© Le Cri édition
Tienne de la Petite Bilande, 67
1300 Wavre - Belgique
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En couverture : Litho Dewasme-Pletinckx, Intérieur du Parc de Bruxelles – Position des Grenadiers les 23, 24, 25 et 26/09/1830.
ISBN : 9782390010524
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© 2017, version numérique Primento et Le Cri édition
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
N’a-t-on pas déjà tout dit sur la naissance de la Belgique et la période post-révolutionnaire du nouvel État ? Heureusement, non. L’histoire est une discipline qui ne cesse de chercher des horizons et des angles de vue nouveaux. Cela vaut également pour le thème abordé ici. Il est indéniable qu’en près de 175 ans, une véritable marée de publications a déferlé. Monographies, synthèses, études partielles, actes de colloque, numéros de revues, publication d’archives, biographies : tous les genres sont représentés. Au début, l’immense majorité de ces études avait une coloration nationaliste et fortement légitimante. Les études plus récentes ont pris leurs distances par rapport à cette perspective patriotique. Elles ont visé à davantage d’objectivité, en continuant toutefois à considérer la révolution et la période qui a suivi sous l’unique angle des événements belges. Ces dernières décennies, l’histoire a subi une forte influence d’autres sciences humaines, comme la sociologie, les sciences politiques, la psychologie sociale et l’anthropologie, qui ont marqué les problématiques de leur empreinte. Toutes ces sciences attachent une grande importance aux révolutions et à la formation d’États-nations. Certains historiens se sont laissé tenter par l’étude d’aspects particuliers du cas belge à partir de ces angles de vue plus généraux. L’objectif de cet ouvrage consiste également, sur la base d’une abondante littérature ancienne et récente, à reconsidérer la révolution belge et la construction de l’État-nation sous l’angle de cette nouvelle approche1.
De quels angles s’agit-il précisément ? D’abord, nous nous associons aux historiens qui envisagent les événements de 1830 en Europe dans le cadre d’une période de transition. Entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe, des changements fondamentaux se sont en effet produits. L’Ancien Régime se fondait principalement sur une économie agraire, dirigée par de grands propriétaires terriens (la noblesse et l’Église), combinée à un secteur commercial capitaliste et la pratique de l’artisanat traditionnel. Vers la fin du XVIIIe siècle, les élites bourgeoises introduisent le capitalisme industriel, processus qui connaît son plein développement dans les années 1820 et 1830. Les Pays-Bas méridionaux jouent dans cette phase ascendante un rôle capital. Gand est la capitale européenne de l’industrie du coton, Verviers un centre lainier moderne de la laine, tandis que les mines et la métallurgie wallonnes vivent un essor spectaculaire. Le processus d’industrialisation ne touche pourtant pas encore la société tout entière, qui reste dominée par la propriété terrienne. Les petites villes sont encore peuplées d’artisans, de marchands et d’employés du secteur des services. Certaines relations de travail, en revanche, évoluent petit à petit dans la direction du capitalisme, ce qui vaut au secteur artisanal de subir un mouvement de régression sociale. Le phénomène est encore renforcé par la croissance démographique propre à cette période. La classe moyenne citadine, en particulier, est en forte augmentation. L’importance des groupes professionnels et intellectuels s’accroît considérablement sans que les possibilités de carrière de ceux-ci soient pour autant garanties. Ce sont d’ailleurs ces groupes de citoyens qui feront le plus parler d’eux par la suite. Dans ces sociétés occupées à évoluer de manière inégale, des constructions idéologiques alternatives voient le jour ; les intellectuels bourgeois et les classes moyennes ne seront pas étrangers à leur développement. Sur le plan politique, l’Ancien Régime se traduisait par une société de classes comportant deux groupes privilégiés (noblesse et clergé) et une bourgeoisie bien plus importante en nombre mais dépourvue de privilèges. Dans tous les secteurs de la société, l’Église et la religion exerçaient une contrainte, soutenues en cela par un souverain qui gouvernait par la grâce de Dieu. Les anciennes constitutions régionales fixaient les limites de son pouvoir. Au cours de la période de transition, le vieux système s’adapte à l’État moderne : la reconnaissance politique de la bourgeoisie implique en effet le rejet des structures féodales et cléricales.
Pour introduire ces structures alternatives, il fallait prendre le pouvoir. Dans la plupart des pays européens, des révolutions vont déclencher ce revirement. La Révolution française de 1789 a été déterminante à cet égard. La Restauration a tenté d’éclipser les problèmes, mais de nouvelles explosions ont mené à une seconde vague de soulèvements. Cette vague, qui prend place entre 1828 et 1832 et s’inspire de la Révolution française, scelle le sort des anciens régimes. La nation bourgeoise fait sa percée dans sa variante protolibérale. La révolution belge de 1830, dans laquelle intervient le souvenir des révolutions française, mais surtout brabançonne et liégeoise, s’inscrit dans cette seconde vague.
Il existe bien entendu des interactions entre ces deux vagues de révolution. Voyons d’abord à quels processus et à quelles nouvelles structures les Pays-Bas méridionaux sont confrontés à partir de 1789. On sait que les régimes se succèdent alors à un rythme rapide. Sur le plan sociopolitique et politico-idéologique, il s’agit même de l’une des périodes les plus troublées. Elle laissera d’ailleurs dans différents groupes sociaux des traces profondes, qui auront des répercussions indéniables jusque 1830. Ceux qui ont cinquante ans et plus en 1830 ont personnellement vécu les événements révolutionnaires de 1789-1798 en tant que jeunes adultes. Les quadragénaires sont entrés en activité juste après ceux-ci et les trentenaires ont été éduqués à l’époque. Les parents et les plus âgés ont transmis le souvenir à la jeune génération. Il ne fait donc aucun doute qu’en 1830, la première vague révolutionnaire est encore bien présente dans la mémoire collective.
La révolution brabançonne de 1789-1790 se prolonge également sous plusieurs aspects. Les Pays-Bas méridionaux, gouvernés par les Autrichiens, présentaient encore toutes les caractéristiques d’une société traditionnelle de l’Ancien Régime, dominée par les pouvoirs établis de l’aristocratie, du clergé et des corporations. Les nobles et, surtout, les ecclésiastiques possédaient des richesses terriennes inépuisables. Le tiers-état était organisé suivant un système complexe de guildes. Fondé sur une grande diversité de constitutions et de privilèges provinciaux et locaux, le pouvoir des anciennes classes était considérable. La commune fédérale survivait sous des formes d’administration et de droit aussi opaques que compliquées. Nous verrons plus loin que, pendant la première moitié du XIXe siècle, la pensée fédérale était loin d’avoir disparu. En souverain autocratique moderne, l’empereur Joseph II tenta de réformer ces structures : l’Église dut s’adapter à une série de principes éclairés, l’administration fut centralisée au détriment des pouvoirs provinciaux et locaux et un système juridique clair, doté de nouveaux tribunaux, fut introduit. L’opposition à ces réformes se manifesta de plusieurs parts. Sous la houlette de Van der Noot, les conservateurs luttèrent pour le maintien de leurs privilèges, s’appuyant en cela sur une base assez large. L’avocat bruxellois Vonck voulut, dans ce combat contre Joseph II, appliquer les idées libérales des Lumières (souveraineté du peuple, élections) et conquérir une place pour la bourgeoisie (intellectuelle). Les vonckistes jetèrent ainsi les bases du courant libéral sur lesquelles les villes, en particulier, seraient bâties pendant les décennies suivantes. L’opposition des conservateurs et des libéraux se changea en rébellion et déboucha sur la formation d’une armée. Les acteurs du moment eurent donc l’occasion, pendant cette opération, de se rendre compte des moyens financiers nécessaires et de la façon dont il fallait mobiliser. Les troupes autrichiennes quittèrent le pays, abandonnant un pouvoir que les conservateurs monopolisèrent totalement, tandis que le clergé expulsait les libéraux. Pour ces derniers, ce fut l’occasion de mesurer à quel point ils étaient démunis face à la haine féroce développée par les ecclésiastiques à l’égard des Lumières. Une leçon qu’ils n’oublieraient pas en 1830.
Si la révolution brabançonne n’avait finalement pas grand-chose en commun avec la Révolution française de 1789, la révolution liégeoise lui ressemble par ses objectifs et son déroulement. Liège constituait alors une principauté autonome, indépendante des Pays- Bas autrichiens. L’opposition libérale s’éleva donc contre le prince- évêque, qui prit la fuite en 1789. Les libéraux prirent le pouvoir aux États. La souveraineté populaire fut partiellement appliquée et le droit de vote censitaire introduit. Un an plus tard, en 1791, l’armée autrichienne envahit la principauté, ce qui mena au retour du prince- évêque. Mais cette (courte) restauration ne devait pas faire oublier que Liège avait connu une révolution libérale réussie et passait pour l’une des villes les plus progressistes et révolutionnaires du Sud. En 1830, la ville fera honneur à cette réputation. Nous verrons plus loin que l’apport liégeois dans l’opposition et les événements révolutionnaires de 1828-1831 est loin d’être négligeable.
Par la suite, les Français se chargèrent de rattacher Liège aux Pays-Bas méridionaux. En 1792, la France révolutionnaire déclara la guerre à l’Autriche et le conflit se déroula dans le Sud, à nouveau occupé par les Autrichiens. Les troupes françaises conquirent tant la principauté que les Pays-Bas méridionaux, y introduisant les idées radicales républicaines de la Convention. Un sévère régime d’occupation mena à l’annexion complète des deux régions. De mars 1793 à la bataille de Fleurus, en juin 1794, les Autrichiens régnèrent à nouveau, après quoi les Français purent reprendre leur place. Pendant les années qui suivirent, la société fut confrontée à des changements particulièrement drastiques, introduits par la manière forte sous la Convention, puis sous le Directoire.
Les clubs jacobins qui avaient vu le jour dans une série de grandes villes, Bruxelles en tête, jouèrent un rôle important pendant ces épisodes. Pour la première fois, en effet, des démocrates républicains progressistes fondèrent leurs propres organisations et clubs de débats, qui entretenaient des relations entre eux et formaient un réseau national soucieux d’établir des contacts avec leurs équivalents parisiens. Les jeunes gens possédant une formation juridique et les titulaires de professions libérales qui avaient pris la tête de ces groupes exerçaient une influence bien supérieure à leur importance numérique. L’aide qu’ils reçurent des militaires ne fit que renforcer celle-ci. Ces clubs étaient extrêmement utiles au régime. En effet, c’est parmi eux que les fonctionnaires étaient recrutés et que des jeunes gens étaient choisis pour être envoyés à Paris afin d’y être formés comme cadres. Mais leur rôle est loin de se borner à cette époque : au fil de notre récit sur 1830, nous retrouverons en effet plusieurs de ces membres de l’élite jacobine de l’« époque française ». On note aussi, en 1830, un retour aux formes d’organisation et de mobilisation des clubs jacobins.
La rupture définitive avec le morcellement féodal, l’inégalité et les positions de force traditionnelles s’opérèrent alors de manière radicale. Un modèle étatique centralisé remplaça le provincialisme. Désormais, les lois, les impôts et les tribunaux furent les mêmes pour tous. La tradition et la hiérarchie de classes firent place à de nouvelles libertés et à l’égalité juridique. Le monopole de la noblesse, du haut clergé et des corporations fut brisé. Outre les origines et les biens immobiliers, les mérites se mirent à déterminer la participation politique. L’abolition du protectionnisme corporatif offrit en outre une foule de possibilités à la bourgeoisie industrielle et commerciale. Il fut également mis un terme à la disparité de l’Ancien Régime. Une même structure départementale dominait dorénavant l’ensemble du pays, avec un même droit codifié et des mêmes monnaies, poids et mesures. Une administration systématique et efficace fut mise en place. Et même s’il en ressortait encore peu de choses sur le plan concret, les nantis furent pour la première fois confrontés au constitutionnalisme, à la souveraineté populaire, à l’égalité juridique, aux libertés civiques et à la convocation d’élections. Tous ces changements furent imposés avec brutalité, mais le renouveau politique fut aussi porté par de nouveaux moyens. Clubs, presse et cérémonies publiques, tout était placé sous le signe de la nouvelle idéologie et de la nouvelle culture politique. Dans ce domaine, les Français fournirent nombre d’exemples utiles, dont les révolutionnaires de 1830 sauraient se souvenir.
Bien entendu, le cadre idéologique et religieux s’en trouva radicalement modifié. Chacun sait que les révolutionnaires français souhaitaient fonder la société sur le rationalisme et, donc, la laïciser en profondeur. L’état civil, l’enseignement et la charité, domaines régis par l’Église et le clergé sous l’Ancien Régime, passèrent sous le contrôle de l’État laïc et l’Église catholique perdit son monopole séculaire. Ses biens furent confisqués et vendus, un phénomène donnant lieu à la formation de groupes d’acheteurs de biens « en noir » qui devinrent de riches propriétaires ou s’établirent comme industriels dans d’anciennes propriétés monastiques. Il va de soi que l’Église considérait ceux-ci comme ses pires ennemis. Ils cherchèrent donc appui auprès de l’État laïc et comptèrent désormais parmi les acteurs de la lutte anticléricale. Le processus ne se limita pas au régime français, mais marqua les trois premières décennies du XIXe siècle. Le régime français tenta également de placer le clergé sous le contrôle de l’État. L’acceptation par les prêtres des lois républicaines ne se fit pas sans mal : elle entraîna résistance, jugements et bannissements. Si ces mesures créaient généralement un vif mécontentement, ce sont les conscriptions et les lourdes levées d’impôts qui menèrent les départements flamands et wallons brabançons à des révoltes paysannes, en 1789. Toutefois, les combattants, indisciplinés et inexpérimentés, ne purent rien contre l’armée française. La rébellion ne dura donc pas plus de trois mois. Elle ne fut pourtant pas dénuée d’importance : clergé, notables et paysans firent l’expérience de la mobilisation des communautés rurales contre l’État laïc. Au cours des décennies qui suivirent, s’opposer aux mesures de l’État allait également devenir une tradition au sein du clergé.
Selon plusieurs historiens, pendant les quinze années qui suivirent, Napoléon prépara le lit où Guillaume Ier pourrait se coucher lorsqu’il prendrait la tête du Royaume-Uni des Pays-Bas, en 1814-1815. C’est vrai à plusieurs titres. En effet, Napoléon s’efforça, non sans un certain succès, de jeter un pont entre le neuf et l’ancien, les nouveaux venus et les modérés. Sur fond de liberté économique, l’Empire passa peu à peu à un système de production industrielle mécanisée. Industrie et commerce profitèrent de l’ouverture du vaste marché français. Loin de souffrir des événements, l’économie fut soutenue dans son développement par le pouvoir. Napoléon contribua aussi à consolider l’État laïc et à le rendre acceptable. Il signa un accord avec le pape. Des principes fondamentaux furent alors fixés : une Église au service de l’État, contribuant à l’ordre social, serait désormais financée par les autorités. L’État prit donc à son compte l’entretien du clergé et de l’infrastructure ecclésiastique. Cependant, la mise en pratique de ces principes ne se déroula pas sans heurts – une rupture ouverte se produisit entre Napoléon et le pape en 1809 –, mais la politique concordataire avait montré qu’un compromis était possible et cette idée survécut après 1814. Napoléon parvint aussi à réconcilier avec le régime un nombre important d’élites de la société. De nombreux notables acceptèrent des fonctions publiques et même la noblesse se réconcilia avec lui. La vie mondaine se rétablit progressivement. Ce fut aussi une période de rayonnement intellectuel et de renforcement de l’enseignement primaire, moyen et supérieur. Ce processus de stabilisation intérieur toucha les régions néerlandophones par le biais d’une francisation poussée de l’administration, du droit, de l’enseignement et de la presse. Guillaume Ier eut donc affaire, en 1814, à des Pays-Bas méridionaux dont les couches sociopolitiques les plus élevées étaient fortement francisées. Nous verrons d’ailleurs que cette situation linguistique lui jouera bien des tours.
Cela signifie-t-il qu’en 1814, les Pays-Bas méridionaux se séparèrent à grand regret du régime français ? Bien évidemment, non. Le despotisme impérial avait au contraire engendré un vif mécontentement. Le régime policier, associé à une censure sévère, n’avait guère épargné les libertés tant vantées ; mieux que cela, il avait fait naître le mépris chez les partisans convaincus des idées libérales. Les conscriptions impitoyables, les vies humaines sacrifiées par les guerres et les lourds impôts avaient fait de nombreux mécontents, tandis que le clergé catholique, de son côté, continuait à mener une opposition dure. Comme on le sait, la guerre contre la Russie fut fatale à Napoléon. La défaite de Leipzig, l’abdication en 1814 et sa brève restauration se terminèrent par la bataille de Waterloo et l’exil de l’empereur. Au congrès de Vienne, les alliés européens décidèrent de l’avenir des régions conquises par la France. Le futur statut des Pays-bas méridionaux et de Liège y fut également fixé.
Les Pays-Bas méridionaux n’eurent en fait pas grand-chose à dire. Le départ des troupes françaises ne fut, faut-il le dire, pas synonyme de naissance d’un sentiment communautaire. Il ne fut donc nullement question, dans les cercles européens, de fonder un État indépendant. Les alliés voulaient évidemment que le Sud soit soustrait à la France. Divisé, celui-ci ne songea pas à se présenter comme un groupe uni. Aucun souverain ne symbolisait du reste l’unité nationale. La principauté sécularisée de Liège opta pour le ralliement au département dont elle avait fait partie sous le régime français. Ni les Pays-Bas méridionaux ni Liège n’ayant pris part à la guerre contre les Français, à laquelle ils s’étaient contentés d’assister passivement, les alliés n’avaient aucune obligation vis-à-vis de ces régions. Les décisions du Congrès furent donc attendues avec résignation.
La situation était tout autre dans le Nord. Les Français avaient également occupé les Pays-Bas septentrionaux. Les troupes françaises les avaient quittés durant l’hiver 1813-1814. Quelques mois plus tard, un État national unitaire et indépendant était de nouveau sur pied. Une façade constitutionnelle fut élevée, les fondements généraux du système étatique fixés et Guillaume d’Orange fit son entrée en scène pour personnifier le tout. Avec les alliés alors en pleine progression, les Nord-Néerlandais poussèrent les Français à la paix. Le Nord veilla donc, sous la protection des alliés, à sa propre liberté. Sa confiance en soi contrastait de manière nette avec l’incertitude du Sud. Une série de rapports de forces politiques et psychologiques trouvent là leur origine.
L’ambition de pouvoir et les appétits territoriaux de Guillaume Ier étaient grands. Il voulait diriger le Nord et le Sud, le Luxembourg et la rive gauche du Rhin. Suite au désaccord de la Prusse, il ne reçut pas la Rhénanie, mais le congrès de Vienne approuva la construction d’un Royaume-Uni des Pays-Bas. Le Luxembourg fut également placé sous sa souveraineté. Ainsi, l’Angleterre put disposer d’un État tampon entre elle et la France. L’Autriche se tourna vers l’Italie et laissa tomber les Pays-Bas. Quant à l’accord de la Russie, il fut acheté. Le 16 mars 1815, Guillaume Ier devint roi du Royaume-Uni des Pays-Bas.
Pour mieux comprendre les futures tensions qui affecteront ce Royaume-Uni, nous devons nous arrêter un instant aux sentiments et aux attitudes qui dominaient dans le Nord. Le congrès de Vienne avait stipulé qu’une unité et une égalité totales existeraient entre le Nord et le Sud. Le Sud devait donc devenir une partie intégrante du royaume, avec une représentation proportionnelle et les mêmes obligations financières. Étant donné l’importante dette du Nord, ce dernier point fut très vite établi. La représentation fut plus problématique. Le Sud était numériquement bien plus fort que le Nord, en sorte que l’on craignait son hégémonie politique. De plus, il était catholique. S’il y avait quelque chose que le Nord ne pouvait tolérer, c’était une majorité catholique et la perspective que le Royaume-Uni des Pays- Bas bascule dans ce camp. C’était d’ailleurs pour éviter ce risque que Guillaume avait souhaité lui voir annexer une région allemande protestante. Du point de vue politique, cela revenait aussi à garder le centre du pouvoir en Hollande. La demande du Sud d’occuper la majorité des sièges parlementaires ne fut donc pas prise en compte. Un nombre égal de représentants de peuple fut fixé, afin d’éviter la formation d’une majorité parlementaire sudiste.
Il apparut bien vite que le Sud comptait plus de libéraux que le Nord. La Constitution de 1814 avait été un compromis qui réduisait l’importance des intérêts régionaux et prévoyait un jeu entre le souverain et la représentation élue. Les représentants du Sud parvinrent à faire ajouter à la Constitution de 1815 une série de points qui limitaient légèrement le pouvoir royal. Le Nord veilla toutefois à ce que le pouvoir du chef de l’État ne soit pas trop érodé. Les possibilités que la Constitution offrait au souverain furent exploitées de manière optimale par Guillaume Ier, qui interpréta généralement celle-ci comme une sorte de légitimation de son pouvoir personnel. Le choix de Van Maanen, un conservateur acharné, à mille lieues de tout libéralisme, comme ministre de la Justice, le montre clairement. La façon très personnelle dont Guillaume géra les finances de l’État illustre également cette tendance.
La question religieuse créa dès le début une atmosphère des plus tendues. Appauvrie et placée sous tutelle par les Français, l’Église catholique voulait le retour à la position qu’elle avait occupée sous l’Ancien Régime. Les dirigeants conservateurs de l’Église continuaient de refuser les conséquences sociales de la Révolution. Pour eux, une même protection offerte à plusieurs religions était intolérable. C’était évidemment compter sans le Nord et le souverain protestant. La Constitution établissait la liberté de religion et le souverain souhaitait poursuivre la laïcisation, accentuer le contrôle de l’État et s’approprier les activités caritatives. Les évêques refusèrent donc ouvertement de s’y soumettre. Les discussions aux États généraux furent extrêmement pénibles et, même par la suite, le souverain et l’Église catholique ne s’entendirent pas mieux.
Bref, le pouvoir royal, la question religieuse et la répartition inégale de la dette valurent au Royaume-Uni des Pays-Bas de connaître des débuts contestés. La façon dont le Nord imposa la Constitution au Sud, en particulier, suscita un profond malaise. Ce départ laborieux n’empêcha pas le roi de fournir de sérieux efforts pour que l’amalgame entre le Nord et le Sud soit un succès. Dans une série de secteurs socioéconomiques et culturels, il y parvint. Mais sa tâche n’était pas facile. Il devait en effet louvoyer constamment entre son désir de consolider son propre pouvoir, l’opposition catholique et libérale du Sud et le scepticisme du Nord vis-à-vis de ce dernier. Mais nous en arrivons là au premier chapitre de ce livre dans lequel nous analyserons l’opposition, la révolution et la construction de la Belgique pendant et après 1830.
Nous avons déjà informé le lecteur de notre intention de nous inspirer, dans notre analyse, de l’approche introduite par les sciences sociales. Quelles sont exactement ces sources d’inspiration ?
Le phénomène de révolution sera évidemment central dans notre étude. Quelles sont les interrogations qui s’imposent lors de l’analyse d’une révolution ? Tous les scientifiques qui ont étudié le phénomène s’accordent à dire que les inégalités et les conflits sociaux sont le terreau de ces ruptures violentes2. Une société en mutation est nécessaire pour qu’une révolution éclate, mais tous les changements sociaux fondamentaux ne mènent pas nécessairement à une révolution. De tels processus, à la fois très complexes et liés à de nombreuses contingences, excluent les explications simplistes et linéaires. Il est évidemment possible d’en décoder le mécanisme. Cela vaut surtout pour la crise de pouvoir qui précède toute révolution. Une perte de pouvoir et de légitimité se produit dans le gouvernement en place. Les facteurs politiques qui mènent à cette crise sont nombreux et divers, mais s’il est possible d’en dresser la liste, évaluer l’impact relatif de chacun d’eux s’avère bien plus difficile. Il est évident que la critique de la politique en vigueur a plus d’impact si elle émane de groupes sociaux très influents. Le fossé entre les attentes croissantes et les réalisations semble également être à la base de ces explosions. Mais comment peut-il être mesuré de manière précise ? À nouveau, on se rend compte que ce facteur doit être pris en considération, mais que l’on peut difficilement lui attribuer une valeur prémonitoire. L’enquête gagne en solidité quand on prend la peine d’examiner en détail les différents protagonistes, que ce soient ceux qui formulent les alternatives idéologiques, ceux qui s’efforcent de faire mûrir les esprits ou ceux qui se présentent comme les opposants du régime et agissent effectivement en conséquence. Les révolutions sont des formes violentes d’action collective3, qui peuvent également être étudiées en tant que telles. La question essentielle est alors de savoir comment un groupe prend le contrôle des moyens nécessaires à la réalisation d’objectifs communs. Le rôle des entrepreneurs politiques, des organisateurs de la violence et de ceux qui prennent les armes est d’une grande importance dans une enquête concernant la mobilisation. Les extrémistes jouent un rôle de premier plan. Leurs motifs, leurs frustrations et leurs caractéristiques personnelles doivent donc être étudiés en détail. Ensuite, on peut s’interroger sur les moyens qu’ils avaient à leur disposition pour mobiliser les foules à partir de réseaux d’opposition bien organisés, pour infiltrer l’appareil hiérarchique du gouvernement en place, recruter une armée pourvue de dirigeants, d’armes et d’argent, diffuser des rumeurs qui échauffent les esprits et commettre les attaques violentes contre les symboles du pouvoir. Tous les auteurs affirment que la phase de violence proprement dite éclate dès que la police ou l’armée fait feu. La façon dont les autorités réagissent et résistent constitue donc un facteur essentiel. Les plus extrémistes des révolutionnaires contribueront aussi à façonner cette phase. Mais est-ce aussi la stratégie des autres acteurs impliqués ? Les groupes modérés sont-ils prêts à les suivre ? La plupart des spécialistes mettent en effet en garde contre la tentation d’envisager les révolutions comme des événements bien planifiés, alors que les opportunités jouent en fait un grand rôle, ainsi que la possibilité de les exploiter ou non. Le cas belge, en tout cas, illustre ce phénomène.
Après la phase de violence, qui fait des victimes, commence un dur combat visant à s’emparer du pouvoir politique et à prendre le contrôle de l’appareil répressif, de la bureaucratie, de la justice, des finances, etc. Un changement s’opère au niveau de l’élite politique. Des questions se posent donc au sujet de ces glissements. Quels groupes prennent le pouvoir ? Qui est mis de côté ? Pendant cette phase, les extrémistes sont les plus actifs. Soumis à une forte pression pour obtenir des résultats et conquérir la machine gouvernementale, ils exploitent à cette fin leurs facultés et leurs techniques de leadership de façon disciplinée, fanatique, voire dictatoriale. Les plus modérés sont écartés4. Le changement de pouvoir, qui rime avec épuration et répression, est donc un épisode dur, impitoyable, qui va de pair avec une forte corruption et, souvent, avec des brutalités physiques et morales. Généralement, l’historiographie de Belgique n’a guère prêté attention à cette phase. Nous tenterons de combler cette lacune.
Comment le nouveau régime conquiert-il ensuite la légitimité durable dont il a besoin ? C’est la question centrale qui surgit lorsqu’on décompose le processus de formation du nouvel État-nation5. Gonflés de motivation, d’énergie et de créativité, les révolutionnaires travaillent à cet édifice complexe. L’État-nation doit englober les projets politiques des différentes élites. Des conflits peuvent bien entendu éclater entre celles-ci. Pendant la période étudiée, au cours de laquelle les grandes puissances européennes veulent avant tout maintenir la paix et l’équilibre de pouvoir, il est capital de conquérir une place dans le système international. Les Belges n’en sont que trop conscients. Les structures politiques de l’État-nation doivent donc permettre que tant les citoyens individuels que les centres de pouvoir locaux se soumettent à l’État central. La concentration de pouvoir et le monopole des moyens violents sont à ce stade d’une importance primordiale. L’économie, le transport et la communication représentent les conditions matérielles de cette intégration et de cette incorporation. La légitimation du nouvel État dépend avant tout de la présence de valeurs et de normes communes. Un schéma dominant apporte la cohésion socioculturelle nécessaire et assure la formation d’une identité collective, qui se manifeste dans un sentiment national. L’enseignement, la langue, la religion, les arts, les rites et les symboles sont autant de canaux servant à véhiculer l’idéologie qui façonne la nation. La construction d’un État-nation est donc un processus de longue haleine : dans le cas de la Belgique, elle occupe la totalité de la période comprise entre 1830 et 1847. Aussi, à la suite des chapitres traitant de la crise du pouvoir, des phases de la révolution et du changement de pouvoir, d’autres seront-ils entièrement consacrés à la construction de l’État au sens propre.
Une approche qui fait la part belle aux processus et aux structures empêche parfois le lecteur de situer les événements dans leur ordre chronologique. Au cours des analyses, nous avons veillé à ce que cet inconvénient apparaisse le moins possible. De plus, le lecteur trouvera en annexe un aperçu chronologique lui permettant de garder en permanence des points de repère. La bibliographie également présentée en annexe lui permettra d’approfondir l’une ou l’autre partie de cette synthèse.
La révolution belge de 1830 résulte-t-elle d’une rupture de confiance fondamentale ? C’est la question centrale de ce premier chapitre, que nous tenterons de résoudre en passant en revue l’impact de la politique du Royaume-Uni des Pays-Bas sur les différents groupes sociaux. Trois domaines sujets à controverse nous guideront dans cet exposé : la gestion économique, le fonctionnement de l’appareil politique et, à l’intérieur de celui-ci, les relations entre État et Église.
Le caractère compromissoire de la gestion se manifeste dans bien des domaines, en particulier dans ceux des finances et de l’économie. Guillaume Ier, qui a reçu une bonne formation économique, a pourtant des idées claires sur le sujet. Il part du principe que la légitimité d’un régime tient en grande partie à une politique efficace du bien-être, dans le cadre de laquelle il doit évidemment tenir compte des intérêts du Nord comme de ceux du Sud. Sa politique économique repose dès lors sur une relation triangulaire entre le dynamisme économique du Nord, les capacités industrielles du Sud et l’exploitation des richesses coloniales. Il est également conscient que, grâce à la mécanisation, la Grande-Bretagne possède une avance sérieuse sur le continent et qu’il est grand temps de rattraper ce retard. L’État doit, selon lui, jouer dans ce processus un rôle actif, qu’il souhaite encourager personnellement. C’est pourquoi il accorde une attention enthousiaste à l’industrie du Sud du pays, à laquelle il veut donner toutes les chances de percer à l’échelle internationale.
Pour arriver à ses fins, Guillaume emploie des méthodes contradictoires. Premièrement, la circulation monétaire doit être intensifiée afin de servir l’industrie. Par la vente publique de plusieurs domaines royaux, il mobilise un capital qu’il met à la disposition du commerce et de l’industrie en fondant à Bruxelles une banque nommée Société générale. Cette banque, dont il est le principal actionnaire, doit non seulement servir de levier à l’industrialisation, mais aussi, dans la mesure où des sommes importantes sont libérées pour des opérations de crédit, jouer le rôle de caissier de l’État. Grâce à sa fortune personnelle, Guillaume Ier soutient le Fonds de l’industrie, qui participe à des entreprises nouvelles ou en cours de modernisation, et accorde à celles-ci des avances, des prêts avantageux et des primes. Il espère ainsi renforcer la capacité de résistance de l’industrie. Le roi devient aussi l’actionnaire principal de la Société de commerce, dont l’objectif est de stimuler la construction navale, le commerce, les assurances et le marché des produits coloniaux dans le Sud du pays. Diverses initiatives publiques destinées à améliorer l’infrastructure font elles aussi partie de cette politique. Le surnom historique de « roi des canaux » donné à Guillaume Ier prouve assez le zèle déployé dans ce domaine, y compris dans le Sud des Pays-Bas. L’aménagement des canaux Mons-Condé et Gand-Terneuzen l’illustre bien. En ce qui concerne la politique commerciale, le roi a toutefois du mal à garantir l’équilibre entre le Nord et le Sud. Non seulement Amsterdam et Rotterdam voient d’un mauvais œil l’essor du port d’Anvers, mais en raison des pratiques commerciales du Nord, orientées vers le libre marché, le souverain ne parvient pas à mettre en œuvre une politique qui protégerait l’industrie du Sud contre la concurrence anglaise.
En dépit de ce louvoiement entre libre marché et protectionnisme, le Sud commence, dans le courant des années 1820 et en particulier dans la seconde moitié de la décennie, à récolter les fruits de la politique interventionniste de Guillaume Ier. Gand est plus florissante que jamais. L’industrie du coton se tourne vers les colonies et profite des nombreuses commandes que la Société de commerce confie aux fabricants pour le commerce dans les colonies néerlandaises. La production augmente de 25 % par an. L’industrie métallurgique wallonne doit également son expansion au soutien du gouvernement. Cockerill est l’investisseur le plus connu et celui qui contribue le plus largement à l’essor de la région liégeoise en matière de sidérurgie, d’exploitation minière et de construction mécanique. Au cours de cette période, le bassin minier liégeois double sa production tandis que le Hainaut l’augmente de 70 %. Dans certaines industries plus légères, comme les scieries, le papier ou le verre, l’introduction des machines à vapeur fait également croître la production. Le trafic sur voies fluviales augmente à vive allure et permet notamment l’exportation de charbon hennuyer vers la France et vers le Nord. Mais l’expansion la plus spectaculaire est sans nul doute celle d’Anvers. Non seulement le commerce de marchandises coloniales s’accroît considérablement, mais pour beaucoup de ces produits, le port conquiert une position de monopole. La cité scaldienne domine la navigation au long cours, mais le commerce de transit en direction de l’arrière-pays allemand y est également en forte augmentation. Des filiales et des agences américaines, allemandes et nord-néerlandaises s’y sont installées. Les armateurs anversois ne sont pas en reste. Quant à la ville elle-même, elle se transforme en un important centre du commerce d’assurances. Bref, vers 1830, Anvers est pratiquement devenue le port le plus puissant du Royaume-Uni des Pays-Bas.
Faut-il préciser que tous les bénéficiaires directs de ce succès économique font totalement confiance au roi ? Celui-ci entretient d’ailleurs avec beaucoup de ces industriels, fabricants, banquiers, négociants, armateurs et assureurs des relations d’affaires personnelles. Il rencontre lui-même les principaux d’entre eux et échange avec eux une correspondance suivie, par l’intermédiaire ou non de ses fonctionnaires. Cette bourgeoisie entreprenante apprécie bien entendu le fait que le roi stimule avec eux le développement industriel et commercial du Sud du pays et qu’à l’exemple des Français avant lui, il les protège contre l’hégémonie des anciens groupes privilégiés.
Au sein de ces derniers, en revanche, on critique la politique économique du roi. L’audacieux programme de Guillaume, qui se fonde sur des investissements à haut risque, engloutit des sommes considérables et fait grimper la dette de l’État. Dans les milieux conservateurs, on trouve que le roi prend trop de risques. Ses efforts pour soustraire autant que possible sa politique économique au contrôle parlementaire leur déplaît plus encore. Lors de la négociation du budget décennal de 1829, l’augmentation de la dette de l’État et la hausse constante du volume d’impôts apparaissent pourtant au grand jour. Dans le Sud, on a également d’autres raisons de critiquer la gestion financière royale. La dette publique, qui provient à 95 % du Nord du pays, est en effet supportée à parts égales par le Nord et le Sud. Ceux qui ne profitent pas directement des avantages de cette politique industrielle sont les premiers à se sentir floués, car leur contribution aux impôts ne cesse d’augmenter. On ignore le montant exact des transferts annuels du Sud vers le Nord, mais des études récentes ont démontré que la contribution fiscale du Sud s’élevait à 50 % alors que sa participation aux dépenses n’était que de 20 % ; dans ces conditions, ils ne faut pas être un grand mathématicien pour s’apercevoir que le Sud était exploité financièrement par le Nord.
La façon dont les impôts sont levés et perçus ne fait que renforcer l’insatisfaction. Si le Nord est habitué à un système d’accises étendu, portant sur différents biens de consommation, celui-ci déclenche de vives réactions au Sud. La lourde imposition de la mouture du grain et de l’abattage des animaux est particulièrement mal acceptée. Le régime français avait placé la pression fiscale sur les revenus et les biens sans augmenter le prix des produits courants, si bien que la différence se fait à présent cruellement sentir. Le besoin de capitaux pousse Guillaume et son gouvernement à imposer lourdement les groupes les plus nombreux de la population et la classe moyenne, numériquement intéressante, n’est pas épargnée. À la campagne, où la production de farine, de viande et de pain est à peine commercialisée, les accises sont difficiles à percevoir. Les moulins, les boulangers et les bouchers « clandestins » sont traqués et contrôlés, ce qui constitue une autre source de mécontentement. Certaines communes ne peuvent réunir les sommes dues qu’en imposant les ménages, si bien que l’impôt direct augmente encore.
L’impact social de cette politique fiscale ne doit en aucun cas être sous-estimé. Le fait que les produits agricoles soient placés dans une position moins concurrentielle suscite également l’opposition des propriétaires terriens. Ils craignent en effet qu’à la longue, les prix fassent baisser les revenus de leurs propriétés. Les paysans les plus pauvres ne sont quant à eux pas à même de payer les impôts directs, ce qui explique les nombreuses ventes publiques de meubles et d’équipements divers et, surtout, l’amertume croissante. Mais à la ville aussi, les impôts pèsent lourdement. À l’époque, les commerces artisanaux unipersonnels et les petites entreprises familiales sont encore largement majoritaires. L’alimentation, l’habillement et la construction sont aux mains de la petite bourgeoisie et de la classe moyenne. Si la politique économique de Guillaume Ier ne leur est pas favorable, les effets négatifs de sa politique fiscale sur la consommation sont plus sensibles encore. Cette petite bourgeoisie et ces classes moyennes subissent en outre comme une atteinte supplémentaire à leurs revenus l’instauration de la patente sur les activités industrielles, l’impôt personnel et les pénibles pratiques de taxation qui y sont liées.
Le rude hiver de 1829 fait grimper les prix à un point tel que Guillaume est obligé de céder à la résistance sudiste et de supprimer la taxe sur la mouture. Néanmoins soucieux de préserver les revenus de l’État, il la remplace par des impôts sur d’autres biens de consommation, comme le café. Cette intervention ne change pas fondamentalement la situation : dans l’enquête sur les causes politiques de la vive indignation régnant à la veille de 1830, on ne peut en aucune façon perdre de vue la politique fiscale. Que ce soient les grands propriétaires terriens, les agriculteurs, les petits entrepreneurs, les ouvriers ou les artisans, tous ont suffisamment de raisons de se rebeller.
De la littérature sur la naissance des révolutions, nous avons retenu que certains événements contingents pouvaient jouer un rôle important. La concordance, en 1830, d’une période de récession économique avec les suites d’un hiver rigoureux et d’une mauvaise récolte peut également être interprétée comme telle. La crise économique qui débute vers 1829 est un phénomène européen, qui s’inscrit dans les mouvements cycliques de l’économie à cette époque. La surproduction et la diminution des commandes sont à sa base. La haute conjoncture des années 1820 s’inverse, le commerce et l’industrie stagnent et, au printemps 1830, les signes d’une récession sont déjà bien visibles. Un été exceptionnellement humide, suivi d’un hiver long et rude, aggrave la situation. Le trafic maritime ne se remet en marche qu’après une très longue période d’attente. L’agriculture et l’élevage en pâtissent largement. La récolte est mauvaise, ce qui augmente (encore) le prix des denrées : le pain coûte à présent deux fois plus qu’en 1825. L’hiver ne laisse rien prévoir de bon pour la récolte suivante. Du reste, au milieu de l’année 1830, celle-ci n’est pas encore rentrée.
Les conséquences négatives de cette crise sont multiples. Le crédit se réduit de manière drastique. Les demandes de capitaux mettent les banques en difficulté. Une série de faillites se produisent et beaucoup d’investisseurs sont contraints de diminuer ou d’arrêter leur production suite au manque de commandes. Cockerill lui- même est contraint de faire appel à une aide gouvernementale pour pouvoir payer ses créditeurs. À Gand, certains producteurs de coton sont dans la même situation. En dehors des périodes de crise, les salaires des travailleurs n’augmentent pas dans la même proportion que les prix, si bien que le pouvoir d’achat des salariés diminue. Les revenus, stationnaires ou en diminution, sont, dans bien des ménages, associés à une hausse des loyers et du prix de la nourriture. Il va sans dire que les licenciements et le chômage n’arrangent pas les affaires. Par conséquent, le nombre d’indigents, dépendant de l’aide publique, augmente dans les villes, en particulier à Anvers, à Bruxelles et à Liège. Même en dehors des périodes de crise, le nombre de pauvres est d’ailleurs élevé. Dans le Brabant, ceux-ci représentent par exemple un quart de la population, pour 15 % à Liège. En août et en septembre 1830, le pourcentage de population ayant besoin d’une aide extérieure atteint même 30 %. Le soutien que reçoivent ces nécessiteux est toutefois insuffisant car conçu comme un simple complément de revenu.
La présence de nombreux indigents dans les villes tient également à la croissance démographique et à la polarisation sociale de la campagne. Les exploitants et les agriculteurs modestes rencontrent à cette époque des difficultés dans tous les pays. La concurrence croissante fait augmenter les fermages. Pour joindre les deux bouts, on tente d’exercer un artisanat à domicile. À défaut, on cherche refuge dans les villes. Bien des communes rurales des environs fournissent ainsi des émigrés pauvres aux villes. Le nombre de journaliers des deux sexes connaît une hausse spectaculaire. Le marché du travail, saturé, accroît la concurrence entre ouvriers, si bien que la pression sur les salaires fait également grimper le chômage. Le chômage conjoncturel de 1830 aggrave par conséquent la situation de crise dans laquelle ces groupes de population sont plongés. Cette année- là, plus de 40 % de ceux qui sont inscrits sur les listes d’indigents à Bruxelles sont des émigrés.
Bien entendu, la crise fait aussi des ravages chez les ouvriers et les artisans qualifiés. On a du reste davantage conscience de la gravité de la situation dans le secteur artisanal. Les artisans sont plus instruits que les journaliers. Ils partagent des traditions corporatistes et, que ce soit en petits comités ou au café, ils discutent des conséquences possibles de la mécanisation pour leur groupe social. La crise de 1830 aggrave encore cette image négative de l’avenir. Chez les ouvriers, la crainte de l’influence des machines sur l’offre d’emplois est également présente. À cette époque, dans d’autres pays également, des machines sont saisies et détruites.
Au milieu de l’année 1830, nous avons donc affaire à une situation sociale très critique, faisant suite à une période de hausse relative du niveau de vie et de l’offre d’emploi. Un gouffre se creuse entre les attentes et la réalité. La crise frappe en effet pratiquement tous les groupes de la société. Mais pour deux d’entre eux, les ouvriers au chômage et les artisans, on peut parler d’une situation matérielle d’urgence. Dans les villes, ils constituent une masse insatisfaite qui établit un lien direct entre son dénuement matériel et la responsabilité du gouvernement. En 1830, le prix élevé des céréales les amène ainsi à Bruxelles pour y exiger la démission du ministre Van Maanen. Pour eux, une bonne politique gouvernementale est synonyme de travail et de revenu hebdomadaire. Si ce n’est pas le cas, ce ne peut être que la faute des autorités. Inutile de dire qu’en 1830, un réel potentiel de protestation est présent au sein de ces groupes sociaux très faibles qui comptent aussi parmi leurs rangs une série de desperados.