« Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. »
Jean Cocteau

À Maëlle

Chapitre 1
La noctambule

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. C’est comme ça : le soir me souffle comme une flamme de bougie. J’ai bien tenté de résister, de lire un peu, de reprendre tel insurmontable pavé à la page deux : peine perdue. Je n’ai pas trouvé le remède contre les paupières lourdes. Comme les rideaux de fer des boutiques, elles ferment à l’heure. Vaisselle faite, cigarette fumée à la fenêtre du haut de notre appartement, au moment où les lumières s’allument et où le ciel s’éteint, je sais qu’il est temps. Au lit.

Ce n’est pas que j’aime dormir, mais enfin, c’est un moyen comme un autre de passer le cap et de traverser jusqu’à l’aube. Concernant la nuit, de toute façon, mon imagination fait défaut. Je n’y vois rien. Du noir, partout. Les lampadaires ne sont que des succédanés du jour. À minuit, ils s’éteignent. Plus la peine de faire semblant : c’est fini pour de bon. Il ne reste que les briquets des noctambules et la Lune, médaillon massif. Les bâtiments sont estompés, les silhouettes ébauchées. Entre, des fosses d’ombre à flanquer le vertige.

J’ai donc longtemps vécu en marge de la nuit et de ses saveurs. Ses nuances me sont longtemps restées étrangères et, comme une brute saoule de sa journée, je suis passé à côté du meilleur, des plafonds d’étoiles, des déambulations d’ombres, de toutes ces pantomimes qui se déroulent dans la ferveur de l’obscurité, comme des décalques subtils des gesticulations du jour. Je n’ai jamais cru qu’elles nourriraient mes enquêtes. Comment croire que la nuit peut éclairer ? Les cadavres se ramassent à l’aube, et il est alors temps d’aller poser les questions. C’est au jour que les langues se délient. La nuit on chuchote, on tergiverse. On fabule. Le soleil, en revanche, a l’impact d’une lampe directionnelle pointée sur le visage du suspect : il pousse à l’aveu. À la nuit le crime, au jour l’enquête. Chacun sa partie du monde.

Je dors donc d’une pièce, laissant se nouer dehors les pelotes qu’il m’appartiendra de défaire au matin. C’est ainsi que j’ai longtemps tout ignoré des promenades secrètes de Cunégonde.

Il y a peut-être eu des signes mais je n’ai rien vu. Ou n’ai rien voulu voir. Considérant que passé l’heure il n’est plus temps, je démissionnais à heure fixe. Dodo. Tant pis pour moi. Et quand bien même j’ai su un jour que Cunégonde s’absentait, qu’elle me laissait seul, qu’elle risquait peut-être de faire une mauvaise rencontre, j’ai continué à trouver dans le sommeil une consolation d’opiomane. Plongeait-elle dans les ténèbres comme un scaphandrier dans l’abîme ? J’ai toujours respecté son tempérament de spéléologue. Surtout, je sais que Cunégonde n’aime pas les questions.

Je suis détective privé. Ma secrétaire et moi vivons ensemble. Célibataires l’un et l’autre, ne nous connaissant d’autre passion que le boulot, nous avons simplifié : appartements et bureaux confondus, à l’étage d’un entrepôt haut de plafond. On grimpe chez nous par des escaliers en fer. Pas de voisin, pas de vis-à-vis : nous sommes perchés à hauteur de toits. Je dors dans une chambre au fond du couloir, elle sur la droite, dans l’antichambre du capharnaüm qui lui sert d’archives. Car Cunégonde travaille tout le temps, et son bureau est son repaire. Combien de fois l’ai-je laissée à la lumière de sa lampe, penchée sur les dossiers qu’elle compulse, annote, et tente de mettre en ordre ?

– Bonne nuit, ma chère.

– Bonne nuit, patron.

Mais ce « bonne nuit » signifie tout autre chose pour elle que pour moi. Alors que je me glisse sous la couette, ne laissant filer qu’un peu de lumière par la porte entrebâillée, elle s’anime, puise dans l’énergie de ces heures étranges la force d’aller recouper, découper, coller dans ses classeurs les mille et un articles de la presse du jour. J’entends le bruit des ciseaux, des feuilles glissées dans des transparents, des fermoirs du classeur qui cliquètent, et ces sons me bercent. Puis, discrètement, elle ferme sa porte et scinde notre petit monde en deux. Comme une fusée larguant son module, elle s’éloigne alors irrémédiablement, jusqu’à l’aube. L’embrasure se remplit de nuit et mes paupières ferment le ban.

Comment ai-je su que Cunégonde aimait déambuler la nuit ? Rien ne m’y prédisposait. J’aurais dû continuer à l’ignorer. C’est un cauchemar qui m’a réveillé. En sursaut. Les mains à plat sur le matelas, les bras tendus, la gorge sèche, le front gelé d’une sueur inhabituelle.

– Cunégonde ?

Oui, j’avais entendu un bruit. Une note discordante dans les échos de ciseaux. Un bruit sec, sourd, faux. Comme un coup frappé contre du bois funèbre.

– Cunégonde ? Vous êtes là ?

Le silence était lourd. Je me suis levé, anormalement ému. Peut-être était-ce l’enfant en moi qui s’était réveillé, à la faveur d’un souvenir analogue, enfoui ? En fait, j’étais terrifié.

Allons Johnny. Qu’est-ce que c’est que cette trembloterie ?

J’ai respiré profondément, une main posée sur la clenche.

– Cunégonde ? Ma chère ?

Le couloir m’apparut comme une coursive. La Lune, par les rideaux, jetait des reflets de brodeuse sur la tapisserie. Je fis quelques pas, glissant mules au plancher, quand le bruit recommença.

Un coup net, semblable à celui que font les esprits frappeurs quand ils toquent au guéridon.

– Il y a quelqu’un ?

Sur la commode, j’attrapai mon revolver. Était-il chargé ? Je n’ai même pas pris la peine de le vérifier. Sans doute que non. De toutes façons, je ne sais jamais où j’ai fourré mes balles.

À pas lents, hésitants, je m’approchai de son bureau comme un convalescent. Je tournai la poignée et ouvris d’un coup, canon pointé.

Au fond, le lit vide, à demi noyé dans l’obscurité. La lumière qui l’éclaboussait venait du dehors. Les rideaux, les volets n’étaient pas fermés. C’est l’un d’eux qui cognait. Par la fenêtre ouverte, je le voyais battre sa mesure désordonnée, au gré du vent.

Ce rectangle livide me glaça les sangs.

C’est comme ça que j’appris que Cunégonde aimait faire le mur.

Elle aurait pu tout aussi bien s’épargner cette peine et passer par la porte. C’était presque vexant. Étais-je donc si terrible, et nos appartements ressemblaient-ils tellement à une geôle qu’il faille s’en échapper par la voie des airs ?

Je me penchai par la fenêtre. Le vent s’était levé. Où était-elle passée ? Elle ne s’était tout de même pas envolée…. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes, clignant des yeux comme on tente de dégripper un vieux briquet, que je vis, rectiligne, l’étroite corniche qui filait contre le toit. Un chemin de ronde pour semi-funambule, donnant sur un à-pic effrayant. La rue en contrebas formait un fin ruban, entre les poinçons des lampadaires.

D’ailleurs il était l’heure. Minuit sonna au loin et tout s’éteignit. Comme si la pression s’était tout à coup relâchée, le vent eut un élan et je faillis recevoir le volet en pleine tête. Je l’accrochai à son support. Bientôt, mes yeux s’accoutumèrent.

La nuit ne requiert pas le même œil que le jour. Il faut réapprendre. Mais on apprend vite. À croire que notre pupille coulisse pour céder la place à celle du chat : on distingue des dégradés là où jusqu’alors, on ne voyait qu’en noir ou blanc. Peut-être est-ce ce soir-là que j’ai compris que la nuit n’est pas qu’un écran qu’on éteint. Elle a des qualités multiples et déploie un éventail de nuances. Poudreuse ou métallique, d’ardoise ou d’ébène, elle s’adapte et se greffe à tout, tantôt au ciel tantôt aux formes qui se découpent sur son papier crépon. Il suffit de voir une fois. On n’oublie pas. La nuit nous hante comme un spectre. Plus on s’en imprègne, plus elle agit comme une drogue, nous poussant sans cesse à lui revenir pour mieux déceler et classer ses variables.

La corniche filait jusqu’à l’éperon de zinc d’un toit voisin. Imposant, celui-ci s’enfonçait ensuite hors du champ de vision, mais je voyais bien les points d’appui, la marche et le rebord qui avaient permis à Cunégonde de mettre le pied à l’étrier.

Un instant, j’eus le réflexe de refermer la fenêtre.

– Idiot, Johnny. Et comment rentrera-t-elle ?

Car je ne doutais pas que Cunégonde finirait par rentrer. Elle n’apprécierait pas que je me sois montré si curieux.

Je n’aurais pas dû raccrocher le volet. Devais-je le remettre en l’état, le renvoyer claquer au vent ? Elle n’avait sans doute pas fait exprès de l’oublier. Elle ne s’en était sûrement même pas rendu compte. Je ne passerai pas pour un indiscret.

Je suis retourné dans ma chambre. J’ai gardé le revolver sur la table de nuit. J’ai cru que je ne dormirais pas ou que je ne m’assoupirais que lorsque j’entendrais, clochette, la fenêtre se refermer. Mais le lendemain au réveil, je me rendis compte que le sommeil m’avait balayé comme un fétu.

Cunégonde était déjà au travail. Sur la table du petit-déjeuner, elle avait déployé un plan de la ville annoté comme une carte d’état-major.

– Vous déployez vos troupes pour l’assaut final ? dis-je d’un ton aussi badin que possible.

– Je décrypte.

Sa voix ne trahissait rien. Elle ne me regardait pas, absorbée qu’elle était. Les yeux dans ses lunettes, les cheveux ramassés en chignon : c’était la Cunégonde de tous les jours. Le café me parut plus serré que d’habitude. Elle avait eu la main lourde. Peut-être besoin de se réveiller plus fort ?

– Vous vous souvenez, patron, de ce fait divers ? Ces plaques de rues qui changent de place ? dit-elle en levant enfin ses yeux sur moi.

– Tout à fait. Mais pourquoi vous tracasser ? Il faut bien que les gens s’amusent.

– Je pense qu’il ne s’agit pas d’une simple blague de potaches.

Tout ça pour des plaques… Depuis quelques mois, on les retrouvait régulièrement dévissées puis remontées dans la foulée : la rue Leibniz avait été rebaptisée impasse Locke et le boulevard Teilhard avenue Cioran. Ça ne chagrinait pas grand monde mais ça donnait du fil à retordre aux agents de la ville, qui râlaient de perdre leur temps à tout remettre en l’état. D’emblée, Cunégonde avait soupçonné quelque chose.

– Vous comprenez, patron, trois ou quatre lurons ivres, pour peu qu’ils soient équipés d’une dévisseuse, ça peut s’amuser à brouiller les pistes. Mais pas avec autant de régularité. À moins d’être tombés sur des fanatiques de la toponymie, il n’y a pas trente six solutions.

Elle me jeta un regard indéchiffrable. Elle attendait mes conclusions, comme si elle voulait vérifier que j’étais encore capable de frôler la vérité. L’atteindre, non, mais la frôler. Ça lui arrachait un sourire qui confinait à la tendresse.

– Des anarchistes ? hasardai-je.

– L’impact des nuisances est trop limité.

– Des militants hostiles aux touristes ?

Elle fronça le sourcil. Je poursuivis quand même :

– …qui rigolent ensuite de voir les gens arriver devant le mauvais hôtel ?

– Patron…

– Un puzzle ?

La lueur qui passa dans ses yeux m’avertit que j’avais touché juste. Je la laissai poursuivre :

– J’ai remarqué que les plaques désignent des rues qui s’articulent les unes aux autres. Les plaisantins tracent un itinéraire.

– Qui correspond à ?

– Le trajet qu’ont emprunté les cambrioleurs de l’agence de la rue des Stoïques, l’année dernière. Il file jusqu’aux entrepôts de la rue Boèce, probablement leur quartier général.

– Pourquoi finasser ? À leur place, plutôt que m’esquinter à faire du bricolage, j’aurais été balancer directement l’info aux flics.

Elle se leva, fit quelques pas, les yeux dans le vide.

– La ville est plein d’énigmes et de charades, patron. C’est un jeu de les déchiffrer. Tous les indics ne sont pas des balances. Parfois simplement des esthètes, qui apprécient qu’on se donne la peine de démêler leurs devinettes.

– Vous allez raconter ça à Pélage ?

– Le commissaire me reçoit toujours avec le sourire.

C’était vrai. Le brave Pélage, sous son avalanche de mentons, cachait un cœur encore tendre et la visite de Cunégonde lui redonnait du rose aux joues. Étrange spectacle que celui de ce poussah formidable s’inclinant devant la fine silhouette, tout en lui ouvrant avec cérémonie la porte de son bureau :

– Entrez, Mademoiselle, que me vaut l’honneur ?

Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était le clef en main. Elle démêlait pour lui les affaires les plus enchevêtrées, et tout avait alors la fluidité du cheveu peigné. Entre Pélage et moi, il y avait Cunégonde : il me laissait tranquille. Elle le tenait par la sangle du dossier.

Cette fois encore, elle avait vu juste. Les plaques formaient un rébus. Ne restait qu’à suivre le fil. Les malfaiteurs furent cueillis le lendemain.

– Pour qui sait regarder, patron, la ville est un livre ouvert.

– Vous avez de bons yeux.

Sous ses lunettes en fil de fer, les prunelles de Cunégonde brûlaient d’un feu permanent. Elle savait labourer le champ des détails pour en extraire l’indice, qui n’est qu’un bout de fil profondément entortillé. On tire dessus, tout vient avec. À la manière des chercheurs d’or du Klondike, elle passait et repassait la grenaille du quotidien, tamisant l’anecdote jusqu’à dégager le contour de minuscules pépites.

Je ne lui ai pas demandé de compte sur son emploi du temps nocturne. Que Cunégonde joue la fille de l’air ne me regardait pas. Que nous vivions ensemble n’entrait pas en ligne de compte. Chacun pouvait cultiver d’invisibles jardins. Pour ma part, j’étais transparent comme une vitrine. Elle vivait au carrefour de tous les mystères. C’était son milieu naturel. Qu’un volet claque, pourtant, et tout risquait de voler en éclats. A-t-elle relevé, à de petits accrocs, ma présence dans sa chambre ce soir-là ? Mes mules ont-elles laissé des ombres d’empreintes sur sa moquette ? L’un comme l’autre, nous avions nos pudeurs. Nous n’en avons pas parlé, et je le regrette aujourd’hui.

Il y eut d’autres nuits similaires. Des réveils à froid qui n’avaient pourtant plus le prétexte du bruit insolite. Plutôt une sourde angoisse, que je ne m’expliquais pas. Parfois j’allais discrètement coller mon oreille à sa porte. Le silence m’effrayait. Comment savoir si elle était là ?

Ce soir-là, la neige était tombée d’un coup, par gros flocons et, tout à ma cigarette du soir, je l’avais regardée se déposer sur les toits et les dômes. Le square en contrebas en était couvert. Les clochards avaient déserté leurs bancs.

– Bonne nuit ma chère.

– Bonne nuit patron.

Je laissai ma porte entrouverte. Je me couchai. J’écoutai les petits ciseaux qui s’éloignaient de plus en plus. Je m’assoupis à demi, et la lumière s’éteignit.

C’est peut-être tout ce blanc qui m’a empêché de trouver le sommeil. Aveuglé j’étais. Une lueur qui flottait dans mes rêves, comme un drap qui refuse de se déposer. À force de tourner et de retourner, j’en suis venu à me demander si Cunégonde, par ce froid, trouvait encore le courage d’aller gambader sur les toits.

Non, je n’avais pas le droit. Ça ne me regardait pas. Quand bien même elle aurait eu l’habitude de défier l’orage, un paratonnerre à la main. Il fallait lui laisser sa part d’ombre, ou je risquais de rompre notre pacte – notre équilibre.

À nouveau, je me retournai dans mon lit puis, trouvant la position inconfortable, me repositionnai, comme un fakir qu’un clou chatouille. Les draps me faisaient l’effet d’une toile grossière. Du papier de verre pour les nerfs. Je les rejetai vigoureusement, tirai légèrement sur le cordon du store et me retrouvai allongé, en pyjama, quadrillé par les rayures du tissu et les rainures perpendiculaires de la Lune.

Allons, je ne pouvais plus résister. Je me suis levé, j’ai laissé mes mules et c’est sur la pointe des pieds que je me suis faufilé dans le couloir. Cette fois sans revolver. Pas un souffle. À l’oreille, rien. Ne fais pas ça Johnny. La main sur la clenche, une légère torsion. Un clic infinitésimal. Trop tard. J’étais entré.

À nouveau, le même spectacle. Le lit vide. Le bureau couvert de classeurs empilés, ciseaux et colle posés dessus. La fenêtre blanche, cette fois bordée de petites congères. Elle l’avait juste entrouverte, et attaché la poignée à un clou dans le mur, pour éviter que la neige rentre partout.

Les flocons tapissaient le ciel et y perçaient des profondeurs. On les voyait danser en perspective jusqu’au fond de la nuit.

À nouveau, c’est l’heure. Les lampadaires se mouchent.

Bientôt, comme les étoiles quand on éteint la lampe-torche, la neige se mit à briller plus fort, phosphorescente.

Sur le bord de la corniche, pas de trace. Une bande blanche.

Allons, elle est forcément passée par là, Johnny. Regarde mieux ! J’ouvris en grand la fenêtre, me penchai presque à tomber et discernai, sous les derniers flocons fraîchement tombés, ce que je cherchais.

Comment avait-elle fait pour ne pas glisser ?

Je n’ai connu à Cunégonde qu’une paire de chaussures, sans cesse renouvelée. Le même sempiternel soulier plat. Pas de quoi déambuler à fil de corniche. Et pourtant, je constatais avec effroi, gelée, la marque caractéristique de son talon.

Dans la cuisine, je me servis un verre de whisky. J’aurais mieux fait de dormir. Maintenant, je me retrouvais avec une double-couche. L’inquiétude avait cédé la place à l’angoisse. Ce genre de promenade est une folie. Un défi lancé à la pesanteur, au bon sens, à l’hiver.

Aussi bien, elle était somnambule, et c’était sous le coup du délire qu’elle s’aventurait en automate, au péril de sa vie, sans mesurer le risque. Aussi bien il m’appartenait de réagir, vite, de ne pas faire celui qui n’a rien vu, de ne pas mêler de pudeur à ce qui s’apparentait à de la non-assistance à personne en danger.

J’en étais là de mes réflexions quand sa voix me fit sursauter.

– Hé bien patron, vous ne dormez pas ?

Elle sortit de sa chambre les cheveux défaits, les yeux embrumés, vêtue d’un peignoir à motifs. Elle avait poussé le camouflage jusqu’aux chaussons de ballerine.

Elle s’assit en face de moi et se servit un fond de vieux malt.

– Des angoisses ? dit-elle en chaussant ses lunettes.

– J’essaye l’insomnie.

– Je connais le sujet.

« Je connais le sujet ». C’est tout ce que j’ai su des relations mystérieuses de Cunégonde et du sommeil. Bien évidemment, elle n’était pas malade. Les somnambules ne sont pas des transformistes du sommeil, capables de s’éveiller et de se rendormir à volonté. Elle était rentrée plus tôt ce soir-là. Quelques minutes lui avaient suffi pour endosser la défroque de la secrétaire ensommeillée. Chapeau, Cunégonde. Il y a des as du commando qui s’empêtrent dans leur treillis.

Avait-elle deviné que je me faisais du souci pour elle ? Sans doute. Peut-être. Ou non. Pas de question, pas de réponse, juste le temps de partager un fond de whisky ensemble. Histoire de vérifier encore notre pacte silencieux.

Le verre vide, nous échangeâmes un regard gêné. Il fallait reprendre nos sommeils respectifs là où nous les avions interrompus.

– Bonne nuit, ma chère.

– Bonne nuit, patron.

Le lendemain, je me levai fatigué. Je bus mon café sans m’en rendre compte, me retrouvant sur le pallier sans avoir eu le temps d’y penser. Dans l’escalier, je ne vis pas le stagiaire de Cunégonde.

– Bonjour, m’sieur Spinoza.

– Ah oui, c’est ça, bonjour.

– Belle journée ! Tout ce blanc !

Il affichait le sourire béat de qui a passé sa nuit à rêver boules de neige et sapins.

– J’ai horreur de la neige, dis-je sèchement. C’est froid et ça glisse.

Je dévalai les marches. Pas question de s’épuiser à faire la causette avec ce bavard pathologique. J’avais du pain sur la planche. J’étais appelé dans un square à l’autre bout de la ville. On avait encore signalé un buisson calciné et ça rendait les flics nerveux. Depuis quelques mois, on recensait régulièrement, de-ci de-là, des cas de combustion qui n’avaient rien de spontané : des arbres noircis, des pelouses flambées. De joyeux lurons s’amusaient à jouer nuitamment avec des allumettes. Sur place, Pélage s’épongeait le front à grand renfort de mouchoirs.

– Avec toute cette neige, ils ont encore trouvé le moyen de foutre le feu !

– C’est assez logique, commissaire. Il faut bien se réchauffer.

– Cessez de faire le malin, Spinoza.

On grimpa chez un vieux monsieur qui avait vu quelque chose. Mais dans l’escalier, tout en subissant le babil plaintif de Pélage, je compris qu’il ne m’avait pas convoqué pour le simple plaisir de compter les brins d’herbe calcinés.

– Il va y avoir du grabuge, Spinoza.

– Du grabuge, Commissaire ?

– Un nouveau, un jeune, arrivé depuis quelques mois seulement, mais qui va… provisoirement…

Il fut pris d’une quinte de toux et faillit manquer la marche.

– …provisoirement tenir la baraque à ma place… Enfin, vous changez d’interlocuteur pour un moment.

– Vous êtes viré ?

Comme d’habitude, je mettais directement les pieds dans le plat. Il me jeta un regard plein de lassitude.

– J’ai dit : « provisoirement ». Je m’absente, Spinoza. Je pars en formation dans le sud.

– Entendu, vous êtes provisoirement viré.

On arrivait chez le vieux monsieur. Il nous zieuta dans l’œilleton puis vérifia, chaîne à l’embrasure, que nous avions bien la tête de l’emploi. Enfin, il nous fit entrer dans son appartement craquant.

– Vous serez gentils de mettre les patins.

Ces précautions ne servaient à rien : on laissait des traces de ski dans la fine couche de poussière que les années avaient laissée sur les planchers. On n’avait pas fait le ménage ici depuis des lustres, et ces lustres dataient du siècle dernier. Ça s’entrelaçait comme le plan d’un labyrinthe.

Par la fenêtre, il nous montra le square en contrebas.

– J’ai cru entendre des voix. J’ai regardé entre les rideaux et là, une grosse flamme ! Vlouf ! Ça m’a fichu une de ces trouilles !

– Vers quelle heure ? demanda Pélage en crayonnant distraitement son carnet.

En fait de prendre des notes, il gribouillait des formes au hasard. Les calcinades de parterres étaient le cadet de ses soucis

– Oh, il devait bien être trois heures du matin, répondit le vieil homme.

À mon tour de me fendre d’une question. Il fallait bien de toutes façons suppléer le commissaire, qui soupesait sans doute déjà les enjeux et objectifs de sa formation.

– Et vous regardez souvent par la fenêtre à trois heures du matin ? demandai-je.

– Oui, je suis insomniaque.

J’étais fasciné, soudain.

– Et vous voyez des choses ?

– Oh, on voit des tas de gens la nuit, qui se promènent. Eux non plus n’arrivent pas à trouver le sommeil. Et puis il y a les alcooliques.

Son nez se fronça de dégoût.

– Ceux-là semblent ne pas savoir que la nuit est faite pour dormir, s’amusent des pauvres gars dans mon genre, qui sont condamnés à veiller. Je suis sûr qu’ils nous narguent, nous autres, les vieux hiboux derrière nos fenêtres !

– Il ne faut pas voir le mal partout.

– Ils gesticulent ! Ils font comme si de rien n’était et beuglent comme en plein jour. Quand ils ne se battent pas à grands renforts de claques et de hurlements ! Si ça ne tenait qu’à moi, on construirait dix fois plus de cellules de dégrisement.

– Vous n’auriez plus personne à regarder.

– Eh bien ce serait parfait.

Il croisa les bras sur sa poitrine. Le débat était clos. J’imaginais le spectacle angoissant de ces paires d’yeux hallucinées figées dans la contemplation des squares vides, cratères lunaires.

Pélage n’écoutait toujours pas. Ses gros doigts, crispés sur le stylo, hachuraient consciencieusement l’angle de la feuille.

– Rien qu’une grosse flamme, donc ? dit-il, semblant se réveiller.

– Oui, un seul coup, et puis le buisson a flambé, dit le vieux en mimant à sa façon, joues gonflées et veine froissée sur la tempe.

– C’est le coup du buisson ardent, dis-je pour faire rire.

Mais personne ne rit.

– Rien d’autre à signaler ? minauda Pélage en noircissant une case sur deux.

– Ben non, une grosse flamme, ça éblouit, surtout quand vous êtes habitué au noir. J’ai plus rien vu, comme si on m’avait pris au flash !

– Je vous remercie.

Le commissaire s’était levé en soupirant, glissant son calepin dans la poche de son imperméable.

– C’est tout ? demanda le vieux, d’une voix où perçait l’impatience.

– Nous enquêtons, monsieur, nous enquêtons.

– J’espère que vous aboutirez avant qu’ils nous aient tous faits griller comme des saucisses !

– Pour l’instant, il s’agit plutôt de barbecues végétariens.

– Faut bien commencer par quelque chose.

Tandis qu’ils s’écharpaient je remarquai, au fond de la pièce, une porte discrète sous le pas de laquelle filtrait une sourde lumière bleue. Le vieux, qui en avait fini avec Pélage, s’en aperçut.

– Mon violon d’Ingres, monsieur, dit-il avec une pointe de fierté.

– Vous cultivez ?

– À ma façon.

Il ouvrit la porte. Les néons, qui renvoyaient une lumière noire tirant sur l’indigo, nous éblouirent. Nos yeux s’acclimatant, se dévoilèrent alors des fleurs carnivores, superbes, figées dans des postures de mantes religieuses, dans un ballet de tiges et de feuilles multicolores.

– Je me passionne pour ces créatures, dit-il. Affaire de patience et de constance.

– Fascinant, dis-je.

Pourquoi étais-je fasciné ? La botanique m’avait toujours laissé de marbre. Peut-être était-ce la beauté particulière de ces fleurs à mâchoires ? Ou le principe même de la serre tapie sous l’apparence du commun, la poussière et les napperons.

– Oh, je ne suis pas le seul, dit-il avec une feinte modestie. Tout le monde a un jardin secret.

Ces propos résonnaient encore dans mon esprit quand, dans sa voiture, Pélage revint à la charge.

– Méfiez-vous, Spinoza. Il a les dents longues.

– De qui parlez-vous ?

– Pomponazzi, le jeune qui me rempl…

À nouveau cette mauvaise toux…

– Provisoirement, Commissaire, provisoirement ! dis-je en lui tapant dans le dos.

– Restez discret, Spinoza, râla-t-il en s’essuyant les yeux à l’angle de son mouchoir, où il vous cherchera des poux. Il n’est pas venu seul : une dizaine d’agents pas causants, pas aimables, le genre à ne penser que promotion. Bref, des gars venus faire du chiffre. Les temps changent.

– C’est par pure bonté d’âme que vous me prévenez, Commissaire ?

– Pas seulement, concéda-t-il. J’aimerais que vous restiez discret sur nos petits arrangements.