À ma mère et à mes deux pères
&
à Katherine Porterfield
Nous avions donné un nom à quelques-unes des maisons dans lesquelles ils nous avaient enfermés. Nous étions restés plusieurs mois d’affilée dans certaines, quelques jours ou quelques heures dans d’autres. Il y avait eu tout d’abord la Maison de l’Artificier, puis celle de l’Électricité. Puis ce fut la Maison de l’Évasion, une petite construction en béton où il nous arrivait parfois d’entendre par la fenêtre des échanges de tirs, mais aussi la voix proche, douce et tendre d’une femme chantonnant pour son enfant. Après notre tentative d’évasion, nous avions été transférés de manière précipitée dans la Maison Kitsch, avec son boudoir au couvre-lit fleuri et à la coiffeuse en bois garnie de bombes de laque ou de gel coiffant parfaitement alignées – une pièce dans laquelle, à en juger par les protestations de la femme cantonnée dans sa cuisine, nous n’étions pas censés nous trouver.
Quand ils nous transféraient d’une maison à une autre, ils le faisaient toujours avec nervosité, en silence, généralement aux heures les plus calmes de la nuit. Assis à l’arrière d’un break Suzuki, nous roulions sur des rues pavées avant de faire une brusque embardée sur une piste de sable traversant un désert planté de rares acacias, jalonnée de quelques villages endormis dans l’obscurité, sans jamais savoir où nous nous trouvions. Nous passions devant des mosquées, longions des marchés nocturnes éclairés à la bougie et croisions des paysans menant leurs chameaux par le licol, mais aussi des groupes d’hommes jeunes, pour certains armés d’AK-47, rassemblés autour de feux de camp établis en bord de piste. Ces hommes n’auraient sans doute rien remarqué s’ils nous avaient prêté une quelconque attention. À l’instar de nos ravisseurs, nous devions porter des chèches de manière à couvrir nos visages, rendant impossible toute identification.
Les maisons qui nous étaient affectées étaient pour la plupart des bâtiments abandonnés dans des villages reculés où nous tous – Nigel et moi, ainsi que les huit jeunes hommes qui nous gardaient et leur capitaine plus âgé – resterions invisibles. Toutes ces maisons possédaient un mur d’enceinte, en béton ou en tôle ondulée, doté d’un portail qui fermait à clé. Quand nous arrivions dans un nouvel endroit, le capitaine bataillait avec son nouveau jeu de clés, puis les garçons – comme nous les appelions – nous poussaient à l’intérieur sous la menace de leurs armes avant de choisir les pièces dans lesquelles ils nous enfermeraient. Ils répartissaient ensuite les autres pièces selon les fonctions qu’elles occuperaient – salle de repos, salle de prière, salle à manger, sanitaires. Ils sortaient parfois prendre l’air ou s’entraîner à la lutte dans la cour.
Il y avait Hassam, l’un des garçons, qui faisait les courses ; Jamal, qui s’aspergeait d’eau de Cologne et rêvait de la jeune fille qu’il allait épouser, et il y avait Abdullah, qui ne pensait qu’à se faire exploser dans un attentat suicide. Il y avait aussi Youssouf, Yahya et Mohammed le Jeune. Mais il y avait surtout Adam, qui téléphonait à ma mère au Canada et la terrorisait en proférant des menaces, ainsi que Mohammed le Vieux, qui gérait les questions financières et que nous avions surnommé Donald Trump. Il y avait encore l’homme que nous appelions Skids, qui m’avait emmenée une nuit dans le désert et m’avait regardée d’un air impassible pendant qu’un autre homme appuyait la lame d’un couteau sur ma gorge. Enfin, il y avait Roméo, dont le dossier d’inscription avait été accepté dans une université newyorkaise, mais qui comptait d’abord faire de moi son épouse.
Cinq fois par jour, nous nous agenouillions pour prier, chacun se raccrochant à un idéal secret, à une vision paradisiaque hors d’atteinte. Je me demandais parfois s’il n’aurait pas mieux valu que Nigel et moi n’ayons jamais été amoureux, que nous ayons été des étrangers l’un pour l’autre. Je connaissais la maison dans laquelle il vivait, le lit dans lequel il dormait, je connaissais sa sœur, ses amis au pays. Je pouvais ressentir tout ce qui lui manquait et cela ne faisait qu’accroître mon propre dénuement.
Quand les échanges de coups de feu ou les explosions de grenades entre milices adverses devenaient trop assourdissants, trop proches, les garçons nous chargeaient à nouveau dans le break Suzuki, passaient quelques coups de fil et nous conduisaient dans une autre maison.
Certaines contenaient encore les traces des familles qui les avaient occupées – un jouet d’enfant abandonné dans un coin, une vieille casserole, un tapis moisi roulé par terre. Il y eut la Maison des Ténèbres, dans laquelle des choses terribles se produisirent, puis la Maison de la Brousse, qui semblait se trouver au bout du monde en rase campagne, et la Maison Positive, qui évoquait une maison de maître, et dans laquelle les choses semblèrent très brièvement pouvoir s’améliorer.
À un moment, nous fûmes transférés au premier étage d’un immeuble de bureaux, au cœur d’une ville du Sud où nous entendions résonner les klaxons des voitures et les appels à la prière. Nous sentions l’odeur de la chèvre grillant sur la broche des vendeurs de rue. Nigel, dont le visage émacié était alors mangé par une barbe épaisse, pouvait contempler par la fenêtre de sa chambre un morceau d’océan Indien, un lointain ruban d’eau turquoise. La proximité de cette eau, comme celle des voitures ou des habitants qui faisaient leurs courses, était à la fois réconfortante et déprimante. Si nous parvenions à nous échapper de nouveau, nous ignorions si nous pourrions trouver de l’aide ou nous faire capturer par quelqu’un qui nous considérerait de la même façon que nos ravisseurs – pas seulement comme des ennemis, mais comme des ennemis susceptibles de rapporter de l’argent.
Nous faisions l’objet d’une transaction internationale aussi désespérée qu’hypocrite. Nous étions mêlés à une guerre sainte. Nous n’étions qu’une facette d’un problème bien plus vaste. Je m’étais fait la promesse d’accomplir certaines choses si jamais je m’en sortais. Emmener Maman en voyage. Faire quelque chose de bien pour les autres. Me faire pardonner. Trouver l’amour.
Nous étions cachés aux yeux du monde, à la fois proches et hors d’atteinte. C’est pourquoi je finis par me dire que cette histoire pourrait ne jamais être racontée, qu’elle finirait par s’arrêter brusquement, comme un torrent subitement tari. Ce fut là, alors que nous étions enfermés dans ce lieu inconnu et misérable au cœur de la Somalie, que j’acquis la certitude que personne ne nous retrouverait jamais.
Enfant, j’avais confiance dans ce que je connaissais du monde. Le monde ne me semblait ni laid ni dangereux, mais plutôt étrange, mystérieux, et si beau que vous aviez envie de l’encadrer. Je l’avais découvert à travers les photographies et les couvertures glacées d’une pile de magazines, des vieux numéros du National Geographic que j’avais achetés vingt-cinq cents l’exemplaire dans une bouquinerie en bas de ma rue. Je les rangeais sur ma table de nuit, à côté de mon lit. Je m’y plongeais en cas de besoin, quand l’appartement dans lequel nous vivions devenait trop bruyant. Le monde m’y arrivait alors sous la forme d’une vague argentée venant se briser sur une promenade de La Havane ou celle de sommets immaculés dans l’Annapurna. Il se dévoilait au Congo sous l’apparence de chasseurs pygmées armés d’arcs avant d’adopter la géométrie verdoyante d’un jardin de thé de Kyoto. Il pouvait aussi prendre la forme d’un catamaran aux voiles jaunes fendant un océan Arctique balayé par la tempête.
J’avais neuf ans et je vivais dans une ville qui portait le nom du lac qu’elle bordait, Sylvan Lake. Le lac s’étirait sur une dizaine de kilomètres, une entaille du pléistocène dans une grande prairie mordorée de l’Alberta, au Canada – au nord de la métropole de Calgary, au sud des champs pétrolifères de la région d’Edmonton, à plus de 150 kilomètres à l’est des Montagnes rocheuses – un véritable trou perdu au milieu de nulle part. En juillet et en août, les touristes venaient naviguer sur les eaux calmes du lac et y jeter leurs lignes de pêche depuis les pontons de leurs villas. Il y avait une petite marina au centre-ville, à côté d’un phare au toit rouge, et un petit parc d’attractions dans lequel les vacanciers pouvaient dévaler un toboggan aquatique géant ou traverser un labyrinthe formé de plaques de contreplaqué peintes de couleurs vives. Les rires des enfants et les grondements des moteurs de bateaux résonnaient à travers la ville tout au long de l’été.
Nous venions d’arriver à Sylvan Lake. Ma mère, qui s’était séparée de mon père quelques années plus tôt, était partie, avec mes deux frères et moi, de Red Deer, la petite ville dans laquelle nous avions toujours vécu, à quinze minutes de Sylvan Lake par la route. Russell, le compagnon de ma mère, était venu avec nous, de même que son plus jeune frère, Stevie. Des oncles, des cousins ou d’autres frères ainsi que des cousins plus éloignés s’arrêtaient parfois chez nous pour fêter leur dernier salaire, avant de finir par s’incruster pendant plusieurs jours en campant dans notre salon. Je me rappelle leurs visages hâlés saisis par le sommeil et leurs bras fins pendant le long de nos fauteuils. Ma mère qualifiait Russell et les membres de sa famille de « locaux », mais, en ville, les gens les appelaient plutôt « Indiens ».
Notre bâtiment aux murs chaulés comptait quatre étages aux balcons de bois sombre, surmontés d’une toiture à deux pans. Les lucarnes de notre appartement situé au sous-sol, petites et étroites, ne laissaient pénétrer quasiment aucune lumière du jour. Une benne à ordures municipale de couleur verte trônait en permanence dehors, sur l’aire de parking. Ma mère, une fan de tout ce qui brillait et paraissait exotique, avait accroché un rideau de douche turquoise dans notre nouvelle salle de bains et recouvert son lit d’une couverture aux motifs éclatants. Elle avait installé son vélo d’intérieur dans le salon, à côté du canapé marron.
Ma mère attirait les regards. Elle était grande et fine, avec de hautes pommettes et des cheveux noirs bouclés qui flottaient autour de ses oreilles. Elle avait de grands yeux noisette qui laissaient transparaître une certaine fragilité, comme si on pouvait facilement la persuader ou la dissuader de faire quelque chose. Cinq jours par semaine, elle enfilait une robe blanche au liseré rouge et retournait à Red Deer pour travailler derrière la caisse enregistreuse d’une épicerie Food City. Elle revenait régulièrement avec une cargaison de jus de fruits de marque générique, achetés avec ses bons de réduction, que nous entassions dans le congélateur et que nous mangions à la petite cuillère au retour de l’école. Parfois, elle revenait avec un assortiment de pâtisseries invendues dans leurs emballages plastiques, ou des pains aux raisins et des éclairs ramollis après une journée passée dans la vitrine. À d’autres moments, elle nous ramenait des cassettes vidéo de location que nous ne rendions jamais.
Russell travaillait par intermittence, signant des contrats de travail de quelques semaines ou de quelques mois en tant qu’élagueur pour une entreprise nommée High Tree pour laquelle il tronçonnait les branches qui poussaient trop près des pylônes électriques bordant les routes étroites. Il était maigre, ses cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules étaient ornés de plumes sur les côtés. Quand il ne travaillait pas, il portait de fines chemises de soie violettes ou turquoise. Sur son avant-bras gauche, un tatouage artisanal représentait un oiseau bleu aux ailes déployées, sans doute un aigle ou un phénix. La silhouette de l’oiseau avait commencé à s’estomper pour ne plus former qu’une bavure bleu pâle sur sa peau, comme si le tatouage était celui d’un homme plus âgé. Il n’avait pourtant que vingt et un ans, tandis que ma mère en avait déjà trente-deux.
Nous avions fait la connaissance de Russell plusieurs années avant qu’il ne devienne le petit ami de ma mère, alors qu’il avait treize ans et que nos familles s’étaient croisées à la suite d’une conjonction de déveine et de générosité chrétienne. Il avait grandi dans une réserve indienne, la Sunchild First Nation. Il avait perdu son père assez jeune et sa mère était morte dans un accident de voiture. Les parents de ma mère, qui vivaient à une heure de route de la réserve et géraient un camp de vacances pentecôtiste pour les gamins des réserves, avaient fini par jouer le rôle de famille d’accueil pour Russell et ses quatre petits frères. Ma mère et ses frères et sœurs avaient déjà quitté le nid familial à cette époque-là, et ces enfants indiens donnaient à mes grands-parents une nouvelle chance d’élever des enfants.
Mon grand-père était soudeur et ma grand-mère vendait des Tupperware – plus de Tupperware, en réalité, que n’importe qui d’autre dans l’Alberta, avec des ventes record pour toute la région et même une camionnette flanquée du logo de la société pour le prouver. Pendant des années, ils emmenèrent Russell et les autres garçons à l’église et les poussèrent jusqu’au bout de leur cycle secondaire. Ils les accompagnèrent à leurs entraînements d’athlétisme, à leurs compétitions de hockey ou aux cours de tissage du Centre culturel indien.
Quand les garçons se bagarraient, ma grand-mère soupirait et leur criait d’aller régler cela dehors. Elle leur pardonnait quand ils lui chipaient de l’argent. Elle leur pardonnait encore quand ils la traitaient de tous les noms. Les garçons devinrent des adolescents, puis de jeunes hommes. L’un d’eux poursuivit ses études à l’université ; les autres échouèrent quelque part entre la réserve et Red Deer. Ce que personne ne vit venir, ce que Dieu lui-même n’aurait jamais pu prévoir, c’est qu’au fil de ses passages à la ferme de ses parents, pour de simples visites ou des repas de famille, ma mère, avec ses trois jeunes enfants et son mariage au bord de l’implosion, tomba amoureuse de Russell.
Elle l’appelait Russ. Elle lui lavait son linge. Elle aimait l’embrasser en public. De temps à autre, il lui offrait des roses. Petite, je le considérais comme une sorte de cousin, mais désormais, alors qu’il était passé directement de la maison de mes grands-parents à la mienne, je ne voyais plus les choses de la même façon. Il était pour moi une sorte d’être hybride, moitié enfant et moitié adulte, moitié cousin et moitié intrus. Il faisait ses enchaînements de kickboxing dans notre salon et mangeait ses chips sur notre canapé. De temps en temps, il achetait des petites peluches pour mon petit frère et moi.
« Une drôle de petite famille », résumait ma grand-mère. Mon frère aîné, Mark, exprimait les choses d’une autre manière. « Une petite famille de tordus », disait-il.
J’étais allée plusieurs fois à la réserve Sunchild afin de rencontrer les proches de Russell, en dépit des protestations de mon père, qui trouvait cet endroit dangereux, mais qui n’avait plus guère son mot à dire. Les cousins de Russell vivaient dans des petits pavillons tous identiques, construits le long de pistes de terre. Au cours de mes visites, nous mangions des galettes de bannock, une sorte de pain frit, tendre et sucré, et faisions les quatre cents coups avec des enfants qui n’allaient jamais à l’école et buvaient des canettes de bière cachées dans des sacs en papier. Il me semble me souvenir que toutes les façades des pavillons portaient des traces de coups de poing. Il m’était facile de reconnaître la forme de ces petits cratères car Russell avait pour habitude, lui aussi, de passer sa colère sur les cloisons de notre appartement.
Le mode de vie qu’entretenait ma mère avec Russell aurait pu être perçu comme une sorte de « Allez tous vous faire foutre » adressé aux enfants blancs avec lesquels elle avait fréquenté le lycée de Red Deer, et dont la plupart vivaient toujours dans le coin. Ma mère avait quitté la maison familiale à seize ans, et à vingt ans elle était tombée enceinte de Mark. Son aventure avec Russell avait donné un tout autre relief à sa vie. Il était jeune et plutôt beau garçon, originaire d’un endroit que les gens considéraient comme sauvage et étrange, bien que sale et pauvre. Ma mère portait des boucles d’oreilles décorées de plumes et roulait en ville dans sa petite voiture blanche avec un dream catcher1, orné lui aussi de plumes, accroché au rétroviseur.
Il faut aussi préciser que mon père, son amour de jeunesse, cet homme qui tenait ses bébés dans ses bras sur les photos prises à la maternité, lui avait récemment annoncé qu’il était homosexuel. Perry, un jeune homme dans la fleur de l’âge, souriant, la barbe bien taillée, avait emménagé depuis peu dans la maison de mon père. Quand nous leur rendions visite, Perry nous emmenait nager à la piscine municipale pendant que mon père, qui n’avait jamais cuisiné de sa vie, nous préparait des dîners de célibataire. Il enroulait des tranches de jambon avant de les transpercer d’un cure-dents pour les maintenir en place, puis il disposait tout autour sur l’assiette quelques tranches de fromage et des branches de céleri, avec un morceau de pain en guise de bouquet final. Il ne lui restait plus ensuite qu’à poser les quatre assiettes sur la table – avec les quatre familles d’aliments dûment représentées.
Mon père avait commencé à se forger une nouvelle vie. Il recevait à dîner avec Perry et s’était inscrit à l’université pour devenir aide-soignant et s’occuper des personnes souffrant de troubles mentaux et d’addictions diverses. De son côté, ma mère travaillait également à sa propre résurrection. Elle dévorait des livres d’épanouissement personnel et regardait l’émission Oprah Winfrey Show2 durant ses jours de repos.
Le soir, Russell se versait une rasade de whisky dans un grand gobelet en plastique pendant que ma mère, allongée dans le canapé, les pieds reposant sur les genoux de Russell, regardait la télévision. Assez souvent, Russell pointait un index vengeur en direction du téléviseur, généralement au moment où un flic séduisant ou un jeune père aux cheveux ébouriffés faisait son apparition à l’écran. Il s’exclamait alors : « Tu le trouves à ton goût, ce mec, pas vrai, Lori ? »
C’était un signal que nous reconnaissions tous.
« Je parie, poursuivait-il, les yeux rivés sur ma mère, que tu rêverais d’être avec un mec comme ça. »
Une pause. Le visage de l’acteur sur l’écran semblait alors, un court instant, se métamorphoser jusqu’à prendre un air plus agressif et hargneux.
« Pas vrai, Lori ? C’est ça que tu penses, hein ? »
Ma mère prenait bien soin de répondre gentiment. Il lui avait déjà fracturé plusieurs os. Il l’avait déjà frappée au point de l’envoyer à l’hôpital pour plusieurs jours. Tandis que nous autres enfants gardions les yeux braqués sur l’écran et que l’atmosphère se chargeait de tension, ma mère posait la main sur le bras de Russell et le pressait tendrement.
« Non, mon chéri, répondait-elle alors. Bien sûr que non. »
*
Mon frère Mark, treize ans, n’était jamais à court d’idées. Les yeux bleus, les cheveux en bataille, il portait un vieux jean délavé qu’il quittait rarement. C’était un garçon solitaire qui aimait vadrouiller, l’heureux propriétaire d’une fronde en plastique. Mon petit frère, Nathaniel, six ans, souffrait quant à lui d’un kyste sur la paupière inférieure droite qui lui donnait un regard maléfique. Ma mère et Russell l’adoraient et l’appelaient « Bonhomme » ou « Petit bonhomme ». La nuit, il s’endormait dans son lit sous le mien, en serrant dans ses bras son lapin en peluche.
C’est Mark que je suivais partout, telle la petite annexe amarrée derrière son voilier.
« Vise-moi ça », me dit-il un jour après l’école, alors que nous nous trouvions devant la grande benne à ordures verte en face de notre appartement. C’était un chaud après-midi de début d’automne, quelques semaines après notre emménagement à Sylvan Lake. Je me trouvais alors en CM1 tandis que Mark venait d’entrer en cinquième. Ni lui ni moi n’avions beaucoup d’amis. Les enfants du coin nous avaient tout de suite catalogués comme étant pauvres et sans intérêt.
Mark agrippa le rebord de la benne pour s’y hisser, puis il passa une jambe par-dessus et se laissa retomber à l’intérieur. Quelques secondes plus tard, il réapparaissait, le visage tout rouge, la main serrant une bouteille de bière vide. Il l’agita devant mes yeux. « Viens, Amanda, me lança-t-il, il y a du fric à se faire ! »
Notre benne à ordures, qui était vidée chaque mercredi avec le passage du camion-benne, servait de réceptacle pour toutes les poubelles du quartier. Mais elle devint aux yeux de mon frère l’équivalent d’une piscine de country-club. Même aux jours les plus frais d’octobre, l’intérieur de la benne était tiède et humide comme un tas de feuilles mortes, si ce n’est qu’elle dégageait aussi une odeur de lait caillé. Nous prîmes ainsi l’habitude de plonger dans cette mer de sacs poubelle souillés par les liquides gras ou les ordures qui s’en échappaient, nos voix résonnant sur les parois métalliques. Mark déchirait les sacs pour en extirper des canettes ou des bouteilles qu’il entassait sur le carré d’herbe devant notre appartement, ou pour y dénicher de vieilles pièces de monnaie perdues, des bâtons de rouge à lèvres usagés, des flacons de pilules ou des feutres qu’il fourrait dans sa poche arrière ou qu’il me lançait. Un jour, il me tendit un vieux pull-over rose à ma taille avec un petit haussement d’épaules indigné. « Bon Dieu, il y a vraiment des gens qui débloquent. »
Nous fourrions ensuite nos trouvailles dans de grands sacs plastiques de supermarché et, dans des odeurs de nourriture avariée et de lait caillé, nous les transportions jusqu’à un comptoir de recyclage. Vingt canettes nous rapportaient un dollar. Un sac plastique Food City pouvait contenir quinze canettes. Un sac x 15 canettes x 5 cents = 75 cents. Ce qui faisait 1,50 dollar pour deux sacs, 3 dollars pour quatre sacs. Après, nous divisions par deux – la moitié pour Mark, l’autre moitié pour moi. Cela valait bien n’importe quelle leçon de mathématiques de cinquième. Là où nous nous faisions le plus d’argent, c’était avec les sixties, ou sixty pounders – termes empruntés à Russell et désignant les bouteilles d’alcool de 1,75 litre, qui nous rapportaient facilement 2 dollars auprès du comptoir de recyclage. À nos yeux, elles valaient de l’or.
Au fil du temps, Mark et moi commençâmes à nous éloigner de notre base pour partir explorer quelques rues plus au nord ou au sud, jusqu’à des impasses où des familles vivaient dans des pavillons plutôt que dans des appartements, afin d’y fouiller régulièrement cinq ou six bennes à ordures. La plupart du temps, des maisons plus cossues allaient de pair avec des détritus de meilleure qualité.
Vous seriez surpris de voir tout ce que les gens étaient capables de jeter à la poubelle, même les plus pauvres. Il était tout à fait possible de trouver une poupée à laquelle il ne manquait qu’un seul bras, ou la vidéocassette d’un excellent film en parfait état. Je me rappelle avoir trouvé un jour un porte-monnaie en cuir, vide, mais avec un joli fermoir doré. Une autre fois, je dénichai un mouchoir en tissu neuf, brodé de personnages de dessins animés. Je les ai conservés tous les deux pendant des années, le mouchoir délicatement plié à l’intérieur du porte-monnaie, afin de garder à l’esprit qu’il restait encore énormément de belles choses à découvrir.
*
Je dépensais presque toujours l’argent gagné au comptoir de recyclage dans une petit bazar situé à côté du lac. La boutique faiblement éclairée vous donnait l’impression de pénétrer dans un terrier de lapin. On y vendait de vieux vêtements, des bibelots en porcelaine et tous les rebuts littéraires abandonnés par les touristes – les gros romans policiers de Tom Clancy ou la production entière de Danielle Steel. Sur une étagère, dans un coin éloigné de la boutique, trônait toute une collection de National Geographic dont on pouvait admirer les tranches jaunes parfaitement alignées.
Fascinée par les couvertures, je rapportais chez moi tous les exemplaires que je pouvais m’offrir. J’achetais aussi bien un numéro consacré aux temples d’Angkor envahis par la jungle que celui qui permettait de découvrir les derniers squelettes arrachés aux cendres volcaniques du Vésuve. Quand le magazine titrait LES FORÊTS SUISSES SONT-ELLES EN DANGER ?, j’éprouvais aussitôt le besoin d’en savoir plus. Je n’irai pas jusqu’à nier que j’étais tout aussi attirée par les magazines de bande dessinée vendus neufs dans un autre coin de la boutique, et plus particulièrement interessée par les habits moulants de la belle Veronica, la jolie queue de cheval de Betty, ou les aventures opposant la sulfureuse fille d’un millionnaire à une rivale aussi honnête que déterminée. C’était un langage que je commençais tout juste à comprendre.
Je rangeais les bandes dessinées dans un tiroir, mais je gardais les National Geographic sur une table dans ma chambre. À la fin novembre, j’avais accumulé une bonne vingtaine de magazines. Parfois, je les disposais en éventail, comme j’avais vu faire sur les tables basses des maisons de certains de mes anciens camarades d’école aisés. Mon oncle Tony – le frère de mon père, le plus riche de la famille – était lui-même abonné au National Geographic. La nuit, dans mon lit superposé, je feuilletais mes magazines page après page, ébahie par tout ce qu’ils me suggéraient du monde. J’y découvrais des cow-boys hongrois, des nonnes autrichiennes, des Parisiennes qui se laquaient les cheveux avant d’aller à une soirée. En Chine, une nomade savait transformer le lait de yack en beurre de yack. En Jordanie, des enfants palestiniens vivaient dans des tentes couleur pomme de terre. Et quelque part dans les montagnes des Balkans, un ours dansait avec un Gitan.
Ce monde-là résorbait l’humidité de la moquette de notre appartement en sous-sol. Il déneigeait le chemin dehors, il chassait les nuages qui encombraient le ciel au-dessus des plaines. Quand un jour une petite fille prénommée Erica hurla dans le couloir de l’école que j’étais une enfant sale, je me contentai de hausser les épaules, comme si cela n’avait aucune importance. Mon plan, c’était de prendre de la distance – avec mon école, avec ma rue, avec toutes les petites filles prénommées Erica.
*
Un soir, juste avant ma rentrée au CM2, Carrie Crowfoot et moi étions sorties nous promener en ville. Carrie était une magnifique Amérindienne de la tribu des Blackfoot, d’un an plus âgée que moi, et l’une de mes rares amies. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux en amande et des cils irrésistibles. Elle était vaguement apparentée à Russell et avait quitté la réserve de Sunchild avec sa mère et ses frères pour venir s’installer à Sylvan Lake. Elle vivait dans une maison non loin du petit bazar que je fréquentais et n’allait jamais à l’école.
Âgée de dix ans et ne possédant pas un sou, Carrie arrivait tout de même à entretenir un style glamour et effronté. Elle s’adressait avec toupet au patron du bazar qui nous vendait des chewing-gums à 5 cents la pièce et se vantait d’avoir cassé la figure à plusieurs gamins de la réserve. Quand elle venait chez moi, elle ne prêtait pas la moindre attention à notre mobilier miteux ou aux cousins de Russell affalés, complètement ivres, dans nos fauteuils. J’avais beaucoup aimé lorsqu’elle avait qualifié d’« excellentes » les nouilles déshydratées que je lui avais préparées, ou, plus récemment, quand elle m’avait éclairée sur le sens du mot « fellation ».
Nous traînions le long de Lakeshore Drive en direction du parc d’attractions. Un vent frais s’était levé sur le lac. Nous étions début septembre. La saison touristique touchait à sa fin. Les trottoirs étaient déserts ; quelques rares voitures filaient à toute allure sur la route. Carrie se plaignait souvent de l’ennui mortel que dégageait Sylvan Lake et m’expliquait alors qu’elle aurait aimé retourner dans la réserve de Sunchild. Elle était jalouse du fait que je puisse passer les weekends chez mon père à Red Deer. J’aurais pu lui répondre qu’il n’y avait là rien d’excitant, mais en vérité je comptais à chaque fois les jours qui me séparaient de la fin de semaine. La maison de mon père avait des murs épais et une luxueuse moquette au sol. J’y disposais de ma propre chambre, avec un couvre-lit marron à froufrous, ainsi que d’un magnétocassette avec des cassettes des New Kids on the Block et même des collections entières de livres pour enfants – Le Club des Baby-Sitters et la série des Sweet Valley Twins. Mais je n’en révélai jamais rien à Carrie.
À la marina, des rangées de bateaux à moteur flottaient, amarrés à leurs pontons. Le parc d’attractions s’était endormi. Les toboggans aquatiques, privés d’eau, se découpaient sur l’horizon rose tels des squelettes de métal.
« Tu as déjà vu ce qu’il y avait dans le parc ? », me demanda Carrie tout en décochant un coup de pied dans un kiosque à billets fermé. Je secouai la tête.
Il ne lui fallut guère de temps pour trouver le moyen de se hisser au sommet d’une benne à ordures avant de se retrouver à califourchon sur le mur du Labyrinthe Fou qui zigzaguait à la manière d’un enclos à bétail à l’une des extrémités du parc. Soudain, elle disparut derrière. J’entendis ses baskets frapper le sol, puis un éclat de rire retentir.
La plupart du temps, j’étais une enfant peureuse. J’avais peur du noir et j’avais peur des inconnus et j’avais peur de me briser les os ainsi que d’aller chez le médecin. J’avais peur des policiers qui venaient parfois chez nous, quand les amis de Russell se faisaient un peu trop bruyants dans notre salon. J’avais peur du vide. J’avais peur de prendre des décisions. J’avais peur des chiens et j’avais peur que l’on se moque de moi. À ce moment précis, je sus avec certitude ce qui allait se passer : craignant que Carrie ne se moque de moi, j’escaladerais le mur, j’aurais le vertige, je tomberais, je me briserais les os. La police viendrait alors – des inconnus, accompagnés de chiens. Bien sûr, tout cela se produirait dans l’obscurité et il faudrait ensuite que j’aille chez le médecin.
Voilà pourquoi ma première intention fut de m’enfuir. Mais il faisait nuit aussi sur le chemin du retour et j’entendais Carrie m’appeler depuis le labyrinthe. Je finis par me hisser sur la benne et grimper sur le mur. Puis je sautai de l’autre côté.
À peine avais-je atterri que Carrie détalait. Ses cheveux semblaient bleutés dans la faible lumière ambiante. Les murs intérieurs du labyrinthe avaient été peints de silhouettes de clowns, de cow-boys et de monstres, toutes sortes de personnages susceptibles d’amplifier la bonne humeur et d’entretenir une légère inquiétude chez des gamins en vacances.
Carrie Crowfoot et moi serions encore amies six mois seulement après cela, jusqu’à ce que sa mère ramène toute sa petite famille à la réserve de Sunchild l’été suivant. Avant que cela ne se produise, j’avais commencé à m’intéresser aux autres enfants de l’école, et à l’école elle-même, jusqu’à être sélectionnée pour faire partie d’un groupe de découverte destiné aux écoliers de niveau avancé. Carrie resterait de son côté une sorte d’anomalie, indifférente à l’école et visiblement dispensée de devoir y aller. Quelques années plus tard, alors que j’allais entrer au lycée, j’entendis ma grand-mère annoncer que Carrie avait eu un bébé. Je ne sus jamais ce qu’il advint d’elle car ma famille finit par rompre tous les liens avec Russell, avec Carrie, et avec tous ceux que nous avions fréquentés à cette époque.
Mais cette nuit-là, dans le labyrinthe, il m’avait été impossible de ne pas la suivre. Nous avions couru et enchaîné les tournants à pleine vitesse avant de nous figer brusquement à chaque fois que nous tombions sur une impasse. Quand j’y repense, je me dis que nous aurions dû glousser, crier tandis que nous courions, enivrées par la confusion du moment. Mais en vérité, nous étions sérieuses, silencieuses, en dehors du crissement de nos baskets sur le sol ou du froissement de nos blousons. Les cheveux de Carrie flottaient dans le vent tandis qu’elle filait entre les chicanes du labyrinthe, toujours sur le qui-vive afin de décider dans la microseconde la direction qu’il faudrait prendre ensuite. Finalement, et malgré tout, alors même que nous avions la tête qui commençait à tourner, égarées dans ce parc d’attractions que nous n’avions jamais fréquenté auparavant, nous finîmes par nous détendre et par oublier qu’il faisait noir et que nous étions entrées là illégalement. Nous finîmes par oublier toutes nos peurs et tous nos cauchemars.
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High Tree, la société pour laquelle travaillait Russell, s’apprêtait à organiser une grande soirée dans un restaurant de Red Deer à l’occasion des fêtes de Noël. Ma mère en avait rêvé pendant des semaines. À la fin de ses journées de travail au supermarché, elle allait admirer les robes du centre commercial de Parkland et étudier tous les modèles qui s’y trouvaient. À la maison, elle nous annonça brusquement qu’elle avait entamé un régime.
Nous installâmes un sapin de Noël dans un coin du salon, un sapin rachitique que ma mère avait acheté sur le parking du supermarché. Elle se rendit ensuite au bureau d’aide sociale de Red Deer et signa une attestation selon laquelle elle avait trois enfants et ne gagnait que sept dollars de l’heure, ce qui lui permit de repartir avec des jouets sans bourse délier. Ils avaient été récupérés et empaquetés par des volontaires qui les avaient ornés de jolis rubans de couleur. Je devinais que deux des paquets présents sous le sapin m’étaient destinés car ils portaient encore l’étiquette « FILLE, ÂGE 9 ANS ».
Quelques jours avant la fête, ma mère alla chez le coiffeur. Elle avait finalement acheté une robe qu’elle avait suspendue dans le placard de sa chambre. C’était une robe noire moirée, et j’avais déjà passé énormément de temps à en caresser l’étoffe.
Nous étions maintenant vendredi soir. Russell s’était douché et avait enfilé un pantalon noir et une chemise à col boutonné. Il se versa un peu de whisky et s’assit sur le canapé avant d’attraper un Nathaniel plutôt turbulent pour le caser sur ses genoux. Stevie, dix-sept ans, le frère de Russell, devait faire office de baby-sitter pour la soirée. Nous attendions maintenant que ma mère soit prête.
L’écho du souffle du sèche-cheveux nous parvenait depuis sa chambre. Mark et Stevie avaient enfourné une cassette dans notre radiocassette et ils en faisaient défiler la bande jusqu’aux titres qu’ils appréciaient tandis que de mon côté, assise par terre, je finissais mes devoirs de mathématiques. Nathaniel, son ours en peluche dans les bras, s’était échappé des genoux de Russell pour aller coller son visage contre l’écran de télévision afin d’essayer d’entendre les dialogues par-dessus le brouhaha ambiant.
Russell se versa un deuxième verre, puis un troisième. Il se cala confortablement dans le canapé, croisa les jambes, puis commença à chanter de manière enjouée « Loooori, LooooRIIII ! ».
Lorsqu’elle apparut dans le couloir, nous ne pûmes nous empêcher de tourner la tête. Sa robe noire, assez courte devant et longue derrière, s’achevait dans une cascade de froufrous qui venaient balayer le sol. Ses jambes fines brillaient tandis qu’elle marchait. Elle portait des chaussures neuves.
Russell se leva aussitôt, comme s’il respectait à la lettre un scénario préétabli. Ma mère avait les pommettes roses, les yeux brillants et les lèvres colorées de rouge. Sa peau pâle contrastait avec la noirceur de sa robe, une robe si moulante et si brillante qu’elle semblait lui coller à la peau. Nous, les enfants, retenions notre souffle, attendant d’entendre ce que Russell allait dire.
« Putain de merde, lâcha-t-il. Tu es magnifique. »
Il ne mentait pas, ma mère ressemblait à une star de cinéma. Elle sourit et tendit la main à Russell. Elle nous embrassa pour nous souhaiter bonne nuit. Je crois me souvenir que nous arborions d’immenses sourires et que nous étions très excités à l’idée du moment formidable qu’ils allaient passer ensemble.
Russell reposa son verre, alla chercher le manteau de ma mère, un manteau de vison mal coupé qu’elle avait hérité de mon arrière-grand-mère, puis l’escorta dehors.
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Cette nuit-là, nous regardâmes des films choisis dans notre collection de cassettes vidéo. Nous optâmes pour Trois hommes et un bébé ainsi que pour le nouveau Batman. Je fis cuire des pop-corns dans le four à micro-ondes et les partageai dans un bol. Quelque part dans Red Deer, ma mère dansait avec Russell. J’imaginais une salle de bal aux lustres scintillants et des coupes de champagne qui s’entrechoquaient. Je luttai contre le sommeil jusqu’à ce qu’il se fasse tard et me réveillai soudain en sursaut. L’écran de télévision était noir et l’appartement silencieux. Je récupérai Nathaniel endormi par terre et le portai jusqu’à la chambre que nous partagions pour l’installer délicatement dans son lit, sans le réveiller. Je grimpai ensuite dans mon propre lit, des bribes de fête égayant toujours mes pensées, puis je m’endormis profondément.
Ce qui se produisit ensuite fut voilé d’un sentiment d’irréalité. C’était toujours le cas, ne serait-ce que parce que ces choses-là, quand elles survenaient, se produisaient presque toujours au milieu de la nuit. Les hurlements de ma mère se frayèrent un chemin jusque dans mes pensées endormies, effaçant peu à peu le décor de mes rêves, jusqu’à ce qu’il me soit impossible de continuer à savourer mon état d’inconscience et que je me retrouve parfaitement réveillée.
Quelque chose se brisa dans le salon. Un cri perçant retentit. Puis un grognement. Je connaissais ces bruits. Elle se défendait. Parfois, le matin, je voyais des ecchymoses sur son cou. Russell vomissait ses paroles d’une voix criarde, hystérique, braillant quelque chose au sujet de la manière dont il allait lui arracher les yeux, au sujet d’une flaque de sang sur le sol qui serait si grande que plus personne ne la reconnaîtrait. « Salope ! », l’entendis-je hurler. Puis un bruit sourd, que je reconnus lui aussi : le canapé avait été renversé.
Je l’entendis s’échapper depuis la cuisine, traverser le salon et fuir dans le couloir. Je l’entendis haleter derrière notre porte avant qu’il ne l’attrape et ne la précipite dessus. Lui aussi, je l’entendais panteler, comme s’ils avaient tous deux le souffle coupé. Dans le lit sous le mien, Nathaniel commença à pleurer.
« Tu as peur ? », lui murmurai-je en fixant le plafond sombre.
C’était une question idiote. Il n’avait que six ans.
Nous avions déjà essayé d’intervenir auparavant. Nous étions sortis de notre chambre et avions commencé à pleurer, avec pour seul résultat que Russell et ma mère, les yeux sombres et exorbités, s’étaient échappés dans leur chambre et avaient claqué la porte derrière eux. Si tant est que ma mère eût besoin de notre aide, elle ne le montrait pas. Parfois, je pouvais entendre Stevie crier à son frère depuis le couloir : « Hé, Russ, calme-toi ! Reste tranquille. » Mais lui aussi était impuissant face à leurs accès de fureur. Fatalement, un voisin finissait toujours par appeler la police.
Ma mère s’était rendue à plusieurs reprises au refuge pour femmes battues de Red Deer. Elle avait promis maintes et maintes fois à ma grand-mère et à mon grand-père de quitter Russell, mais il ne se passait guère de temps avant qu’elle se remette avec lui. Au refuge, nous avions la chance de trouver des sols de linoléum bien cirés, plein de jouets et d’autres enfants avec lesquels nous amuser. Je me rappelle encore le visage dévasté de mon père quand il devait venir nous y chercher.
Cette altercation de la fête de Noël s’acheva rapidement, Russell et ma mère retombant bientôt dans les bras l’un de l’autre au milieu de mes pop-corns répandus dans le salon. L’armature du canapé avait été brisée et un nouveau cratère avait fait son apparition dans la cloison. Je savais comment cela se conclurait. Le lendemain matin, Russell arriverait en larmes et présenterait ses excuses à tous. Pendant quelques semaines, il ferait profil bas. Il s’assiérait dans le salon, la tête baisse, s’adresserait à Dieu en rabâchant les mots que l’on entendait à l’église de mes grands-parents – Mon Dieu notre sauveur, que ton fils soit béni, sauve-moi de Satan, montre-moi le chemin au nom de Jésus-Christ. Merci et amen. Le soir, il parlerait de ses réunions à l’Association des Alcooliques anonymes. Durant ces quelques semaines de répit, le pouvoir passerait entre les mains de ma mère. Elle lui donnerait des ordres, exigerait qu’il ramasse ses affaires ou passe l’aspirateur.
Mais l’aiguille d’une jauge invisible quelque part à l’intérieur de Russell recommencerait bientôt à tressauter et à pointer à nouveau vers le rouge. Ses remords finiraient par s’effacer. Puis, un après-midi, ma mère s’en irait gaiement chez le coiffeur pour en revenir, au goût de Russell, bien trop tard. Il l’attendrait, affalé sur le canapé, des glaçons dans la voix : « Qu’est-ce qui t’a pris autant de temps, Lori ? » Puis : « T’étais avec qui, pour être maquillée comme une pute ? » Je verrais alors ma mère pâlir en prenant soudain conscience de ce que les temps heureux étaient désormais terminés, et qu’il ne faudrait plus guère de temps – peut-être ce soir, peut-être dans trois semaines – avant qu’il ne déchaîne à nouveau sa fureur contre elle.
Je ne pouvais même pas chercher à comprendre. Je ne comprendrais jamais. J’essayais juste de passer outre. Quand les lumières s’éteignaient et que le silence revenait, je n’étais déjà plus là, je m’étais envolée. Mes pensées s’étaient échappées de sous les couvertures où je m’étais réfugiée pour gagner les escaliers, avant de filer loin, très loin, par-delà les déserts de sable brûlants et les océans rugissants de ma collection du National Geographic, à travers des forêts peuplées de créatures nocturnes aux yeux verts, jusqu’à ces temples perchés au sommet de collines. Je visualisais des orchidées, des oursins, des lamantins et des chimpanzés. Je voyais des petites filles saoudiennes rire aux éclats sur leurs balançoires, des cellules humaines se diviser sous l’œil d’un microscope, chacune d’elles comme la promesse d’un miracle à venir. Je voyais des pandas, des lémuriens et des huards à collier. Je me remémorais les anges de la chapelle Sixtine aussi bien que les guerriers masaïs. Mon monde, j’en avais la quasi-certitude, se trouvait ailleurs.
1. Dans la culture amérindienne, un dream catcher (attrapeur de rêves) empêche les mauvais rêves de troubler le sommeil de son possesseur.
2. Talk-show américain très populaire axé sur le développement personnel, la spiritualité, la littérature.
À l’âge de dix-neuf ans, je déménageai à Calgary. Pour n’importe quel gamin originaire du centre de l’Alberta, Calgary était la grande ville, le domaine de tous les possibles. Entourée par un anneau autoroutier à la circulation toujours chargée, elle dressait ses gratte-ciel dans la plaine à la manière d’une forêt de verre. C’était aussi une ville pétrolière, avec ses boursicoteurs et ses cadres des industries énergétiques qui s’employaient à extraire et à vendre les énormes réserves d’hydrocarbures qui dormaient sous terre. J’arrivai en 2000, à une époque particulièrement prospère. Le prix du baril était sur le point de doubler et, avant même que l’année ne s’achève, il serait multiplié par trois. Calgary croulait sous l’argent et les chantiers de construction. Les inaugurations de restaurants et de boutiques tape-à-l’œil se succédaient à un rythme frénétique.
Mon petit copain, Jamie, emménagea avec moi. Mon aîné d’un an, il avait grandi dans une ferme au sud de Red Deer. Cela faisait huit mois que nous sortions ensemble. Les yeux noirs et les cheveux bruns, il était séduisant, un peu dans le style de Johnny Deep, avec des épaules fines et des mains fortes qui faisaient de lui un excellent charpentier. Nous aimions tous les deux nous balader dans les friperies pour y dénicher des vêtements originaux. Jamie s’habillait de chemises de cow-boy avec de drôles de boutons de perle. De mon côté, je portais tout ce qui était à paillettes et les boucles d’oreilles les plus grandes que je pouvais trouver. Il savait jouer de plusieurs instruments, de l’harmonica au bongo en passant par le violon. Il jouait des chansons d’amour en s’accompagnant à la guitare. Il travaillait dans le bâtiment quand il avait besoin d’argent mais, le reste du temps, il passait ses journées à dessiner ou à faire de la musique. J’étais follement amoureuse de lui.
J’imaginais que Jamie pourrait enregistrer un disque à Calgary, négocier je ne sais quel contrat. À mes yeux, cette ville symbolisait un nouveau départ – même si je ne savais pas pour quelle destination. Nous avions trouvé un deux-pièces dans une tour miteuse du centre-ville. Un matelas posé par terre faisait office de lit. Jamie repeignit les murs de la salle de bains en jaune. J’accrochai des photos aux murs et installai des jardinières sur les rebords de fenêtres. Ma vie prit tout de suite un aspect citadin, plus adulte. Mais vivre à Calgary coûtait cher. Je dénichai un travail dans une boutique de vêtements, la boutique locale d’une chaîne nationale pour laquelle j’avais déjà travaillé à Red Deer au cours de mes années de lycée. Jamie dégota un boulot d’appoint comme plongeur chez Joey Tomato’s, un restaurant à la mode situé dans le centre commercial d’Eau Claire, en attendant de pouvoir trouver un emploi dans la construction. À nous deux, nous arrivions tout juste à payer la location de notre deux-pièces.
Par un après-midi glacial, peu après notre arrivée à Calgary, j’enfilai mon manteau d’hiver, un vieux blouson de cuir avec un énorme col de fourrure, et sortis dehors avec une pile de CV fourrés dans une enveloppe kraft. Je voulais tenter ma chance comme serveuse. Je n’avais jamais travaillé dans un restaurant, mais j’étais à la fois admirative et jalouse des filles que je voyais travailler chez Joey Tomato’s. Elles semblaient flotter sur leurs talons hauts. Et Jamie me disait qu’elles se faisaient toutes beaucoup d’argent.
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Le premier restaurant dans lequel j’entrai, surtout parce qu’il faisait froid, était un joli petit restaurant japonais avec un bar à sushis laqué noir et des lampes semblables à des lanternes. C’était l’accalmie après le coup de feu du midi. De la techno s’échappait doucement de quelques enceintes tandis qu’une paire de magnifiques serveuses préparait déjà le service du soir. Dans un coin éloigné, cinq ou six hommes tenaient une sorte de réunion, avec des papiers étalés devant eux sur la table. Je tendis timidement un CV à l’une des jolies serveuses et bredouillai quelques mots au sujet de mon emménagement récent à Calgary. Je la remerciai et fis demi-tour. Il était évident que je ne serais pas à ma place dans cet établissement.
« Hé, attendez une seconde ! », cria quelqu’un.
L’un des hommes assis à la table d’angle me rejoignit à l’entrée du restaurant. La petite trentaine, les cheveux noirs, les pommettes ciselées et la mâchoire carrée, il me fit penser à un super-héros de bande dessinée.
« Vous cherchez du travail ?, me demanda-t-il.
– Euh…, oui, répondis-je.
– Alors, c’est fait, annonça-t-il. Vous en avez un. »
C’était Rob Swiderski, le gérant d’une boîte de nuit baptisée le Drink qui était située à quelques encablures du restaurant japonais et qui appartenait au même restaurateur. Il me proposait d’y travailler comme serveuse.