Je ne me rappelle plus qui a dit ça : c’est peut-être Aragon ?
La littérature, c’est un métier d’escroc, mais il ne faut pas se faire prendre !
À Adelina Khamaganova-Marchand
En ce vingt-huit avril deux mille, à quatre heures de l’après-midi, le ciel s’était tellement assombri qu’on aurait dit qu’il faisait déjà nuit, comme pendant une éclipse, une panne de l’univers. L’orage se faisait attendre comme une diva. La foule regardait passer tous ces gens célèbres, tous ces artistes à lunettes noires qui se pressaient maladroitement dans ce cimetière comme d’étranges aveugles qui cachent leurs larmes ou leur indifférence. De belles dames en hauts talons trébuchaient sur les vieux pavés du Père-Lachaise ; tels des flamants roses en deuil. Toute cette troupe bringuebalante suivait un corbillard de luxe, Cadillac amortie, douce, silencieuse, et qui emmenait une des plus jolies, des plus jeunes et des plus prometteuses actrices du cinéma français, vers le trou béant de l’éternité, pour une place au box-office éternel.
Oh ! il en avait vus d’autres sur ses vieux pavés le Père-Lachaise, lui, le cinq étoiles de la mort, depuis qu’on avait enterré une petite fille de cinq ans en 1804, et que tout ce qui était mort de plus célèbre après l’avait suivie… Elle était morte dans son sommeil, sans aucune raison, la veille ; et le médecin légiste qui avait autopsié ce corps superbe en transpirant comme s’il avait touché le corps de Cléopâtre, n’avait rien trouvé qui eût pu expliquer ce décès ; une autopsie blanche selon le jargon de la profession. Elle était morte comme Ophélie, en pleine jeunesse et en pleine beauté ; elle allait descendre la rivière entourée des larmes d’Hamlet et d’un public avide d’histoires vécues.
Au moment de l’inhumation, le cercle des proches ne comportait que des gens de cinéma : producteurs, metteurs en scène, acteurs, attachés de presse, envoyés spéciaux dont la spécialité était surtout de prendre en photo les larmes des vivants et le sourire des morts. Le cimetière se vida par petits groupes de simples promeneurs dans cette jolie petite ville où les maisons ne sont que les lotissements de la mort. Bientôt tous les journaux et les magazines évoquant le décès de Simone Vitelli se retrouveraient chez les coiffeurs et dans les salles d’attente des dentistes pour quelques mois encore ; puis d’autres stars, d’autres drames les remplaceraient et la star se chiffonnera comme une poupée de papier, figée dans son sourire, au Festival de Cannes de l’année d’avant… avant…
L’inspecteur Morrigane, Maurice Morrigane, reposa son bol de café, pensif. Cet air hébété et cette démarche égarée ne le quittaient jamais, depuis qu’une fatale passion avait dévasté son passé, lui laissant comme un tatouage ineffaçable. Elle s’appelait Elena, une femme de l’Est, genre Dostoïevski, Tolstoï et compagnie, à consommer avec modération et sans garantie. D’ailleurs, il pensait toujours à cet autre imbécile, quand il passait devant les Invalides, qui avait voulu envahir la Russie en hiver ; comme lui, il n’était pas loin de la retraite, seule issue à ce genre de conneries. Sa vie désormais était dominée par ce visage de madone, dont la douceur cruelle le tuait à petit feu. Il faisait ses enquêtes machinalement, comme s’il empruntait des chemins sans savoir vraiment où aller ; pourtant cette désinvolture était souvent couronnée de succès, car il est évident qu’il est plus simple de trouver les choses, comme par exemple ses lunettes, sans les chercher vraiment. Elena était grande et changeante ; elle pouvait passer pour une Asiatique quand elle laissait ses beaux cheveux noirs tomber sur son dos de déesse brune et pourtant blanche. Mais quand elle sortait de chez le coiffeur, et que ses cheveux ondulaient avec légèreté, elle était une star italienne ou sud-américaine. Au début, il avait eu la suffisance de croire qu’il était le maître du jeu, car elle avait cette simplicité, cette douceur, cette timidité des femmes amoureuses. Mais plus tard, il sut qu’il avait été intoxiqué par cette bouche bien dessinée qui lui faisait chaque fois se demander qui lui avait appris à embrasser comme ça. Maurice caressait son souvenir comme ces croyants qui usent les pieds des statues de la Sainte Vierge dans les églises italiennes.
Maurice Morrigane faisait un mètre soixante-quinze. Ses cheveux s’étaient envolés avec ses illusions, mais son visage rond lui donnait un côté juvénile, tel un vieil enfant, un jeune vieux qui ferait sûrement un mort souriant. Pourtant la mort il la rencontrait souvent, dans tous les faits divers qui encombraient son quotidien. Il avait fait le stage d’acclimatation depuis longtemps, et puis la mort elle s’en fout qu’on soit prêt ou non : elle vient sans prévenir comme quelqu’un qui n’a pas été invité à un repas d’anniversaire. Alors s’il vous plaît, pas de trop longue agonie, un bon dernier soupir, un joli râle comme un dernier reproche au Bon Dieu, comme « Bon, ben d’accord, maintenant qu’est-ce qu’on fait ? »
Maurice se dit qu’il allait pleuvoir, mais que ce n’était tout de même pas une raison pour se suicider aujourd’hui. Il se débarrassa de son pyjama de forçat pour une brève toilette et enfila le costume gris qu’il portait depuis la nuit des temps, et dont les poches aux genoux lui remémoraient le tailleur d’origine anglaise lui confiant un jour qu’un pantalon sur mesure ne devait être repassé qu’une fois l’an, et seulement par son tailleur personnel, le pli du pantalon étant le signe de la confection et du prêt-à-porter, dû à l’empilement desdits pantalons, destinés à la grande consommation et au peuple. Maurice mit son chapeau, qui comme chaque année, rétrécissait un peu plus à la pluie, car il était en lapin et non en castor, comme les chapeaux d’avant-guerre de son père. Aujourd’hui on protège les castors plus que les lapins ou les chapeliers. Il avait l’air d’un rabbin de la rue des Rosiers. Les ultrasons félins et irritants et le miaulement plaintif et autoritaire de son chat Marlowe le firent se lever doucement et douloureusement et remplir le bol qui lui avait servi pour son café, de croquettes au saumon malodorantes. Le petit fauve se jeta dessus en abandonnant son travail de séduction, le résultat désiré ayant été obtenu. Son portable sonna. Il répondit avec lassitude : « Oui, Morrigane… »
Quand le commissaire Blondeau appelait Maurice ou le convoquait 36 quai des Orfèvres, ce dernier ressentait toujours le même malaise, la même inquiétude d’enfant, quand à l’école communale de la rue des Bois, il devait se présenter devant le surveillant général pour une bêtise quelconque. Un sentiment entre la paranoïa et la rébellion. Quand il montait les vieilles marches usées qui menaient au bureau de Blondeau et qui avaient vu passer tout ce qu’il y a de pire dans la nature humaine, il croisait des fonctionnaires au teint blême, qui ne sortaient jamais de ce mausolée administratif, et qui jugeaient le vice et le crime dans des petits bureaux avec vue sur la Seine des deux côtés ; il se demandait comment on pouvait comprendre les drames de l’humanité depuis cet îlot…
« Même si tu ne vas jamais au cinéma, tu connais l’acteur Fred Morange, lui dit Blondeau.
– Non, répondit Maurice.
– Hé bien tu vas le connaître… dans son dernier rôle… Un rôle de mort car on l’a envoyé dans l’au-delà, assez sauvagement je dois dire. Fais-moi plaisir et rends-toi sur le décor avant que ça coagule. C’est à Neuilly, au 101 boulevard du Château, je te préviens, c’est assez barbare… »
L’inspecteur Morrigane habitait dans le 19e arrondissement, au 35 rue du Pré-Saint-Gervais et n’avait jamais eu de voiture. Il prenait le métro et l’autobus où il avait l’habitude de réfléchir à son travail, à sa future retraite ou même à rien du tout ; comme ces musiciens à l’oreille absolue qui composent n’importe où des requiem sans se soucier de l’environnement.
Il descendit au pont de Neuilly et prit le boulevard du Château qui était assez long. Ça ne le dérangeait pas de marcher un peu, surtout en cette fin avril ; même un pessimiste comme lui ne pouvait être indifférent à tous les lieux communs du printemps : l’air doux avec un brin d’humidité de la Seine toute proche, relents de noyés, bourgeons sur les arbres, hystérie des moineaux parisiens qui ont l’air d’insulter les passants. Il ne voyait pas arriver le 101 boulevard du Château. Quand on remonte une rue, il y a toujours des grands immeubles ou des entreprises qui vous font marcher plus longtemps pour trouver le prochain numéro, c’est agaçant. On était presque à Levallois, le mauvais Neuilly, ça n’aurait pas été une bonne adresse pour un acteur aussi célèbre.
Bientôt il aperçut des voitures de police et une ambulance devant une jolie villa ; c’était forcément le théâtre où cet acteur avait joué sa dernière scène. En traversant le petit jardin en face de la maison, il croisa le médecin légiste qui retirait son dernier gant, délicatement, comme un préservatif ; il leva les yeux au ciel en soupirant, l’air blasé :
« Il y a quand même de grands cinglés dans la nature ! Je vous enverrai mon rapport, mais je n’avais encore jamais vu ce genre de pervers dans le quartier ! »
Maurice montra sa carte au policier qui gardait l’entrée et pénétra à l’intérieur de la maison. C’était une jolie bâtisse avec une décoration très moderne, il y avait même un juke-box et un piano blanc dans l’entrée. Qu’est-ce qu’on pouvait jouer sur un piano blanc ? Sûrement pas le Clair de Lune de Beethoven ! On le conduisit dans un grand salon où devait s’être déroulé le drame ; et là, il fut assez surpris : la tête de l’acteur était coupée et posée sur une table basse tandis qu’un grand tableau accroché au mur était bariolé de sang, comme si quelqu’un avait eu l’intention de repeindre ce salon dans une couleur plus gaie. Le metteur en scène en avait fait des tonnes, comme disent certains acteurs avec malveillance sur le jeu de leurs camarades. D’ailleurs, les acteurs adorent se faire remarquer même s’ils portent toujours des lunettes noires pour que l’on ne reconnaisse que leur talent… Maurice s’approcha timidement de cet étrange tableau néo-surréaliste qu’on pouvait aussi classer, sans équivoque, dans la catégorie des natures mortes. Il avait lu quelque part que l’idée que l’on pouvait se faire de la peinture abstraite n’était pas ce qu’on comprenait ou ce que l’on voyait, mais ce que l’on ressentait. Il s’était assis devant ce tableau de cauchemar comme un touriste dans un musée, où l’on se demande si le visiteur s’intéresse vraiment à l’œuvre ou s’il s’est simplement assis pour se reposer. Morrigane regrettait un art plus figuratif, comme la décapitation de Saint Denis à Montmartre où là, pas d’enquête à faire, car le coupable est souvent dans le tableau. Maurice demanda qu’on lui réservât l’arme du crime si on la retrouvait, puis il s’échappa de cet enfer, avec désormais l’intention de devenir végétarien.
Quand Maurice ne trouvait pas de piste à flairer ou plutôt de chemin à emprunter et qu’il retombait invariablement sur le sujet de son désenchantement, c’est-à-dire Elena, il sortait de sa poche la seule histoire d’amour valable pour lui Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, version livre de poche. C’était sa Bible, son Larousse médical en même temps que son livre de cuisine pour affronter la vie, et il se remâchait cet amour impossible dépourvu de toute médiocrité. Tout était beau là-dedans ; en lisant quelques lignes, sa souffrance à lui était dépassée par celle de Werther, même l’horrible tableau qu’il venait de voir lui devenait supportable. Maurice s’arrêta sur un banc et ouvrit son livre à sa page préférée : « […] comment un autre peut l’aimer, ose l’aimer quand je l’aime si uniquement, […] si pleinement ; quand je ne connais rien, ne sais rien, n’ai rien qu’elle ! » En revenant au métro, longeant la Seine sous les moqueries des mêmes moineaux, Maurice pensait que quoi qu’ait pu en dire un philosophe allemand, dans sa lointaine scolarité, qui devait s’appeler Nietzsche, « il n’y a pas de faits mais des interprétations », il s’était quand même passé quelque chose de chaotique dans la vie de ce pauvre acteur. L’interprétation que l’on devait en faire devenait bien le futur problème de Maurice. Ayant eu carte blanche du commissaire pour son enquête, il se mit à réfléchir dans le métro à la manière dont il allait s’y prendre pour remonter la destinée de l’acteur. Maurice ne travaillait jamais à son bureau, il restait chez lui à dialoguer avec son chat, ou il se promenait dans Paris. Son assistante l’informa que Fred Morange avait un agent : David Bedec. Morrigane se dirigea donc tout naturellement en autobus, boulevard Saint-Germain, à l’adresse indiquée. Dans un immeuble ancien, à petite moquette étroite et luxueuse, au cinquième étage sans ascenseur, il arriva essoufflé, devant une porte où une plaque de cuivre étincelante et sans doute régulièrement nettoyée, portait l’inscription « Agence Cinéma Star ». Une sonnette charmeuse répondit à son essoufflement et il entra dans un petit vestibule couvert d’affiches. Il crut y reconnaître la tête coupée de la table basse à Neuilly, mais ici, elle affichait un sourire triomphant. Après avoir présenté sa carte de police, on l’introduisit dans le bureau de l’agent.
« Bonjour Inspecteur ! On m’avait annoncé votre visite, je vous attendais », lui dit un petit homme rondouillard en costume trois pièces très étriqué.
Il y avait sur son bureau une pile de scénarios, plusieurs téléphones, et un cendrier dans lequel reposait un cigare tout mâchouillé et mouillé qui fascina Maurice de façon inexplicable. Le mur était tapissé de photos d’acteurs et d’actrices, et toujours au centre, souriant définitivement, la tête coupée du boulevard du Château. David Bedec se cala confortablement sur le petit coussin pour cul sensible du siège de son bureau avec le demisourire et l’intérêt qu’il devait avoir quand on piquait sa curiosité sur un nouveau scénario pour l’un de ses poulains.
« Je suis à votre disposition, Monsieur l’Inspecteur. Morange m’était très cher, je l’estimais beaucoup… »
Sur son bureau, une assiette de saumon et un verre de vin blanc relativisait l’affectation de David Bedec. Comme quoi la mort peut donner de l’appétit, d’ailleurs, il est vrai que l’on mange énormément dans les enterrements, comme s’il fallait profiter de la vie avant que la digestion soit plus difficile…
Maurice savait que lors d’une enquête, toute personne interrogée peut être considérée comme suspecte ; pourtant il avait bien du mal à suspecter son interlocuteur, qui après ce drame ne pouvait espérer que dix pour cent des cendres de son acteur.