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Du fond du cœur, à tous ceux et celles qui,
au Maroc ou à l’étranger, m’ont apporté leur soutien

Préface

Quinze ans après avoir fini de purger une très longue peine de prison pour « complot et atteinte à la sûreté de l’Etat », Abdelfettah Fakihani s’est enfin décidé à écrire. Depuis la disparition de Hassan II, les témoignages d’anciens détenus politiques se sont multipliés. Ils ont permis aux Marocains de mieux connaître, à défaut de le découvrir, l’appareil répressif mis en place dès le début des années soixante par le général Oufkir et perfectionné plus tard par le général Dlimi et un certain nombre d’autres tortionnaires plus ou moins gradés. Le Couloir, en référence au couloir central de la prison de Kénitra si tristement connue des anciens détenus politiques marocains, apporte, lui aussi, son lot d’atrocités et d’horreurs commises par quelques sadiques que la justice marocaine continue à honteusement ignorer.

Mais, aussi émouvants soient-ils, ce ne sont pas ces rappels hélas tristement banaux qui retiennent d’abord l’attention de ce texte très riche. Ce qui fait, sans conteste, la singularité du Couloir, ce sont le courage, la lucidité et l’honnêteté de l’auteur.

L’évocation de ces moments tragiques où, soumis à des tortures abominables, il finit par lâcher l’adresse de trois camarades cachés, est particulièrement poignante. « À certains moments, j’ai parlé (…) meurtri, défait, la mort dans l’âme ». L’arrestation de ses compagnons de lutte est « une blessure qui ne sera pas cicatrisée ». Jamais avares de vilenies, ses bourreaux placent près de lui dans un fourgon de police l’un des trois camarades : « Je n’ai jamais vécu pareille humiliation », souligne A. Fakihani qui rappelle, avec un sens aigu de l’autodérision, qu’il fut l’auteur d’une petite brochure sur la résistance à la torture…

Les Marocaines trouvent aussi leur vraie place dans ce texte qui ne tourne pas autour du pot. Les militantes d’abord : « Doublement courageuses (…) parce qu’elles devaient faire face à une police d’hommes dans un pays de longue tradition féodale. Elles ont peut-être plus souffert que les hommes parce qu’elles ont vu leur identité de femmes totalement niée », écrit Abdelfettah Fakihani. Les mères, les sœurs, les épouses ensuite. Contraint de divorcer de sa jeune épouse, Zhor, à la suite d’une décision en ce sens de son organisation, l’auteur raconte qu’il a « éclaté en sanglots » avant d’ajouter, pudique : « Je quittais le royaume de l’amour et commençais mes pas dans un monde trop strict, trop sec, trop cloisonné ».

Mais au-delà de cette franchise inhabituelle sur les rapports difficiles entre vie privée et militantisme, ce sont surtout les réflexions sur l’échec du mouvement révolutionnaire marocain qui retiennent l’attention. Pourquoi avoir vécu « cachés, harcelés, poursuivis, n’ayant pour provisions que vos grands rêves, vos incommensurables songes d’égalité, de liberté et de ce que toutes les révolutions ont confectionné en guise de valeurs locales et universelles », s’interroge et demande à ses anciens camarades Fakihani. « Pourquoi tout cela ? Par simple générosité d’âme et pour le bien du peuple ? N’étiez-vous pas trop ambitieux ? » L’auteur ouvre des pistes, apporte des débuts de réponse, cherche toujours à comprendre l’évolution et les blocages de la société où il vit. Le peuple marocain était-il prêt à accueillir la doctrine marxiste-léniniste ? Pourquoi ne s’est-on pas interrogé sur le contenu de cette dernière ?

La répression féroce n’aurait sans doute pas suffi à mettre à genoux la gauche et l’extrême gauche marocaines. Hassan II a su, au meilleur moment, au milieu des années soixante-dix, utiliser intelligemment la carte mythique du Sahara pour remonter la pente et briser pour longtemps toute opposition interne.

Abdelfettah Fakihani en a pris acte et a cessé depuis longtemps de rêver. Si cela n’avait pas été le cas, les visites d’intimidation, depuis sa sortie de prison en 1989, de quelques sbires d’un régime, qui n’oublie rien, lui auraient de toute façon ouvert les yeux une fois pour toutes. Mais le texte, courageux et pénétrant, qu’il nous livre montre que l’adulte d’aujourd’hui n’est pas foncièrement différent du militant d’hier. Honnête homme, poète, parfois égaré dans un monde dur et difficile, Abdelfettah, mon ami, nous invite à l’optimisme quant à l’avenir du Maroc, rien ni personne n’ayant pu briser cette âme généreuse.

Ignace Dalle

S’adapter

S’adapter, s’intégrer. À quelque chose, à un monde quelconque, à l’entourage dans lequel vous tenterez de bouger, et d’abord de manger à votre faim. La suite viendra.

Intégrez-vous, et vite s’il vous plaît. Le train Maroc ne doit pas trop attendre pour démarrer. Et beaucoup de monde sympathise avec vous. Par solidarité réelle ou par simple compassion, qu’importe !

Et comme vous le savez sans aucun doute, il y en a qui vous détestent, qui auraient aimé ne plus vous voir circuler, qui n’ont jamais accepté de vous voir vivants et libres à cause de ce que vous avez représenté, aussi mince soit-il. Et à cause de votre éventuel témoignage sur une période qu’ils voudraient laisser enfouie, craignant que trop de regards jetés sur la pierre philosophale ne finissent par la démystifier. Que trop de hardiesse n’encourage les Marocains à ne plus courber l’échine devant les détenteurs du pouvoir et les fabricants de talismans.

Mais, d’après les dires qui circulent à votre compte au pays des mille et une rumeurs, vous paraissez détachés, même très paumés, si l’on en croit les membres de vos familles qui vous ont approché de très près dans les premiers jours de votre rencontre avec les brises de la liberté.

Vous êtes même un peu gonflés, dit-on. Vous vous prenez pour des dieux, n’est-ce pas ? Et la modestie que vous affichez lorsque l’on vous aborde, chers messieurs dames, elle n’est sincère qu’en apparence. On dirait que vous avez bien appris, pendant vos longues années de taule, à paraître modestes. Ce n’est pas que ça ne serve à rien. Loin s’en faut. Vaut mieux paraître que de ne pas être du tout. Et puisque vous êtes, au fond, difficiles à gérer, si jaloux de vos propres personnes, vous aurez des problèmes dont on ne peut, à l’avance, mesurer le degré de gravité. Que Dieu vous rende aisées toutes les choses de ce monde ! Les simples comme les compliquées que vous ne manquerez pas de croiser dans les vallées du monde libre.

Vous avez vécu cachés, harcelés, poursuivis, n’ayant pour provisions que vos grands rêves, vos incommensurables songes d’égalité, de liberté et de ce que toutes les révolutions du monde ont confectionné en guise de valeurs locales et universelles. Pourquoi tout cela ? Est-ce pour rien ? Par simple générosité d’âme et pour le bien du peuple ?

N’étiez-vous pas trop ambitieux ? Ne cachiez-vous pas au fond du tréfonds de vous-mêmes une aspiration secrète à la notoriété, aux feux de la rampe ?

Si vous aviez réussi votre révolution, bien des choses auraient changé dans ce vaste empire dont vous auriez été les illustres dirigeants. Et au lieu de toutes les belles idées libérales que vous semez maintenant ça et là, à bâtons rompus, vous vous seriez accrochés, dans une totale discipline de fer, à votre doctrine obsolète qui, peut-être, ne vous aurait lâchés qu’au bord du précipice. Comme vous auriez pu aussi, seconde hypothèse, vous adapter à la course effrénée du monde et réussir là où s’est plantée la génération aînée. Tout cela, l’histoire l’a tranché. Il n’y a pas eu au Maroc de révolution ni d’alliance révolutionnaire durant près deux décennies de militantisme extrêmement généreux. Mais il est très respectable votre « avons osé ».

Vous n’aimez pas qu’on vous pose des questions. Cela vous rappelle bien des choses, les questions. On en convient. On ne peut que vous comprendre. Sauf que, à rester fermés comme des moules, collés aux flancs de rochers aussi visqueux que tranchants, vous n’allez pas progresser. N’avanceront que les amants des ouvertures. Et parmi vous, dit-on, il y en a eu, et il y en a encore.

De nos jours, « personne ne se sacrifie pour personne », dit l’adage qui, du reste, n’a pas jailli du néant. Le peuple et l’humanité entière se prennent en charge comme ils peuvent. Après les temps modernes, l’ère de l’individu suprême.

Et l’œuvre du zamane1 sur vos corps, vos visages, vous vous en rendez compte ? Et sur votre esprit ? Dieu seul en sait l’impact.

Pardonnez tout l’amusement qu’on a eu à vous contempler. Peut être que vous ne vous en rendiez pas compte. Vous ne pouviez pas contrôler vos yeux qui étaient attirés par les belles choses. Pourrait-on reprocher cette faiblesse humaine si esthétique à des gars juste sortis d’une caverne où une douloureuse ponction sur leur vie a été opérée ? Bien sûr que non !

Comme on ne peut reprocher aux quelques femmes qui ont eu l’audace de partager vos aventures politiques de vouloir respirer le grand air après une longue hibernation.

Doublement courageuses, les militantes. On vous le concède. Parce que militantes, c’est aussi simple que ça. Et parce qu’elles devaient faire face à une police d’hommes dans un pays d’une longue tradition féodale. On vous laisse le soin de les qualifier, vos geôliers, ce que vous faites merveilleusement bien.

Elles ont peut être souffert plus que les mecs. Et à les entendre parler, tout auditeur réalise qu’à moins d’appartenir au beau sexe, il ne ressentirait pas toute la tristesse dont leurs récits sont chargés.

Il y en a, on le sait, et c’est à votre honneur à tous, il y en a qui, pour briser une lourde incompréhension et faire entendre la voix bien féminine, bien différente, ont brandi la plume et attaqué le silence blafard des blanches pages.

Elles ont vu leur identité de femmes totalement niée. Elles ont pu raconter comment, en plus des différents harcèlements dont elles faisaient l’objet, on leur a accordé des prénoms d’hommes2 dans l’un des centres de détention les plus secrets du royaume.

Enfin, vous voici libres ! C’est l’essentiel. Vous avez toute votre vie à refaire comme des Monsieur et Madame tout le monde. Clandestinité plus de mise, vous avez besoin d’un toit, d’un salaire, d’occupations qui vous fassent sortir le matin et rentrer le soir. De réapprendre à utiliser l’argent, de revoir les prix à la hausse et de ne plus croire qu’avec cinquante dirhams, vous pouvez entrer au cinéma, acheter de la viande, du lait, des livres et les Mille et une nuits. Quant à l’ordinateur, détail futile, vous devez apprendre à vous en servir.

On sait que vous broyiez des tonnes de bouquins dans vos cellules, pourtant mal éclairées. Au point que vos yeux s’en sont trouvés fatigués, vos têtes grossies, et vos âmes plus vulnérables.

Maintenant, s’il vous arrive, après cette heureuse libération, d’avoir le temps de lire autre chose que des articles de journaux, vous épaterez pas mal de monde, à coup sûr. Dans ce royaume éclairé, on ne lit plus messieurs dames, on ne lit plus.

Votre génération, un sujet de bavardage prisé, n’a pas été tout à fait stérile. Cela aussi, on vous le concède…


1 Le temps, en arabe

2 Voir Hadith al atama, de Fatna Bouih, Ed. Le Fennec 2001, ou l’édition française Une femme nommée Rachid.

Peur dans la ville

Il y a trop de monde dans la ville, j’ai peur. Comment me frayer un chemin ? Je marchais à pas lents de crainte de bousculer les passants dans les rues bondées de Marrakech.

Beaucoup de tferkiss3 , un peu trop. Mais c’est tout de même très beau, ce spectacle de vêtements « assortis ». Mes proches m’ont fait comprendre, par une généreuse offre d’habits, que la couleur et la fibre de la chemise, du pantalon, le coupé des souliers ou de la jaquette, ce n’est pas du n’importe quoi, du n’importe comment.

J’ai commencé à saisir, petit à petit, que la beauté du carnaval bariolé de robes, de jupes et de djellabas nouvelle mouture, venait de ce que chaque passante était à elle seule une symphonie. Je voyais les hommes, eux aussi, s’efforcer de paraître beaux et intéressants. Les femmes ont tout naturellement gagné en beauté. À première vue sans effort.

J’ai eu le vertige quand ma frêle silhouette a fait irruption dans la place Djemaâ El Fna. On se croirait en Asie tant ça grouille. Combien de millions d’habitants au Maroc ? Le recensement de 1994 dira 26. Dix ans plus tard, on les estimera à 30 millions. Ils n’étaient que quelques sept millions à l’indépendance.

Les chiffres restent les chiffres, ils sont froids, le regard et l’odorat sont chauds. La musique ensorcelante des Gnaoua est étouffée par celle de bruyantes cassettes, elle-même défigurée par une cacophonie générale. Trop d’événements, de mouvement : des touristes suivis de vendeurs de tous âges, des garçons de café étourdis par les nombreuses commandes à satisfaire, des parlers de toutes les régions. On consomme les glaces à gogo et les gens téléphonent sans arrêt, grisés par les arômes des grillades teintés de santal.

Je ne vais tout de même pas continuer à m’isoler du monde alors que je suis libre, me suis-je dit. Je devais calmer la peur d’être englouti par cette bouillante marée humaine. J’ai alors noué avec mes traditions d’enfant : aller dîner sur la place après le coucher du soleil.

— Mon cher frère, j’ai dîné sur la place. Et figure-toi, ça ne m’a coûté que quelques dirhams.

— Eh bien ! On n’a rien à te reprocher. À ce prix, on dirait même que tu les as arnaqués, m’a-t-il répondu.

J’ai bien souri, pour ne pas avoir à riposter à la chiquenaude ironique de mon frangin, un grand fabriquant de blagues.

Mais à Djemaâ El Fna, je ne faisais pas que dîner. J’écoutais les biographies imagées d’Antar, du roi Seïf et de la princesse Dhat El Himma, relatées par des conteurs qui déployaient une pédagogie à faire rougir les enseignants, les journalistes, et les agences de publicité d’aujourd’hui.

Il est total, le silence des nombreux auditeurs assis en plein air, adossés à un mur près de la Koutoubia, quand le conteur entame son récit appuyé de gestes dans l’air imitant souvent les coups d’épée des grands guerriers.

Je me gargarisais de ces épopées. Il me fallait parfois sécher les cours, de l’école comme plus tard du collège. Je me rendais également à Djemaâ El Fna pour me couper les cheveux, chez l’un de mes frères qui tenait une boutique de coiffeur. Il l’a finalement vendue à un bazar. Un petit emploi dans un grand palace lui a garanti des ressources meilleures.

— S’il vous plaît, la boutique de Monsieur B ?

— La troisième, à droite.

J’ai reconnu sans peine l’homme qui était un grand ami de mon frère. Mais il m’a fallu tout de même me présenter.

M. B m’a bien accueilli. Il m’a exprimé sa satisfaction de me voir libre. Il m’a montré qu’il le savait. Nous avions parlé du bon vieux temps. Mais quand j’ai fait la jonction pour lui demander, on ne peut plus gentiment, de me couper les cheveux, il s’est excusé.

— Ma vue a beaucoup baissé, je n’arrive plus à travailler, m’a-t-il dit. Il était là plus comme gérant du « salon » que comme coiffeur. Émotion réelle. En une seconde, il m’a été donné encore une fois de mesurer l’étendue de la séparation avec la société qu’on m’appelle de toutes parts à réintégrer.

L’aimant de la place Djemaâ El Fna est imparable. Je m’y rendais, enfant, pour manger la soupe de Lalla Jmiaâ, une femme qui régnait sur cette zone historique et qui, bien que d’une certaine beauté, ne faisait jamais l’objet de tracasseries, elle qui travaillait au centre d’un puzzle humain où tout était possible et où les nombreuses lectrices de cartes, assises à même le sol, vous lisent votre avenir en échange de quelques dirhams.

— Qu’en est-il de Lalla Jmiaâ ?

— Que Dieu l’ait en sa sainte miséricorde, me répond le marchand d’escargots. Ça fait longtemps qu’elle est décédée, et ses héritiers se sont chamaillés pour le carré qu’elle occupait sur la place.

Si je continuais à m’informer sur les destinées des autres grands personnages de la place, j’aurais appris, dans la plupart des cas, qu’ils étaient décédés ou qu’ils finissaient leurs jours dans des conditions pénibles. J’avais fini par ne plus poser de questions.

Pour revenir, à pied, à la maison de mes parents que je ne connaissais pas avant d’être embastillé, il me fallait traverser de longues rues, passer devant le mellah où plus aucun juif n’habite, devant le palais Bahia, non loin d’un autre palais, El Badiâ, où avaient résidé les rois saâdiens.

En m’enfonçant dans la médina historique, dans les quartiers qui gardent encore leur style andalou depuis la porte du derb jusqu’aux grands riads des notables, dotés parfois de patios, je mesurais l’étendue du désastre : trop de déchets, de sacs de plastic noirs, de murs crevassés et de ruelles oubliées.

À coup sûr, la médina était plus propre un quart de siècle plus tôt.

Nous sommes à la quatre-vingt neuvième année du siècle XX. Et moi, j’en étais à ma quarantième année d’existence, chargé d’une histoire personnelle assez lourde et d’une autre, celle de mon pays, pas très brillante. Nous n’étions pas encore sortis de l’Inhitat, cette décadence, cette descente aux enfers qu’Abderrahmane Ibn Khaldoun a bien décrite au XIVème siècle et à laquelle il ne voyait, lui, le pauvre intellectuel, aucune issue.

S’étant trompé d’époque, cet andalou-maghrébin a déployé une énergie étonnante pour comprendre comment se formaient et se défaisaient les états de notre région. Il a fallu attendre quelques siècles pour que ses concitoyens et coreligionnaires commencent à dépoussiérer ses écrits.

À un niveau beaucoup plus réduit, bon nombre de militants de gauche marocains se demandent parfois s’ils ne s’étaient pas grandement trompés en proposant une pensée moderniste, avec tous les défauts qu’on peut lui reprocher, dans un pays qui, peut-être, n’était pas préparé à l’accueillir.

A posteriori, la tempête islamiste conservatrice qui a soufflé sur le Maroc semble justifier ce genre d’interrogations.

À Marrakech, j’ai pris une décision : prendre du recul, et bien observer ce qui se passe aussi bien dans mon entourage immédiat qu’à un niveau plus large. Je voulais mieux comprendre l’évolution et les blocages de la société où je vivais. À titre personnel, car je ne suis plus lié à une organisation politique comme je l’ai été avant mon incarcération. Et je n’ai pas de projet politique à proposer, même si je continuais à bricoler des idées politiques singulières.

J’étais persuadé que pour mener une réflexion sur de grands sujets, une réflexion somme toute individuelle, il faudrait d’abord que je résolve certains problèmes plus terre à terre. Comme travailler pour ne plus dépendre de ma grande famille.

Je n’avais aucune envie de reprendre mon poste d’enseignant, un métier que je n’ai pu exercer que pour quelques mois, à Khouribga.


3 Habillement chic

Deux ans au paradis

Heureusement que je n’ai pas eu à m’occuper des 5.000 dirhams d’amende que je devais au tribunal de Casablanca. La grâce royale, que je n’ai pas demandée, m’a libéré de ce désagrément.

Le juge qui a dirigé notre procès en 1977, m’avait condamné à la détention à perpétuité pour « complot et atteinte à la sûreté de l’État », plus deux ans de prison et 5.000 dirhams d’amende pour « outrage à magistrat ».

« … Et deux ans, qu’il passera au paradis « inchallah », avait dit ma mère aux gardiens de la prison centrale de Kénitra.

Présenté par l’accusation comme un « marxiste-léniniste convaincu » et comme « un récidiviste notoire », j’ai eu droit, avec quatre autres de mes camarades - Abraham Serfaty, Mouchtari Belabbès, Abdellah Zaâzaâ et Abderrahmane Nouda - à la plus lourde peine prononcée lors de ce « grand procès de Casablanca », la détention à vie.

Nous étions certes des militants de gauche, d’extrême gauche, nous avions créé une organisation clandestine - qui s’amuserait à en créer une de légale -, et nous avions édité des tracts, des brochures et des bulletins avec des visées révolutionnaires affichées.

Mais de là à la prison à vie, il y a du chemin que la police et la justice marocaine n’avaient pas hésité à franchir. Il fallait frapper fort, apeurer, terroriser, et donner l’exemple au-delà du cercle restreint des petites organisations marxistes.

Le plus curieux, c’est que j’ai reçu, un matin de 1989 à Marrakech, un papier des impôts, me réclamant une somme d’environ 10.000 dirhams que j’aurais évité de payer quand je résidais à Khouribga, en 1972.

Dans cette capitale des phosphates, j’enseignais le français au collège El Imam Malek. J’ai habité avec des amis une maison dont nous payions le loyer à trois. Puis une autre maison que j’ai habitée seul au quartier populaire Khouadria Jdad.

Dans cette ville, je n’avais jamais rien possédé. D’où viennent donc ces impôts dont les services de la perception ne se seraient rendus compte que 17 ans après la période incriminée ? Petit mystère.

Mais le premier pas vers « l’intégration » demeure l’obtention d’une carte d’identité, appelée « la carte nationale », aussi bien en français qu’en arabe dialectal. Et Al Bitaqa al Wataniya pour qui tient à traduire vers l’arabe classique. Une pièce fondamentale, sans laquelle on est presque un hors la loi.

Pour ce bout de carton, plastifié par l’Intérieur, il fallait fournir un certificat de résidence délivré par le moqaddem du quartier, entériné par l’arrondissement de police, puis par la mouqataâ, représentation administrative du plus grand des ministères. Il fallait deux photos et 20 dirhams pour le timbre. Et il fallait présenter une facture d’électricité ! Si vous êtes branché au réseau national et que vous, ou votre propriétaire, payez des factures à la société publique qui monopolise le secteur, cela voudrait dire que vous n’êtes pas très nomade. Le gouvernement ne les aime pas, les Marocains transhumants.

On n’est pas pressé, ça prend le temps que ça prend. J’ai respecté la procédure, y compris l’étape facture d’électricité. Aucune inquiétude, votre carte nationale, la voici.

Profession : « Sans » en français, Bidoun, en arabe.

C’était quand même une déception, même si j’avais tenté de ne pas trop mal la prendre. J’ai réalisé qu’en fait je n’exerçais aucune profession, et que par conséquent, il était normal qu’on me flanque un Bidoun. Avoir été enseignant, c’est vieux tout ça. On ne peut tout de même pas dire, dans un document aussi succinct que la carte nationale, qu’il s’agit d’un ex-enseignant, encore moins qu’il s’agit d’un prisonnier politique fraîchement libéré. C’est insensé !

Le problème est qu’à Marrakech, à l’époque, c’est à dire en 1989 toujours, un « Sans profession » pouvait te valoir d’être embarqué dans un fourgon de police car un promeneur « Sans » ne peut flâner qu’au mauvais moment et au mauvais endroit.

Mais il y a tout de même des bribes de joie.

Rien qui n’arrête mes pas. Sur ce boulevard de France, réservé jadis aux courses de voitures, je sentais l’univers m’envahir, et mes poumons s’élargir sans fin. Les ruelles de la médina ne m’avaient pas procuré cette sensation. Je pouvais avancer sans que rien ne m’arrête, ne m’oblige à faire une bifurcation ou un demi-tour, comme je le faisais entre les hauts murs des cours de prison.

Mes proches m’ont vu faire les « cent pas » dans une chambre de 12 mètres carrés, à la maison. Je gardais l’habitude. De quoi devenir derviche tourneur, pour peu qu’on accélère. Et ce n’est là que l’un des innombrables vestiges des « promenades » carcérales.

L’administration marocaine, je la cherchais vraiment. Car au lieu de me contenter de ma carte nationale qui me légalisait un petit peu, j’ai déposé une demande pour obtenir une fiche anthropométrique, au commissariat Arsat Lamaâch.

Une pièce demandée par certaines administrations qui veulent s’assurer que l’intéressé n’a pas d’antécédents. J’ai oublié dans quel but j’avais demandé cette pièce. Pour une demande d’embauche ou pour une régularisation de ma situation juridique auprès du parquet ?

On m’a attaché ma main gauche au guidon de mon vélomoteur. On m’a imposé de le tirer à pied depuis le commissariat d’Arsat Lamaâch jusqu’au célèbre commissariat de la place Djemaâ El Fna, sous le regard impitoyable de deux policiers en civil. Cette fois, je suis parvenu à la grande place, pas pour manger les escargots ou m’abreuver de contes.

— Tu es recherché, m’a dit le commissaire après qu’un des employés du commissariat m’ait soumis à un interrogatoire genre nom, prénoms, qu’est ce qui t’amène.

— Voici mon histoire…

— Pour nous, tu es recherché, a-t-il répété en me confiant à deux policiers.

— … Mais j’ai un vélomoteur

— Emmenez-le avec son vélo, asséna-t-il.

Le trajet entre les deux commissariats m’a paru aussi long que si je traversais un grand désert. Si j’étais dans ma cellule de Kénitra, après pareille humiliation, j’aurais peut être laissé libre cours à mes larmes pour me décompresser. Mais devant ces policiers aussi anonymes qu’inexpressifs, je n’avais droit, envers moi-même, à aucun signe de faiblesse.

— Tu es recherché, me dira cinq ans plus tard un policier de l’aéroport de Rabat qui me confisquera mon passeport.

Mais cette fois, les Etats-Unis d’Amérique étaient impliqués, ainsi que le journal Al Alam pour lequel je travaillais, ce qui a fait la différence. Mon passeport m’a été rendu très vite. Et j’ai pu décoller vers l’Amérique via Paris, en compagnie de mon collègue Mohamed Nebzar, d’Al Ittihad Al Ichtiraki. On partait pour un voyage de presse d’un mois aux États-Unis, aux frais du Département d’Etat. On devait se retrouver, à Washington, avec une dizaine de journalistes de différents pays arabes.

À l’approche de l’avion qui n’attendait plus que moi, j’ai pris une petite revanche. Sachant que j’étais le dernier passager à embarquer, j’ai ralenti le pas, ne montrant aucun empressement, alors qu’en vérité, je brûlais de quitter le territoire national.

J’ai pu quitter le commissariat de la place Djemaâ El Fna avant la tombée de la nuit, retrouver mon vélomoteur et le conduire, cette fois pieds sur pédales, sans menottes. Ouf !

J’avais tout de même rédigé un texte dans lequel j’ai relaté mon histoire avec la police. Je l’avais envoyé à plusieurs journaux qui l’avaient tous publiés, à ma grande satisfaction.

Étranges félicitations

On ne m’a pas laissé bien goûter ma libération. Dès mon arrivée à Marrakech, j’ai eu une visite de deux policiers qui n’ont pas caché le nom du département qui les employait : la Direction de la surveillance du territoire (DST). Ils le représentaient très bien avec costume et cravate tout neufs.

C’était en mai 1989, deux ou trois jours après ma libération, le 7 de ce mois.