En forme d’hommage
Chaque année, dans le monde, des civils meurent, victimes du despotisme, de la barbarie ou de l’aveuglement des Hommes.
Ce document, élaboré en état d’urgence, est dédié à tous ceux qui risquent leur vie pour la Liberté sous toutes ses formes.
Et aux victimes de Charlie Hebdo.
À Renata Lesnik,
dissidente historique,
née en Moldavie soviétique,
qui manque cruellement à ses proches
et ses nombreux amis, connus ou inconnus.
Dès l’enfance, Renata Lesnik s’est opposée, de l’intérieur, au totalitarisme. Figure historique de la résistance, viscéralement humaniste, cette combattante de la liberté a marqué le mouvement de la dissidence soviétique.
Traquée par le K.G.B., elle se réfugie en France en avril 1981 pour poursuivre son combat contre les dictatures de l’Est.
Condamnée à mort par l’État soviétique, en 1983, pour « Haute trahison d’État », sa condamnation n’a jamais été levée.
Intègre, courageuse, authentique, Renata Lesnik s’est affirmée comme l’un des plus brillants experts du soviétisme et de la Russie post-soviétique sans jamais accepter le compromis ni être dupe de la propagande et de la désinformation.
Témoin engagé, journaliste d’investigation, écrivain et traductrice de grand talent, elle laisse une œuvre abondante et multiple, souvent en collaboration avec Hélène Blanc.
Son autobiographie, Mariée au K.G.B. (Ginkgo éditeur, 2010) relate sa vie de femme libre au sein d’un système totalitaire et son quotidien à travers une URSS digne de Kafka.
Antoine Arjakovsky, historien
Richard Backis, Ambassadeur honoraire de Lituanie
Daniel Beauvois, historien
Alain Besançon, historien, de l’Institut
Hélène Blanc, politologue-criminologue
Henry Bogdan, historien
Youri Bylak, photographe artistique
Jacques Chevchenko, historien
Brice Couturier, journaliste
Nicolas Cuzin, historien
Corinne Deloy, analyste politique
Dalia Grybauskaïté, présidente de Lituanie
Anna Jaillard, journaliste
Wladimir Kozyk, historien
Vytautas Landsbergis, ancien président de Lituanie
Eric Le Nabour, historien
Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman
Philippe de Lara, philosophe
Isabelle Lasserre, journaliste
Noëlle Lenoir, ancien Ministre des Affaires européennes
Renata Lesnik, dissidente soviétique, politologue-criminologue
Alexandre Melnik, historien
Julie Montfort, expert des questions énergétiques
Nathalie Pasternak, présidente de la Communauté ukrainienne de France
Nikita Petrov, historien, de l’ONG Mémorial
Timothy Snyder, historien, université de Yale Françoise Thom, historienne Maierbek Vatchagaev, historien
Pierre Verluise, spécialiste en relations internationales
Thierry Wolton, écrivain, journaliste
(…) « Il n’est de Justice que dans la Vérité.
Il n’est de Bonheur que dans la Justice.
(…) La Vérité est en marche et rien de l’arrêtera ! »
Emile Zola
« Nous sommes un peuple exceptionnel. Nous appartenons aux nations qui donnent l’impression de ne pas faire partie de l’Humanité et de n’exister que pour donner au monde quelque terrible leçon… »
Piotr Tchaadaev
« L’Ukraine a toujours aspiré à être libre »
Voltaire, Histoire de Charles XII, 1731
Jusqu’ici l’Union européenne n’avait pas d’ennemi. C’était sa singularité et sa fierté.
À l’intérieur, peu à peu, les opinions ont accepté le pari fou des Pères fondateurs de l’Europe, qui a instauré la paix, reconstruit un continent ravagé et retrouvé une vraie prospérité. À l’extérieur, son Soft Power apprécié n’a pas cessé de renforcer son attirance.
La crise économique et la diplomatie russe ont changé la donne : l’Europe a désormais des ennemis et ils chassent en meute.
À l’intérieur, les extrêmes surfent sur les difficultés économiques qu’entraîne un mouvement de mondialisation sans précédent pour tenter de rendre l’Union responsable d’échecs d’abord dus à de piteuses politiques nationales. On rêve d’Europe à l’extérieur alors qu’on voudrait nous en désespérer à l’intérieur. Car, dans l’Europe et avec l’Euro, n’y-a-t-il pas des pays qui marchent et d’autres qui ne marchent pas ?
Poutine et la diplomatie russe ont pris tardivement conscience qu’ils étaient voisins de la première puissance économique et commerciale du monde, d’un espace de libertés et de justice, d’un véritable État de droit conforme aux souhaits profonds des peuples, où les solidarités sont organisées comme nulle part ailleurs dans le monde. Ils ont pris peur quand ils ont compris que, malgré leurs divergences, les Européens étaient capables, ensemble, de tendre la main à ceux qui les regardent avec envie et qu’il devenait de moins en moins facile de les diviser pour les manipuler. Il n’est ainsi pas étonnant qu’ils fassent tout pour démembrer l’Ukraine et au passage discréditer l’Europe ; et que leurs alliés, à l’intérieur de l’Union, se recrutent parmi les extrêmistes de droite et de gauche, mais aussi parfois aux franges de certains grands partis de gouvernement.
Entre eux existe une commune haine de l’Union européenne, un nationalisme des plus dangereux, une communauté de pensée qui flirte souvent avec le racisme et la xénophobie et toujours avec le protectionnisme, les peurs, les égoïsmes et le repli frileux. Entre eux se sont aussi établis des liens étroits.
Marine Le Pen a fait le voyage de Moscou, s’est fait applaudir à la Douma, où siègent de véritables extrémistes et a pris fait et cause pour la Russie dans son différend avec l’Ukraine. Elle a même envoyé en Crimée sa tête de liste d’Ile de France aux élections européennes comme observateur pour le simulacre de référendum du 16 mars dernier, non reconnu et dénoncé par la communauté internationale. Son représentant y était d’ailleurs en bonne compagnie avec 135 émissaires des pires partis européens d’extrême-droite et de néo-nazis avérés.
À ceux qui en douteraient, il faut recommander de regarder http://www.prorussia.tv/, télévision internet financée par Moscou, qui s’occupe même d’élections locales en Europe ! Cette « cinquième colonne » disposera peut-être d’un groupe au Parlement européen et la Russie de Poutine gagnera alors une voix officielle dans l’hémicycle de Strasbourg.
Il n’y avait pratiquement pas d’extrême droite en Ukraine avant l’agression russe, ni problème avec aucune communauté religieuse ou ethnique. Il va désormais y en avoir, comme au sein de l’Union européenne où des activistes s’efforcent d’en créer.
La collusion est patente et les eurosceptiques, qu’ils soient conservateurs britanniques ou dissidents UMP français, devraient y regarder à deux fois avant de leur faire la courte échelle. Les Européens ont désormais de vrais ennemis qu’ils doivent combattre.
À l’intérieur par l’engagement européen enfin assumé des responsables politiques, par le débat, les convictions, la pédagogie, en appelant à la raison et à l’intérêt général que les citoyens savent, chez nous, reconnaître.
À l’extérieur, par la détermination pour stopper les dangereuses menées d’un pays qui n’hésite pas à renier tous les traités multilatéraux et bilatéraux qu’il a signés, à user de la force et de la menace pour remettre en cause la stabilité du continent.
Cela exige que l’Europe cesse de désarmer, de privilégier la conviction et de ne penser qu’au dialogue. « Montrer les dents » face aux agresseurs est souvent la meilleure façon de garantir la paix. Car ces ennemis poursuivent le même objectif : affaiblir et, si possible, détruire la construction européenne.
Ce bel hommage rendu à sa réalité par les adversaires les moins fréquentables, est un défi majeur qu’il nous appartient de relever. C’est aussi l’un des principaux enjeux des prochaines élections européennes.
Jean-Dominique Giuliani,
Président de la Fondation Robert Schuman
Chroniques européennes,
Éditorial du 26 avril 2014
Dernier ouvrage paru :
L’Europe restera le coeur du monde -
Petit traité d’optimisme,
Lignes de Repères, mai 2014
La Fondation Robert Schuman, créée en 1991 et reconnue d’utilité publique, est le principal centre de recherches français sur l’Europe.
Elle développe des études portant sur l’Union européenne, ses axes politiques et en promeut le contenu en France, en Europe et à l’étranger.
Elle provoque, enrichit et stimule le débat européen par ses recherches, ses publications et l’organisation de conférences. La Fondation est présidée par M. Jean-Dominique Giuliani.
www.robert-schuman.eu
www.elections-europeennes.eu
Brutalement annexée le 18 mars 2014 à l’issue d’un simulacre de référendum, - alors qu’au début de ce même mois Vladimir Poutine assurait le contraire, - la Crimée est-elle passée par pertes et profits ? Par pertes pour l’Ukraine et le monde civilisé, respectueux du droit international et d’une certaine morale, au profit de l’État-KGB russe ?
Cette fois, en dépit d’une désinformation et d’une propagande plus actives que jamais, l’Union européenne, les États-Unis et le reste du monde - à de rares exceptions près - ont enfin pris conscience de la menace bien réelle que constitue Vladimir Poutine pour le monde libre.
Depuis quelque seize ans, les avertissements de Russes clairvoyants ou d’observateurs européens avertis sont restés lettre morte. Et jusqu’à fin 2013, les visées néo-impérialistes du Kremlin, menées en toute impunité, n’avaient pas suffi à guérir la cécité - volontaire ? - des dirigeants européens. Ont-ils déjà oublié Mikhaïl Khodorkovski, le prisonnier politique du Kremlin, Anna Politkovskaïa, tombée au champ d’honneur ? Ou l’assassinat bestial de Natalia Estémirova, auxiliaire de Mémorial en Tchétchénie, criblée de balles dans un bois en 2009 ? Se souviennent-ils encore du juriste Sergueï Magnitski, odieusement assassiné en prison pour avoir osé dénoncer une énorme fraude fiscale ? Sans compter Alexandre Litvinenko, « traître » car dissident du KGB, empoisonné au Polonium-210 à Londres ou l’étrange « suicide » de Boris Bérézovski, détenteur de tant de secrets d’État ? Et tant d’autres. Amnésie ou hypocrisie ? Pourtant, la liste des victimes est interminable…
Nos dirigeants restent-ils sourds au cri d’alarme de la journaliste Elèna Trégoubova, obligée de s’exiler pour rester en vie : « L’Histoire ne connaît pas d’exemple de dictateurs qui, tôt ou tard, ne deviennent un danger pour leurs voisins, proches ou éloignés » ?
Ignorent-ils les mises en garde de dissidents historiques comme L. Alexééva, E. Bonner, R. Lesnik, V. Boukovsky, S. Kovalev ou L. Pliouchtch ? Nos politiques sont-ils insensibles aux appels de l’opposition russe ? Autant de voix prêchant dans le désert !
Realpolitik ? intérêts bien compris ? Affaires juteuses ou douteuses « entre amis » ? Russophilie fanatique ? Anti-américanisme exacerbé ? Autres raisons secrètes beaucoup moins avouables ? Au fond, peu importe. Malgré son succès à court terme, la victoire de Poutine pourrait en définitive se retourner contre le régime comme en témoigne la crise économico-financière qui secoue le pays.
Reprenons les faits. Si le président russe ne s’était pas ingéré depuis l’été 2013 - en réalité, depuis les années 2000 - dans les affaires intérieures de Kiev, on n’en serait pas là. (Même son grand ami, le dictateur Alexandre Loukachenko le reconnaît). Si Vladimir Poutine avait laissé l’ex-président prorusse Ianoukovitch signer l’accord de partenariat avec l’UE, - accord qu’aucune voix n’a jamais dénoncé à l’Est du pays, - l’Ukraine aurait aujourd’hui des relations privilégiées avec l’Union européenne tout en conservant - fait légitime - ses liens spécifiques avec la Fédération de Russie.
Mais Vladimir Poutine en a décidé autrement. Se proclamant propriétaire de la Crimée et de l’Ukraine, il craint par-dessus tout que le virus libertaire ne contamine le peuple russe. Alors, il a résolu de dicter sa loi à un Ianoukovitch, aux ordres du Kremlin, qui avait pourtant « résisté » aux pressions et au chantage jusqu’à novembre 2013.
Poutine le Soviétique, chef d’une junte militaire qui entraîne son pays en arrière, veut ignorer que les temps ont changé. Que la planète ne vit plus au XIXe siècle, ère de conquêtes territoriales. Après avoir re-soviétisé la Russie, Poutine super-tsar s’autorise à violer plusieurs fois la Charte de l’ONU, à bafouer tous les accords et traités signés (avec la CFCE-OSCE, le Conseil de l’Europe, la CEI, le Mémorandum de Budapest, etc.). Déterminé à ne respecter ni la signature de la Fédération de Russie, ni sa parole à l’égard de l’Ukraine, ses faux prétextes invoqués pour des actions hors-la-loi ne tiennent pas la route. Et le « dirigeant à poigne » a fini par se discréditer totalement aux yeux de l’Europe et du monde.
Grâce à lui, l’Union européenne a enfin réalisé qu’elle devait d’urgence diversifier ses sources d’approvisionnement pour conquérir son indépendance énergétique et politique. Elle a enfin compris, semble-t-il, qu’elle devait sans tarder créer une Europe de la défense dotée de forces armées car la diplomatie a ses limites. Au final, les basses manoeuvres de Vladimir Poutine lui ont rendu un fier service.
S’il faut aimer la Russie éternelle et l’immense peuple russe, foncièrement attachant, impossible pourtant de cautionner l’expansionnisme militaire du Kremlin qui, à terme, pourrait se retourner contre l’Europe. Et la Russie elle-même.
Si j’ai choisi de m’investir dans le regard sur la Russie (et le monde slave), c’est par passion, j’oserais même dire par amour de ce grand pays. Mes ancêtres maternels, descendants de Rurik, le tout premier prince de Novgorod, m’ont légué une certaine idée de la Russie. Aussi, depuis l’enfance, le destin des Russes me tient-il à coeur. Origine oblige. Mais, contrairement à d’autres, j’avoue préférer une Russie libre. Et je m’inquiète sincèrement du mode de vie de la population. Je ne vois aucune raison de faire allégeance à un dirigeant quel qu’il soit, encore moins s’il s’agit d’un despote à sang-froid.
En dépit du prix à payer, des pressions et des menaces dont je fais ou pourrais faire l’objet, mon honneur est de ne pas m’être vendue au KGB car ma conscience n’est pas en soldes ! Toujours à partir des faits, je me borne à analyser, à informer, à faire de la pédagogie, à vulgariser face à ceux qui, toute honte bue, se déshonorent à relayer, sans état d’âme, la propagande mensongère du Kremlin.
Alors, oui, je plaide coupable !
D’abord, d’avoir collaboré durant vingt-huit ans avec une femme exceptionnelle, Renata Lesnik, dissidente moldave, incroyable de courage et de lucidité, condamnée à mort par l’État soviétique pour « Haute trahison d’État » en 1983. Et jamais réhabilitée. Lesnik, un nom que le FSB n’a jamais oublié car Renata avait réussi à le berner pour fuir l’URSS en 1981. Crime inexpiable ! Avec cette analyste hors pair, nous avons signé une bonne quinzaine de documents politiques majeurs, dont quelques best-sellers. Ce fut un grand honneur.
Ensuite, je plaide coupable pour avoir eu trop souvent raison avant tout le monde. D’où, faute d’arguments reçevables, les attaques exponentielles du lobby pro-Poutine.
Quoi qu’il arrive, je resterai solidaire du peuple russe. Mais l’éthique et l’objectivité m’empêchent de chanter les louanges d’un pouvoir supranationaliste, corrompu, militariste, arbitraire et cynique, qui mène son pays dans le mur.
Vladimir Poutine a créé, le 29 mai 2014, son Union économique eurasienne (l’UEE), destinée à concurrencer l’Union européenne avec, comme partenaires, la Biélorussie, à l’économie ruinée, l’Arménie et le Kazakhstan. Mais, par sa faute, il a perdu l’Ukraine…
Quant à l’Europe, il est grand temps qu’elle se délivre de la « kremlinisation » de l’énergie, ce qui lui évitera d’être « privée » de gaz à chaque fois que « l’Ukraine n’aura pas été docile » ou pour d’autres mauvaises raisons. Désormais, l’UE doit adopter des relations équilibrées avec la Russie, non de vassal à suzerain, mais des rapports égalitaires car elle oublie que Moscou a un besoin vital de l’Europe. Quant à nous, citoyens européens, il y va de notre souveraineté, de notre indépendance et de notre crédibilité.
S’agissant de la France, il est temps qu’elle cesse enfin de céder aux exigences du lobby pro-Poutine agressif, menaçant, violent, qui vit dans le mensonge ou le déni total, et se croit tout permis, ivre de sa puissance. Je refuse la France de Poutine !
Il est grand temps que la République française se redresse de toute sa hauteur et relève la tête. Qu’elle se souvienne qu’elle est toujours, aux yeux du monde, la Patrie de la Liberté et des droits de l’Homme. Et qu’elle s’affirme à nouveau comme une grande puissance qui ne cède pas aux oukases du Kremlin. Elle n’en sera que plus respectée dans le monde. Et d’abord à ses propres yeux.
L’Occident a mis longtemps, très longtemps, à démythifier Lénine, icône ô combien trompeuse. Mais il a fini par le faire. Goodbye, Lénine !
Désormais, apparemment, l’Ours russe fait patte de velours tout en poursuivant son travail de sape à l’égard de la nation ukrainienne. En effet, loin de calmer le jeu, Poutine se complaît au contraire à attiser les tensions et les combats qui se poursuivent dans l’Est de l’Ukraine en dépit des cessez-le-feu. S’arrêtera-t-il quand il aura démembré l’Ukraine ? Pas sûr…
La mesure est comble : il faut cesser de « prendre des Russies pour des lanternes » !
Alors, trêve de mystifications. Adieu, le mythe d’une « Russie démocratique », régime potemkine que les Russes eux-mêmes ont baptisé démocrature, une dictature camouflée en démocratie, donc soluble dans la morale internationale.
Adieu, la légende d’un Kremlin « partenaire », « allié » et « fournisseur fiable » de l’Europe. Quand on découvre la propagande étatique russe contre l’Occident, on est édifié ! Un vrai langage de Guerre froide.
Cette fois, le masque est tombé !
Vladimir Poutine ? Ses discours anachroniques, sa rhétorique belliqueuse, son interprétation mensongère de l’Histoire pour légitimer des actions injustifiables, sa vision paranoïaque du monde, prouvent qu’il a perdu tout contact avec le réel.
Goodbye, Poutine...
Hélène Blanc
Il y a peu, la plupart des Russes ignoraient presque tout de l’Union européenne. Désinformation brillamment réussie
Pourtant, les personnes instruites, à l’esprit ouvert, familières de l’Occident, parviennent plus ou moins à s’orienter, à l’instar de Sacha, 30 ans. Ce docteur en histoire, étudiant en France, rassemble ses souvenirs :
« J’avoue que mes connaissances sur l’Union européenne sont assez limitées. Pour moi, il s’agit d’un espace économique, juridique et douanier commun qui, par ailleurs, ne cadre pas avec la zone euro, la CEE et l’espace Schengen. L’Union européenne créée au début des années 1990, englobait d’abord quinze pays développés. Ensuite, dix, puis onze pays de la “Nouvelle Europe”, autrement dit, les anciens membres du Bloc soviétique sont entrés dans l’Union. Sa raison d’être consiste à faciliter la coopération économique européenne et à contrebalancer les autres centres de pouvoir du monde actuel, les États-Unis en premier lieu.
Cependant, de graves différends entre ses membres dans des domaines comme les relations internationales et la politique budgétaire, remettent en question le développement de l’Union. Les derniers événements qui en témoignent sont l’échec du référendum français sur la Constitution européenne, et les crises politiques de la “Nouvelle Europe”, déçue par la situation économique après son entrée dans l’UE. »
– À votre avis, Sacha, la Fédération de Russie devrait-elle un jour adhérer à l’Union européenne ?
« Avant tout, il est impossible de parler de la Russie comme d’une entité unique car existe déjà la CEI – cet espace commun qui unifie la plupart des pays de l’ex-URSS, sauf les Pays baltes et la Géorgie. Il faut savoir que l’entrée de la Russie dans l’UE entraînerait inévitablement celle des nations du Caucase et de l’Asie Centrale, avec leurs nombreuses populations de culture orientale et de niveaux économiques très divers. Dans cette nouvelle Union devenue “eurasienne”, la “Vieille Europe” constituerait une minorité, un sous-ensemble. Même si ce scénario s’avérait plausible à long terme, que pourrait-il apporter à la Russie ?
Sur le plan économique, l’exemple des nouveaux membres est plutôt négatif. Au niveau politique, il serait impossible d’appliquer les standards démocratiques européens à la totalité de l’espace post-soviétique. J’imagine plutôt un partenariat, des accords de coopération plus étroite entre UE et CEI qu’une confluence entre ces deux communautés. D’ailleurs, la Russie ne demande pas à intégrer l’UE. Elle est en train de mettre sur pied un ensemble concurrent, un espace notamment économique et commercial. Mais aussi un instrument politique »1
Pourquoi, en effet, rejoindre une Europe qu’on stigmatise à longueur de temps ? Il suffit de parcourir la presse pro-gouvernementale russe, de se brancher sur les radios ou les chaînes de télévision totalement sous contrôle de l’État-KGB – donc sous influence – pour se rendre compte de la méfiance, du mépris, voire de la haine désormais voués à l’Occident par les dirigeants et élites russes. La rhétorique officielle déverse à plaisir « sa » vision d’un Occident décadent, corrompu, totalement pourri, ayant perdu tous repères et toutes valeurs. On se croirait au bon vieux temps de l’État-Parti soviétique, seule l’idéologie a changé. Il ne s’agit plus de communisme, mais de national-tchékisme s’appuyant sur le militarisme. Le Kremlin rabâche à plaisir son profond mépris d’une Europe ignorante, naïve, corruptible, faible et vulnérable puisqu’elle ne possède pas d’armée. En outre, l’UE s’est mise en état de double dépendance : politique et énergétique. Avoir réussi à soumettre l’Europe en douceur, sans recourir à la force, amuse follement Moscou. Sont-ils bêtes ces Européens… Ils n’ont rien vu venir ! Quant aux États-Unis, ils sont redevenus l’ennemi numéro un de la Fédération de Russie. Par ailleurs, l’anti-atlantisme de certains Européens est si inconditionnel qu’ils préfèrent se jeter dans les bras d’un dictateur russe plutôt que dans ceux d’un démocrate américain, même si aucune démocratie au monde ne peut prétendre à l’exemplarité.
À l’intérieur du pays, la réactivation, par V. Poutine et son clan, d’un supranationalisme militant, agressif, exacerbé, a également ranimé les pires travers historiques de la société : xénophobie, antisémitisme, racisme, homophobie. Qu’on le veuille ou pas, la société russe s’avère de plus en plus violente mais ce fait ne semble guère préoccuper les prédateurs du Kremlin.
L’historien Nikita Petrov, qui participe régulièrement à des colloques scientifiques européens, est l’un des rares Russes favorables à l’Union européenne :
« Je trouve l’idée d’une Union de l’Europe plutôt bonne. Je ne sais pas si, pour exister, elle a réellement besoin d’une Constitution. Mais en matière de solidarité entre États-membres, de coordination sociale, politique, économique, une telle Union est indispensable. Et en matière de solidarité euro-atlantique contre le néo-totalitarisme russe, elle est vitale ! Sans l’Union, l’Europe n’est pas défendue. Après tout, ce qui la sauva autrefois face au Bloc de l’Est, c’est précisément son union ! Mais, aujourd’hui, la Russie n’a pas sa place au sein de l’UE… Et si des voix s’élèvent parfois pour ouvrir ce débat, à ma connaissance, elle ne demande rien de tel… »2
On constate donc que même les Russes favorables à un partenariat Russie-UE préfèrent garder leurs distances.
L’historien Jacques Chevchenko, quant à lui, se dit sidéré de constater que des « intellectuels français », présumés sérieux, puissent lancer l’idée d’une intégration de la Russie à l’UE.
Projet peu crédible en effet. Sauf si l’on projette de désunir sciemment l’Union européenne afin de mieux la soumettre. Ou la faire disparaître…
En effet, si la Russie intégrait à long terme la Communauté européenne, elle la ferait exploser sous son poids, son immensité, la nature de son régime – le national-tchékisme – sa population, ses ressources naturelles, mais surtout parce que les onze pays d’Europe centrale et orientale, réfugiés dans l’Union et l’OTAN pour fuir la zone d’influence russe, refuseraient tout net de retomber sous la coupe de Moscou. Ce serait le meilleur moyen de morceler « involontairement » l’Union européenne, ce qui plairait sans nul doute au Kremlin. (Diviser pour régner reste toujours aussi efficace.) Sans compter que la Russie est loin de partager les principes et les valeurs qui fondent cette communauté depuis plus de cinquante ans. Ce qui ne semble guère gêner certains dirigeants européens. Notamment, les chefs politiques des extrémismes français. Au contraire !
L’économiste Grigori Yavlinski, ancien leader du Parti réformateur libéral Yabloko, ne comprend pas l’attitude de ces politiques :
« La majorité des responsables politiques européens pensent que les Russes ne sont pas prêts pour la démocratie, qu’il leur faut un État fort. Ils ne font rien pour contribuer à la naissance de la société civile et ne veulent pas entendre les voix des journalistes et des chercheurs. Du temps de l’URSS, nous pensions que nous allions nous engager dans votre direction. Mais c’est vous qui avez commencé à devenir comme nous ! »3
Petrov, lui, va plus loin :
« Ce qui me navre c’est l’habileté avec laquelle la Russie parvient à semer la discorde entre l’Europe et les États-Unis. Jusqu’à Jacques Chirac, elle avait presque réussi à détruire la solidarité euro-atlantique. Avec Medvédev et Poutine, se réalise enfin le vieux rêve soviétique. Au risque de me répéter, je dois insister : les dirigeants russes ne recherchent pas la confrontation directe. Ils ne veulent pas la guerre (excepté au Caucase où, officiellement, ils sont censés combattre le terrorisme intégriste, ce qui n’est vrai qu’en partie car il s’agit d’abord d’une guerre coloniale, d’une guerre de reconquête – ou bien en Géorgie). Leur obsession : reformer un semblant d’empire. À long terme, ils veulent tout simplement dominer le monde. À commencer par l’Europe… » 4
Autre chose : la Russie n’a pas de frontières naturelles. Elle peut donc déclencher une expansion territoriale tous azimuts. Ainsi, elle veut faire main basse sur le Pôle Nord. Le 2 août 2007, en effet, une mission plantait le drapeau russe au fond de l’océan Arctique. Il est vrai que le cercle polaire contient le quart des gisements mondiaux de pétrole (jusqu’à dix milliards de tonnes selon les experts) ainsi que d’énormes réserves de gaz et de diamants. De quoi donner l’envie de mettre le monde devant le fait accompli.
Y aura-t-il d’autres tentatives du même genre ? Vraisemblablement, car la Russie reste un État de force…
Pour conclure, la grande politologue russe Lilia Chevtsova déplore l’attitude irresponsable de l’UE qui n’a aucun scrupule à renforcer le régime russe :
« L’Union européenne a adopté le “reset”5 en proposant à la Russie “un partenariat au nom de la modernisation” sans trop chercher à savoir ce que le Kremlin entendait par ce terme de “modernisation”. Les capitales occidentales n’ont eu et n’ont toujours aucune illusion sur ce qui se passe en Russie. Mais les dirigeants occidentaux sont arrivés à la conclusion erronée que la Russie ne représentait pas une menace. Donc, il fallait rechercher, avec le Kremlin, un compromis facilitant la réalisation des intérêts occidentaux. Et si ce compromis aide le régime corrompu russe à survivre, tant pis, ça passe par pertes et profits… »
Pour sa part, lors d’une interview récente, l’ancien chef de l’État lituanien, Vytautas Landsbergis, premier président élu au suffrage universel en 1990, compare l’évolution de l’Europe et de la Russie :
« La Russie et l’Europe ont pris de mauvaises directions.
L’Europe, à la vision matérialiste et consumériste, soumise à la fausse religion du profit, de la croissance et du bien-être matériel, semble incapable de mesurer la dégradation de sa situation.
Ainsi, vit-elle en errant au milieu des décombres de son matérialisme.
Quant à la Russie, elle semble fort enlisée dans le marais fatal de ses propres complexes, de ses peurs et de sa colère, ce qui l’empêche de se tourner vers un avenir meilleur. Tout au contraire, ce vaste et dangereux pays, soumis à un pouvoir satrapique, est retombé dans une nostalgie traditionnelle, le chaos et l’esprit de revanche.
Devenue totalement étrangère aux réalités ou à la mission positive de l’Homme et de l’État, elle n’a pas abandonné son ancienne mentalité de conquête et de domination du monde… »
Hélène Blanc et Renata Lesnik
Pour en savoir plus, voir Les prédateurs du Kremlin, de H. Blanc et R. Lesnik, Le Seuil.
1. H. Blanc et R. Lesnik, Les prédateurs du Kremlin, Le Seuil, 2009.
2. Propos recueillis par Hélène Blanc, figurant dans Les prédateurs du Kremlin.
3. Voir T comme Tchétchénie, d’H. Blanc, Ginkgo éditeur, 2005.
4. Les prédateurs du Kremlin, op. cit.
5. La politique de « reset » adoptée par les États-Unis consistait à se rapprocher du Kremlin en renonçant à l’irriter avec des allusions « aux droits civiques et à des considérations démocratiques ». En dépit de ces concessions, la realpolitik américaine a échoué sur toute la ligne.
Certes, si cela lui chante, la Russie est tout à fait libre « d’élire » son Poutinebachi 1. Le seul problème est que les élections russes – législatives ou présidentielles – ne sont qu’un simulacre, bafouant la Constitution.
Conserver le même « Guide éclairé » des décennies durant est d’autant plus indispensable pour le Kremlin qu’il est revenu à sa mentalité d’avant la Perestroïka.
– Qu’en pensez-vous, Nikita Petrov ?
« Exact. À une nuance près : la politique actuelle ne se contente pas de répéter les pires exemples du passé soviétique ; elle devient encore plus subtile, plus perfide, plus rouée. Ce qui prouve que la diplomatie russe a fait de grands progrès. Il est clair que sous les apparences trompeuses d’une rhétorique de paix, se cache la volonté farouche d’envenimer les situations, de dresser États et gouvernements les uns contre les autres, d’entraîner certains pays dans des conflits internationaux, voire de les susciter au besoin. Il y a d’abord eu l’Irak, puis, l’Iran. »
Aujourd’hui, la Russie semble se replier sur elle-même et ses fausses certitudes, se fermer au monde extérieur. Et cultiver un supranationalisme exacerbé en rejetant tout ce qui est occidental.
Petrov acquiesce :
« C’est vrai. Dans les années 1960, les Soviétiques, secrètement fascinés par l’Amérique, rêvaient de la “dépasser”. Beaucoup rêvaient aussi d’émigrer dans ce pays de liberté. À présent, c’est tout le contraire. On a inoculé au peuple, patriote depuis toujours, le virus ultranationaliste. Bien “travaillé”, le Russe moyen a beaucoup changé : désormais, il déteste l’étranger à commencer par les États-Unis, symbole même de l’Occident. Déjà, au temps des Soviets, le terrain avait été bien préparé. Aujourd’hui, aussi étrange que cela paraisse, il y a unanimité entre les dirigeants russes et la population : ils se méfient de tout ce qui est étranger, voire le haïssent. Il règne chez nous une atmosphère paranoïaque d’espionnite, de complots, de prétendus “ennemis qui veulent détruire la Russie”, périodiquement dénoncés, bien entendu, par les autorités. Beau résultat ! Je crois que nos dirigeants ont complètement disjoncté ! »
– Au fond, que veut la Russie ?
« Elle veut la guerre. Ou plutôt des guerres, froides ou chaudes, un peu partout. Car il lui est plus facile d’exister, de s’affirmer dans ces jeux et ces confrontations d’intérêts politiques divergents. La guerre est son unique loi, son instinct de survie. »
– La guerre ? Entre qui et qui ?
« Entre les États-Unis et l’Iran. De cette façon, tout en semant la discorde entre l’Amérique et l’Europe, la Russie atteindra plusieurs objectifs du même coup : diabolisés en Iran, les États-Unis se fâcheront définitivement avec le Tiers Monde et laisseront la Russie en paix, ce qui lui permettra alors de mettre sur pied une large coalition anti-américaine, où elle tentera d’impliquer une partie de l’Europe…
Par exemple, la Russie n’avait aucune intention de guerroyer en Irak, seulement de récolter les fruits du conflit. Toute l’ingéniosité de l’opération consiste à pousser d’autres États à la guerre sans forcément s’y impliquer soi-même. En revanche, quelle que soit leur manière d’intervenir – opération de “protection” de Russes ethniques ou bien de “minorités opprimées”, voire même opération “humanitaire” – les Russes se poseront toujours en “pacificateurs”. À d’autres, le rôle de faucon, quant à eux, ils resteront de blanches colombes ! Brillant, n’est-ce pas ?
À ce propos, je me demande si les chancelleries occidentales parviennent à décrypter les finesses de cette diplomatie machiavélique, de cet ingénieux “jésuitisme byzantin”. Poutine excelle à ces jeux pervers… »
– Poutine ou Medvédev sont-ils seuls à décider de cette brillante stratégie ?
« Bien sûr que non. Tout un aréopage a aussi son mot à dire : l’entourage proche, l’administration présidentielle, le ministère des Affaires étrangères et le SVR (Renseignement à l’étranger). Il n’y a pas plus rétrograde, plus “soviétique” que ces faucons des Affaires étrangères qui déterminent notre politique extérieure. Voilà pourquoi nous reproduisons la même politique stalinienne de la Guerre froide : “ne pas entrer en conflit direct avec l’Occident, mais poursuivre inlassablement ses objectifs.” Anticiper, bluffer, mentir, dire tout et son contraire, souffler le chaud et le froid, alterner la carotte et le bâton, voilà qui résume bien l’esprit de la stratégie politique russe du moment. Une politique étrangère traditionnelle, incroyablement byzantine, où l’Occident a beaucoup de mal à s’y retrouver. »
– Nikita, vous sous-entendez souvent que pour l’Irak le président Bush est tombé comme un débutant dans le piège de son ami tchékiste ?
« Absolument. En 2002-2003, à la lecture de documents émanant du SVR et confirmant l’existence d’armes de destruction massive en Irak, le Sénat américain aurait pu et dû comprendre cette brillante stratégie : il s’agissait de désinformation et de manipulation flagrantes. Ainsi, les “alliés” russes ont-ils fourni à l’Amérique l’alibi idéal pour envahir l’Irak. Souvenez-vous de “l’axe de paix Paris-Berlin-Moscou-Pékin.” Officiellement, les Russes ont toujours fait semblant d’être contre cette guerre qui affaiblit les Américains enlisés en Irak où règnent le chaos, la violence, les attentats. Chaque jour, il y a des morts, des blessés, des enlèvements.
À quelques nuances près, les Russes appliquent la même stratégie pour l’Iran. Avec un “plus” génial : dans ce cas précis, ils ont tout fait pour apparaître “comme le dernier recours seul capable de dénouer la crise par un dialogue avec l’Iran”. Brillante manœuvre n’est-ce pas ? Désormais, les Européens en sont persuadés. Or, la Russie joue un double jeu évident. Depuis des décennies, qui vend à l’Iran des armes et du combustible nucléaire soi-disant “civil” ? Chacun sait pourtant combien il est aisé de l’enrichir pour le transformer en combustible militaire. Qui participe à la construction de centrales nucléaires ? Et tout ça, sans jamais penser à l’effet boomerang ! Si l’Iran ne se sentait pas soutenu par la Russie, il baisserait peut-être d’un ton… L’Irak, lui, a déjà payé pour savoir ce que vaut le “soutien russe”.
Savez-vous qu’un ancien militaire devenu journaliste, Ivan Safronov, est sans doute mort en mars 2007 pour avoir réuni toutes les preuves concernant la vente d’armements russes à l’Iran ? Il s’agissait de systèmes de batteries anti-aériennes S-300 qui devaient transiter par le Bélarus afin que l’Occident n’accuse pas Moscou “d’armer des États voyous”. Il avait également réuni des informations concernant la vente de chasseurs Soukhoï-30, de systèmes anti-missiles Pantsir-C1, de chasseurs MiG-29 et de missiles Iskander à la Syrie. Safronov avait retardé la publication de son article dans le Kommersant parce qu’il faisait l’objet d’une enquête du FSB (l’ex-KGB) pour “divulgation de secrets d’État”. Hélas, il est tombé par la fenêtre avant de pouvoir sortir l’affaire. Accident ou suicide ? L’Union des journalistes et sa rédaction n’y croient pas une seconde ! »2
Mais revenons aux relations Russie-UE, par le biais du rapporteur Yves Pozzo di Borgo, sénateur français, qui répond à une question capitale : « Union européenne-Russie, quelles relations ? » Établi à la veille du Sommet de Samara3 des 18 et 19 mai 2007, le dit rapport devait « marquer le lancement des négociations en vue de la conclusion d’un nouvel accord entre l’Union européenne et la Russie ».
En fait, cette date a surtout « marqué » l’opposition russe, déterminée à attirer l’attention de l’opinion occidentale par une marche pacifique dans les rues de Samara, l’implorant de ne pas négocier avec un régime illégitime et criminel. Le leader de l’opposition à Poutine, Garry Kasparov, s’est tout de même vu empêché d’embarquer dans l’avion Moscou-Samara, sous le fallacieux prétexte que son billet était un « faux ». Grâce à une efficace action « préventive », conduisant plusieurs centaines de manifestants présumés au commissariat, la milice n’a pas eu grand monde à passer à tabac. Courageusement, la chancelière Angela Merkel a fait savoir à Vladimir Poutine qu’elle n’appréciait pas de telles méthodes. Pour s’entendre aussitôt répondre par le président russe qu’il n’y était pour rien et qu’il ne s’opposait nullement à cette manifestation…
Concernant les relations Russie-UE, le rapport du Sénat précise notamment :
« Comme le souligne la Commission européenne dans sa communication du 12 octobre 2006 intitulée Relations extérieures dans le domaine de l’énergie : des principes à l’action » 4, la coopération énergétique entre l’Union européenne et la Russie devrait prendre en compte les attentes des deux partenaires, qui ne sont pas identiques.
D’un côté, la Russie veut : – renforcer sa présence sur le marché de l’énergie de l’Union européenne ;
– être assurée de pouvoir conclure des contrats à long terme d’approvisionnement en gaz ;
– parvenir à l’intégration des réseaux d’électricité et au libre-échange dans les secteurs de l’électricité et des matières nucléaires ;
– avoir la possibilité d’acquérir et de contrôler des entreprises européennes de gaz et d’électricité ;
– bénéficier de la technologie et des investissements de l’Union européenne pour développer les ressources énergétiques russes.
De son côté, l’Union européenne réclame : – un traitement équitable et non discriminatoire pour l’accès aux ressources énergétiques russes ;
– l’accès aux oléoducs et gazoducs situés sur le territoire russe, notamment ceux qui transportent les hydrocarbures en provenance de la Mer Caspienne et de l’Asie centrale ;
– l’égalité de conditions en ce qui concerne l’approvisionnement auprès de la Russie.
Et le sénateur Pozzo di Borgo de conclure :
« Le futur accord de partenariat devrait donner l’occasion de renforcer les relations entre l’Union européenne et la Russie dans le domaine de l’énergie. À mes yeux, cet accord devrait comprendre des principes et des objectifs juridiquement contraignants inspirés du traité sur la Charte de l’Énergie. » 5
Une Charte que Poutine a toujours refusé de signer ou même de prendre en considération…
Souvenons-nous des mises en garde de l’économiste Andreï Illarionov, de la politologue Lilia Chevtsova et d’autres Russes intègres, expliquant que deux mondes parallèles cohabitent dans leur pays : la « Russie d’en haut », celle de Poutine et des siens, et « celle d’en bas », trop réelle, où se débat la population russe. Jamais le peuple n’aurait exigé « d’acquérir et de contrôler des entreprises européennes de gaz et d’électricité ». Un partenariat équilibré d’égal à égal lui aurait suffi.
Par conséquent, le fait que le Collège de la Commission européenne ait proposé le 19 septembre 2007 de réglementer rigoureusement l’achat et la détention d’actifs énergétiques dans l’Union européenne, est donc plutôt une bonne nouvelle pour l’UE. En effet, le moment est venu pour l’Europe de penser à protéger ses intérêts.
Telle n’est pas, bien entendu, l’opinion de Viktor Khristenko, ministre russe de l’Industrie et de l’Énergie qui s’insurge, donnant ainsi à l’Europe une leçon concernant « la tendance mondiale » à légiférer sur la libre circulation des capitaux, les fusions de sociétés, etc. :
« Nous sommes contre les listes noires. Je ne puis actuellement imaginer avec certitude ce que craint Bruxelles pour limiter ainsi les investissements étrangers dans le secteur énergétique européen. Mais je pense qu’il serait pour le moins étrange de craindre l’argent ou de le répertorier en fonction de la nationalité… » 6
Évidemment, il n’est pas question de cela, mais de l’origine des fonds investis, trop souvent douteuse, à tout le moins opaque. On a peine à croire que Khristenko soit ignorant au point de confondre les notions spécifiques de « nationalité », de provenance et d’origine financière. Sans oublier que le domaine énergétique n’est pas le seul à peser dans la balance.
D’autres actifs « sensibles » entrent aussi en jeu, sans oublier la fiabilité du partenariat concerné.
À propos de la « guerre énergétique », Thomas Gomart, de l’Institut Français des Relations Internationales, estime que « les Russes profitent de la profonde division de l’UE. Les États-membres sont en désaccord sur la relation politique à entretenir avec Moscou et souffrent d’une grande disparité de leurs besoins énergétiques. La Russie est menaçante parce qu’imprévisible, mais elle a besoin du marché européen. Proche et équipé, ce dernier constitue la destination naturelle de ses exportations énergétiques. » 7
Gomart conseille donc à l’UE de « retrouver l’unité et de ne pas se polariser sur l’énergie, ce qui renforce mécaniquement les positions russes. Quant à la Russie, conclut-il, elle doit passer du discours aux actes : pour sortir des logiques de rente, elle ne peut que resserrer ses liens avec l’UE. »
On constate, une fois de plus, que la stratégie « diviser pour régner » fait toujours recette. En effet, la diplomatie russe du « pétro-gaz » que l’on ne peut plus dissocier des questions énergétiques, est entrée dans une logique de rapport de forces, que la désunion de l’Europe ne peut qu’encourager. Fier de sa puissance retrouvée grâce au pétrole et au gaz, Vladimir Poutine a restauré le langage autoritaire, voire militaire, au mépris du droit. L’agressivité de ses propos, la brutalité de ces méthodes, devraient inciter l’Europe qui, jusqu’ici, a surtout fait preuve de faiblesse, à réagir. Or, chaque État tente de jouer sa carte de son côté. Ainsi, les réunions au sommet (G7, G8, G20, etc.) ne font que souligner l’incapacité de l’Europe à parler d’une même voix. Les Européens n’arrivent même pas à convaincre la Russie de ratifier la Charte de l’Énergie, qui ne prévoit que des garanties minimales. L’UE ne manque pourtant pas d’arguments pour engager enfin une relation équilibrée avec Moscou. La Russie a un besoin vital de l’Union européenne, ses investissements, ses touristes, ses technologies, son savoir-faire et de son marché solvable.
De son côté, le journaliste Éric Benhamou, fait ressortir que la menace russe est contre productive :
« Ainsi la Russie, experte en matière de rapport de force, semble pour l’heure dominer le jeu et n’hésite pas à faire de l’entrisme en Europe, soit via de nouveaux membres de l’Union européenne, comme la Bulgarie, soit via ses grands groupes énergétiques comme Gazprom. Mais la brutalité de la politique du président Poutine, son imprévisibilité, pourraient se retourner contre la Russie. Car la prospérité du pays repose uniquement sur les hydrocarbures et les matières premières, une économie de rente où l’État de droit se dissout dans la corruption et les luttes pour accéder aux richesses. »8
Enfin, n’oublions pas les autres conditions stipulées par la Russie, dont la suppression, pour les citoyens russes, des visas d’entrée dans l’Union européenne, autre point abordé dans le rapport du Sénat cité plus haut :
« La suppression de l’obligation de visa constituerait un signal fort en direction de la Russie et favoriserait les échanges entre les citoyens de l’Union européenne et les ressortissants russes. Cela permettrait également de mettre un terme à la question délicate de transit entre l’enclave de Kaliningrad et le reste du territoire de la Fédération de Russie. » 9
Or, les spécialistes ont depuis longtemps leur avis sur la question. Par exemple, Pierre Verluise, expert en relations internationales, pronostiquait, dès les années 2000, certaines conséquences de l’UE à 2027-28 :
« Cet élargissement à l’Est rapprocherait d’autant l’ex-URSS de l’Union européenne. Pour la première fois de l’Histoire, les pays d’Europe de l’Ouest auraient une frontière commune avec la Russie. Par sa seule masse – 9 fuseaux horaires, 140 millions d’habitants – ce pays se retrouverait en position d’exercer une pression physique considérable sur l’Union européenne. Si la Lituanie et la Pologne devenaient membres de l’Union européenne, la Russie posséderait même un territoire “à l’intérieur” de l’Union, via l’enclave de Kaliningrad. Une zone de 15 100 km2 peuplée par près d’un million d’habitants. Cette région russe se caractérise par une criminalité organisée très active, selon la Commission européenne, puisque plus de 50 % des revenus de cette zone proviennent d’activités souterraines. Pourtant, Kaliningrad est, pour Moscou, un moyen de pression formidable permettant d’obtenir bien des concessions de l’Union européenne. À commencer par le régime des visas des Kaliningradois dans l’espace Schengen. La Russie souhaiterait un accès sans visa. Ce qui ouvrirait grand la porte à bien des risques… » 10
Pour la Fédération de Russie, Kaliningrad représente indubitablement une « marche » vers l’Europe. Mais aussi et surtout un avant-poste militaire puisque que c’est la base choisie par la Russie pour déployer ses missiles russes Iskander afin de contrer le futur bouclier anti-missiles américain en Europe.
Comme pour donner raison à Pierre Verluise, dès l’été 2003, après l’ouverture d’un pont aérien entre Moscou et l’enclave russe de Kaliningrad, le nombre des passagers entre ces deux destinations a décuplé. L’objectif premier du pont aérien entre ces deux villes était de contourner le régime de visas instauré le 1er juillet 2003 par la Lituanie du fait de son entrée dans l’Union européenne… Une victoire à la Poutine !
Enfin, supprimer l’obligation de visas profiterait surtout aux hommes du FSB (l’ex-KGB) ou du GRU (le renseignement militaire) et aux corrompus-corrupteurs qui pourraient ainsi sévir de plus belle dans l’UE. À l’instar de la Russie, de l’Ukraine, du Bélarus, on pourrait assister alors à une épidémie de disparitions inexplicables, d’accidents provoqués, de faux suicides et de prétendues crises cardiaques. Le tout pour fragiliser, voire déstabiliser les démocraties occidentales afin de mieux les phagocyter, comme le redoute Nikita Petrov, l’historien du KGB-FSB.
Nachypoutchékiste