J’ai rencontré Ahmed Marzouki dans les premiers mois de 1993 au bureau de l’AFP à Rabat. Accompagné par deux de ses camarades survivants du bagne de Tazmamart, il entendait attirer l’attention de l’opinion publique sur le non-respect par les autorités marocaines des assurances qui leur avaient été données au moment de leur libération au mois de septembre 1991. Contrairement à ce qui leur avait été promis, ils étaient sans travail, sans logement, sans ressources et ne pouvaient se soigner. À de rares exceptions près, leurs compatriotes marocains les fuyaient comme la peste. Ils représentaient donc une charge supplémentaire, presque insupportable, pour des familles souvent très modestes.
En se rendant dans les bureaux des agences de presse étrangères, Ahmed Marzouki et ses deux compagnons, Mohamed Raïss et Abdallah Aagaou, faisaient preuve de beaucoup de courage. Persuadés que la police marocaine les renverrait à Tazmamart ou leur ferait payer chèrement leur « insolence », les vingt-cinq autres survivants avaient placé leurs fragiles espoirs dans la démarche audacieuse du trio.
Dans les mois qui suivirent, je retrouvai à plusieurs reprises Marzouki au siège de l’AMDH (Association marocaine des droits humains) dans le quartier populaire de l’Océan à Rabat. C’était alors un des rares endroits au Maroc, avec l’OMDH, où Marzouki et ses amis étaient accueillis avec chaleur par des compatriotes. Il est vrai que Abdelilah Ben Abdesslam, permanent de l’AMDH, comme Driss Benzekri, permanent de l’OMDH, et la plupart de leurs camarades avaient payé au prix fort leur amour de la liberté et de la justice, et qu’il était difficile de les intimider. Une expérience commune de la prison et de la torture avait aussi permis de tisser des liens...
Le comportement d’Ahmed Marzouki, bien décidé à faire valoir ses droits avec autant de douceur dans la forme que de fermeté sur le fond, forçait mon admiration. Comme son français était excellent, je lui posais mille questions sur ces dix-huit années passées à Tazmamart. Condamné au silence avec la quasi-totalité de ses compatriotes, Marzouki se rattrapait dès qu’une occasion se présentait. Il y avait chez lui un besoin immense d’évacuer des souvenirs qui pesaient trop lourds.
Il voulait que le monde entier et d’abord ses compatriotes sachent dans quelles conditions atroces trente-deux de ses camarades étaient morts et comment les autres avaient miraculeusement survécu.
Un climat de confiance s’est peu à peu établi entre nous. Il m’a fait lire quelques textes qu’il avait écrits sur Tazmamart. Je l’ai encouragé à poursuivre ce travail de mémoire, pour les Marocains, bien sûr, mais aussi pour lui-même.
Nous avons pris l’habitude de nous rencontrer une fois par semaine, le jeudi soir généralement. Il préparait un texte de quelques pages ou parlait, tandis que je l’enregistrais. Je lui faisais préciser certains points. J’écoutais, abasourdi, cette histoire où l’invraisemblable le disputait au monstrueux. La parole le libérait.
Durant toute cette période, j’ai eu le sentiment de participer à une thérapie. Tandis que la médecine classique le guérissait d’un ulcère à l’aide d’antibiotiques et d’anti-inflammatoires, le verbe l’aidait à retrouver un minimum de confiance dans les hommes. L’amitié de quelques Européens, la chaleur et la générosité de rares Marocains l’ont aidé à reprendre pied et espoir. Depuis que je connais Ahmed, jamais il ne m’a donné l’impression de vouloir régler des comptes ou de prendre une revanche. Certes, il souhaite du fond du cœur que soient jugés tous ceux qui, ayant grossièrement bafoué les droits de l’Homme, ont conduit à une mort certaine ses compagnons de bagne. Mais, ce qui compte avant tout pour lui, c’est d’informer ses compatriotes sur ce qu’a été la vie quotidienne à Tazmamart afin que plus jamais ne se répètent semblables monstruosités.
Ce que nous avions oublié à l’époque, c’est que la méchanceté, la lâcheté et la bêtise humaine n’avaient pas disparu avec la fermeture de Tazmamart. Je savais bien que des policiers en civil surveillaient Marzouki, mais j’étais à mille lieues d’imaginer que son désir d’exorciser cette épouvantable période de sa vie allait lui attirer autant d’ennuis. Je n’avais donc pas mis le black-out sur ce travail commun et quelques personnes supposées de confiance étaient dans la confidence. Des proches m’avaient pourtant mis en garde en soulignant le caractère irrationnel de l’appareil répressif marocain. Mais je trouvais tellement naturelle et nécessaire la démarche d’Ahmed Marzouki que je me suis refusé au secret absolu. Cacher quoi et sous quel prétexte d’ailleurs ? Il me paraissait scandaleux qu’on puisse interdire à un homme marqué au fer rouge par l’épreuve d’en faire état ! D’autant plus que son témoignage n’était en aucun cas un règlement de comptes et qu’il ne s’attaquait pas directement aux institutions les plus sacrées du pays. J’avais sans doute tort. Ahmed s’est retrouvé au cœur de l’été 1995, quelques jours après la visite du président Jacques Chirac, kidnappé et emmené, comme au bon temps de MM. Oufkir et Dlimi, dans le sous-sol d’une villa du Souissi.
Certes, les mœurs avaient un peu changé et il n’a pas été physiquement torturé. Moralement seulement. Pendant 36 heures, il a été questionné presque exclusivement sur ce projet de livre et sur notre relation. Je n’étais aux yeux de ses kidnappeurs qu’un minable journaliste occidental préoccupé uniquement par l’appât du gain sur « le dos du royaume » ! Ahmed n’a pas eu d’autre choix que de nier l’existence d’un livre qui d’ailleurs n’était qu’à l’état embryonnaire. On l’a menacé du pire s’il s’avisait de continuer dans cette voie. Il a été relâché, extrêmement traumatisé. Le harcèlement s’est poursuivi : coups de téléphone la nuit assortis de menaces de mort, intimidation dans la rue, filature permanente, etc.
Mon ami était terriblement angoissé et cela m’était insupportable. J’ai pris alors contact avec Jean-Paul Kauffmann, un vieil ami, qui avait fait la connaissance d’Ahmed au Maroc. Leurs expériences respectives d’enfermement les avaient conduits à sympathiser. Jean-Paul a vite et bien réagi. Il a pris contact avec Jacques Chirac, président de la République française, qui lui a adressé cette réponse :
« [...] La situation de M. Ahmed Marzak est suivie attentivement par le Ministère des Affaires étrangères et par notre ambassade à Rabat. Un passeport a été délivré à l’intéressé au nom de M. Marzouki.
« Les obstacles à sa venue en France ont été récemment évoqués avec Monsieur Mohamed Mikou, Président de la Cour suprême du Maroc et Président du Conseil consultatif des droits de l’homme, organisme officiel marocain de défense des droits de l’homme, à l’occasion de son récent déplacement à Paris.
« Je vous ferai connaître les résultats des démarches effectuées auprès des autorités marocaines [...] »
Presque aussitôt Ahmed a retrouvé la tranquillité...
Vingt et un ans après avoir été extirpés de Tazmamart dans un état de délabrement physique épouvantable, les survivants du bagne attendent toujours un règlement global de leurs dossiers. Certes, au début des années 2000, après une dizaine d’années d’attente, une « Commission d’arbitrage autonome » a accordé à chacun d’entre eux une indemnité variant entre deux et trois millions de dirhams. Là encore, dans un fonctionnement typiquement makhzénien, la dite commission a travaillé à huis clos sans que soient consultés les organisations de droits de l’Homme, les avocats et, bien sûr, les principaux intéressés. Ceux-ci, en grande précarité, furent contraints de signer un document aux termes duquel ils acceptaient sans discussion le verdict de la commission. Même si ces sommes ne sont pas négligeables, elles n’ont permis de répondre qu’à une partie des revendications des anciens bagnards. Ces derniers, avec les indemnités perçues, ont pu enfin se soigner convenablement, rembourser familles et amis, régler la question de leur logement et tenter, pas toujours avec succès, de se lancer dans les affaires pour vivre. Il faut bien mal connaître le monde du travail ou beaucoup de mauvaise foi pour s’imaginer que Ahmed Marzouki et ses amis mènent depuis dix ans la belle vie !
Ce qui est sans doute le plus difficile à admettre pour Ahmed et ses camarades toujours en vie – cinq sur 28 sont morts* ces dernières années des suites de Tazmamart – c’est le mépris ou l’indifférence manifestés par les responsables marocains en charge des droits de l’Homme, droits pourtant inscrits depuis plus de vingt ans dans la constitution du royaume.
Hormis Omar Azimane, premier ministre marocain des droits de l’homme, qui fit bouger les choses avant d’être rapidement affecté à d’autres fonctions, la plupart des dirigeants marocains impliqués dans ce dossier – et dont beaucoup avaient un passé respectable de militants – se sont montrés inefficaces ou incompétents dans le meilleur des cas, grossiers et agressifs dans le pire. Successeur de M. Azimane, Mohammed Ziane a donné de sa fonction une image proprement stupéfiante en manifestant aux ex-bagnards une hostilité sans limite. Même comportement incompréhensible de la part de M. Ahmed Herzenni qui, bien qu’ancien détenu politique, n’a cessé de se distinguer à la tête du Conseil Consultatif des droits de l’homme par un mépris abyssal pour ces hommes. Quant au prédécesseur de Herzenni, Driss Benzekri, disparu en 2007, ses belles paroles ne furent jamais suivies d’effet, pas plus que celles de MM. Driss Yazami et Mohamed Sebbar, aujourd’hui respectivement président et secrétaire du CNDH (Conseil National des Droits de l’Homme).
Dans son livre, Ahmed Marzouki a aussi tenu à raconter ce qu’a été son existence après sa libération : « L’intuition et l’expérience m’incitaient à penser que j’allais encore souffrir. Une voix intérieure me chuchotait que le makhzen nous reprocherait toujours à mes camarades et moi, d’être sortis à moitié vivants de Tazmamart ». Les faits lui ont malheureusement donné raison. Outre ce qui vient d’être évoqué, Ahmed et ses amis attendent toujours pour eux (et pour les familles de ceux qui sont décédés) une retraite décente identique à celle octroyée aux ex-détenus politiques. Ils demandent également une couverture médicale à 100 %.
Mais, au-delà d’un minimum de sécurité matérielle, les survivants attendent aussi depuis leur libération, il y a plus de vingt ans, un geste fort de l’État marocain à l’égard de leurs tortionnaires, dont aucun n’a été sanctionné. Cette scandaleuse impunité leur fait craindre que le pire survienne à nouveau un jour et que leurs camarades soient morts pour rien.
Ils réclament enfin que le douar de Tazmamart, qui a été rasé contrairement aux engagements pris par l’IER, soit réhabilité et que soient identifiées toutes les victimes enterrées sur place. Il faudra aussi prévoir un lieu pour le recueillement et la mémoire.
S’inspirant de la dernière constitution marocaine, qui réaffirme dans son préambule son attachement aux droits de l’Homme, Mohammed VI a l’occasion en répondant positivement aux demandes de ces hommes de tourner définitivement l’une des pages les plus noires de l’histoire du royaume.
Ignace Dalle
* Abdelkrim Chaoui, Driss Dghoughi, Mohamed Raiss, Ahmed Rijali, Abdelkrim Saoudi
Pour comprendre comment vingt-huit officiers et sous-officiers de l’armée de terre se sont retrouvés le 10 juillet 1971 dans les jardins du palais de Skhirat aux côtés du lieutenant-colonel M’hamed Ababou qui tentait de renverser la monarchie, il faut revenir sur la personnalité exceptionnelle de ce Rifain âgé alors de 36 ans, marié et père de quatre enfants.
Svelte et petit, il avait le teint clair, la chevelure châtaine et abondante, les mâchoires carrées ; des sourcils qui se rejoignaient soulignaient des yeux marron au regard dur et vif. Des lèvres minces s’étiraient en un sourire de carnassier. Le commandant de l’École royale militaire d’Ahermoumou – rebaptisée depuis Ribat Al Khair (campement du bien) – était avant tout un mélange de séduction et d’extrême rigueur.
Né dans le village de Bourd, cercle d’Aknoul, région de Taza, il fit ses études dans cette ville et intégra l’Académie royale militaire de Meknès d’où il sortit sous-lieutenant en 1956, l’année même où le Maroc vivait ses premiers moments d’indépendance, manquant terriblement de cadres. Parmi les jalons importants qui marquèrent la carrière militaire d’Ababou, on retient son retour à l’Académie où il laissa le souvenir d’un lieutenant-instructeur extrêmement brillant, son affectation au Palais royal comme aide de camp, son affectation à la tête de plusieurs unités, ses études militaires à Paris à l’École d’État-Major dont il obtint le diplôme avec mention, son affectation au Centre d’instruction d’El Hajeb, enfin son arrivée tonitruante à l’École d’Ahermoumou en 1968.
Grâce à son intelligence, à sa compétence, sa force de travail, sa discipline, sa rigueur, son ambition et particulièrement à son courage, Ababou figurait parmi les plus brillants stratèges du royaume. À ce titre, il fut choisi avec d’autres officiers de valeur pour organiser les grandes manœuvres des FAR (Forces armées royales). Mais si ces qualités le faisaient jouir d’un grand prestige auprès des unités de l’armée, paradoxalement, très rares étaient ceux qui souhaitaient travailler sous ses ordres : l’homme était beaucoup plus craint qu’admiré...
Dès son arrivée à Ahermoumou, l’École devint un véritable chantier de travaux forcés. En un temps record, elle fut transformée de fond en comble. Le commandant ne connaissait pas de répit pour en accorder à ses hommes. Près de 24 heures sur 24, les compagnies des élèves sous-officiers et leurs cadres se relayaient toutes les quatre heures pour continuer les travaux de construction. Certains se disaient : « Si le rythme n’était pas si démesuré, comme ce travail serait bénéfique pour sortir le Maroc du sous-développement… »
Ainsi, l’École, pourvue de tous les équipements dont elle avait besoin, devint chaque jour plus belle. Elle impressionnait profondément les fréquentes délégations militaires locales et étrangères qui venaient y faire une visite d’étude ou de courtoisie et admirer ainsi ce qui illustrait en quelque sorte le dynamisme de l’armée. Amphithéâtre, salles dotées de matériel sophistiqué pour l’apprentissage de langues étrangères, laboratoires, salles d’études, salles de formation militaire, champ de tir de nuit, champ de tir pour les objectifs fixes et mobiles, parcours du combattant, parcours de risque, grand gymnase hyper équipé, stades de hand et de basket, stade de football gazonné avec pelouse, château d’eau, piscine aux dimensions olympiques et la liste n’est pas exhaustive…
Outre l’École d’Ahermoumou, son annexe, centre d’instruction situé dans la ville de Sefrou à une vingtaine de kilomètres de Fès, connaissait la même intensité de travail et la même rigueur disciplinaire...
Bref, tout était en place pour attirer l’attention des supérieurs et pour attester que Ababou était un officier hors normes... Un officier voué sans aucun doute à une destinée fabuleuse, telle que lui-même l’avait souhaité à ses officiers lors d’un discours prononcé au centre de Sefrou à l’occasion de sa promotion au grade de lieutenant-colonel.
Il était doté d’un caractère difficile ; ses nerfs, véritable poudrière, craquaient à la moindre faute de ses subordonnés. Ses colères étaient célèbres et nous terrorisaient tous. Mais il lui arrivait aussi de rejoindre ses officiers au mess pour écouter ou pour raconter lui-même avec une joie de vivre communicative de bonnes histoires qui arrachaient des fous rires.
S’il n’invitait jamais ses officiers dans sa superbe villa de fonction, il savait en revanche recevoir du beau monde. Un soldat était ainsi chargé de veiller en permanence à la bonne santé et à la prospérité d’un troupeau d’une vingtaine de moutons dont il sacrifiait régulièrement un exemplaire à l’occasion de mondanités.
Extrêmement exigeant dans le rendement, Ababou n’admettait pas le moindre manquement. S’il donnait un ordre c’était pour le voir exécuté à la lettre. Point.
Partout à l’intérieur de l’École, les yeux de ses informateurs veillaient. Rien ne lui échappait, même les détails les plus infimes. Un vieil adjudant reversé de l’armée française, qui s’occupait à la fois du service général et de « l’information », disait avec fierté :
— Anchouf angoul, Manchoufch angoul quamam !... (Si je vois j’informe, si je ne vois rien j’informe quand même...)
Devenu maître absolu d’Ahermoumou, Ababou eut recours à une tactique infaillible pour avoir les mains libres et pour faire prospérer ses affaires. Tous les officiers sortis de l’Académie - sans exception - se voyaient chargés exclusivement de l’instruction. En revanche, tous les services où circulaient abondamment argent et magouilles, tels les services de l’ordinaire et ceux du matériel, étaient attribués à des sous-officiers supérieurs formés pour obéir au moindre caprice du chef.
Ne craignant personne, doté d’un réseau de relations qui allait de nombreux officiers subalternes au général Driss Ben Omar, chef d’État-Major général des Forces armées royales, en passant par de nombreux hauts fonctionnaires, le lieutenant-colonel Ababou n’en faisait qu’à sa tête. Outrepassant le règlement militaire, tout lui était permis. N’infligea-t-il pas parfois à ses officiers fautifs, sous les regards médusés de leurs élèves, l’affront suprême de les jeter dans des cellules glaciales du poste de police avoisinant celles des soldats ? Qui aurait osé alors lever le petit doigt ? Qui aurait pu défier ce pouvoir discrétionnaire qui avait ses racines au plus haut échelon de l’armée ? Même les lettres anonymes adressées par certains officiers à l’État-Major général pour dénoncer les abus restaient toujours sans écho…
Pour parachever son « œuvre », Ababou n’hésita pas à mettre sur pied une section « mafia » – c’est ainsi que nous l’avions baptisée – qui a largement contribué à asseoir sa puissance. Des membres de cette section étaient chargés de repérer, lors de reconnaissances diurnes sur une partie du territoire national, à savoir d’Ahermoumou jusqu’à Rabat ou d’Ahermoumou jusqu’à Taza, tout ce qui pouvait être utile de près ou de loin à l’École : bois de construction, gravier, ciment, tuyaux de plomb, barres de fer, cadres de fenêtres, ustensiles de plomberie, outils, fil électrique, bétonneuse. Des rapports précis étaient remis aux chefs de la section qui opéraient un « tri » et fixaient la date des opérations « d’enlèvement des marchandises ». Des camions militaires partaient alors vers dix heures ou onze heures du soir et roulaient parfois plusieurs heures jusqu’aux chantiers repérés. Les malheureux gardiens quand il y en avait étaient bien inspirés de se taire ou prenaient une raclée. Quant aux propriétaires ou aux patrons des entreprises de construction, leurs plaintes n’aboutissaient jamais car elles étaient toujours bloquées aux échelons supérieurs qui, bien entendu, « prenaient leur commission ». De toute façon, rares étaient ceux qui osaient s’attaquer à l’armée.
Ainsi donc, le sens des affaires de notre chef était à la hauteur de ses ambitions pour l’École. Tout ce qu’il construisait à Ahermoumou était en réalité budgétisé et il recevait sans difficulté la plupart des enveloppes financières qu’il réclamait pour ce type de travaux. Comme on peut l’imaginer, ces sommes d’argent considérables allaient directement dans sa poche, ce qui, au fil des années, lui avait permis, dit-on, d’acquérir un établissement hôtelier, un café luxueux, des terres, une superbe villa, une ferme et deux belles voitures. Bref, un train de vie assez peu conforme à sa fortune personnelle initiale ou à sa solde !
Comme on le voit, l’armée était déjà largement corrompue et Ababou en était une des illustrations les plus frappantes. Néanmoins, à la différence de certains de ses consorts qui avaient la triste habitude de déguster solitairement et égoïstement le grand gâteau de la chose publique, lui, au moins, avait un mérite : il travaillait comme un forçat pour faire de l’École ce qu’elle est devenue.
De ce fait, certains de ses proches les plus intimes affirmaient l’avoir entendu dire et répéter que la fortune n’est pas une fin en soi mais plutôt un moyen permettant de se distinguer et de se faire reconnaître par les nantis des hautes sphères.
C’est par mesure disciplinaire que nos camarades de la promotion précédente avaient été affectés à Ahermoumou. Sortis sous-lieutenants de l’Académie, ils s’étaient vu imposer une fastidieuse année dite d’initiation. Encadrés par un capitaine borné et grincheux qu’ils avaient déjà subi en deuxième année et qui s’obstinait à les traiter encore en élèves-officiers, ils boycottèrent un jour sa leçon de combat et rejoignirent l’Académie sans son autorisation.
La punition tomba sans appel. D’abord, emprisonnés quelques jours au pénitencier militaire de Kénitra sur ordre du général Ben Omar, ils furent envoyés au redoutable Ababou avec des instructions bien précises : les mater à tout prix. Trop intelligent pour exécuter des ordres imbéciles, Ababou commença par ménager la chèvre et le chou, puis prit subtilement leur parti en leur faisant comprendre qu’il leur donnait une seconde chance.
Les fantassins de notre promotion (baptisée « Tunisie ») tombèrent dans le même piège. Notre année d’initiation consistait en une tournée à travers les casernes et les établissements militaires du pays. Pourtant, à l’occasion d’un séjour à Rabat à la BLS (Brigade légère de sécurité), nous prîmes goût aux plaisirs de la capitale et commençâmes à fuir progressivement les cours qui nous paraissaient extrêmement ennuyeux après deux années d’un stage accablant.
Avisé de cela, le chef de corps, un lieutenant-colonel issu de la même promotion et aussi dur qu’Ababou (on allait le retrouver plus tard lors du coup d’État) en rendit compte. Le général-major des FAR vint en personne à la caserne constater notre absence.
Il nous réunit dans une salle et, tout en nous rappelant l’audace, l’abnégation et le courage manifestés par le soldat marocain lors de la Deuxième Guerre mondiale, il nous accabla d’injures et de menaces et nous promit de « nous briser prochainement les côtes ». Nous n’eûmes aucune sanction dans l’immédiat.
Arrivés à Taza, nous fûmes très bien reçus par le général Bougrine qui commandait cette région et par le colonel Tijani, commandant la deuxième brigade (que nous allions avoir parmi les jurés de notre procès), puis envoyés au huitième bataillon à Oujda. Celui-ci était commandé par le beau commandant Hassan Ben Tahar, dénommé « Hassanitou », un autre Rifain qui réunissait à notre sens presque toutes les qualités humaines et professionnelles d’un officier parfait. Ce grand monsieur que je salue au passage sut, par sa compréhension et sa souplesse, nous pousser à donner le maximum de nous-mêmes.
La fin de notre séjour à Oujda fut couronnée par une grande manœuvre préparée, dirigée et exécutée sous ses ordres à la frontière algéro-marocaine. Y assistaient du haut d’un observatoire plusieurs officiers généraux tels que le général Medbouh, le général Bougrine et d’autres... Cette manœuvre totalement réussie fit beaucoup parler de nous. Nous fûmes chaleureusement félicités et eûmes droit à une permission bien méritée.
Pourtant, au moment où nous nous attendions à être mutés dans différentes unités de l’armée, on nous apprit que nous étions appelés à rejoindre Ahermoumou pour un autre stage d’un mois. La malédiction du général Ben Omar nous avait-elle poursuivis à cause de nos frasques à Rabat, ou bien le tout-puissant général Medbouh, en qui naissait un projet encore flou, nous avait-il confiés intentionnellement à Ababou ? Difficile de deviner...
Arrivés en pleine nuit à l’École, quelques-uns furent affectés à l’annexe de Sefrou et la majorité retenue à Ahermoumou.
À l’issue de ce mois fatidique, Ababou, s’appuyant sur les appréciations des commandants de compagnies (qui ne cherchaient que cette occasion pour être mutés), procéda à un tri qui lui permit de maintenir certains et de muter les autres. Ces derniers étaient ivres de joie et ne cachaient pas leur bonheur d’échapper aux rigueurs d’une caserne qui était, pour nombre d’entre nous, beaucoup plus un centre de détention qu’une école de formation.
Située à 1 134 mètres d’altitude et surplombant un panorama féerique, la vaste et superbe vallée de l’oued Zloul, au-delà de laquelle se dressait majestueusement un géant blanc, le mont Bouiblane, l’École impressionnait vue de loin. Elle se découpait sur l’horizon avec son château d’eau, ses deux immenses bâtiments aux tuiles rouges, construits à l’époque du protectorat, et ses bâtisses made in Ababou, lesquelles, régulièrement badigeonnées à la chaux, brillaient toujours avec éclats sous un soleil torride en été, glacial en hiver.
À première vue, le visiteur pouvait avoir l’impression de rentrer dans une gigantesque fourmilière ou dans une immense ruche bourdonnant en permanence d’activités intenses...
— Raha ! Balkoum Slam ! Slah ! (Repos ! Garde-à-vous ! Présentez arme !) hurlaient à tue-tête les voix sonores et entremêlées des instructeurs qui enseignaient l’ordre serré aux jeunes recrues sur une vaste place d’armes goudronnée et étincelante de propreté.
— Nachidouna Aaladdawam, ma kaalahou Imawlal imam ! (Notre hymne de toujours c’est ce que dit notre Souverain !) tonnaient en chœur les voix viriles d’un bataillon quittant l’École au pas cadencé pour aller vers les forêts voisines s’entraîner au combat…
Sur les parcours du combattant, les cadets, crâne rasé, grimpaient, sautaient, rampaient, roulaient et criaient sous les injonctions terrorisantes des moniteurs. Ici, sur les terrains des sports collectifs et dans le gymnase avoisinant, montait le brouhaha des sections qui livraient entre elles des matchs acharnés. Là-bas, les travaux de construction battaient leur plein sous l’œil vigilant des surveillants dont les plus cruels guettaient le moindre relâchement pour fracasser avec un bâton le dos des défaillants…
Ce tumulte redoublait vers 10 heures au passage du petit directeur qui avait pour habitude de faire une revue générale suivi à six pas par un colosse à la carrure impressionnante : l’adjudant-chef Akka, le célèbre et terrible baroudeur berbère qui brilla de mille feux par son courage et son audace dans la guerre d’Indochine et que le destin choisira plus tard pour abréger l’agonie de son maître... Lors de ses inspections, Ababou terrorisait ses hommes et leur faisait vivre des moments de panique intense. Satisfait du rendement de l’un, il lui serrait volontiers la main, lui offrait son charmant sourire et l’appelait poliment par son grade :
— C’est bien, mon lieutenant ! Je vous prie de continuer…
Mécontent du travail de l’autre, il explosait instantanément comme un détonateur au contact du feu et jetait sa foudre sur lui sans le moindre ménagement...
Pourtant, il faut reconnaître que le directeur n’a presque jamais commis d’injustice. Les officiers mariés logeaient superbement chacun dans une villa avec jardin, et les célibataires partageaient une villa à deux ou trois, parfois quatre. Au mess des officiers, la nourriture était gratuite et les consommations bon marché. Sur ce plan, les sous-officiers non plus n’avaient pas à se plaindre.
Mais, en bas de l’échelle, les cadets étaient les moins bien lotis, logés petitement dans des dortoirs qui recevaient le double et parfois le triple de leur capacité d’accueil. Aussi, en dépit de la corvée exécutée scrupuleusement matin et soir, la revue de dortoirs qu’effectuaient les officiers et sous-officiers était en elle-même une épreuve. Même grandes ouvertes, les portes et fenêtres n’arrivaient pas à chasser l’odeur repoussante de la transpiration humaine résultant d’un entassement inconcevable.
Le village d’Ahermoumou, triste et morose, n’offrait pas la moindre attraction et tout le monde trouvait les 48 heures de permission que le directeur consentait aux élèves, deux fois par mois, insuffisantes par rapport au rythme infernal des programmes et à l’intensité accrue des exercices…
Néanmoins, la première année passa sans faits notables.
Vers la moitié de la deuxième année, certains observateurs avertis avaient remarqué que la fougue et l’ardeur du directeur commençaient progressivement à s’émousser... Souvent absent de corps ou d’esprit, il semblait avoir désormais d’autres chats plus importants à fouetter…
Le 3 mars 1971, à l’occasion de la fête du Trône, le commandant fut promu lieutenant-colonel. Il fêta cette promotion en grande pompe et organisa pour toute l’École une soirée gargantuesque animée par les meilleurs cheikhats de l’Atlas. Pour lui rendre la politesse, les officiers l’avaient convié quelques jours plus tard au mess des officiers et lui avaient offert un objet en or massif représentant l’insigne de la casquette et les macarons de son nouveau grade. Ababou, profondément ému, souhaita à ses hommes un futur aussi doré que ses macarons.
L’École annexe de Sefrou organisa également une superbe soirée en l’honneur de son chef à laquelle furent invités aussi tous les cadres de l’École d’Ahermoumou. Lors de sa brève allocution, le directeur, en excellent orateur, promit à ses subordonnés un avenir fabuleux...
Immédiatement après, sans que l’on sût pourquoi, il ordonna à la direction d’instruction d’activer l’exécution des programmes de formation pour les achever avant la fin du mois de mai.
Au début de ce mois, il fit annoncer, par le directeur de l’instruction, qu’à l’occasion de l’anniversaire de l’armée, commémoré le 14 mai, notre École participerait de manière symbolique aux grandes manœuvres militaires qui se dérouleraient à l’échelon de toute l’armée dans la région d’El Hajeb, petite ville située à une trentaine de kilomètres de Meknès.
— En dépit de la mission tout à fait secondaire de notre École dans l’espace et dans le temps, il faut quand même s’entraîner sérieusement pour donner bonne impression le jour « J », avait-il expliqué.
Les programmes des exercices de combat et de tir furent distribués avec le thème général de la grande manœuvre où l’aviation elle-même allait participer. Fait tout à fait bénin et important à la fois, Ababou ordonna à l’officier de tir et ses adjoints d’expérimenter l’efficacité de quelques roquettes américaines dont il avait acquis plusieurs centaines d’exemplaires...
Trois ou quatre jours avant les grandes manœuvres, le directeur envoya un détachement de cadets en tenue de parade à El Hajeb, encadrés par certains officiers et sous-officiers, pour représenter l’École à la prise d’armes qui célébrait la fin des manœuvres.
Le 13 mai 1971, il ordonna la formation de 15 commandos, comprenant chacun une quarantaine d’élèves sous-officiers armés, et d’un groupe dit « plastron », composé uniquement d’officiers et de sous-officiers bons tireurs et doté de plusieurs Jeeps sur lesquelles étaient montées des armes lourdes telles que les mitrailleuses 12,7, le canon 75 sans recul, le FM 24/29 et l’AA 52. Leur mission, ils en étaient convaincus, consistait à jouer un rôle symbolique dans les grandes manœuvres. Mais la vérité était tout autre...
Alors que, vers deux heures du matin, tout ce beau monde s’apprêtait à embarquer dans les véhicules, les commandos pour rejoindre un lieu appelé Ain Chgag, situé entre Fès et El Hajeb, et le « plastron » (groupe qui, dans une manœuvre, simule l’ennemi) pour se diriger vers la ville d’El Hajeb, le directeur d’instruction, contacté par le lieutenant-colonel, entra précipitamment au mess des officiers pour annoncer qu’un changement d’horaire et de destination était intervenu dans le programme : l’opération prévue à Ain Chgag serait remplacée par des exercices de combat dans la région de Sefrou, et le départ retardé jusqu’à 6 heures du matin…
Que s’était-il passé ?
Nous ne sûmes la vérité dans tous ses détails que durant notre procès au Tribunal militaire de Kénitra : sous l’impulsion du général Medbouh, chef de la Maison royale, le lieutenant-colonel M’hamed Ababou projetait avec les 15 commandos de tendre une embuscade au cortège royal qui se dirigerait le jour des manœuvres du Palais royal de Fès vers El Hajeb...
Le « plastron » aurait, lui, pour mission de dernière minute de cerner la tribune d’honneur où seraient installées toutes les têtes dirigeantes du Maroc, de les tenir en respect et d’attendre les ordres ultérieurs. Tout était minutieusement préparé sauf l’imprévu…
Le « cerveau », c’est-à-dire le général Medbouh, qui s’était chargé d’user de toute son influence pour faire annuler le survol traditionnel de l’itinéraire royal par un ou deux hélicoptères de reconnaissance, s’était trouvé confronté à une opposition farouche de la part de certains responsables de la sécurité royale, étonnés – rapportait-on – par l’attitude du général.
Pour éviter tout soupçon, celui-ci contacta immédiatement Ababou et lui ordonna tout bonnement d’ajourner l’opération. Ce n’était bien entendu que partie remise…
Après les grandes manœuvres du 14 mai, les programmes d’instruction terminés plus tôt que de coutume, l’école s’est trouvée pour une fois sans activité. Pour ne pas laisser ses hommes se morfondre dans la lassitude et l’angoisse de l’attente des vacances, Ababou trouva immédiatement un palliatif : préparer des numéros pour la nuit des FAR. Cette soirée se célébrait en commémoration de la création de l’armée et se caractérisait par l’exécution, devant le roi et les généraux, de certains exercices de force et par la présentation de quelques numéros spectaculaires. L’École s’entraîna matin et soir pour préparer une gigantesque pyramide humaine, appelée à se former en un temps record.
Mais la rumeur d’une nouvelle manœuvre, cette fois-ci à Ben Slimane, commençait à courir avec insistance.
Vers le 8 juillet, une colonne de camions Saviem, estimés à plus d’une vingtaine, arriva d’Ain Harrouda (village à mi-chemin entre Casablanca et Mohamedia, où était installé le Bataillon royal de matériel, le BRM).
Le 9 juillet au matin furent distribuées les listes de 25 commandos et d’une unité appelée « section spéciale ». Chaque commando, coiffé par un officier secondé par un sous-officier, comprenait une quarantaine de cadets, amalgame d’élèves de première, deuxième et troisième années. La section spéciale, quant à elle, était constituée uniquement d’officiers et de sous-officiers.
L’après-midi se passa dans un remue-ménage intense : armement, munitions, matériel et repas froids étaient généreusement distribués. Fait marquant, dans ce branle-bas original, qui ne manqua pas de susciter une sorte d’étonnement chez certains officiers anciens, les munitions étaient belles et bien réelles... Une manœuvre exécutée par des novices avec des balles et des grenades réelles ? La question effleura bien l’esprit de quelques-uns, mais sans jamais les troubler. Des explications plausibles pouvaient facilement dissiper le doute naissant. N’avions-nous pas manœuvré à Oujda avec des munitions réelles ?...
Vers 18 heures, toute l’École était rassemblée sur l’immense place d’armes dans un ordre impeccable. Chaque commando, armé jusqu’aux dents, était aligné devant son camion, prêt à y embarquer au premier ordre. Le personnel de la section spéciale se tenait également dans un garde-à-vous impeccable à côté des Jeeps qui transportaient les impressionnants canons 75 sans recul, les mitrailleuses antiaériennes 12,7, les autres mitrailleuses FM et AA 52. Tout le monde attendait comme sur le pied de guerre...
Le directeur arriva de Fès vers 18 h 30, en tenue militaire, et accompagné par un civil de petite taille vêtu d’une veste chemise et d’un pantalon, le tout kaki. Ababou passa sa troupe en revue et, sur son ordre, un embarquement rapide fut exécuté devant lui pour tester le niveau de préparation de ses soldats. Apparemment satisfait, il ordonna aux chefs de rompre les rangs, se dirigea vers la salle d’honneur en compagnie de l’inconnu et demanda aux officiers de le suivre.
Sur le seuil de la superbe et grande salle d’honneur, l’inconnu s’était arrêté de façon à se faire remarquer par tous les officiers qu’il dévisageait au passage avec un large sourire charmeur qui rappelait étrangement celui du lieutenant-colonel.
Lorsque le dernier officier fut entré, le directeur promena sur son auditoire un regard scrutateur et déploya ses talents d’orateur pour cet énigmatique discours (je dois préciser ici que je ne prétends pas rapporter ses propos mot à mot, mais je peux affirmer cependant que certaines de ses phrases sont restées incrustées à jamais dans ma mémoire) :
— Messieurs, je vous ai réunis aujourd’hui pour vous féliciter et vous remercier pour les efforts que vous avez déployés avec moi à l’École. Nous avons toujours travaillé dans un climat d’entente et de respect mutuel. Il est temps que vous me prouviez que vous êtes à la hauteur de la tâche que nous allons exécuter demain. Nous allons en effet partir dès l’aube à Ben Slimane pour effectuer des manœuvres d’une durée de 48 heures. Normalement, cette mission aurait dû être exécutée par une brigade des Forces armées royales, mais je suis intervenu auprès des généraux pour que l’honneur de cette mission revienne à notre École. J’attends donc que vous vous montriez à la hauteur et que vous ne déceviez pas la confiance que je vous porte. Si quelqu’un ne se sent pas capable de remplir cette tâche, ou n’a pas le désir d’être parmi nous, qu’il le dise maintenant et je le dispenserai sans la moindre rancune. Y a-t-il des questions ?
L’aspirant Raïss, connu pour sa curiosité, leva le doigt comme à son accoutumée :
— Mon colonel, pouvez-vous nous dire quelle sera exactement notre mission ?
— Je n’en sais pas plus que vous. C’est une affaire de généraux. D’ailleurs, demain, en cours de route, nous trouverons un État-Major avancé qui nous fournira davantage de détails, répondit calmement Ababou.
Du seuil de la salle d’honneur, le petit homme habillé en kaki écoutait attentivement le discours du colonel et, comme à l’entrée, il resta sur place pour dévisager en souriant chaque officier qui sortait. Certains anciens nous informèrent par la suite qu’il n’était autre que le lieutenant-colonel Mohamed Ababou, le frère aîné de M’hamed.
Au mess, les commentaires des officiers rassemblés ici et là en petits groupes battaient leur plein ; chacun, selon son interprétation et son analyse, essayait de donner un sens à ce discours pour le moins énigmatique.
À l’instar de la société marocaine, l’armée et notre école en particulier étaient divisées en trois tendances : les monarchistes, qui n’auraient pas imaginé une seconde qu’il pût y avoir des êtres assez « vils » pour vouloir attenter à la vie du monarque ; ceux que la politique n’intéressait ni de près ni de loin et qui ignoraient jusqu’au nom de la plupart des ministres de leur gouvernement ; et enfin quelques « politiques » qui nourrissaient une certaine aversion pour la classe dirigeante et se permettaient parfois de proférer entre eux des critiques acerbes contre les hommes du régime. Ce fut évidemment parmi ces derniers et, comme on peut aisément l’imaginer, avec une très grande prudence de langage que furent avancées certaines suggestions.
— Cette manœuvre précipitée à Ben Slimane et avec des munitions réelles n’augure rien de bon ! dit l’un des camarades.
— Bah ! Pourquoi tu te fais tant de soucis ? Un militaire n’a pas à se poser de questions. Il est là pour obéir, un point c’est tout ! rétorqua un autre, décontracté.
— Selon moi, il ne peut probablement s’agir que d’éléments subversifs qui comptent déstabiliser le pays. D’ailleurs le procès des militants de l’UNFP est en cours à Marrakech…, rassura un troisième.
Un lieutenant, un passionné de romans policiers, qui passait pour être l’un des cadres les plus intelligents, s’adressa à son groupe, feignant l’indifférence :
— Ce n’est pas la peine de vous creuser la tête ! Mes chers amis, demain In châa Allah, nous allons faire tout bonnement un coup d’État !
— Tu as l’imagination trop fertile, toi ! ironisèrent plusieurs camarades à la fois.
En plein dîner, quelques instants plus tard, à l’une des tables où le bruit des couteaux et des fourchettes l’emportait souvent sur celui des discussions, le médecin de l’École, le lieutenant Fortas, un coopérant français au caractère très réservé, s’adressa à ses voisins d’une voix à peine audible :
— Savez-vous où vous allez demain ?
— Effectuer une manœuvre de 48 heures à Ben Slimane, répondit machinalement un officier entre deux bouchées.
Le médecin, qui avait de nature un visage étrangement pâle et qui souriait très rarement, fit exception cette fois-ci et plissa énigmatiquement les lèvres :
— Non monsieur, demain vous allez effectuer un coup d’État !
— Comment le savez-vous donc ? s’étonna son interlocuteur.
— Dans Jeune Afrique, j’ai suivi suffisamment de coups d’État effectués en Afrique noire. Et aujourd’hui tous les indices sont là pour démontrer que j’ai raison.
— Rassurez-vous, mon lieutenant, notre pays est loin de connaître les troubles qui accablent en permanence les pays africains.
Avant d’arriver au mess, Fortas avait déjà évoqué ce sujet avec un autre officier qui l’avait écouté poliment sans jamais lui prêter le moindre intérêt.
En raison de certains imprévus, l’énorme convoi qui devait quitter l’École à deux heures du matin prit presque deux heures de retard. Le capitaine M’hamed Chellat, l’ex-directeur d’instruction d’Ahermoumou, récemment diplômé de l’École d’État-Major, fut appelé par Ababou qui lui confia jusqu’a une distance non précisée le commandement de toute l’École.
Ainsi, dans une aube naissante, les Jeeps de la section spéciale, phares allumés, roulaient doucement en tête avec un ronronnement monotone, suivies par les camions « Saviem », lesquels, bâches fermées, transportaient des cadets qui en profitaient pour se replonger dans un sommeil brutalement interrompu.
Tout annonçait que la chaleur serait plus qu’infernale : cette lune étincelante, ce ciel découvert, ce petit vent chargé d’une haleine chaude et même ces malheureux insectes nocturnes qui venaient s’écraser contre les vitres, hypnotisés par les faisceaux lumineux des véhicules, prélude à un atroce carnage...
Avec une lenteur d’escargot, le convoi traversa sans encombre la ville de Fès à peine éveillée, puis, à sa sortie, au carrefour de Douiyat, il prit la route de droite menant à Kénitra par le col de Zagota. Sous un soleil torride et après de longues heures de route, le convoi arriva à Kénitra, longea sa rive ouest et s’engagea sur la route de Rabat pour s’arrêter finalement à Sidi Bouknadel, village situé à une quinzaine de kilomètres au nord de la capitale.
Le directeur de l’École, vêtu d’une chemisette à fleurs et d’un pantalon gris à pattes d’éléphant, selon la mode en vogue à l’époque, nous attendait en compagnie de son frère Mohamed et de plusieurs personnes inconnues, légèrement vêtues elles aussi – nous saurons par la suite qu’elles n’étaient autres que le colonel Abdellah El Kadiri, les commandants El Mnouer, Miles, El Maki, El Brigui, et un gradé de la police nommé El Fettouhi. Ces gens formaient donc le fameux État-Major avancé dont Ababou nous avait parlé la veille. Cet étrange État-Major en chemisettes à fleurs allait nous préciser les objectifs d’une mission très importante qui « devait normalement être exécutée par une brigade des FAR... »
En plus de ces officiers, il y avait là le sergent-chef Abdellaziz Ababou, frère du directeur et comptable à l’État-Major général de Rabat, et l’aspirant Ahmed Mzireg, beau-frère du général Medbouh, qui nous étaient également inconnus jusqu’à cet instant.
Le directeur ordonna une pause pour permettre à ses hommes de descendre prendre leur repas froid sous l’ombrage des eucalyptus bordant la route. Après quoi, il appela dans un petit boqueteau tous les chefs de commandos et les officiers de la section spéciale, puis, en présence de « l’État-Major avancé » qui restait légèrement en retrait, il fit former autour de lui un demi-cercle et entama son discours dans un calme imperturbable, comme un chef expliquant à ses hommes le déroulement d’un exercice banal :
— Messieurs, notre mission consiste à encercler des bâtiments, à Skhirat, occupés par des éléments subversifs. Il faut absolument fermer toutes les issues, faire sortir tous les étrangers des rangs pour les faire monter dans les camions. Ne laissez surtout personne s’échapper et, en cas de force majeure, tirez sur les récalcitrants !
Pour mieux décrire la mystérieuse mission, Ababou, à l’aide d’un rameau, dessina sur le sable deux rectangles espacés avec des issues et des sentiers. Il continua paisiblement :
— Voici les deux bâtiments, notre convoi va désormais se diviser en deux. Moi, je prendrai le commandement du premier et j’investirai les lieux par la porte sud qui donne vers Casablanca. Le deuxième convoi, lui, sera commandé par mon frère et rentrera par la porte nord qui donne vers Rabat. Je vous rappelle que d’autres unités des FAR interviendront au même moment dans des lieux différents. Vous êtes des officiers et vous devez comprendre ! Relevez donc les bâches de vos camions et ordonnez à vos hommes d’engager les chargeurs. Quant aux responsables des armes lourdes, qu’ils préparent les bandes ! Messieurs, d’ici jusqu’à Rabat, nous allons nous déplacer dans une zone d’insécurité, préparez-vous à la guerre ! Vous pouvez disposer !
Abasourdis, les traits tirés et la tête bouillonnante d’interrogations, les officiers se précipitèrent vers leur unité pour transmettre les ordres et reprendre rapidement la route.
Ababou ordonna alors à l’officier de matériel, l’adjudant-chef Abou El Mâakoul, surnommé El Khadir, de distribuer aux officiers supérieurs de « l’État-Major avancé » un treillis chacun, une casquette KF et un pistolet-mitrailleur de marque française (PM MAT 49) avec deux chargeurs.
Lorsque ceux-ci prirent place dans les Jeeps, lui-même enfila rapidement un treillis et s’installa dans sa DS noire au toit blanc pour prendre la tête du convoi. Derrière lui suivait immédiatement le colonel El Kadiri dans sa Mercedes, son frère, le lieutenant-colonel Mohamed, étant monté dans la première Jeep du deuxième convoi.
« Des éléments subversifs... Vous êtes des officiers et vous devez comprendre ! » Ces phrases ambiguës qui autorisaient toutes les suppositions avaient plongé les officiers dans un océan d’incertitude et de doute. Quels éléments subversifs ? Et comprendre quoi ? Une mission militaire, on nous l’avait appris à l’Académie et nous-mêmes l’avions fait apprendre à nos élèves, doit être claire, nette et précise. Celle-ci se présentait comme un jeu de devinette dans lequel nous n’avions pas droit à l’erreur. Le directeur n’avait-il pas précisé que nous devions comprendre ?