À mes parents,
qui m’ont appris à regarder
au-delà des apparences.
À mes filles,
Soline, Jessica, Viviane et Gaëlle,
pour qu’elles restent éveillées
dans un monde qui s’endort.
Ainsi la valeur réelle d’une civilisation, fût-elle la plus avancée techniquement, ne se mesure pas à la puissance des moyens matériels qu’elle met au service de l’homme, mais bien à la hauteur où elle élève l’âme humaine. Cette élévation de l’âme se mesure à son état de conscience : la somme des valeurs ajoutées de sa quête durant toute une vie.
Cheikh Kaled Bentounès
C’est une grande joie pour le chercheur sincère et sans doute un des rares motifs qui lui reste de ne pas désespérer entièrement de l’être humain, que de retrouver sans cesse, dans tous les temps, dans tous les pays, chez toutes les races, dans toutes les religions, la preuve de cette affirmation de l’Écriture : « L’esprit souffle où il veut ».
Théodore Monod
Nul n’est besoin de partir au loin pour voir du pays : il est possible de faire le tour de la terre dans sa chambre, et peut-être même, comme dit Louis Cattiaux, de connaître l’univers sans bouger, en s’identifiant à celui qui le contient et qui l’anime. C’est ce que fait le sage quand il médite. « Il manque toujours un mur à toute chambre », écrit Christiane Singer, clouée au lit, dans son dernier et bouleversant témoignage.
L’aventure de l’écriture est souvent paradoxale, par son côté à la fois altruiste et égoïste. Car s’il est vrai qu’on écrit pour partager avec son lecteur le fruit de son imagination ou de ses recherches, il est indubitable qu’on écrit avant tout pour soi-même : soit pour se raconter, soit pour régler des comptes avec la vie, soit pour s’introspecter, ou simplement pour satisfaire un plaisir personnel.
En ce qui me concerne, j’éprouve un vif bonheur à raconter des histoires, et celle que vous allez lire est le pur fruit de mon imagination. Elle repose sur ma conviction que, tout au long de notre existence, nous sommes habités par des présences qui influencent nos choix de vie : un ami, un amour, un parent, un aïeul, un professeur, un livre, une œuvre d’art, un lieu. Par le jeu des mises en abyme, je vais rejoindre un moment de ma vie où l’une de ces présences s’est imposée à moi. Ce point minuscule est, au fond, le support de tout mon roman, la pierre de fondement de mon édifice imaginaire.
Elle recule d’un pas et s’écrie :
— Sors de l’ombre ! Montre-toi !
Depuis quelques jours, Hélène se heurte à une volonté contraire. À l’image du Créateur de l’Univers penché sur l’abîme et créant les formes suggérées par son imagination débordante, une femme tente de faire émerger du néant une figure qui hante ses nuits. Mais le modèle que forge sa mémoire reste tapi dans l’ombre, il résiste à la volonté de l’artiste. Gainés de chiffons, ses doigts estompent les noirs pour faire surgir un visage sur la feuille enduite de fusain. Nerveux, ils esquissent des petites touches de lumière pour sculpter des volumes, mais le résultat demeure sans vie. L’âme est absente. Une poussière fuligineuse glisse le long du papier et s’envole au moindre souffle. Sur les murs de l’atelier, plusieurs visages sont affichés, mais pas un ne la satisfait. Aucun ne semble être celui de l’homme qui la visite en rêve et qu’elle voudrait fixer sur le papier. Les mots du poète lui reviennent à l’esprit : Le rêve est une seconde vie… C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes.1
Certaines nuits, Hélène se voit dans une maison inconnue, assise dans une pièce, un livre à la main. Elle veut lire, mais les pages sont blanches, rien n’est écrit… Soudain, quelqu’un frappe à la porte. Elle hésite, il fait nuit, elle ouvre cependant. Sur le seuil, un voyageur demande à boire. Pendant qu’il se désaltère, elle scrute son visage, mais sa vue se brouille, elle n’arrive pas à distinguer les traits du visiteur nocturne. Est-ce parce qu’ils se fondent dans la nuit ? Après avoir bu, l’ombre s’estompe, happée par l’obscurité.
Cette nuit encore ce rêve étrange est revenu. Que signifie-t-il ? Qui est ce visiteur ? Une âme en peine en quête de secours ?
Perturbée, Hélène n’a pas réussi à se rendormir, et c’est pourquoi elle s’est levée de si bonne heure ce matin. Pour apaiser son malaise, elle est sortie alors que la nature s’éveillait. Enveloppée dans une cape de laine, elle marche sur les chemins de campagne. La terre gorgée de rosée d’automne est moelleuse comme un gâteau, elle colle aux semelles et dégage à chaque pas son odeur d’humus. Le ciel s’éclaircit, il prend des teintes roses et jaunes qui s’étirent sur l’horizon. L’ombre cède maintenant le pas à la lumière. Le soleil embrase soudain la cime des arbres. L’été indien flamboie de tous ses feux, les feuillages revêtent leurs parures d’or et de pourpre pour sa plus grande joie. À l’ouest, la lune pleine a de la peine à quitter la scène du monde. Elle fixe la promeneuse de son œil rond, au blanc frangé de rose. On dirait qu’elle a pleuré. Mais il n’y a pas plus lunatique que la lune : dans quelques jours, elle offrira aux humains son sourire étincelant.
D’un chêne, une lamelle d’or vient de tomber à ses pieds. Hélène se penche pour la saisir. Au cours de ses promenades, elle aime ramasser des bâtons couverts de lichens, des cailloux, des glands, des feuilles, des fleurs, au toucher rugueux, dur, lisse, doux ou velouté ; cela l’aide à être davantage en contact avec la nature. C’est une habitude qu’elle a prise enfant, lors des promenades avec son père et ses chiens, dans l’arrière-pays catalan où elle a grandi. Elle se souvient avec une bouffée de nostalgie des impressions d’alors, quand ses pieds chaussés d’espadrilles foulaient les chemins sablonneux, glissaient sur les sentiers pierreux ; ses jambes n’étaient qu’écorchures et poussière, mais l’air sentait bon le thym et le romarin et les stridulations des cigales emplissaient la garrigue. Son père se glissait derrière un buisson et émettait un sifflement pour obliger les chiens, partis en avant, à le chercher. Ce jeu de cache-cache amusait toujours les enfants qui poussaient de grands cris, de quoi rendre fous les deux pauvres boxers à l’odorat déficient.
Hélène songe à sa vie qui lui semble lisse comme le dos de la feuille qu’elle caresse de ses doigts. Elle est heureuse entre son mari et ses deux enfants. Son métier de traductrice lui a permis de travailler à la maison et d’être présente durant leur enfance et leur adolescence. Elle croit avoir été une bonne mère. Aujourd’hui, ses enfants sont presque adultes et bientôt, ils n’auront plus besoin d’elle. Mais heureusement, elle a d’autres centres d’intérêt et beaucoup de passions qui l’occupent pour combler ce vide. Le dessin en est une. L’écriture en est une autre. Pourtant, au fond de son être, un bouillonnement la tenaille, comme un cri inexprimé. Un besoin d’aller plus loin dans l’expression d’elle-même ? Comment matérialiser ce sentiment ? Et puis maintenant, il y a ce rêve récurrent qui la tracasse…
Quand ses émotions la submergent, le vert infini l’appelle au dehors, à l’air libre, comme ce matin. Le nez en l’air, à l’affût d’odeurs et de couleurs, elle se lance sur les chemins campagnards de sa région. La nature généreuse réveille en elle des souvenirs d’enfance, des impressions fugaces, des moments infimes qu’elle croyait oubliés. Des foules de petites choses qu’elle classe dans sa mémoire.
Du pouce, elle suit les nervures au-dessous de la feuille de chêne. Elle réfléchit tout haut et le vent emporte ses mots. Ils iront grossir la masse des paroles non reçues qui plafonnent au-dessus de nos vies. Tant de cris de détresse, de murmures d’amour, de prières ou d’imprécations se perdent faute d’oreille pour les entendre. Hélène est persuadée que les mots cachent une force négligée. Dans un article, elle a lu que certaines ethnies africaines croient que la parole a le pouvoir de féconder les femmes. C’est la raison pour laquelle il est très mal vu chez eux de crier la nuit dans un village, quand les femmes sont sans défense. C’est considéré comme une sorte de viol.
Perdue dans ses pensées, elle a marché plusieurs heures. Sa balade l’a éloignée de chez elle. La fatigue la gagne et elle frissonne dans l’air vif du matin. À la lisière d’une forêt, elle se retrouve à la croisée des chemins. Elle hésite un moment. À gauche, on arrive vite à une route goudronnée, plus rapide pour rentrer chez elle, mais la circulation est intense. À droite, le chemin rejoint un sentier qui contourne l’étang des Saules, puis serpente dans la forêt avant de déboucher sur la même route, non loin de chez elle. Malgré la fatigue et le travail qui l’attend, elle opte pour la seconde solution : elle veut voir la brume matinale flotter sur l’étang assoupi.
Installée devant sa table de travail, elle écrit ce qui lui passe par l’esprit au lieu de s’atteler à sa traduction en cours. Elle compose un brin de poésie mais, faute de force, ses poèmes meurent sans réussir à entrelacer les échos qui remontent à la surface de sa vie. Des textes ainsi jetés sur le papier, elle en a plein son tiroir : quelques rimes, des nouvelles, des textes absurdes. Quand elle les donne à lire à Jean, il a souvent l’impression que derrière ses mots se cache un désir indéfini.
— On dirait que tu es à la recherche de l’impossible… Est-ce donc d’absolu que tu manques ?
— Absolument !
— L’absolu est menteur et, malgré ses promesses, il ne te comblera jamais.
— Je sais, mais tu es trop pragmatique pour comprendre qu’être comblé tue le désir.
— Alors dis-moi : c’est quoi l’absolu pour toi ?
— C’est une sensation qui fuit dès qu’on l’approche, quelque chose d’infiniment grand et d’infiniment petit, un sentiment qui me fait rire et pleurer à la fois…
— Toi, tu aimes les paradoxes et tu te poses trop de questions.
— Tu as raison, mais les questions m’aident à avancer dans la vie…
Pour plaisanter, il demande en la serrant contre lui :
— Je ne te suffis donc pas ?
— Non, mon chéri, et quand bien même tu te rendrais totalement indispensable à mes yeux, tu ne pourras jamais remplir les vides que chacun recèle à l’intérieur de soi.
Hélène est au creux de la dune. Elle ne voit pas ce qui se cache derrière la montagne de sable que le vent du désert façonne à sa guise. Une ville fabuleuse ? L’océan ? Une oasis de paix ? Par moments, quand les idées prennent forme et se matérialisent au bout de ses doigts, elle éprouve une sorte de griserie. C’est un peu comme un jardin qui bourgeonne au sortir de l’hiver, quand les rayons de soleil viennent percer la grisaille des jours froids et réchauffent la terre pour éveiller le germe d’une nouvelle création. Ah ! l’amour du dire, quelle que soit ta source, tu en as rendu fou plus d’un !
De lassitude, elle aspire à se laisser bercer par le chant des Muses…
N’être qu’un calame dans la main du Premier Poète
Naître au Saint Langage, honneur des hommes vivants
Être un trait d’union entre le ciel et la terre
Hêtre pourpre dressant ses branches vers la lumière
Être ange ou ne pas être, dans un monde au sens perdu
Étrange métamorphose de tous mes sens confondus.2
Pour entendre les filles du dieu musagète, il faut s’effacer soi-même, laisser son esprit en repos, pour qu’il puisse refléter la lumière du ciel, comme le suggère le sage taoïste Tchouang-Tseu : « Si la tranquillité de l’eau permet de refléter les choses, que ne peut celle de l’esprit ? Qu’il est tranquille l’esprit du sage ! Il est le miroir de l’Univers. » S’il n’est pas mis à la lumière et poli aux mouvements de la vie, ce miroir que l’on promène tout au long de son existence se ternit vite, et les couleurs qui s’y reflètent s’affadissent. Elles ne seront vives que si la mémoire les rafraîchit régulièrement par de nouveaux stimuli. Un visage absent devient flou quand nos yeux restent privés longtemps de son image, une voix perd son timbre quand elle ne résonne plus à nos oreilles et la chaleur d’une étreinte disparaît quand elle recule dans la nuit de l’oubli.
Pour revenir au quotidien après ces échappées belles dans le monde des mots et des idées, il suffit à Hélène de lever les yeux et de laisser errer son regard au-delà de sa fenêtre, là où s’étendent des prairies à l’herbe grasse. Des vaches indifférentes au monde qui les entoure, les pis gonflés de lait, ruminent tranquillement. Elles ont la conscience tranquille de faire ce pour quoi elles ont été créées, sans se poser de questions. Leur paisible insouciance, qui les incite à ne répondre qu’à leurs besoins biologiques, lui rappelle les attentes légitimes de sa petite famille en matière culinaire et domestique. Elle reprend pied dans le quotidien.
1 Aurélia, Gérard de Nerval.
2 La narratrice.
L’hiver s’éternise… Jean et Hélène décident de prendre quinze jours de vacances au soleil. L’Afrique les attire, mais en restant à distance des troupeaux de voyageurs que l’on promène en autobus climatisés derrière des vitres teintées, ou bien juchés sur les camions du Club Med. Jean, qui travaille beaucoup, a besoin de repos et de chaleur. Et puis il veut pratiquer son hobby favori : la pêche. Hélène, femme au foyer travaillée par l’écriture, cherche le dépaysement. Après maintes discussions, ils jettent leur dévolu sur le Sénégal, plus particulièrement sur la Casamance. Cette région un peu à l’écart des circuits classiques leur semble un bon compromis. Munis d’un guide averti et de bagages légers, ils iront à l’aventure.
Avant de partir, Hélène s’invite dans l’univers africain de Marie Gevers et de Karen Blixen, deux femmes ayant vécu à la même époque et qui ont su parler de l’Afrique avec poésie et justesse. La première lui fera franchir l’équateur pour la mener dans les vertes collines du Congo ; elle lui fera partager, grâce à son sens pointu de l’observation, l’émerveillement qui fut le sien en contemplant le ciel tropical depuis le pont du paquebot qui longeait les côtes africaines : « Aux approches de l’équateur, la lune devient un objet de surprise. Ceux qui l’aiment dans les pays du Nord la reconnaissent à peine. Elle dément tous les contes et comptines de la vieille Europe. Le visage goguenard qui regarde Pierrot ? Ici, c’est la tête en bas qu’elle l’écoute s’expliquer avec Arlequin et la voisine au briquet. Elle a cessé d’être la mangeuse de bouillie chère aux petits Flamands… Les étoiles aident la lune à dépayser le voyageur. J’aperçus la Grande-Ourse à l’envers, chavirée au point de donner le vertige. ».
La deuxième l’emmènera sur les hautes terres d’Afrique, dans la région montagneuse du Kenya, dans sa ferme entourée de caféiers, de bananiers, de champs de maïs et de vertes prairies. Ses souvenirs foisonnent de réflexions pertinentes sur la vie des gens qui travaillent sur ses terres. Songeant par exemple aux fermiers indigènes que l’on nommait squatters, à qui l’Européen donnait quelques arpents de terre de sa propriété en échange de jours de travail dans ses plantations, elle écrit : « Mes squatters eussent peut-être autrement défini la situation, beaucoup d’entre eux étaient nés à la ferme, ainsi que leurs parents, et il est fort possible que je ne fusse pour eux qu’un squatter un peu mieux partagé sur une terre leur appartenant. » Qui est chez qui ? En se posant cette question en plein apogée de l’ère coloniale, Karen Blixen fait preuve de lucidité et réalise combien la vision du colon est déformée par les lunettes occidentales.
L’Afrique de ces deux femmes ne sera pas celle qu’Hélène va découvrir, puisqu’elle n’ira pas jusqu’à l’équateur, mais leurs récits lui donnent l’envie de rapporter à son tour ce qui la touchera et ce qui semblera curieux à ses yeux.
Après deux jours passés à Dakar et ses environs, ils s’envolent vers la Casamance, but de leur voyage. Assise près du hublot, la jeune femme observe la mer et la plage que l’avion survole avant d’arriver sur l’embouchure du fleuve Casamance. Le Fokker amorce sa descente vers l’aéroport de Ziguinchor. Il ne vole plus très haut maintenant, juste au dessus des cocotiers et des tôles ondulées dont sont coiffés la plupart des baraquements aéroportuaires. Sous les ailes, les trains d’atterrissage sont sortis, le sol se rapproche, plus que quelques mètres pour que l’avion touche terre. Soudain, l’appareil relève le nez, reprend de l’altitude, avant de virer à nouveau pour réamorcer sa descente et se mettre en position par rapport à la piste. À ce moment-là, par le hublot, Hélène distingue la cause de cet atterrissage avorté : quelques vaches traversaient nonchalamment la piste à la recherche de pâturages neufs. Des gens se précipitent pour les faire évacuer et libérer le passage. A la seconde tentative, l’avion se pose avec quelques soubresauts.
À peine sorti de l’aérogare, le couple est assailli par un groupe d’autochtones. Plusieurs chauffeurs leur proposent de prendre le taxi. Discussions et négociations s’ensuivent, il faudrait plutôt dire palabres et marchandages… Enfin, marché conclu ! Le chauffeur choisi porte une casquette dont la visière lui protège la nuque. Il invite ses clients à monter dans sa vieille Peugeot brinquebalante. Accrochée au rétroviseur, pend l’image d’un marabout barbu. Le saint homme danse au gré des chaos de la route, nullement incommodé par le rap que crachote la radio.
La ville conserve quelques maisons coloniales, témoignages d’un passé révolu. Nostalgie et regret d’anciennes grandeurs suintent de ses murs vétustes et, derrière des fenêtres aux carreaux cassés, résonne encore l’écho des fêtes données par les colons. Uniformes et organisation, flonflons et vexations, c’est une époque dont seuls gardent encore le souvenir les vieillards prenant le frais sur la place ombragée. En dehors de ces vestiges du passé, des constructions en béton sans âme, héritage de la modernité, souvent commencées et jamais achevées, même si l’espoir demeure de les finir un jour, comme le laissent supposer les fers à béton qui hérissent le dernier étage.
Après un trajet sans encombres, si ce n’est le copain du chauffeur qui monte à l’avant, puis la grosse femme que l’on charge avec ses paquets pour la déposer un peu plus loin, la manivelle de la portière qui reste entre les mains, le coffre du taxi qui ne s’ouvre plus quand il faut extraire les valises, ils arrivent enfin à destination.
Le réceptionniste de l’hôtel arbore un grand sourire.
— Bonjour Madame, Monsieur.
— Nous voudrions une chambre avec vue sur le fleuve.
— Pas de problème !
Dans la salle de bains attenante à la chambre trône une baignoire. Pendant que son mari s’affale sur le lit après avoir tourné le bouton de l’air conditionné, Hélène décide de prendre un bain. Le robinet antique laisse échapper une plainte, mais l’eau coule en abondance. Constatant alors qu’il n’y a pas de bouchon à la baignoire, elle soupire et retourne à la réception pour se plaindre. Face à son problème, l’employé se met à rire et lui déclare d’un air candide :
— Je suis désolé, madame, le bouchon a été volé.
— Pourriez-vous m’en fournir un autre ?
— Hélas non, madame, vous avez la seule baignoire de l’hôtel. Les autres chambres ont des douches. Nous venons d’acheter un nouveau bouchon, mais il n’a pas la bonne taille.
— Je souhaiterais pourtant prendre un bain, insiste-t-elle.
— Ne vous fâchez pas, madame, j’ai la solution pour vous.
En disant ces mots, il se penche en dessous de son comptoir et lui tend une pomme verte. Il déclare, le sourire aux lèvres :
— Ceci fera un excellent bouchon. On s’arrange toujours pour faire plaisir aux clients…
Elle prend la pomme et s’éloigne, ne sachant trop que penser. Se moque-t-il d’elle ? Au moment où elle s’engage dans l’escalier, le réceptionniste la rappelle.
— Hé madame ! Pourriez-vous me restituer la pomme quand vous aurez fini ?
Le bain est voluptueux. La pomme a parfaitement rempli sa fonction. Plus tard, alors qu’ils sortent faire un tour, Hélène rend au réceptionniste sa pomme luisante comme un sou neuf. Il la remercie et leur souhaite bonne promenade. Depuis la rue, elle voit l’homme croquer le fruit.
Dès le lendemain, ils sortent en pirogue pour explorer les mangroves, paradis des oiseaux. Poussée par un petit moteur, l’embarcation glisse sur les eaux calmes, entre les racines aériennes des palétuviers. Leur guide connaît chaque oiseau par son nom : les flamants roses rassemblés sur les fonds vaseux, le héron cendré ou blanc qui observe du haut de sa branche, l’ibis au long bec recourbé qui fouille la vase, le martin-pêcheur rapide comme le vent, le pélican au décollage difficile, le cormoran plus agile dans son envol, le ninga, un oiseau plongeur au long cou le faisant ressembler à un serpent quand il nage entre deux eaux, les aigrettes timides regroupées sur les morceaux de bois mort flottant sur l’eau, l’aigle pêcheur, le seul prédateur de cette faune à plumes… Vers midi, ils accostent sur l’une des nombreuses îles pour déjeuner dans un village. Tout en marchant, le guide donne à Hélène un cours de botanique tropicale : telle plante sert à soigner les maux de ventre, telle autre est bonne contre la fièvre et celle-ci arrête les saignements. Il cueille pour elle un fruit qui ressemble à une éponge, il lui tend une petite branche d’arbre à la sève miraculeuse. Hélène, selon son habitude, fourre le tout dans son sac à dos. Au milieu du village, se dresse une grande case ronde pouvant abriter beaucoup de monde avec, au centre, un orifice pour récolter l’eau qu’on appelle l’impluvium. À l’ombre, ils partagent un repas avec le guide et deux autres touristes. Samba est bavard. Il parle des coutumes du pays, raconte de vieilles légendes. L’une a trait à la rencontre du roi Salomon et de la reine de Saba, mais agrémentée d’une sauce piquante à l’africaine. Ensuite, il emmène son petit groupe visiter le village. On invite Hélène à entrer dans une maternité pour admirer un bébé qui vient de naître. Elle laisse un petit cadeau, comme le veut la coutume. Non loin de là, sur une petite île, ils peuvent admirer une case à deux étages entièrement décorée de bas-reliefs. L’homme qui habitait là était un artiste. À chaque saison des pluies, il se créait un monde nouveau avec de la boue qu’il appliquait et modelait sur les parois de sa case, jusqu’au jour où la mort a figé son imaginaire.
En fin de journée, la pirogue de Samba ramène le groupe à Ziguinchor. Les flamants roses se regroupent sur la vase que la marée basse laisse à découvert. En arrivant sur le fleuve large, le guide signale des ailerons argentés qui émergent çà et là. À marée basse, les dauphins aiment remonter le fleuve pour s’alimenter des petits poissons qui grouillent dans les eaux moins profondes. Sans crainte, une bande de dauphins joue sous la frêle embarcation et il suffit de laisser pendre la main pour sentir leur peau luisante frôler le bout des doigts.
Hélène et Jean retourneront plusieurs fois dans la mangrove. Pendant ces journées au fil de l’eau et pendant leurs promenades dans les villages, elle n’a cessé de humer, de goûter, d’écouter, d’interroger… Sans savoir exactement où elle va, son imagination est déjà au travail.
Ce jour-là, il fait très chaud, mais à la piscine de l’hôtel, située au bord du fleuve, il y a de l’air. Jean lit sur une chaise longue, mais Hélène a la bougeotte, elle veut refaire un tour au marché où ils sont déjà allés la veille. Jean déclare forfait : il n’a plus envie de bouger et son livre le passionne. C’est bien, elle ira seule.
— Ne te fais pas rouler, lui crie Jean au moment où elle s’éloigne.
Devant l’hôtel, les chauffeurs de taxi l’abordent pour la conduire, mais elle décline toutes les offres, même les plus alléchantes. Ce n’est pas bien loin, elle veut s’y rendre à pied. En arrivant au marché, elle pénètre dans une zone où les odeurs sont reines, elles prévalent sur les couleurs : l’odorat est tout à son affaire. Dans la rue aux épices, les marchands trônent dans de minuscules cagibis, leur torse émergeant simplement d’une ouverture pratiquée au milieu d’un présentoir de fruits secs et d’épices. Flottent dans l’air des effluves poivrées ou douceâtres. Sur la gauche, sous un passage couvert, sont installés les poissonniers. Sur leurs étals attendent des poissons aux écailles brillantes, aux yeux vitreux, aux mâchoires garnies de petites dents semblables à des aiguilles. Quelques mètres plus loin, des mouches tiennent conseil sur une tête de mouton pendue à un crochet chez le maître boucher… Le sol est gluant sous les semelles, les narines d’Hélène se contractent sous l’effet d’une pestilence due aux déchets qui attirent des chats faméliques. Quand elle ressort à ciel ouvert, c’est pour se retrouver au milieu des vendeurs de fruits et légumes, autour desquels plane un relent suret de végétaux en décomposition. Un marchand hilare a réussi à faire tenir en équilibre une magnifique pyramide de pastèques plus grosses que des ballons de football. Juste à côté, des femmes assises par terre vendent des herbes aromatiques et d’autres épices. Hélène a envie de mettre son nez dans les corbeilles pour mieux en cueillir les senteurs variées, mais elle n’ose… Elle craint pour sa sécurité en même temps que pour la leur : en effet, si pour une raison quelconque la montagne de pastèques du voisin s’écroule, ces femmes risquent d’avoir le crâne fracassé par un fruit de plusieurs kilos. Elles ne semblent pourtant pas s’en soucier, elles rient et bavardent entre elles, inconscientes du danger. Cela fait sans doute des lunes qu’elles s’assoient à l’ombre de cette grande pyramide sans que rien ne se passe. Pourquoi voir le danger partout, madame ? Elle s’éloigne sur la pointe des pieds afin de ne pas compromettre cet équilibre qui lui semble pour le moins précaire.
Plus loin, ce sont les vendeurs de vêtements : des djellabas, des pantalons, des chemises en tissu synthétique encadrent l’ouverture des échoppes minuscules. Chez une vendeuse de tissus, plusieurs femmes discutent d’une voix forte, chacune donnant son avis à une cliente qui veut se tailler un nouveau boubou. Poursuivant son chemin, la jeune femme passe à côté d’un étal de chaussures usagées sur lequel le vendeur fait sa sieste, affalé de tout son long. Il dort à poings fermés, nullement incommodé par l’odeur tenace laissée par les centaines de pieds qui ont déjà utilisé ces chaussures.
Pour sortir de ce dédale de ruelles où on l’interpelle sans cesse pour lui vendre quelque chose, elle s’engage dans la rue des ferrailleurs et des garagistes. Là au moins, elle aura la paix, on ne s’occupera pas d’une femme… Le sol est en terre battue, les trottoirs remplis de cambouis ; il y a des vieux pneus partout, des voitures éventrées sur lesquelles se penchent plusieurs têtes coiffées de bonnets de laine. Un âne attend patiemment qu’on termine de charger sur son dos des fers à béton. Dans cette rue-ci, c’est l’ouïe qui est particulièrement sollicitée : s’y mêlent les bruits les plus divers, qui vont des coups de marteau obsédants sur une surface métallique, du grincement strident d’une scie à métaux en action, en passant par le ronflement de moteurs de camions au capot ouvert et le vacarme des motocyclettes, à la musique servie par les transistors…
Fatiguée, elle s’assied sur un muret de pierre pour observer les allées et venues. Ce qu’elle perçoit tout d’abord, c’est le léger frottement suivi d’un petit claquement sec accompagnant les pas des promeneurs qui passent près d’elle : ce petit bruit est provoqué par la semelle des tongs en plastique – dont sont chaussés la majorité des gens par ici – traînée sur le sol avant de venir frapper leur talon rose. À leur façon de marcher, pense l’Européenne, on sent qu’ici la danse est latente, prête à éclater au moindre appel de la musique. Par l’ondulation de leurs corps souples, les Africains l’esquissent à chaque pas. En regardant les femmes déambuler dans la rue, affichant leur coquetterie par des bijoux et des tenues colorées, elle se demande comment elles réussissent à maintenir, dans un équilibre parfait, sur leur tête enturbannée au bout de leur long cou d’ébène, de gigantesques paniers remplis de fruits, de poissons ou de linge, parfois même de pesants sacs de riz, tout en évitant les obstacles innombrables qui se dressent sur leur chemin. À croire qu’elles marchent en lévitation, afin d’être au-dessus des immondices qui pourraient souiller leurs vêtements. Souvent, un enfant endormi est accroché à leur flanc, emballé dans un grand foulard aux couleurs chatoyantes.
— Ces femmes ont un port de tête royal, à faire pâlir de jalousie nos princesses de magazine, se dit Hélène.
L’une d’elles, emballée dans un pagne aux motifs géométriques, s’approche d’Hélène, sa « boutique » installée d’aplomb au sommet de son crâne.
— Tu veux voir mes bijoux, madame ?
Avant qu’Hélène n’ait pu répondre, le grand plateau rempli de breloques se retrouve sur ses genoux. La jeune vendeuse est rieuse. Elle vante sa marchandise avec volubilité, l’enfile sur elle. Des colliers en os, en pierre, des chaînettes en or, des bracelets taillés dans du bois précieux, des boucles d’oreilles en argent avec des pendeloques colorées, des anneaux d’or… Elle pousse sa cliente à en essayer plusieurs. Elles rient toutes les deux et, pour finir, Hélène se décide : un collier pour elle et une paire de boucles d’oreilles pour sa fille. Heureuse, la jeune femme s’en va, son plateau sur la tête, lançant des bonjours à ses amies croisées dans la rue.
Amortie par la chaleur et bercée par le doux roulis qu’induit en elle le pas chaloupé des femmes, Hélène s’assoupit légèrement dans l’air moite, la tête appuyée contre le tronc d’un acacia. L’agitation ambiante, les pétarades des motocyclettes et les coups de klaxon des taxis percent rapidement son cocon d’ouate tiède. Des animaux grouillent un peu partout : des cochons noirs s’ébrouent dans la boue, des chiens se disputent un déchet, des poules picorent dans des ordures. Il n’est pas rare de voir errer dans la rue l’un ou l’autre mouton à longues oreilles tombantes ou bien une vache avec de belles cornes en forme de croissant lunaire. Les gens entre eux parlent fort, sur un ton qui, dans le Nord, semblerait chargé d’agressivité ; on croit de prime abord qu’ils se disputent, mais si l’on y prend garde, on se rend compte qu’ils se racontent seulement les dernières nouvelles, entrecoupant leurs discussions de tapes dans la main et de grands rires.
Chez elle, dans les rues, la morosité l’emporte sur la gaieté, alors qu’ici le rire jaillit à tout bout de champ. Sa mentalité d’Européenne – soumise à ses clichés – s’interroge : comment des gens qui vivent dans un environnement semblable arrivent-ils à conserver leur bonne humeur ? Ce n’est pas seulement une question de soleil… Que cache ce rire derrière lequel le Noir se protège ? Timidité, mélancolie, fatalisme ? Ou bien exprime-t-il une joie réelle ? Peut-être est-ce parce que l’Africain prend la vie comme elle vient, sans projections dans le futur ? Certains prétendent qu’en Afrique les projets s’arrêtent au coucher du soleil ; d’autres diront qu’ici rien n’est irremplaçable : une pomme fait office de bouchon de baignoire ou vice versa ! C’est le règne de la débrouille. Tous ces gens auraient sans doute du mal à comprendre les états d’âme de l’Occidental qui se cherche sans se trouver et qui, dans l’espoir d’apprendre à se connaître, fréquente les thérapeutes. C’est un sentiment éthéré qu’elle-même ressent aussi. Mais en y réfléchissant, l’Africain a aussi ses marabouts, ses sorciers ou autres féticheurs. En définitive, où qu’on aille sur cette planète, les humains avancent chargés de leurs angoisses face à l’inconnu.
Hélène se souvient tout à coup d’une histoire, écrite par le Sénégalais Sembene Ousmane, qui illustre à quel point la vie et la mort s’entremêlent ici de façon plus naturelle qu’en Europe. Poussé par la famine, un paysan a quitté son village pour venir vivre en ville. Il est très pauvre et, comble de malheur, perd le bébé que sa femme vient de mettre au monde. Pieux musulman, l’homme tient à enterrer le cadavre de son enfant dans le cimetière musulman de Dakar, de l’autre côté de la ville. Comme il n’a pas d’argent pour payer les croque-morts, il emballe son bébé dans le foulard de son épouse et décide d’aller l’enterrer lui-même. Pour se rendre au cimetière, il doit prendre l’autobus. À sa souffrance s’ajoute donc la crainte d’être surpris par le contrôleur avec un cadavre. Pendant qu’il traverse Dakar d’est en ouest, l’enfant mort serré contre lui, évitant le regard curieux de la ménagère assise à côté de lui, il songe à la vie au village, où il n’était pas nécessaire d’avoir de l’argent pour enterrer son enfant dignement.
En observant les gens autour d’elle, autre chose frappe Hélène : les habitants de cette ville ne semblent jamais pressés. Ont-ils un autre rapport au temps ? Sous l’œil intrigué de l’Européenne, ils vaquent à leurs occupations ou bien restent assis à ne rien faire, sur ce qui tient lieu de trottoir. Ils n’ont pas l’air d’être incommodés par le ruisseau d’immondices qui s’écoule au milieu de la rue. Hélène a l’impression d’être une curiosité de passage. Des yeux d’enfants – absolument craquants, par ailleurs – sont braqués sur elle. Ils la dévisagent. Certains la saluent d’un « Bonjour madame, tu as des bonbons ? » puis s’enfuient en riant aux éclats. D’autres, plus timides, se serrent les uns contre les autres pour observer d’un air étonné son accoutrement de touriste, sa peau et ses yeux clairs, ses cheveux lisses. Elle devine qu’ils aimeraient toucher. Elle aussi a envie de caresser leurs têtes frisées comme l’astrakan de sa grand-mère. Une question se lit dans leurs pupilles de velours : que fait donc cette femme blanche, assise seule sur un muret, sans rien faire ? Les touristes que croisent ces enfants sont généralement groupés autour d’un guide qui agite une banderole, ou bien assis à l’abri des vitres teintées d’un autocar. Et dans leur quotidien, les femmes travaillent sans cesse, car ce sont elles qui font bouillir la marmite sur ce continent. Comme elles disent elles-mêmes avec humour : « Les hommes, en Afrique, sont comme les lions : ils ont de belles crinières et se prélassent au soleil ; alors que les femmes, à l’égal des lionnes qui chassent pour leurs petits, procurent la nourriture à toute la famille. »
La nuit suivante, Hélène rêve à nouveau du voyageur qui lui demande à boire. Il est très proche, sa présence est presque palpable. Cette fois, ses yeux ne la trahissent pas et, l’espace d’un instant, elle croit voir l’esquisse d’un sourire. Tout à coup, cela devient évident : l’homme qui la visite la nuit a la peau noire. Comment n’y a-t-elle pas pensé plus tôt ? Mais le voyage touche à sa fin et elle n’a toujours pas l’idée nécessaire à l’élaboration d’un roman. Pourtant, elle en est sûre, il y a en elle un livre qui a envie de s’écrire, comme quand un mot vous trotte sur le bout de la langue… Il est vrai qu’elle ne pensait pas vraiment trouver ici le fil de sa trame car, en Afrique, c’est le bruit qui domine, or elle a besoin de calme et d’harmonie pour se concentrer sur son écriture. Tu ne dois pas te fier aux apparences, Hélène : on est parfois surpris de voir une fleur superbe pousser au milieu d’un chaos, comme les coquelicots au rouge intense qui s’épanouissent sur les chantiers.
Avant de rentrer en Europe, Jean veut aller respirer l’air de l’Atlantique. Il adore la pêche. Les plages de Casamance sont très belles, et les poissons ne manquent pas. Pour se rendre à la côte, on leur conseille de prendre l’avion, car la route est très mauvaise. Depuis le naufrage du bac reliant la capitale au sud du pays, des avions font plus régulièrement la navette entre Dakar et les deux centres touristiques de Casamance.
Ils retournent à l’aéroport. Bientôt, ils sont installés dans le Fokker, le même qu’à l’arrivée. Les moteurs vrombissent, les hélices tournent, l’appareil s’élance, prend de la vitesse, va quitter le sol, et non, c’est le choc ! Il s’arrête. L’avion a heurté quelque chose. À tribord, par le hublot, les passagers remarquent du sang qui a giclé sur le métal fumant du train d’atterrissage. Quelques instants plus tard, le pilote hollandais et plusieurs autochtones observent l’endroit de l’impact d’où s’élèvent des fumées de barbecues. Intrigués, les passagers s’interrogent : quelle est la créature qui vient de partir en fumée entre les pattes métalliques de l’avion ? Les uns disent une vache – il y en avait bien à l’arrivée – les autres penchent pour un oiseau, une cigogne ou un héron… Horrifiée, une dame s’exclame :
— Et si c’était un enfant ?
— Impossible, on ne laisse pas des enfants courir sur la piste d’un champ d’aviation…
— Impossible n’est pas africain ! crie une voix dans le fond.
Après quelques minutes d’angoisse, une hôtesse demande aux passagers de sortir de l’appareil et le verdict tombe : pas de panique, c’est un cochon déjà débité en côtelettes qui est en train de griller sur le métal bouillant ! De retour dans l’aérogare, les passagers sont priés de patienter. Un technicien doit arriver de Dakar par le prochain avion pour vérifier si le train d’atterrissage n’est pas endommagé. Une heure tout au plus, rassurez-vous ! Étant donné qu’il n’y a pas de buvette, Jean demande la permission de ressortir pour acheter une bouteille d’eau et des cacahuètes à une marchande ambulante installée devant l’aéroport. Les autres suivent, mais personne n’ose s’éloigner, le départ peut avoir lieu à tout moment. Quand l’avion va-t-il décoller ? Personne ne le sait. Ainsi, le temps passe comme il peut passer en Afrique : sans informations mais avec un superbe coucher de soleil sur la piste d’envol. Les toilettes sont prises d’assaut et leur propreté relative n’est bien vite plus qu’un souvenir.
Le soleil a disparu derrière les palmiers. Entre deux pages de son livre, Hélène observe les voyageurs. Elle bavarde en italien avec une religieuse qui porte une inscription « Roma » dans le dos. Elle lui explique qu’elle est missionnaire en Guinée Bissau depuis vingt ans. Haute comme trois pommes, elle vibre d’enthousiasme. Assise à l’écart, une jeune fille blonde semble triste. Elle vient de quitter un jeune homme à la peau d’ébène qui la serrait tendrement dans ses bras au moment de l’embarquement. Un groupe d’Italiens bruyants se prennent en photo, alors qu’une Barcelonaise, pendue à son téléphone portable, raconte ses mésaventures. Un couple de Français d’âge mûr, transportant un malheureux petit bouledogue qui n’a sans doute pas demandé d’être du voyage, entament une dispute à propos du dîner du chien. Trois chaises plus loin, une jeune Africaine donne le sein à son bébé ; ils forment ensemble une bulle qui reste en dehors de l’agitation ambiante. Une femme blanche et plantureuse, voyageant avec une fillette noire nommée Aïcha, se lève toutes les cinq minutes pour interroger les policiers. Pendant tout ce temps, une « Excellence » locale prend son mal en patience : ce beau vieillard coiffé d’un bonnet brodé et vêtu d’un boubou couleur bronze est aussi impassible qu’un tronc d’arbre. Hélène l’avait remarqué à son arrivée à l’aéroport, entouré d’une dizaine de personnes qui semblaient lui vouer un grand respect. Peut-être est-ce un marabout ? Ou un roi ? Hélène a envie d’aller lui parler, car ce genre de vieux sage la fascine, mais elle ne veut pas troubler sa méditation. Elle se met donc à écrire ses impressions dans un carnet. Comme la femme au bébé ou le vieillard, ce qu’elle fait l’absorbe tant qu’elle en oublie l’extérieur.
Tout à coup, Hélène sort de sa méditation pour constater que Jean dort, couché de tout son long sur une banquette, la tête sur son sac de voyage. Son visage est bronzé, il a l’air plus jeune avec ses cheveux ébouriffés. La ride qui barre en général son front s’est relâchée dans son sommeil.
Il fait nuit. Les informations traversent enfin le sas de la salle d’embarquement : il n’y a pas d’avion disponible pour le moment. Les passagers vont être conduits au Cap en minibus. Les bagages sont entassés sur le toit et ficelés avec des cordes et des filets. Tout le monde se serre dans les véhicules. Il n’y a pas assez de place. Un touriste belge reste debout. À l’extérieur, des autochtones grimpent sur les marchepieds et s’accrochent à l’échelle métallique qui donne accès au toit. Heureusement, deux femmes africaines demandent à être débarquées pour prendre un taxi, ce qui permet au gros Belge de s’asseoir.
Après trois heures de route sur une piste en tôle ondulée, le minibus sans amortisseurs arrive à l’aéroport du Cap en pleine nuit. Afin de signer un formulaire, les passagers sont obligés d’attendre dans le hall de l’aéroport, une énorme paillote ronde au toit de chaume. Les voyageurs qui devaient prendre une correspondance vers l’Europe ont, bien sûr, raté leur avion. Les gens, plutôt calmes jusque-là, laissent tout à coup exploser leur mécontentement quand ils se rendent compte que rien n’a été organisé pour leur logement. Un brouhaha général s’élève. Deux énormes chauves-souris, effrayées par la lumière, tournent sans cesse au-dessus des crânes. Les mains se plaquent sur les cheveux, car ces animaux ont la sale réputation de s’accrocher aux cheveux. Un touriste agacé, dont la femme est au bord de la crise de nerf, essaye de les frapper en plein vol. Il se sert pour cela d’un bâton de chef qu’il a acheté la veille dans une boutique à souvenirs. L’utilisera-t-il aussi chez lui pour asseoir son autorité ? Cette ronde infernale est pour Hélène l’image d’un monde absurde où règnent l’incompréhension et l’égoïsme. La tête lui tourne, elle chancelle. La fatigue, le ventre creux ? Jean joue des coudes, finit par obtenir le papier nécessaire au remboursement des billets d’avion. Il entraîne Hélène, la soutenant par le bras. Un taxi les mène à l’hôtel qu’ils avaient réservé.
Sans être vraiment moderne, l’hôtel a un certain charme. Toutes les chambres sont agencées autour d’un patio parcouru par une galerie sur laquelle donnent les portes des chambres ; les colonnes et les balustrades sont peintes de couleurs vives. Au centre, des plantes vertes donnent une impression apaisante et fraîche. Le réceptionniste de l’hôtel somnole derrière son comptoir. À l’arrivée des étrangers, sa face s’éclaire d’un grand sourire. Malgré l’heure tardive, l’accueil est chaleureux.
Les plages répondent à leurs espérances. Couchés à l’ombre sur des lits de fatigue, Hélène et Jean observent les allées et venues. Des marchandes de fruits, des gosses avec des ballons, des joggeurs au corps sculpté, des touristes cramoisis, des moutons que l’on récure dans l’eau de mer avant de les sacrifier… Le spectacle est varié et ils échangent leurs commentaires. En fin de journée, des vaches sont lâchées sur la plage désertée. Hélène suit la lente descente du soleil au centre d’une paire de cornes en forme de croissant de lune. On dirait un calice débordant de lumière.
Jean a loué une canne à pêche. Il part avec un jeune garçon qui va lui indiquer les bons endroits où le poisson vient se glisser entre les rochers qui cassent ici et là l’étendue de sable blanc. Pendant ce temps-là, Hélène décide à nouveau de se promener seule dans les quartiers marchands. Un chauffeur de l’hôtel lui propose de la déposer en ville avec son minibus. Il y va justement pour rechercher des touristes.
Le port grouille de monde, c’est l’heure du retour des pêcheurs. Sur un rocher, un pélican apprivoisé se repose dans l’attente d’un morceau de poisson avarié. Des aigles tournoient dans le ciel. Hélène s’avance sur une longue jetée qui pénètre dans la mer. Tout au bout de la digue, elle reste un moment face à l’Atlantique, sans intermédiaire. Elle respire l’air du large. L’océan roule sur lui-même et crache son écume à ses pieds. Quand la vague nerveuse vient se briser sur la pierre dure, elle éclate et jaillit vers l’azur. Tel un brumisateur, le nuage de gouttelettes lui rafraîchit le visage. Après un moment, elle reprend sa promenade vers l’hôtel. Sur le chemin du retour, au coin d’une rue, une boutique de vieilleries attire son attention. Voyant une étrangère ralentir le pas devant la vitrine, un jeune homme se précipite pour l’inviter à l’intérieur. Après une brève hésitation, elle enjambe le seuil et s’avance de quelques pas. Un bric-à-brac jonche le sol et les étagères. Dans la pénombre, on aperçoit des statuettes de bois et d’ivoire, des masques rituels, des paniers d’osier, des instruments de musique, des bijoux d’argent, des tapis roulés, des tissus pliés…
Tandis qu’elle s’apprête à sortir sans rien acheter, car rien n’attire particulièrement son regard dans cette caverne d’Ali Baba, une main lui happe le bras pour la retenir. Elle se retourne vivement pour demander au garçon de la laisser tranquille, mais elle s’aperçoit alors que ce n’est pas lui qui s’accroche ainsi à sa manche. C’est un vieillard qu’elle n’avait pas remarqué en entrant. Assis sur un tabouret dans un renfoncement près de la porte, il a trouvé là un poste d’observation idéal pour voir à la fois la rue et sa boutique. Vêtu d’une djellaba, il porte un petit béret vissé sur le crâne. La peau très sombre de son visage, qui semble avoir été façonné dans la terre noire d’Égypte, est érodée de nombreuses rides. Il est certainement très âgé. Son regard implore. Il émane de lui cette impression d’extrême légèreté que l’on ressent face à des personnes très âgées : un souffle léger les ferait vaciller. À croire que leur corps délicat, devenu éthéré, s’envolerait comme une plume dans le vent s’il n’était retenu par le poids de l’expérience acquise. Qu’on le veuille ou non, la vieillesse tranche un à un les fils qui nous retiennent à la vie physique. Touchée par la fragilité apparente de ce vieil homme, que ses yeux magnétiques démentent, Hélène lui sourit et serre la main qu’il lui tend. Sa bouche aux lèvres ourlées de gris et entourée de quelques poils blancs s’élargit généreusement pour la remercier, laissant voir une denture, il est vrai trouée çà et là, mais dont les dents encore en place sont d’une blancheur étonnante.
— Bonjour.
— Bonjour Madame, je suis heureux que tu parles le français. Tu es française ?
— Non, Belge. Pourquoi ?
— Ah, la Belgique ! s’exclame en riant le jeune homme qui l’a abordée au début. Mon cousin habite à Matongué. Tu connais ?
Le vieux, qui n’a cessé d’observer la Blanche, le fait taire avant de s’adresser à l’étrangère d’une voix douce.
— Je devine que tu n’es pas une touriste ordinaire ; ce ne sont pas des objets que tu cherches, comme la majorité des étrangers qui entrent dans ma boutique. Toi, ce que tu cherches, ce sont des histoires à raconter. Hi, hi, tu as un crayon derrière l’oreille !