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Avertissement :

Ce livre est une œuvre de pure fiction. Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existés serait totalement fortuite.

La plaine est morne, avec ses granges Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus La plaine est morne et lasse et ne se défend plus, La plaine est morne et morte et la ville la mange.

Émile Verhaeren

Chapitre 1

Je m’étais juré qu’on ne m’y reprendrait plus, de rester à jamais cantonner dans mon statut d’accidenté du travail et de « polardeux » médiocre, vivant chichement de ma rente et de quelques droits d’auteur. La conclusion dramatique de ma dernière enquête, où un fou manipulé avait éclaté d’un coin d’acier mon amour naissant, m’avait repoussé à la limite de l’autisme.

Depuis la mort horrible de Delphine je tournais en rond dans mon appartement, remuant des poussières érotiques et subissant une déprime qui m’exilait dans une solitude d’où je ne désirais pas sortir. Alors, quand le téléphone, si longtemps silencieux vibra, j’hésitai à décrocher.

– Allô, Rimbe ?

En un instant, mon surnom de lycéen me revint à la mémoire : « Rimbe ». C’est ainsi qu’ils m’avaient surnommé. Ignorant la nuance ironique de ce rapprochement, je m’appliquais, dans un mimétisme aussi méticuleux que malsain, à calquer le poète. Caricature pubère, je traînais des chaussures ostensiblement démantelées, fumais un brûle-gueule âcre et m’efforçais d’arborer des moues provocatrices qui se voulaient nihilistes. C’était jadis, quand mes pattes de mouche vaniteuses clamaient une révolte dithyrambique. Et, voilà que, dans une matinée de février qui s’annonçait fade et ordinaire, les gouttelettes cristallines d’une voix que je n’avais pas oubliée ravivaient le passé :

– Rimbe, c’est toi ? Ici, c’est Lucie.

Lucie, corsage de soie et chaînette dorée. Lucie au père obtus, dubitatif au bout de la longue table de bois, Lucie, par-dessus les saisons mortes, me parlait.

– Allô, c’est toi Rimbe ? Je suis bien au 04 76 36 19 17 ? Je me secouai, le passé raz de marée affluait par les persiennes entre ouvertes et pour la première fois depuis six mois le visage de Delphine s’écarta un instant de mon champ de pensée et je me surpris à répondre d’une voix enjouée.

– Oui, c’est bien moi. Quelle surprise ! Au bout de trente-deux ans de silence, t’entendre m’émeut, c’est le moins qu’on puisse dire…

– Quelle précision ! Je ne te connaissais pas si matheux ! Comment vas-tu ?

– C’est une question qui mériterait un sacré développement, depuis le temps ! Mais disons que ça va. Et toi ? Sa voix s’attardait dans une humidité feutrée, puis elle déglutit.

– Pareil, on fait avec, avec la routine.

Je me tus, jugeant inutile des commentaires qui seraient pour le moins indécents, incongrus, inutiles et voyeurs.

– Tu dois te demander la raison de mon appel ?

– En effet, en dehors d’une nostalgie soudaine et bien tardive, je ne comprends pas.

– J’ai appris par un ami, que dans la série de meurtres qui a eu lieu à Saint-Antoine, tu avais participé à l’enquête. Je me suis dit que tu pourrais m’aider pour élucider une histoire bizarre.

Elle dut sentir mon recul téléphonique car elle abandonna mon surnom.

– Gilles, tu n’as pas raccroché…

J’articulai difficilement ma réponse.

– Concours de circonstance, pur hasard… J’avais du temps et j’étais là. Et puis, si je me suis acharné à la fin de cette aventure terrible, c’était lamentablement pour me venger. S’immerger dans les histoires humaines n’est jamais bénin. Je n’ai pas envie de recommencer.

– Écoute, viens me voir. On en parle tranquillement et tu décides. Quelle que soit ta décision je ne t’en voudrai pas.

Succombant aux charmes de ses mots ciselés, je balbutiai un accord furtif.

Il ne lui restait plus qu’à me préciser son adresse.

– J’habite toujours le même village, mais j’ai acheté la tour du docteur derrière l’église, tu trouveras sans difficulté, je suis certaine que tu n’as pas oublié les rues de derrière.

Incroyable, son entrain était celui d’une fillette sautant à la corde et pourtant elle frôlait la cinquantaine.

– J’imagine que tu as dû la restaurer, car de notre temps, c’était plutôt une ruine malgré son allure altière.

– Tu verras, mais viens vite, ça urge…

Impossible de reculer, un crabe de velours remontait ma poitrine. J’étouffais sous mes vieilles poutres en chêne et rêvais soudain de chemins de traverses. Ma voix, enfin posée, étaya ma décision.

– Demain quatorze heures, ça te va ?

– Parfait. Justement demain il n’y a pas cathé, j’aurai tout mon temps. Formidable ! Allez, au revoir.

Je murmurai un « bisou » timide en crachotant dans l’écouteur. Je retrouvai peu à peu mes esprits, tandis que le téléphone emplissait la salle à manger de son signal d’occupation.

Février se terminait en apothéose, un soleil blanchâtre occultait l’hiver et je léchais mes plaies dans ma tanière de chien dépité. Le froid estompait les meurtres, le village cicatrisait lentement. Je me remettais de la mort de Delphine en dévorant un monceau de livres. Antalgiques délivrés sans ordonnance, ils grignotaient la douleur qui insensiblement s’atténuait et, en dehors de quelques insomnies lancinantes, elle n’était plus que murmure dans mon quotidien café tiède.

Fort de cette convalescence entrevue, je m’étais juré de ne plus remettre les pieds dans la vie de quelqu’un d’autre que moi. Et pourtant, il a suffi que Lucie se pointe, déversant un wagon de souvenirs desséchés pour que je reparte vers je ne sais quel enchevêtrement de corps, de fric et d’âmes.

La décision était prise, il fallait l’assumer, secouer ma carcasse, reprendre contact avec l’extérieur. Tout cela n’était pas si simple techniquement car depuis Noël, la 2 CV n’avait pas roulé. Absorbé par ma régénération, je n’avais pas éprouvé le besoin d’ailleurs. Connaissant sa faiblesse de batterie, j’étais sûr qu’elle allait faire la gueule. J’entrebâillai les portes du garage avec appréhension et découvris un voile de farine grisâtre qui recouvrait toutes les aspérités de la carrosserie. J’ouvris le capot et titillai la pompe à essence pour alimenter le carburateur, puis je m’introduisis dans le monticule ovoïde et je me concentrai sur les pédales. Je n’avais droit qu’à un seul coup de démarreur sinon les accus allaient rendre l’âme.

Un craquement déchirure, les lampes du tableau de bord s’allumèrent, puis diminuèrent dangereusement d’intensité ; dans un hoquet métallique le moteur s’emballa enfin. J’ouvris les portes en grand, courus chercher ma sacoche, enclenchai la première et pris la direction de Saint-Marcellin où je pourrais laver la voiture et m’habiller correctement pour le lendemain…

En chemin, je remontais le temps et retrouvais l’atmosphère délétère de cette dernière année de lycée.

Lucie, en ma compagnie dans une symbiose de révolte commune, tentait d’échapper à l’emprise terrienne de ses parents puissants de granges emblavées jusqu’à la gueule. Elle affrontait, candide, leurs membres noueux, croûteux de travail, de fumier séché et de morale rigide.

L’infinie longueur de la table de cuisine symbolisait cette propriété supérieure qui en se métastasant effaçait du paysage les petites exploitations et écrasait de l’épaisseur de ses murs de ferme, les salariés besogneux des usines de godasses voisines. Il était évident que ces familles citadelles n’admettaient pas la mésalliance et que la seule façon de passer le pont-levis, pour un quidam ordinaire et sans terre, était d’arborer l’escarcelle enchanteresse des troubadours, de l’étourneau de passage. Saltimbanque inoffensif et éphémère, il figurait alors la part de rêve, l’ultime concession à la futilité accordée aux jeunes filles avant le mariage sérieux et sa kyrielle d’obligations lourdes et fatales. Englués dans ce contexte patriarcal, nous formions Lucie et moi, un couple étrange qui cultivait les frôlements et les silences, persuadés tous deux que ce ballet tauromachique cesserait tragiquement dès l’instant où nous établirions un point de contact physique. Coincé dans une timidité excessive, j’écrivais et mon personnage de poète virulent, dans lequel je me complaisais, dissimulait mes failles. Seule Lucie connaissait ma déprime perpétuelle et mes utopies révolutionnaires. Dans le car de ramassage scolaire, elle recueillait les cendres de mes insurrections nocturnes. Puis, elle me contait à son tour l’autorité du père, la rudesse de la table commune, la touffeur de son monde clos mais aussi la sérénité qu’apporte l’argent toujours disponible. J’étais sa virgule clandestine, le jardin secret de son destin programmé.

Un après-midi de juin, nous cheminions le long du Barbaillon, ruisseau industriel vêtus de filaments bleuâtres. Ignorant ces lambeaux insolites, fidèle à sa culture ancestrale, l’eau musardait entre frênes et joncs. J’aidais Lucie à franchir touffes de cressons et vases inquiétantes. Ses joues rougissaient, baudruches affolées, et mes mains palpitaient, oiseaux blessés. Le ciel se fendait d’un orage de circonstance, complice et narquois. Un dixième de millimètre séparait nos doigts. Une sombre forteresse, soudain, écrasa mon futur. J’eus peur de cette table immense où s’asseyaient des hommes silence et pierre, des visages buisson et des brodequins blessant. Je me redressai, rimailleur fier et droit. Anar imperturbable, je la raccompagnai jusqu’à la grille de fer forgé où je l’abandonnai après un bisou inconsistant. L’adolescent flamboyant n’avait plus qu’à se taper une queue de boutonneux sous les ricanements d’une lune sans paupière. Le lendemain, boursouflé de regrets, je retournai vers la grille, mais la fourche à fumier grinçante et les chiens enchaînés qui suintaient de fureur, eurent raison de ma volonté. Je fis demi-tour écrasé par la certitude de la solitude. Et la suite de Rimbe fut fuite devant la femme offerte et sa conséquence : le don de soi ; retranchement derrière une écriture convulsive apparaissant les soirs de morne appétence envers l’ordinaire.

Ressassant ces effluves d’hier, je vaquais alignant le concret : garagiste, maison de prêt-à-porter, magasin de chaussures. Mais il me fallut bien, le soir tombant, affronter mon deux pièces, son désœuvrement et l’acuité de son silence beaucoup plus perfectible depuis l’appel de mon béguin d’antan. Tout s’effritait, les murs de la chambre, la rue basse, les angles de briques et les ruelles montantes. Je n’étais plus ce villageois accroché fermement aux parois de molasse, mais, un homme sans amour à demeure.

Au petit matin suivant, lourd d’une nuit sans rêve, je me douchai méticuleusement, récurant avec précision tous les orifices. Je me rasai avec des gestes chirurgicaux. L’œuf au plat s’inscrivit au centre de la poêle à frire et je fis la vaisselle avec une minutie d’horloger. Ainsi, je maintenais fermement mon radeau à l’amarre. Certes, dans une heure je reverrai Lucie, mais uniquement pour régler un problème étranger à nos relations personnelles. J’attaquai la montée, calé dans mon véhicule antédiluvien. Je gravis la colline dans une torpeur que je prolongeai un maximum, refusant d’envisager le futur immédiat. Après Roybon et ses courants d’air perpétuels, je plongeai dans la combe « Maceau ». Au détour d’un virage, la plaine de la Bièvre me sauta aux yeux avec ses champs géométriquement parfaits, ses routes rectilignes qui menaient sans coup férir au bourg de La-Côte-Saint-André, volée de graviers immobilisée au pied d’un coteau. De là, je pris la direction du Grand-Lemps. Apparemment, rien n’avait changé. À l’entrée Ouest, « la place des cochons » offrait toujours son square orphelin de présence enfantine, son jet d’eau pissotant au centre d’un cercle de béton. Cet espace vert jouxtant les grands parcs à bestiaux symbolisait l’incongruité surréaliste d’une municipalité rurale en mal d’identification citadine. Il paraît, par contre, que côté Est, ce ne sont plus qu’immeubles, lotissements, dortoirs.

Je garai ma deux pattes sur la « Grand Place » et m’approchai de la tour fatidique. Je mâchais une salive filandreuse. La sonnette scellée dans le mur me regardait imperturbable. Mon index l’écrasa. Un oui distordu résonna dans l’interphone.

– C’est moi, Rimbe. Le surnom me revint, fantôme suranné. La porte en chêne glissa sur la pierre. Elle était là, identique de douceur et d’ouverture de bras. Son sourire illuminait le hall. J’osai porter les yeux sur sa poitrine. Un corsage blanc à boutons de nacre la tenait fermement serrée. Elle m’examina elle aussi sans vergogne, et prit la parole la première.

– Eh bien, on peut dire que tu n’as pas changé. Un peu grisâtre peut-être, mais on a toujours envie de te prendre par la peau du cou pour te caresser en évitant la morsure.

Ces mots me laissèrent pantois. Il y avait de quoi. On reprenait, comme si de rien n’était, une conversation interrompue depuis trente-cinq ans. Le temps se diluait et nos âges, un tantinet respectables, oubliaient les nécessaires préambules et scratchaient les années écoulées. Je repris dans le même style :

– Je te retourne le compliment. Toujours aussi perspicace et merveilleusement croquante.

– Quel bel esprit de répartie, en terminale tu étais, il me semble, plus malhabile, moins loquace. Allez, arrêtons nos vacheries, c’est gentil d’être venu, monte, je vais t’expliquer l’histoire.

L’escalier en colimaçon, généreux, m’offrait les délices d’un bouquet de soie froissée et de peau tendue. Je m’évertuais à la sérénité, le passé était le passé. Le visage de Delphine tressautait à son tour devant mes yeux. Un sentiment de culpabilité m’assaillit d’un coup, me réduisant à l’état larvaire. Je me secouai, j’avais envie de revivre et je m’accrochais avec hargne à ces rondeurs qui disparaissaient dans la salle à manger en orme massif. Napperons tricotés au crochet, gravures originales, suspensions en laiton et minuscule fenêtre, rappelaient une cabine de bateau. Tout était de bon goût et une petite bibliothèque complétait le mobilier. Je parcourais ravi cet univers patiné, quand soudain, au détour d’une aquarelle, un christ en bois tourmenté exhiba un visage grimaçant de douleur. Cette figure désespérée dérangeait l’idée que je m’étais faite de Lucie. Je ne me souvenais pas l’avoir vue préoccupée par la religion dans son adolescence. Délibérément, je choisis la chaise qui tournait le dos à la croix pour l’écouter.

– Je ne sais pas comment commencer cette histoire. C’est un peu bizarre, mais je vais essayer d’être à la fois exhaustive et concise :

Voilà, j’ai une bonne copine, elle s’appelle Myriam. On se connaît depuis longtemps. Elle habite le lotissement des Platanes à Saint-Siméon-de-Bressieux. Elle est mariée depuis vingt ans à un ouvrier d’usine avec lequel elle a eu deux enfants qui ont dix-huit et seize ans. Elle travaille dans la même boîte que son mari comme secrétaire. Jusqu’ici rien d’extraordinaire mais figure-toi, qu’il y a quinze jours, un samedi soir vers seize heures, son mari est sorti faire une course et depuis on ne l’a plus revu. On a retrouvé sa voiture près de la station d’épuration de La-Côte-Saint-André, bien en vue, le lendemain matin, avec les clefs sur le contact. Évidemment, Myriam a averti les gendarmes, ils ont fouillé tous les alentours de la station, mais pas de trace d’Éric. En fait, ils ont très vite arrêté les recherches.

Mon amie ne sait plus à quel saint se vouer, alors j’ai pensé à toi.

Pour de la concision, c’était de la concision. Pas un mot de trop.

Lucie me regardait, le marron de son iris cherchait sur mon visage un acquiescement. J’avais pris ma décision dans la montée d’escalier, il était inutile de la laisser dans l’indécision. Je me dépliai et touchai son bras.

– Ta copine, elle s’entendait bien avec son mari ?

Le soulagement détendit ses traits et elle me répondit.

– Quand je les regardais vivre, ils me semblaient sortir tout droit d’une page de magazine féminin. Chez eux, même le barbecue rutilait. Épanouis. S’il fallait les décrire en un seul mot, c’est celui-ci que je choisirais.

Épanouis et sans souci…

– Tu veux que je fasse quoi, au juste ? Si les flics ont abandonné, c’est qu’ils ont leur raison. Qu’est-ce que je peux de mieux ?

– Toi, justement tu n’es pas flic, tu sens les choses…

T’es poète, non ? Il me semble que sur ce coup, c’est l’instinct plus que la raison qui pourra ouvrir des portes.

Il faut, à mon avis remonter le temps, tricoter à l’envers la vie du couple, découvrir la maille qui a sauté.

– Pourquoi tu ne le fais pas toi ? Tu es mieux à même, plus proche d’eux.

– Je ne serais pas objective, j’aurais le nez trop près du problème.

– Mais, je n’habite pas Saint-Siméon, je ne connais personne.

– J’y ai pensé, une de mes tantes grainetière m’a légué un ancien commerce à côté du café des halles à La-Côte-Saint-André. Tout est meublé, la pauvre vieille, jusqu’à son dernier jour, vivotait au-dessus de son magasin. La-Côte est proche de Saint-Siméon. Je vais avec toi, je t’installe dans les lieux et puis je téléphone à Myriam. Bien sûr, uniquement si tu es d’accord.

– Eh bien ! Je ne te savais pas si directive.

– Je ne crois pas à une fugue, le temps presse.

Elle respirait amèrement, son corsage frémissait une peine contenue. Je me retins de lui prendre la main. Ce corps, bourré de passé, doucement anesthésiait mon angoisse. Ce couple parfait, aux enfants dénervés qui éclatait sans raison apparente un samedi soir, m’intriguait.

– D’accord… en souvenir du Barbaillon.

Elle sursauta, puis murmura :

– Tu n’as pas oublié ?

Je refusai un dialogue douloureux et je retombai dans mes excès moraux.

– Paye-moi un verre et fêtons nos retrouvailles.

– Whisky ?

– Non, pastis, histoire de ressusciter le Formica fluorescent des bars d’autrefois.

Le glaçon tinta. Elle s’assit à mes côtés sur le canapé. Les volets entrouverts disaient une agitation ordinaire. Je m’enfonçais dans l’alcool. Le cuir et la chaleur de Lucie répandaient une aura affectueuse et reposante. Je dégustais un bonheur homéopathique, je respirais une simplicité limpide, troublée soudain par une voix chercheuse :

– Tu ne me poses pas de questions sur le temps passé, tu n’es pas curieux ?

– Ah quoi bon, cela viendra bien assez tôt. Ou nous nous redécouvrirons à petit feu, ou nous nous éloignerons à grands pas. C’est assez de bonheur pour aujourd’hui, si tu veux qu’on retrouve ce type, il faut s’y mettre. Au fait, comment s’appelle-t-il ?

– Travertin, et le nom de jeune fille de sa femme est Pérouze. On va voir l’appartement de la tante ?

– O.K., c’est parti.

Le soir même, je squattais un immeuble vétuste penché sur les halles de La-Côte-Saint-André. Tout le rez-de-chaussée était occupé par une antique boutique de graines. Une devanture brune au vernis écaillé dissimulait une banque en chêne. Péniche massive, elle possédait sur son envers de profonds tiroirs que l’on ouvrait grâce à des coques en fer noir. Sur chacune d’elles, une étiquette écrite à l’encre violette indiquait le genre de semence entreposé. Des potirons aux poireaux, en passant par les tomates, une écriture d’institutrice avait immortalisé une culture potagère d’après-guerre.

Ignorant basilic et tomate cerise, les pleins et les déliés avaient immortalisés les pois à rames, les haricots rouges ainsi que les scorsonères, ces témoins d’un temps où se remplir la panse était une préoccupation première. Derrière la banque, sur des rayonnages ouverts, des déchets d’aulx et d’oignons s’alignaient, confits et desséchées. Un arrosoir en tôle et un tablier bleu gisaient près d’un chapeau de paille au ruban marron. Dans un coin, effacée dans le sombre, imputrescible, une barrique précisait d’une affichette jaunie : Vin au détail, cent francs le litre, prière d’apporter ses bouteilles.

L’étage, plus classique, offrait une chambre en placage de noyer avec armoire à glace, une cuisinette en bois de sapin blanc pourvu d’un évier en porcelaine et une salle à manger de cérémonie. Enfin, un minuscule cabinet de toilette distribuait chichement une eau verte. Je ramenai la télé à la cuisine, ouvris le frigo que Lucie avait rempli d’un nécessaire à boire et à manger, m’accoudai à la fenêtre qui ouvrait sur les halles. L’environnement olfactif de tuiles poreuses, de bois « chironnés » et de mousses sèches me réjouissait. Je décrétai que cette pièce serait mon antre.

Appuyé sur le balcon de fer rouillé, je me remettais de mes émotions. En une journée, mon monde avait basculé. J’étais passé de l’état inerte à un état gazeux, volatile et agité. Cette sensation me remplissait d’aise, même si dans le lointain, une fugace impression de menaces diffuses, stagnait. Qu’importe, j’éprouvais la même joie qu’à l’ouverture d’un livre neuf.

Chapitre 2

Un soleil pernicieux crépitait sur les tuiles creuses des halles. La mousse du toit éclatait en gouttelettes verdâtres et quelques moineaux cherchaient pitance dans les chenaux. Chansons zinguées pour poètes matinaux. Février se gaussait des prédictions calamiteuses émises par quelques vieux pisse-froid en mal de gel profond. J’étirais ma carcasse paresseuse sur l’ersatz de balcon, trompé par l’aspect estival du ciel. La bise me surprit de ses crocs glacés, je me rétractai et je me réfugiai immédiatement dans la cuisine.

J’étais motivé, conscient du caractère inéluctable de mon engagement. Lucie avait prévenu son amie de ma venue ; elle m’attendait vers les dix heures trente. Je me délectais d’avance à l’idée de pénétrer dans l’intimité d’un couple. L’obligation du service à rendre gommait toute gêne et je m’apprêtais à déguster ces morceaux de vie qui me seraient bientôt servis à satiété. Dans cette clarté de début d’enquête, un détail me chiffonnait, un détail sans rapport avec la disparition d’Éric mais qui m’obsédait. Pourquoi un christ en bois trônait dans l’appartement de Lucie ? L’affichait-elle comme une œuvre d’art ou un témoignage de foi ? À force de volonté, j’écartai l’interrogation d’une plissure de cerveau, pratiquant une apnée mentale confortable.

Quelques minutes plus tard, je quittais La Côte et traversais la plaine de la Bièvre. Défigurée par le remembrement, elle érigeait des moignons de bois tronqués, des embryons de haies qui tentaient la reconquête des pierriers millénaires. Au bout de cet espace venté, cadenassant la plaine, Saint-Siméon étirait sa grande rue hantée par les déhanchements voûtés d’hommes las, éructés de l’usine de roulements à billes. Ce chef-lieu de canton, au début de son histoire, n’était certainement qu’un simple carrefour, un faubourg du village de Bressieux alors siège d’un marquisat d’importance, comme le prouvent les ruines imposantes de son château fort. Puis, peu à peu, de forges en ateliers, d’ateliers en usines, l’importance industrielle du hameau s’accrut tandis que déclinait Bressieux. Le croisement devint nœud. Les hangars vitrés et sonores donnèrent naissance dans une fécondité métallique à des lotissements, des immeubles bons marché, une piscine, une salle des fêtes, une maison des jeunes. Ce conglomérat d’ébonite, de tuiles, de béton et de jardinets proprets, contrastait avec les murs en pisé des fermes originelles. C’était avant la crise ; depuis l’usine changea maintes fois de nom, dégraissa généreusement et Saint-Siméon perdit son aura. Mais il y reste ce foisonnement de vie que l’on ressent en face de l’éphémère, cette envie de jouir comme si on allait mourir demain, cette force ouvrière née de la certitude que rien n’est jamais perdu, ni jamais définitivement acquis. Je traversais un village mort-né dont les maisons neuves se dévaluaient déjà.

Je repérai sans difficulté le lotissement vieillissant, les clôtures anciennes et les thuyas jaunis par les pluies acides. Une villa plus coquette échappait à la morosité ambiante. Son mur d’enceinte crachotait des vivaces chiffonnées par l’hiver. La pelouse modeste flashait un vert solidement implanté. L’absence de portique, l’ordre qui régnait dénotaient de grands enfants. L’allée crissait sous mes pas. Il était dix heures trente, la plaque en bronze brillait et je tirai sur la clochette. Une drôle de femme posa sur moi deux yeux délavés enchâssés dans une peau translucide striée de ridules. Sa robe longue, bleu pâle, imprimée de marguerites à longue tige se terminait aux emmanchures et au col par un liseré brodé d’où émergeait un visage papier mâché. Dès ses premiers mots, je humai un vertigineux désarroi, l’odeur d’un bois parfait prêt à se fendre.

– Vous êtes l’ami de Lucie ? … Bonjour, entrez donc.

Je traversai gauchement un vestibule aquarelle ponctué d’un guéridon en noyer. J’avançai sur un carrelage vibrant de propreté et débouchai sur un salon de cuir adossé à une bibliothèque aux volumes dorés sur tranche et commandés au mois. Je m’assis délicatement près d’une table basse en verre et marbre rose.

– Lucie m’a juste, un tout petit peu, résumé ce qui vous est arrivé. Si vous le permettez, j’aimerais que vous m’en fassiez le récit vous-même. J’aurai ainsi une vision plus directe des faits.

Un soupir, une ride au coin de l’œil s’énerve, se raidit et tressaute. Une réticence, puis elle débite monocorde, le récit maintes et maintes fois conté.

– C’était, il y a quinze jours, un samedi tout à fait ordinaire. Le samedi, c’est généralement la journée du ménage. Éric s’occupe de l’extérieur, des bricoles qu’il n’a pas pu faire pendant la semaine, moi je fais la maison à fond, sols, poussière et vitres. Les enfants sont à l’entraînement du foot ou avec des copains. Cet après-midi-là, nous étions seuls, Serge et Véronique participaient à l’anniversaire d’un ami commun. Vers seize heures, Éric est entré dans la cuisine, nous avons bu un café en devisant de tout et de rien. Puis, il m’a dit : « je vais au village réserver le gâteau pour demain dimanche ». Il était seize heures trente et je ne l’ai plus revu depuis.

– O.K., ce sont les faits, mais je les connais déjà. Je m’éclaircis la voix, appréhendant la suite de la conversation.

– Ce qu’il me faut, tant que faire se peut, c’est un résumé de votre vie à deux, de vos relations.

La dame écarquilla les yeux, haussa les épaules. Je ne l’imaginais guère s’épanchant. Je me tus. Un silence de gorges nouées crispait la pièce. Enfin, elle s’ébroua.

– Éric et moi, c’est une histoire banale. Il n’y a pas grand-chose à dire. Il était fin, net. Quoi qu’il fasse, il donnait Charlie Hebdo