des dames en robes de mousseline. Au milieu, un gramophone à manivelle dans une boîte noire qui se fermait façon valise, comme ceux qu’on voit aujourd’hui à Monastiraki3. À l’époque, ça devait représenter le dernier cri de la technique. Et un nombre limité de disques, de ceux qu’on a connus plus tard sous le nom de 78 tours et qu’alors on appelait “plaques”. Leur “marque déposée” était le petit chien assis sur son derrière devant le pavillon.

– Et c’étaient quels disques, vous vous souvenez ?

– L’ouverture de Tannhaüser de Wagner, les Roses du Sud de Johann Strauss, et la petite chanson de l’époque, Barba-Yannis le marchand de pichets. Je m’approchais des clients de l’hôtel et les tirais par leur veste, par leurs blanches soies écrues, en les pressant de me mettre le morceau de mon choix. “Lala, lala”, faisais-je en montrant les disques.

– Et comment reconnaissiez-vous les morceaux ?

– Très simple, dit-il, à leur couleur. Je savais, par exemple, que le disque vert était le Wagner avec ses trompettes et que le marron faisait ding ding comme les pichets de Barba-Yannis.

– Bon, fais-je, mais que pouviez-vous comprendre si jeune à ce genre de musique ? En particulier Wagner (là j’essaie de le coincer) ; ça devait être ardu pour vos oreilles d’enfant (même si je n’ai pas de système vidéo, son regard plein de hauteur est passé dans la cassette).

– Vous ignorez donc, mon jeune ami (horripilant, ce type d’apostrophe), que la bonne musique sait se glisser jusque dans les oreilles les plus jeunes, surtout quand elles sont vierges ?

Ces morceaux sans cesse réécoutés lui causaient, me dit-il, des paroxysmes de joie ou de tristesse, avec un dénominateur commun :

– Une sorte d’extase ou d’ivresse lucide. À peu près la même sensation qu’adulte je retrouve dans mes meilleurs moments, maintenant que j’ai affaire, non plus à des notes, mais à des mots. Oui, tandis que les pins bruissaient derrière les baies vitrées et que la musique montait en vagues, je me constituai une expérience qui me rendit plus tard apte à sentir la mélodie, le rythme dans un texte. J’ai acquis pleine conscience que l’ondulation d’une phrase, la ponctuation, la place dévolue à chaque mot obéissent à des lois comme en musique. Le plus petit écart, la moindre déviation, ruinent infailliblement l’harmonie.

– Et vous ne faisiez rien d’autre qu’écouter de la musique ? fais-je.

Il boit son thé à petites gorgées. Le service est antique, à l’égal de l’histoire qu’il me raconte. Je bois mon coca-cola et je l’écoute.

– À ce moment-là nous habitions Psychico. Un jardin planté d’arbres, un chien. Et là-dedans mon frère, sept ans de plus que moi, qui court, saute, grimpe aux arbres comme Tarzan, armé d’un lance-pierre. Outre quelques oiseaux, des verrières venaient trop souvent à s’écraser, la maison alors s’emplissait de cris, et moi j’aurais tout donné pour pouvoir disparaître. Dans ma chambre m’attendaient de bons géants qui me juchaient sur leur petit doigt et des fées qui prenaient place à ma table et dans mon lit, le lit où j’ai entendu mes premiers contes. Cela aussi c’était une musique.

– Quels contes ? fais-je, vous vous souvenez ?

Après intense réflexion, l’histoire qu’il retient est celle du loup et des trois chevreaux blancs, qui raconte comment, pour tromper les chevreaux, le loup rabota sa grosse patte noire et la couvrit de farine jusqu’à ce qu’elle pût se glisser sous la porte avec la blancheur et tout l’aspect d’une patte de chèvre, et comment il se fit passer pour leur mère en contrefaisant sa voix

– C’était mon conte favori. Ce qui m’enchantait surtout, c’était le moment de la ruse. Je redemandais cette scène à n’en plus finir, aussi obstinément que je m’étais fait remettre la valse de Strauss au gramophone. Plus le récit dissimulait de ruse, et plus je me sentais heureux. Maintenant encore, quand l’histoire que j’écris arrive au point critique, je me surprends à sentir la grosse patte de loup se fourrer dans la fente. “Attention”, me dit-elle, “là il faut que tu me rabotes davantage.” Ce rabot, c’est le moment de la séduction dans le récit, le moment crucial où il faut que tu entres en action pour faire redémarrer l’histoire. Sans lui, Shéhérazade n’aurait pas dépassé la première de ses mille et une nuits.

À cet endroit la cassette fait entendre un bruit de cellophane qui se froisse. Il ouvre le paquet de cigarettes avec l’ongle du pouce, déchirant l’emballage. Des Assos filtre. On entend même l’allumette qui s’enflamme.

Je le relance :

– Alors c’est ça, la qualité principale, chez un écrivain ?

Il me regarde :

– Non, mais c’est primordial. C’est le moment où le mythe triomphe de la mort et la repousse à plus tard. Vous ne pensez pas ?

– Je lis très peu de littérature, fais-je, je n’ai pas le temps (et ceux que je lis, Ginsberg, Burroughs et de façon générale des écrivains « maudits », ça n’est pas son genre).

– En dehors de la revue, vous travaillez quelque part ailleurs ? me demande-t-il à brûle-pourpoint.

– De temps en temps j’aide mon père (les cafés d’Exarchia, je les connais en long et en large).

– Que fait votre père ?

– Notaire, dis-je tout à trac (la première chose qui m’est passée par la tête).

Il m’offre une cigarette, je sors un chewing-gum.

– Je fume une autre marque, dis-je pour couper court ; Je me penche sur la cassette. Je règle le micro.

… donc, vous ne m’avez pas dit (et je tâche de mobiliser mon ton professionnel) de quand datent vos débuts dans l’écriture ?

Il fouille dans sa mémoire. Dès qu’il sut un peu lire, dit-il, le monde nébuleux autour de lui se mit à se recomposer. Mots qui s’appariaient inopinément, lettres qui magiquement, changeant à l’intérieur d’un mot, le tourneboulaient et son sens avec lui (j’essaie de rester au plus près de ses termes). Petit à petit les groupes de mots créaient des significations et il pouvait s’amuser à changer leur ordre, se créant ainsi des images nouvelles du monde environnant.

– Un monde qui devait être captivant, dis-je pour l’aiguillonner.

– Ombres qui grimpaient aux murs ; bêtes qui vivaient dans la mosaïque de la salle de bain ; bruits de conversation dans les chambres voisines ; musiques que je complétais dans ma tête ; personnages présents un moment, qui l’instant d’après disparaissaient mystérieusement. Ma capacité d’autosuggestion était à son point culminant. C’est la même autosuggestion, ou quelque chose de comparable, qu’expérimente le créateur, mais en faisant passer ses fantasmes au filtre de la raison, qui décide dans quelle mesure ces visions peuvent ou non se transposer en art. C’est cela, le talent.

(J’ai moi aussi des images de ce genre, et qui ne viennent pas toutes de mon enfance. Monstres qui grimpent sur les murs, araignées suspendues, serpents qui s’enroulent autour de mes jambes. J’ai bien tenté de les coucher sur le papier, mais en vain, ils font de la résistance. C’est peut-être que le talent me fait défaut ?)

Je repose ma question :

– Et pour ce qui est d’écrire ?

– N’avez-vous pas entendu dire, reprend-il, que les enfants parlent tout seuls ? C’est ainsi que j’ai commencé moi-même, parlant mes histoires plus que les écrivant. Une histoire, si compliquée, si invraisemblable soit-elle, doit garder le naturel de la voix, la fraîcheur du sentiment premier. Qu’on ne sente pas l’atelier, le travail sur les mots. Je rétorque :

– En vertu de cette logique, tous les enfants devraient être écrivains.

Il me jette un regard de biais.

– Je dirais l’inverse, tous les écrivains devraient s’être gardés enfants.

– Il suffit de ça pour arriver à écrire une histoire ? Pour la première fois il sourit :

– Et vous, qu’en pensez-vous ?

Je hausse les épaules.

– … Pour écrire une histoire convaincante (et là-dessus sa voix descend dans les graves), il faut que le matériau dont elle est faite reçoive une âme ou, si vous voulez, qu’un esprit vienne le hanter (certaines fois, c’est net, il se sert des mots pour me pousser à l’erreur).

– C’est-à-dire ? fais-je en me penchant pour contrôler la cassette.

Il se lève et marche de long en large.

– Prenons une ville ou un quartier (sa voix par moments arrive tout près et par moments s’éloigne). Même banals, archiconnus et semblables à des milliers de villes ou de quartiers, sitôt que l’écrivain décide de leur prêter sa voix à lui, d’emblée ils acquièrent une particularité. Vous êtes d’accord ?

Je ne réponds pas.

–… Mais seulement à la condition que se soit entremis quelque chose, qui est d’importance.

Je sens son ombre s’abattre sur moi, pesante.

– … Cette ville, ce quartier doivent représenter des fragments de vie ; années d’enfance, amours de jeunesse, blessures intimes, personnes dont la présence ou l’absence puissent faire du lieu lui-même une personne. S’il en est ainsi, l’endroit se sacralise, il devient pour nous lieu de mémoire où nous retrouvons nos propres joies et nos peines passées, quand bien même nous, lecteur, n’y avons jamais mis le pied. Voilà pourquoi le lointain Dublin de Joyce nous est si familier, si accessible, et pourquoi, encore plus loin de nous, les rues du Saint-Pétersbourg de Pouchkine ou de Tolstoï sont des rues où nous pourrions avoir marché nous-mêmes. Mais pour que ça marche, il faut qu’intervienne l’art, que la façon dont parle l’écrivain soit en prise immédiate et en liaison étroite avec ses besoins profonds, en même temps que détachée de lui et mise à distance. Vous-même, n’avez-vous jamais senti à l’endroit de votre propre quartier un sentiment particulier, presque un sentiment de propriété ?

– Non, fais-je, et d’ailleurs je n’aime pas me lier ; les êtres humains doivent être libres d’attaches (première fois que j’exprime un avis).

Il me regarde avec une curiosité mêlée d’un certain doute.

– Possible, dit-il, mais les attaches se nouent dès l’enfance. Car chaque enfant, par nature, est un poète ou un prosateur qui sommeille. L’art reprend à son compte ce que nous avons vu et senti dans nos primes années et tente de retrouver la parfaite innocence et l’étonnement de l’impression première, en les combinant avec la connaissance qui s’est entremise à un âge plus mûr.

– Nous voilà en contradiction complète avec la ruse, lui dis-je, toujours braqué sur la patte du loup.

Il sourit avec condescendance :

– Un écrivain, mon jeune ami, vit en permanence entre les deux aspects du monde, le réel et l’imaginaire, si l’on peut ainsi grossièrement les définir. Aucun des deux ne lui suffit. Un schizophrène abdique d’ordinaire devant son mal ; l’écrivain, à travers l’écriture, tend à la guérison. Sinon moi-même je n’écrirais pas, je serais avocat, médecin ou autre chose. En tout cas pas écrivain.

Il est quand même avocat à cette heure. Il intercède pour son art. Pour l’instant, ses propos ont plus de parenté avec l’essai qu’avec l’interview. Et cette apostrophe, « mon jeune ami », m’énerve. Je le vois maintenant arrêté devant la commode où sont les photos familiales. Il en choisit une : un enfant mince assis sous un arbre énorme, avec une maison dans le fond.

– Kifissia4 1940, le dernier été de l’avant-guerre, se souvient-il tout en fumant. Muni de crayons et d’un bloc de papier, j’allais m’asseoir sous ce platane pour gribouiller sans relâche.

– Et qu’est-ce que vous écriviez ?

– J’étais déjà éditeur d’une revue, s’amuse-t-il, je l’avais baptisée “Ric et Rac” du nom de deux chiens sortis d’un livre français. Tu vois, j’étais un de ces enfants avec piano et cours de français. Je découpais les papiers, je les coloriais avec des crayons de couleur et les cousais pour en faire un volume. Mon grand plaisir était d’inventer, non pas du tout des textes, mais des titres. À l’intérieur de ces titres je pouvais aisément faire tenir de vastes intrigues, que je ne me donnais même pas la peine d’écrire. Quoi de mieux pour un conteur ? La convention du fictif à l’état pur. Autour de moi virevoltaient des insectes, des cigales, des papillons, et moi sous mon arbre j’étais maître et seigneur. Depuis ce temps-là, déclare-t-il, les platanes pour moi sont des arbres d’écrivain.

– Chez vous que disait-on de tout ça ? (Je me verse un peu de coca-cola).

– “Ce garçon”, disaient-ils souvent, “se nourrit uniquement de rêves, il mourra d’inanition.” C’était aussi le stade le plus pur de l’invention.

Je le provoque :