À mon père, Léon Verstandig,
dont l’indéfectible soutien
ne me fit jamais défaut.
On ne saurait se former une idée précise de l’histoire parthe sans examiner au préalable les événements dont l’Asie antérieure a été le théâtre au fil des siècles précédents. Trois mille ans avant notre ère, dans les vastes steppes au nord du plateau d’Iran, entre le Caucase et les contreforts des Pamirs, débute l’aventure de ce que l’on désigne généralement par le terme de « civilisation du cheval » ; des peuples complexes, en constante mutation, habiles à la guerre, pillards quelquefois par nécessité, qui allaient, par leurs migrations successives, bouleverser le cours de la destinée humaine. Les premiers habitants dont nous ayons connaissance étaient les Scythes. L’archéologie ne nous a pas livré le nom de leurs prédécesseurs, des chasseurs du néolithique qui ont laissé quelques traces de leur passage sur les rochers et dans les cavernes de la région. Leur étude n’entre d’ailleurs pas dans le domaine de l’histoire mais relève plutôt de l’anthropologie.
Le nom de Scythe — les Perses disaient Saka — n’était qu’un terme générique servant à désigner l’ensemble de leurs tribus. Leur territoire couvrait une superficie énorme. Les steppes de l’Eurasie s’étendent sur une surface égale à deux fois les États-Unis. Cependant les hommes qui les peuplaient sont toujours les oubliés de l’histoire. Aucun Ancien, hormis Hérodote, ne leur a consacré une étude approfondie. Cet historien grec, qui vécut quelques années à leur contact, distinguait parmi eux des sédentaires et des nomades. Les premiers étaient demeurés comme aux origines. Vivant des cultures de leurs champs, ils habitaient un espace donné, dans des agglomérations rondes, en terre battue, que l’on peut déjà qualifier de villes. Les Kourganes de Maïkop et les cités fortifiées de Altyn Tepé (Turkménistan), ou de Kalaly gyr, au Kharezem, avec leur système complexe d’irrigation, témoignent du développement de ces sociétés agricoles.
Entre eux et leurs frères nomades, il n’y avait que le cheval dont la domestication transforma, à l’aube de la civilisation, les tribus qui les possédaient, de paisibles éleveurs en guerriers indomptables. C’était là une évolution naturelle. Longtemps confinés à un horizon déterminé dont ils ne pouvaient s’affranchir, la conquête du cheval accrut brusquement et de manière spectaculaire l’espace de ces hommes. Mais elle leur conféra aussi un sentiment de supériorité par rapport au piéton qu'ils surplombaient désormais du haut de leur monture. Ces Scythes ne possédaient ni maisons, ni villages, ils vivaient au rythme des transhumances saisonnières de leur bétail, passant d’un pâturage à l’autre, tantôt chassés par une horde plus puissante, tantôt repoussant une tribu plus faible. Ils se déplaçaient ainsi, l’hiver dans la steppe, l’été sur les pentes escarpées des hauts plateaux environnants. Un observateur étranger aurait pu prendre ces mouvements pour une forme d’errance, pourtant le nomade suivait imperceptiblement une route connue de lui seul.
Les contacts s’établissaient dans les villes frontières, là où le Scythe avait coutume d’échanger les produits de ses élevages, où il pouvait acheter ses outils, ses vêtements ou ses bijoux. Les nomades s’enrôlaient volontiers dans les armées des rois sédentaires. Le vent de terreur qui les accompagne en font très vite des auxiliaires recherchés pour leur vigueur. En vieux-perse Saka signifie fort. Les Scythes nomades sont craints. Les inventions qu’ils développent avec la domestication du cheval ; les étriers, l’arc réflexe, le pantalon, la cotte de maille, leur procurent un ascendant certain. Ils ont trouvé leur voie. Désormais, les nomades exerceront le rôle de prédateur face aux grands empires, trop grands et trop riches pour s’engager dans des guerres sans fin contre ces adversaires insaisissables. L’attrait qu’exerçait sur ces peuples pauvres le monde fastueux des cités de l’Orient est facile à comprendre par une de ces constantes de l’histoire qui faisait des grands empires centraux le phare des convoitises pour toutes les nations qui gravitaient autour d’eux. Et c’est sans doute ces premiers rapports, souvent conflictuels, qui furent à la base de cet antagonisme atavique que l’on retrouve jusque dans le mythe de Caïn et d’Abel, et qui caractérisera au fil des siècles leurs relations.
Bien qu’ils vécurent à la périphérie de l’Iran, de l’Inde ou de la Chine, les Scythes ne furent jamais fermement liés à aucun de ces grands empires. Leur structure sociale, divisée en familles, en clans puis en tribus, assoiffées de liberté au point de se fragmenter sans cesse et de se recomposer au gré d’obscures querelles d’honneur, favorise l’émergence des rois-forgerons. 1 La métallurgie du fer, puis de l’acier, dont ils furent les promoteurs, s’était développée en un temps où ce secret jalousement gardé garantissait l’invincibilité du clan qui le possédait sur tous ceux, sédentaires compris, qui étaient demeurés à l’âge du bronze. Les Turcs issus quelques siècles plus tard du même milieu, donnaient pour une raison semblable le mot de forgeron, Tarkhan, comme synonyme de héros ou de cavalier. Leurs croyances étaient fortement teintées de chamanisme qui n’était pas une religion mais bien une façon de vivre la nature. Le ciel, les vents, le soleil, la lune, et certaines montagnes leurs étaient sacrés. En dehors de cela, point de dogmes ou de prescriptions, tout variait naturellement d’un clan à l’autre. Leur art traduisait parfaitement cette mobilité de l’esprit. Sur leurs bijoux ou sur leurs armes la forme essentielle était l’entrelacs, la courbe plutôt que la droite.
Cependant la première rencontre entre les Scythes et les grands empires orientaux ne fut guère des plus sympathiques. Au VIIIe siècle avant J.-C., plusieurs tribus s’étaient hasardées à franchir les cols de l’Elbourz. Dans son élan, leur chef, Partatua, traversa le plateau d’Iran jusqu’en Mésopotamie. Le roi d’Assyrie, Sargon II, dont il aurait épousé la fille, vit d’abord en lui un allié providentiel. Leur union sauva effectivement son empire lorsque, en 623 avant J.-C., les Mèdes et les Babyloniens, deux de ses tributaires, se révoltèrent contre lui. Grâce aux Scythes leur assaut sur Ninive allait être repoussé. 2 Cependant, dix ans plus tard, l’alliance était consommée. Miné par le tourbillon des mouvements nationaux, le redoutable empire assyrien s’effondrait sous les coups des conjurés d’hier, alors que les hordes de Partatua et de Gagès, profitant du chaos général, dévastaient l’Asie antérieure, broyant royaumes et cités sous le sabot de leurs chevaux.
Plus personne ne pouvait les contrôler. La Mésopotamie n’était pour eux qu’une étape. Par la Syrie et la Palestine, Ashkelon et Gaza, c’était l’Égypte qui était directement menacée. Affolé par l’approche de ces irrésistibles barbares, leur Pharaon Psammétique ne sauva son empire qu’au prix d’une imposante rançon d’or. 3 D’autres, moins riches, ne purent prémunir leurs peuples de la ruine. Les Scythes, dénommés Ashgouzai dans les textes assyriens, Gomer chez les Hébreux, ou Gimmiru sur les cunéiformes babyloniens, couraient le Proche-Orient sans qu’aucune nation ne soit assez forte pour les repousser. C’étaient les années noires du règne des nomades, partout les Scythes imposaient leur loi, celle du plus fort. La Bible conserve la trace de leurs invasions dans plusieurs passages des prophéties de Jérémie, qui présentait déjà ces invincibles guerriers comme le fléau de Dieu…
… Ainsi parle l’Éternel : voici, un peuple vient du pays du septentrion, une grande nation se lève des extrémités de la terre. Ils portent l’arc et le javelot, ils sont cruels et sans pitié, leur voix mugit comme la mer, ils sont tous montés sur des chevaux, prêts à combattre comme un seul homme. 4
Les Mèdes qui avaient dû subir leur occupation, s’empressèrent de les chasser de leurs terres dès qu’ils en eurent l’opportunité. En 594 avant J.-C., leur roi, Cyaxare, fit assassiner les principaux chefs scythes après les avoir enivrés au cours d’un banquet. 5 Le reste des bandes se dispersa alors vers le Caucase et la Caspienne où ces nomades ne devaient plus faire parler d’eux avant l’avènement de l’empire Perse. Contenir les Scythes était devenu la priorité des peuples sédentaires.
Vers 550 avant J.-C. un nouvel État émergeait des convulsions de l’Asie antérieure. La Perse, unissant par la conquête toutes les monarchies orientales, s’imposait pour quelques siècles comme le phare de la civilisation mondiale. Cyrus, ce personnage lumineux de l’histoire antique, fut le véritable fondateur de cette civilisation, d’une antiquité comparable aux cultures méditerranéennes, mais plus attachante encore par son caractère mesuré et humain. Jamais on eut à déplorer chez ces conquérants indo-européens, sédentarisés depuis quelques siècles à peine, les excès du despotisme mésopotamien. Jamais non plus la vanité des pharaons de l’Égypte qui se considéraient comme des dieux sur terre, ni la morale hypocrite des Grecs ou des Romains qui ne mirent aucune borne au règne de la force. Il y eut toujours chez les Perses cette modération naturelle. Si l’arta, leur principe d’unité à la fois politique et religieuse demeurait l’objectif à atteindre, la liberté et l’autonomie devaient être concédées à tous.
C’était là une dimension nouvelle dans un monde qui avait connu auparavant, sous les rois chaldéens d’Assyrie et de Babylonie, le règne de la terreur et de la destruction. Ces considérations ouvraient la porte à des notions nouvelles. Elle rendit les Perses irrésistibles. Darius Ier porta bientôt leur empire aux trois-quarts du monde connu. De l’Inde à l’Égypte, du Danube à la mer d’Oman, il venait de créer le premier empire mondial capable d’assimiler tous les peuples et toutes les races…
… Un grand dieu est Ahoura Mazda qui a créé les eaux, qui a créé cette terre qui a créé les hommes, qui ses bienfaits a octroyé à l’homme, qui a créé Darius, roi, roi unique de nombreux rois, qui commande à des multitudes. Moi Darius, grand roi, roi des rois, roi des pays de l’univers de tout langage, roi de cette contrée lointaine et vaste, fils de Vishtaspa l’Achéménide, Perse fils de Perse. Et Darius le roi dit. Par la grâce d’Ahoura Mazda, ceux-ci sont les pays que j’ai pris hors de Perse et sur lesquels je domine, qui des tributs m’apportent, qui ce qui leur est commandé de ma part l’observent, et qui mes décisions respectent : la Médie, l’Élam, le Parthava (la Parthie), l’Ariane, la Bactriane, la Sogdiane, le Kharezem, la Drangiane, l’Arachosie, la Sattagydie, le Gandhara, le Sind, les Sakas Haomavarga, les Sakas Tigrakauda, la Babylonie, l’Assyrie, l’Arabie, l’Égypte, l’Arménie, la Cappadoce, Sardes, l’Ionie, les Sakas qui demeurent de l’autre côté de l’eau amère, le Skoudra et le Karsa.
Le mal qui avait été fait, moi je le convertis en bien, les contrées qui entre elles se tuaient, celles-là par la grâce d’Ahoura M azda, elles ne se tuèrent plus, et chacun je fixais en sa place, et en présence de mes décisions ils les observent afin que le puissant ne frappe et ne dépouille plus le faible. Et Darius le roi dit : Qu’Ahoura Mazda avec tous les dieux me garde moi et ma maison, ainsi que la tablette qui a été écrite. 6
Les relations entre les Perses et les Scythes sont complexes et passionnées. À l’inverse des grands empires mésopotamiens, il existait entre eux une lointaine parenté dont les origines remontaient aux annales légendaires de l’Iran ; à cette migration qui poussa un jour les ancêtres des Perses à abandonner l’Eran Vej, l’Iran originel, pour l’Eran Shahr, l’Iran historique. Pendant que les uns avaient fondé une civilisation sédentaire, les autres étaient demeurés dans leur état premier et donnaient, dans le bassin de l’Aral, naissance aux peuples Scythes.
Ces liens forts n’empêchèrent pourtant pas les guerres fratricides. Cyrus serait mort au cours d’une chevauchée dans l’Iran septentrional, contre des Scythes. Cependant l’inscription de Darius Ier à Naqsh-i-Roustam mentionnait déjà plusieurs tribus intégrées ou tributaires de ses successeurs. Les premiers de cette liste, les plus redoutables aussi, étaient les Sakas Haomavarga, littéralement « les Scythes faiseurs de drogues », établis sur le cours supérieur de l’Iaxarte, dans les steppes du Ferghana et de l’Issik Kul. Leur nom venait de l’usage de stupéfiants que les chamanes utilisent encore fréquemment en Sibérie, et dont Hérodote lui-même confirmait l’usage chez les Scythes. 7 Les autres, les plus fréquentables pour les rois de Suse ou de Persépolis, étaient les Sakas Tigrakauda, « les Scythes aux bonnets dressés en pointe », tribus plus pacifiques qui peuplaient à l’ouest les steppes voisines de la Parthie.
Les Scythes fournissaient des mercenaires aux Achéménides qui pouvaient disposer ces guerriers aux points chauds de l’empire sans craindre chez eux de mouvements politiques. On a retrouvé les traces de leur présence jusqu’en Égypte. Les Perses avaient fini par négocier des accords avec la plupart de ces tribus. Cependant, ils ne pouvaient ignorer la menace constante que faisaient peser les dissidents des hordes principales en marge de leur immense empire, qui menaçaient toujours les cités frontalières de raids meurtriers. Pour assurer la sécurité de ces villes, il fallait impérativement bâtir des citadelles aux points stratégiques, et surtout y installer des colons qui y fixeraient la terre tout en la travaillant. Cette politique de colonisation, pour stopper les invasions nomades, fut initiée dès le temps de Cyrus, qui fit construire la ville fortifiée de Kurushkhata sur le principal passage à gué de l’Iaxarte. Darius accéléra encore ce mouvement en encourageant l’immigration de jeunes Perses dans l’Iran septentrional, et particulièrement en Parthie, qui supportait alors l’essentiel du poids de cette menace.
Le nom de Parthe, en Asie antérieure, apparaît pour la première fois dans les textes au VIIe siècle avant J.-C., dans les chroniques assyriennes qui relataient les incursions de leur roi, Assarhaddon, dans les provinces de l’Iran septentrional. Les Assyriens auraient monté une expédition jusqu’au pays de Partoukka, situé au nord de la Médie, afin de se procurer des chevaux pour leur cavalerie. 8 Les Assyriens le quittèrent aussitôt après sans oser en entreprendre la conquête. Le Perse Cyrus s’empara de la Parthie un siècle plus tard, au cours d’une campagne qui le mena de 546 à 539 avant J.-C. sur les rives de l’Iaxarte. Mais, il fallut attendre le règne de Darius Ier (522-486) pour qu’apparaissent les premières inscriptions mentionnant textuellement son nom, sur les reliefs rupestres du Béhistoun, à Persépolis et à Naqsh-i-Roustam. Néanmoins, la place de la Parthie dans le cadre de l’empire mondial des Perses Achéménides demeurait singulièrement réduite. Hérodote nous affirme qu’elle versait un tribut annuel de trois cents talents au trésor royal 9, ce qui la mettait à peu près à égalité avec la Drangiane et l’Arachosie, mais bien en deçà de la Médie, de la Mésopotamie, ou même de la Bactriane.
La période Perse influence de manière déterminante l’évolution socioculturelle de la Parthie. Son sort, désormais lié à celui de l’Iran tout entier, se confond ensuite pendant quelques siècles sans que l’on puisse en discerner clairement les contours. C’était la vie de toutes les satrapies du nord, la dernière frontière d’un empire somnolent, balancé entre la routine et les guerres lointaines pour lesquelles il fallait chaque fois fournir de nouveaux contingents. Hérodote plaçait les Parthes aux côtés des Scythes et des Bactriens dans l’armée que Xerxès jeta vers 480 avant J.-C. à l’assaut de l’Europe, lorsque ce dernier avait voulu conquérir la Grèce, et finalement avait été repoussé aux Thermopyles. Puis, plus rien jusqu’à ce jour de l’an 334 avant J.-C. où les Grecs refluèrent à leur tour sur l’Asie pour détruire l’empire Achéménide.
La troisième étape de cette évolution, celle qui allait livrer les Scythes et les Perses à la merci des Grecs fut l’œuvre d’un seul homme, Alexandre de Macédoine, qui allait en onze ans changer la face du monde. Cependant les causes véritables de cette guerre sont multiples et complexes à démêler. Les crises économiques, sociales et politiques, qui agitaient alors la Grèce, nous livrent quelques éléments de réponse. Au IVe siècle avant J.-C., les forêts de l’Attique et du Péloponnèse, exploitées intensivement depuis des siècles pour la constructions des cités et des flottes de guerre, défrichées par l’accroissement démographique, balayées par les vents du nord et de l’est, se retrouvaient lentement réduites à une sylve grossière. Le climat commençait à se modifier sous l’effet de l’activité humaine ; les prairies et les champs cédaient la place aux rocailles broussailleuses que nous connaissons aujourd’hui, et qui n’abritaient plus déjà que de maigres oliviers sauvages. La Grèce devait alors importer son blé d’Égypte, dont le commerce était florissant, mais aussi de ses colonies, des villes grecques établies sur le pourtour de la mer Noire et de la côte égéenne. Incapable, d’un siècle à l’autre, de suffire aux besoins naturels de sa population sans cesse croissante, elle allait devoir trouver une alternative. Ce serait la conquête.
La Grèce était en ce temps divisée en une multitude de républiques qui se bornaient bien souvent à une seule ville. Pour le Grec d’alors, sa cité était le monde entier. Toute l’humanité se résumait en elle. Le reste n’était que barbarie ou corruption selon que l’on fut un étranger ou un Grec. La difficile unité hellénique, lorsqu’elle se fit enfin sous l’égide d’un Macédonien, Philippe II, le père d’Alexandre, se forgea, comme ce fut bien souvent le cas, au dépens d’un ennemi extérieur. La Perse qui cristallisait toutes les haines depuis les guerres malheureuses de Xerxès, joua ce rôle. Et, dès le milieu du IVe siècle avant J.-C., Isocrate, un philosophe, en incarna le mouvement.
Pendant près de cinquante ans, cet auteur passionné prêcha dans ses œuvres l’alliance de tous les Grecs au nom du génos, de la race hellénique qu’il tenait pour supérieure. Cette exaltation du sang devait selon lui faire oublier aux Grecs, de quelque cité qu’ils fussent, les vieilles rancunes du passé pour mener ensemble une guerre totale dont l’objectif serait l’acquisition par la force de terres propres à la colonisation. La Grèce était, selon Isocrate, trop exiguë pour satisfaire au développement de ses habitants. Il lui fallait s’étendre, au détriment de ce qu’il nomma toujours ces « peuples d’esclaves », auxquels il réservait dans son système un statut similaire aux serfs, ou la mort pour ceux qui s’y refusaient. Cette violence dans le propos d’un philosophe n’a rien de surprenant. C’était quelque part l’aboutissement logique de ce processus qui, aux yeux des Grecs, faisait de leurs ennemis des sous-hommes, que l’on privait de leurs noms propres, pour ne plus les désigner que par le terme générique de « barbares ». Ils nommaient ainsi tous ceux qui n’appartenaient pas à leur koiné, à la communauté grecque. Isocrate ne fut d’ailleurs pas une exception. Pour Platon les barbares étaient par nature des ennemis, et il était normal de leur faire la guerre, et même de les réduire à l’esclavage ou de les anéantir. Aristote défendit la légitimité d’une guerre totale à rencontre des Perses ; Gorgias traita du même sujet dans son discours olympique en 392 avant J.-C., et l’on aurait pu, si les siècles n’avaient détruit leurs œuvres, produire des centaines d’écrits qui véhiculaient une semblable idéologie.
Face à eux, l’empire perse, jadis si puissant, semblait déjà vaincu de l’intérieur, miné par les intrigues de sa cour, par la corruption de son administration et par son opulence. En l’espace de trois ans, Alexandre leur arracha l’Asie Mineure, la Syrie, l’Égypte, la Mésopotamie et le plateau d’Iran. Darius III, le dernier roi Achéménide, ne put l’en empêcher. L’histoire a retenu les noms de quelques-unes de leurs batailles : le Granique, Issos et Arbéla. Les Grecs pénétrèrent en 330 avant J.-C. à Persépolis, la cité impériale qu’Alexandre livra aussitôt au pillage. En l’espace de quelques jours des quantités incalculables d’or et d’argent furent retirés des entrepôts royaux, comptabilisés minutieusement avant d’être chargés sur des bêtes de somme. Le saccage fut à ce point méthodique que trente ans de fouilles sur le site de Persépolis n’ont livré qu’une dizaine de vases précieux et quelques monnaies probablement oubliées. Ensuite, après avoir recensé les dépouilles des temples et des palais, Alexandre livra la cité aux flammes…
… Le maudit Ahriman 10 le damné, pour faire perdre aux hommes la foi et le respect de la loi, poussa le maudit Iskander, le Grec, à venir au pays d’Iran apporter l’oppression, la guerre et les ravages. Il vint et mit à mort les satrapes des provinces de l’Iran. Il pilla et ruina la Porte des Rois, la capitale. La Loi écrite en lettres d’or sur des peaux de bœufs, était conservée dans la forteresse des écrits de la capitale. Mais le cruel Ahriman suscita le malfaisant Iskander, et il brûla les livres de la Loi. Il fit périr les sages, les hommes de loi et les savants du pays d’Iran. Il sema la haine et la discorde parmi les grands, jusqu’à ce que lui-même, brisé, se précipita en enfer. 11
Sans doute Alexandre aurait-il dû montrer plus de modestie devant la grandeur de l’empire qu’il venait de conquérir. Mais le pouvait-il vraiment alors qu’il avait à peine trente ans et qu’il possédait déjà le monde ? D’ailleurs le Macédonien ne s’attarde guère sur les ruines de Persépolis. On le retrouve bientôt sur les routes de l’Iran septentrional, en Médie, puis en Parthie, à la poursuite de Darius III. Après s’être emparé des villes Mèdes d’Ecbatane et de Rhagès, Alexandre s’était engagé par les défilés de l’Elbourz, en Parthie, où les principaux chefs de tribu l’accueillirent sans résistance.
Darius III n’était déjà plus maître de son sort. Ses satrapes, Barsantès et Bessos, le retenaient en otage. Si jadis l’Orient avait eu besoin du roi de Perse pour se prémunir des Grecs, l’échec de ce dernier précipita sa propre fin. Alexandre découvrit son corps, abandonné sur la route en plein pays Parthe, à l’ouest de Damghan. L’incendie de Persépolis avait été plus qu’un crime, il eut encore des répercussions politiques que personne ne pouvait prévoir. Lorsque Alexandre avait brûlé la ville sainte des Perses, avec ses temples et ses palais, sans que Darius III ne l’eût empêché, les provinces de l’empire cessèrent de lui obéir. Ahoura Mazda s’était lui-même détourné de lui.
Lorsqu’il était dans le nord, sur la frontière Parthe, Alexandre ressentit pour la première fois la pression sourde des hordes nomades. Les ambassades des Sakas qui se faisaient insistants, n’étaient pas désintéressées. Comme ils l’avaient fait jadis avec les Perses, il s’agissait pour eux de s’accorder avec la puissance tutélaire des vallées et des pâturages. Alexandre accepta de traiter avec ces tribus, cependant il refusa toujours de tolérer leurs pacages à l’intérieur des limites de son nouvel empire. Cette attitude, qui menaçait les nomades dans les fondements mêmes de leur existence, s’expliquait par la méconnaissance totale qu’Alexandre avait du problème Scythe. Elle annonçait en retour les guerres terribles qui allaient bientôt les opposer pour la possession du sol.
L’année suivante, en 329 avant J.-C., Alexandre se retrouva effectivement confronté aux Sakas Haomavarga de l’Iaxarte, ces redoutables « faiseurs de drogues », qu’il tenta en vain de rejeter dans leurs steppes. Les Perses eux-mêmes n’étaient pas parvenus à faire entendre raison à ces tribus belliqueuses, qui avaient tout juste accepté leur protectorat. Or, Alexandre vint cette fois pour les disperser ; objectif ambitieux pour qui ignore tout des règles du monde nomade. Le Macédonien tenta bien, à la tête de sa cavalerie, de leur arracher le passage de l’Iaxarte mais, après quelques heures d’un combat acharné, il dut se résoudre à fuir. Le grand Alexandre avait été vaincu par un obscur chef de horde.
Cet échec démontra à Alexandre la nécessité de contenir les mouvements des Scythes. Dans les mois qui suivent, il posera les fondations d’une demi-douzaine d’Alexandries, des villes-garnisons au croisement des routes ou aux gués des fleuves, peuplées alors de colons plus ou moins volontaires dont le nombre dépassait rarement six mille hommes. 12 Quelques-unes comme Hérat 13, Kandahar 14, Termez 15 ou Khodjent 16, ont survécu aux siècles, et demeurent aujourd’hui encore des métropoles importantes. Les vallées du Zeravchan et du Ferghana sur l’Iaxarte, délimitaient l’empire d’Alexandre au nord-est. Il reprenait là, trait pour trait, la frontière que Cyrus avait déjà donnée à son aire.
La fondation de ces villes annonçait pourtant un événement considérable. Alexandre, qui n’avait pu soumettre les Scythes, comptait à présent endiguer leur menace par la colonisation, en implantant dans les pays limitrophes des colons grecs qui pourraient, le cas échéant, devenir des soldats et repousser leurs incursions. Cependant, cette politique provoqua aussi les premières révoltes des populations locales, des Sogdiens et des Bactriens, qui voyaient se refermer sur eux le joug de l’envahisseur. Vers 328 avant J.-C., deux satrapes, Spitaménès et Ariamazès, soulevaient le pays et appelaient les indigènes à la résistance. Leur appel allait être entendu.
Alexandre réagit fort mal à tous ces mouvements indépendantistes. Comme le problème Scythe, il n’en concevait pas les causes et ne pouvait en tolérer le développement. Au début, la révolte Bactrienne prit une ampleur considérable. Plusieurs détachements de la phalange Macédonienne avaient péri dans des embuscades, et Alexandre, qui avait dû s’impliquer personnellement afin de rétablir la situation, un moment compromise, avait été lui-même blessé par une flèche. La répression qu’il déchaîne à la suite de ces premiers revers est particulièrement atroce. Les Grecs ne pouvaient se saisir des rebelles qui se dérobaient dans les steppes voisines, mais ce fut la population civile qui paya le prix de cette guerre ; un prix exorbitant si l’on s’en tient au récit des historiens antiques qui décrivent sans complaisance ces terribles exactions. Les épées, disait Arrien, étaient déformées à force d’avoir tranché des corps humains. Les soldats d’Alexandre ne faisaient aucune différence entre les civils et les militaires. Plus tard, ils s’en excusèrent quelque peu maladroitement. Le pays était à eux, et ils ne voyaient rien qui dut les retenir de répandre le sang d’hommes, de femmes et d’enfants, coupables seulement de ne pas être nés Grecs. 17 Le Bélouchistan, le Fars, la Médie 18, et la Bactriane 19, subirent tour à tour cette politique du fer et du feu, véritables massacres organisés pour lesquels nous n’avons guère de chiffres précis, mais qui durent se monter à plusieurs centaines de milliers, peut-être à un million de morts. 20
En mars 328, la prise de la citadelle d’Avarana, au nord de Termez, marque le premier succès d’Alexandre dans cette guerre d’usure. Parmi les prisonniers, les Grecs se saisirent de l’un des principaux chefs de la rébellion, Ariamazès, qui s’y était retranché. Le reste de l’été fut passé à combattre Spitaménès, qu’Alexandre fit poursuivre par sa cavalerie légère d’oasis en oasis, à travers les vallées de la Margiane. À l’automne tout était terminé. Spitaménès, dont l’armée avait finalement été taillée en pièces, avait cru trouver refuge chez les Scythes. Il devait bientôt y périr sous le poignard d’un chef de horde. La rébellion s’éteignit d’elle-même peu de temps après.
Ces guerres terribles avaient toutefois forcé Alexandre à s’interroger sur son devenir. Que se serait-il passé, en effet, si les Scythes s’étaient, en accord avec les rebelles de la Sogdiane, jetés ensemble à l’assaut du plateau d’Iran ? Nul doute que la phalange elle-même eût cédé, emportée par cette déferlante. Aussi se résolut-il à prévenir ce péril par une mesure radicale. S’il ne pouvait conquérir la steppe, il fallait mettre un obstacle rédhibitoire entre les Scythes et les terres saines de son nouvel empire. Alexandre avait commencé à y établir des colons, mais il concevait alors les limites de ce système. Désormais, il voulait édifier un mur qui séparerait physiquement les deux mondes.
Au nord de l’Iran, dans les environs de la ville de Gomishan, l’ancien Gümüsh Tepe, on peut découvrir sur 180 kilomètres de long les restes de cette muraille dressée face aux steppes aujourd’hui désertes du Turkménistan. L’ouvrage, débuté sous Alexandre, mais qui ne devait être achevé que quelques siècles plus tard, s’étirait le long de la vallée agricole du Gurgan. C’était un remblai continu, dressé en terre battue, soutenu de briques sur ses deux côtés. Il était coupé à distance régulière par un nombre indéterminé de fortins carrés — les archéologues en ont exhumé une trentaine — qui abritaient des garnisons de soldats, capables en théorie de repousser à tout moment une attaque venue du nord.
Cependant, en dépit des apparences, ce système en pratique peu efficace était avant tout destiné à marquer les esprits. Ce fut là peut-être sa plus grande réussite. Le mur entra ainsi dans l’imaginaire collectif de nombreuses nations, quelquefois fort éloignées. Une légende Syriaque rapporte la construction par Alexandre d’une muraille de bronze destinée à retenir l’assaut des tribus errantes. Même le Coran en a conservé le souvenir. 21 Les Sakas y sont les Ya’jûj et les Ma’jûj, Gog et Magog du jugement dernier, et Alexandre, Dhu’l Qarnaïn, le seigneur à la double corne. 22 Pour les peuples du vieil Orient, qui redoutaient attaviquement les débordements des Scythes, le mur fut avant tout une digue, et Iskander, Alexandre, ne faisait que reprendre à son compte la lutte millénaire des nations sédentaires face au nomadisme. 23 Alors que pour les Scythes, rejetés par cette politique hostile, le mur devint un objet de moquerie. Les Turkmènes l’affublent aujourd’hui encore du sobriquet de kizil yilan, serpent rouge, à cause de la couleur particulière de la terre battue qui recouvre ses structures, et surtout parce que son cours sinueux évoquait pour eux un reptile sournois qui leur barrait la route des pâturages du sud. La rupture était totale.
Alexandre finit néanmoins par comprendre que les murs ne pouvaient lui assurer une domination incontestée sur cet univers frémissant, qu’il sentait lui être hostile. Pour le maîtriser, la force seule ne lui suffisait plus. Si la colonisation représentait un moyen terme, il fallait dans l’immédiat s’assurer de la neutralité des vaincus par une politique indigène qu’il avait jusqu’ici négligée. Les circonstances précipitèrent cette disposition lorsque, au siège d’Avarana, il rencontra la belle Raoxsna, la fille du chef Bactrien Oxyartès, celle que les auteurs classiques nommèrent Roxane, et qu’il finit par épouser en 328 avant J.-C.
Leur mariage marque un tournant dans la politique d’Alexandre. Maître à son tour d’un empire universel qui courait de l’Indus au Danube, souverain d’une multitude de peuples et de races, il semblait enfin avoir compris que ces hommes recelaient d’immenses potentialités, militaires et humaines, qu’il était nécessaire d’exploiter efficacement. Alexandre commençait surtout à apprécier le système administratif de l’empire Achéménide, qui convenait à merveille pour gouverner ces millions de nouveaux sujets orientaux. Il aimait sincèrement ces courtisans perses qui se prosternaient avec déférence devant lui, et qui n’hésitaient pas à lui reconnaître cette pseudo-divinité que lui refusaient les rustres guerriers de la Macédoine ou de la Grèce, trop jaloux de leurs particularismes que pour accepter de voir en lui un fils d’Hercule ou de Zeus. En Perse, Alexandre aimait vivre comme un roi achéménide, en costume perse, ce qui choqua ses contemporains, selon leurs mœurs et leurs usages. Cleitos, son ami d’enfance, perdit la vie pour le lui avoir reproché. Alexandre disait vouloir, en les mêlant par le sang, fonder un peuple nouveau, une culture unique et une armée commune. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer ces mariages collectifs qu’Alexandre célébra à Babylone, où il unit plus ou moins volontairement des milliers d’officiers et de soldats grecs aux plus belles filles de la Perse.
C’était une véritable révolution des esprits que souhaitait Alexandre. Mais cette politique était loin de faire l’unanimité de ses compatriotes, hostiles à l’idée même de partager une miette de pouvoir avec ces Perses qu’ils considéraient toujours, selon les critères d’Isocrate, comme des barbares vaincus, sans valeur. Pour eux, après s’en être servi, Alexandre trahissait l’hellénisme. Certains osèrent parler de démence. D’autres, plus redoutables, intriguaient dans l’ombre. Plusieurs conspirations, vertement réprimées, troublèrent les dernières années de son règne. C’était un signe qui ne trompait pas. La mort mystérieuse d’Alexandre, le 10 juin 323, contribua à jeter le trouble sur ce conquérant génial et sans scrupules qui cultiva jusqu’au bout l’art de l’ambiguïté ; victime à 33 ans d’un accès de malaria, selon les uns, du poison d’un fanatique, selon les autres. Avec le boucher du Zeravchan disparut aussi le rêve de l’empire universel, de la fusion des peuples et des cultures, que ses successeurs allaient abandonner. Plus tard, Eratosthène, le grand astronome et géographe grec, sembla regretter le triomphe de la vision d’Isocrate qui séparait les hommes en « barbares » et en « hellènes », alors qu’il aurait été plus sage de les diviser, comme Alexandre le fit dans les dernières années de sa vie, en « bons » et en « mauvais ». Car, disait-il, même parmi les hellènes on trouve beaucoup de méchants tandis que parmi les « barbares », comme en Iran ou en Inde, il y en avait d’assez hautement civilisés.
À la mort d’Alexandre, son empire s’effondra aussi brusquement qu’il avait été fondé, brisé par les appétits de ses lieutenants et de ses somatophylakès, ses gardes du corps, englouti dans une guerre civile qui allait durer près d’un demi-siècle, et finalement donner naissance à trois royaumes Grecs indépendants et rivaux. Ce fut un conflit âpre et sans merci, dans lequel s’affrontèrent des ambitions contraires, et où la subversion et le meurtre rivalisaient avec les batailles rangées. Leurs protagonistes n’en sortirent pas grandis. Si Perdiccas, Antigone, Séleucos, ou Ptolémée, parlaient toujours d’une seule nation, elle devait pour eux appartenir à la koiné, être grecque, d’un hellénisme intransigeant. La prodigieuse aventure d’Alexandre se résumait bien au génie d’un seul homme. Le premier fragment à se détacher de l’empire fut la Grèce continentale, l’Asie Mineure et leurs dépendances, gouvernées tour à tour par Cassandre, Lysimaque, Pyhrrus, Antigone le borgne ou Démétrios Poliorcète « le preneur de villes » ; aventuriers habiles et éphémères, qui rappellent, par les épithètes dont ils faisaient suivre leurs noms, les audacieux faits d’armes dont ils étaient capables. L’Égypte, la plus riche des provinces, les suivit peu après pour former un royaume distinct sous Ptolémée, le fils de Lagus, un général d’empire qu’Alexandre avait établi comme gouverneur du pays. Quelques années après la mort du conquérant, l’ambitieux Ptolémée se proclamait pharaon, et créait avec ses successeurs une nouvelle dynastie qui se voulait l’héritière des bâtisseurs de pyramides. L’Égyptien fut de tout temps un fellah, un agriculteur qui vouait à l’autorité, quelle qu’elle fût, une obéissance sans bornes. Les Grecs surent en profiter. Jamais ils ne trouvèrent un terreau plus propice à leur domination. Mais Ptolémée se garda bien de mêler les deux peuples. Si officiellement il continuait à sacrifier aux vieux rites des prêtres d’Horus et d’Ammon, il n’en déplaça pas moins la capitale de l’Égypte de Memphis à Alexandrie, de la vallée du Nil à la Méditerranée. La ville-lumière d’Alexandre tournait le dos aux sphinx et aux obélisques. Devant elle, par-delà les flots, c’était la Grèce que l’on pouvait rallier en quatre jours de navigation, et qui allait fournir un réservoir inépuisable d’administrateurs civils et militaires pour la colonisation. Ainsi, en dépit des apparences, de cette pompe égyptienne qu’ils introduisirent à leur cour, les Ptolémées demeuraient des Grecs véritables. L’obsession de la pureté du sang les poussa même à contracter des mariages consanguins. On se mariait entre frères et sœurs pour ne pas faire entrer la moindre goutte de sang étranger, donc impur, dans la famille de Lagus. On voit à quelles aberrations avait abouti la sombre idéologie d’Isocrate !
Mais, incontestablement, c’est Séleucos qui des diadoques, ces successeurs d’Alexandre, eut le destin le plus singulier. Colosse d’une force peu commune, et de tous le plus implacable dans ses haines, il conserva d’abord la haute main sur la cavalerie avant d’être contraint par les circonstances à se muer en homme de main, impliqué personnellement dans plusieurs assassinats politiques. Puis enfin, de Babylone, il se tailla un empire immense qui recouvrit en quelques années toute l’Asie antérieure, de la Syrie à l’Inde. Les batailles d’Issos (301) et de Couroupédion (281) confirmèrent la domination de son royaume Séleucide. C’était un empire immense et disparate que la bataille lui avait laissé en partage, aucune monarchie grecque n’affecta jamais une telle variété de pays et de peuples.
Les Séleucides, ses héritiers, furent de grands fondateurs de villes. Leur première capitale fut Babylone, ou plutôt l’un de ses faubourgs que Séleucos rebaptisa à son nom ; Séleucie du Tigre. Cette ville, à la croisée des routes commerciales, était idéalement située au cœur de l’Asie. Cependant, ses successeurs se replieront très vite vers Antioche sur l’Oronte (Antakya), une métropole de la riviera Syrienne, plus proche, elle aussi, comme Alexandrie, des côtes de la mère patrie. Tout était fait en ce temps-là pour attirer les colons qui furent la sève vitale de ces nouveaux royaumes. Toutefois, si à partir du IIIe siècle l’immigration des Grecs et des Macédoniens fut massive autour du bassin méditerranéen, elle ne fit que donner un exutoire nouveau aux vieilles inimitiés des cités helléniques. Le Macédonien demeurait un Macédonien, le Milésien ou le Magnésien un citoyen de Milet ou de Magnésie, et il en fut de même pour toute cette foule d’aventuriers qui fondèrent les unes après les autres des villes nouvelles dans les pays conquis.
Ces colons étaient quelquefois des pionniers véritables, porteurs de cet esprit grec, pétris de sa culture et de ses arts, des travailleurs acharnés qui ont levé en l’espace d’un siècle plusieurs centaines de villes, créé de toutes pièces des royaumes, établi une administration, ouvert des voies nouvelles au commerce et à l’industrie. Néanmoins, la plupart d’entre eux n’étaient que de vulgaires pillards assoiffés d’or. La culture, la civilisation dont ils se prétendaient les défenseurs, n’étaient pour eux qu’un prétexte qui cachait mal la rapine et le viol des cultures indigènes. C'était quelque part une préfiguration de la conquête de l’Amérique par les Espagnols du XVIe siècle.
La Grèce était une terre étroite, coupée par des montagnes arides, échancrée par des golfes, déchirée par des bras de mer. Elle était incapable de pourvoir à la subsistance de tous ses fils. L’immigration fut bien souvent l’unique alternative pour bon nombre de déclassés qui subissaient de plein fouet la crise économique du IVe siècle. Et, comme ce fut le cas au temps des Croisades, les soldes des militaires étaient extrêmement élevées dans tous ces royaumes nouveaux qui ne subsistaient que par le glaive. En Égypte, un simple fantassin gagnait trois fois plus qu’un ouvrier agricole, et cinq fois plus qu’un paysan de Grèce continentale. Les soldats pillaient les villes et les campagnes. Leur butin, essentiellement des esclaves, était revendu aux marchands qui suivaient le train des armées. Cependant, leur rôle n’était pas exclusivement militaire. Ils étaient aussi, dans l’économie de ce temps, ce que les classes moyennes furent au développement des sociétés industrialisées. La comédie nouvelle fit du soldat-colon retraité un « type », et des enlèvements un « ressort d’intrigue ». Ils profitaient des rançons, des primes et d’une quantité d’avantages hors solde, on leur donnait quelquefois des terres, et dans les cités nouvellement créées, ils étaient exemptés de taxes.
C’est à dessein que nous comparons ici les Croisades, la Conquista espagnole et les guerres panhelléniques d’Alexandre. Toutes trois eurent des causes similaires et des développements comparables. Quelque part Ptolémée, Séleucos ou Antigone, étaient les précurseurs de Godefroid de Bouillon, de Cortez et de Pizarre. Avec eux le système d’Isocrate finit par être appliqué dans toute sa rigueur. L’ensemble des terres cultivables devint, du jour au lendemain, la propriété personelle du souverain, en vertu du droit grec de la guerre qui livrait à la discrétion du vainqueur les possessions des vaincus. D’un jour à l’autre, des millions de paysans indigènes furent dépossédés de leurs meilleures terres au profit des cités nouvelles qui poussaient comme des champignons à travers tout le continent. Ceux qui ne pouvaient y trouver un emploi périssaient misérablement. La Mésopotamie, grenier à blé de l’Asie antérieure, connut alors ses premières famines organisées. La faim était aussi une arme économique, et les Séleucides furent les premiers à l’utiliser avec acuité.
Parallèlement, le commerce avec la Grèce continentale connaît un développement insolent. On vit alors apparaître sur les marchés européens des produits jusque-là inconnus comme le coton, le citron, la pêche, l’orange, le sésame, les figues, la noix, les dattes, le melon, qui provoquèrent une véritable révolution agraire. La banque connut elle aussi, sous les basileus, les rois grecs, un prodigieux essor. Des notions nouvelles telles que le trésor, l’encaisse métallique, la dévaluation, le crédit, et les taux d’intérêts — de 12 à 24% — firent leur apparition en Égypte ou en Syrie. La Mésopotamie possédait depuis le temps de Cyrus ses propres institutions financières. Cependant, là aussi, la colonisation allait laisser ses marques. Partout l’usage de la monnaie fut généralisé par la frappe massive de l’or et de l’argent, produits du pillage des trésors de Suse et de Persépolis, qui multiplièrent par trois ou quatre la quantité de numéraire en circulation dans le monde grec.
Les monopoles royaux tenaient dans leurs serres le pays tout entier. Le fer et le sel, produits de base pour toute économie dans l’Antiquité, ne pouvaient être négociés que par l’entremise des agents royaux. L’argent ne manquait pas. Cependant, il ne bénéficiait qu’aux seuls colons et à leurs collaborateurs hellénisés. Les indigènes, et cela fut particulièrement vrai dans les campagnes, demeuraient honteusement exploités. Les Séleucides les considéraient comme des matières premières, comme du bois ou de l’argile. Ce système économique fortement centralisé et bureaucratique tolérait des exceptions. Les colonies militaires, les katoi, et les grandes cités coloniales bénéficiaient le plus souvent de privilèges et d’exemptions reconnues par des chartes. Partout ailleurs la pression fiscale était terrible. Le roi réduisait le peuple au servage par l’intermédiaire des taxes.
Rien n’échappait à l’œil inquisiteur des fonctionnaires de l’État. L’impôt se calculait sur les habitations, par capitation, au nombre de têtes par maison, sur les animaux d’élevage, sur les champs, les vergers, les jardins, sur les naissances, les mariages et même sur les morts. Cet argent soutiré aux indigènes ne servait évidemment pas à l’amélioration des infrastructures ; il disparaissait, noyé dans les frais d’entretien de la cour, pour l’armée, ou, ironie du sort, pour financer l’installation de nouveaux colons. L’administration fiscale séleucide était puissante et développée, elle tenait des cadastres et inventa même l’usage des statistiques. Néanmoins, elle négligea toujours les besoins propres des Orientaux. Pour elle, le village indigène n’était qu’une entité économique ou fiscale, jamais elle ne se souciait du devenir de ses habitants. Les deux mondes ne vivaient plus ensemble, ils cohabitaient parallèlement.
Les Grecs faisaient pourtant de leur mieux pour ramener à leur civilisation les masses indigènes. Séleucos avait épousé Apamée, la fille du Sogdien Spitaménès, et ce fut leur fils, Antiochos Ier, le propre petit-fils du grand rebelle iranien, qui allait imposer la loi des colons à l’Orient tout entier ! Tel était alors la puissance magnétique de l’hellénisme ;ceux qui s’en approchaient y brûlaient imperceptiblement leurs ailes. La ville grecque était en principe ouverte à tous ceux qui acceptaient de s’helléniser. Néanmoins ces efforts étaient voués à l’échec. Seule une partie réduite de la société indigène acceptait l’hellénisme, et souvent plutôt par intérêt que par conviction. Confrontés au rejet sans cesse croissant des nations orientales, les Séleucides furent donc des rois guerriers. Sur les monarques de cette maison qui gouvernèrent l’Iran, de 301 à 129 avant J.-C., seulement deux moururent dans leur lit, deux autres furent assassinés, et une bonne dizaine périrent à la guerre. La légitimité du souverain n’était assurée que par la gloire de ses armes. Son pouvoir résidait dans son emprise sur l’armée, qui était la seule constituante.
Le corps de bataille des armées séleucides était composé par les phalanges, des divisions d’infanterie lourde armés de sarisses — des lances longues de six mètres — qu’ils recrutaient essentiellement parmi les colons macédoniens. Ils disposaient aussi d’une cavalerie, mais elle ne représentait qu’une force d’appoint. Les Séleucides compensèrent cette disposition par un usage intensif de l’éléphant de guerre, véritable char d’assaut, que Séleucos avait ramené de ses campagnes en Inde. Ils en comptaient, dit-on, près de cinq cents. C’était une armée cohérente de cent mille hommes, complétée à l’occasion par des mercenaires, des supplétifs indigènes et des milices locales levées aux frais des villes autonomes. Néanmoins, ils ne recrutèrent jamais de Perses ni de Mèdes, et proportionnellement très peu d’Iraniens. Les seuls dont ils acceptèrent le service appartenaient aux tribus pillardes des Cissiens et des Mardes, des bandits de grand chemin qui rançonnaient les voyageurs sur la route entre Suse et Ecbatane.
On était loin des plans d’Alexandre qui avait pensé intégrer massivement les Perses dans son armée universelle. Mais c’était là une évolution logique. Alexandre parlait en tant que maître d’un empire mondial. Il ne craignait pas de voir un jour les soldats indigènes de son armée exiger de lui des concessions politiques qu’il ne pourrait leur accorder. Inversement, les rois Séleucides n’avaient pas de nation derrière eux. Grecs coupés de leur mère patrie par les flots de la Méditerranée, leur survie n’était conditionnée que par leur résistance aux éléments indigènes qui se révoltaient périodiquement.