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En couverture :
Auguste Mambour, La Broyeuse de manioc (1923, détail) © Sabam Belgium 2010
ISBN : 9782390010531
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© 2017, version numérique Primento et Le Cri édition
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
À ma femme Françoise,
qui, née à Léopoldville, porte elle aussi l’empreinte du Congo
À la mémoire de Jean Stengers,
qui a marqué de son empreinte l’historiographie coloniale
À partir du XVIe siècle, l’Europe occidentale fait irruption sur la scène mondiale. Au cours du XIXe siècle, ce mouvement s’accélère brusquement. Désormais, plus aucune société non européenne n’échappe aux changements, à la fois profonds et durables, que leur imposent quelques pays européens, eux-mêmes en pleine mutation, et de jeunes nations comme les États-Unis. Ce processus des plus complexes est mis en branle par des initiatives fort diverses : émigration d’hommes et de femmes ; exportation de capitaux et d’entreprises ; diffusion de croyances, de langues, de techniques et de modes de vie ; implantation de forces militaires, de structures politiques et d’appareils répressifs, éducatifs et médicaux. Ce phénomène a été doté de nombreuses appellations, souvent marquées au coin par l’époque ou par des partis pris idéologiques ; mais aucune d’entre elles ne réussit à couvrir l’intégralité de cette réalité multiforme : colonisation, évangélisation, mission civilisatrice, impérialisme capitaliste, mondialisation, etc.
La Belgique, jeune nation créée en 1830, participe à ce grand bouleversement. Dès le XIXe siècle, hommes d’affaires et missionnaires belges sillonnent la planète ; les premiers implantent des entreprises et exportent marchandises et capitaux, les seconds propagent la foi catholique. Toutefois, cette participation belge revêt aussi une dimension politique. La Belgique colonise de vastes régions au cœur de l’Afrique, bouleverse les sociétés qui y sont implantées depuis de nombreux siècles et crée une nouvelle entité politique appelée « Congo » – une entité qui, tant bien que mal et contre vents et marées, s’est maintenue jusqu’à ce jour. Un petit pays européen marque ainsi d’une profonde empreinte ce continent souvent qualifié de « noir » pour de mauvaises raisons. Mais on assiste aussi au phénomène inverse. Bien malgré lui, le Congo laisse une empreinte sur la Belgique : l’activité coloniale suscite des changements au sein même du pays colonisateur. Ces transformations – l’impact de la colonie sur la métropole – constituent l’objet de ce livre. Cette approche est relativement neuve, comme le démontre le bref aperçu historiographique avec lequel nous ouvrirons ce chapitre.
Au XIXe siècle, l’historiographie du colonialisme était, essentiellement, la chronique élogieuse de l’expansion planétaire de l’homme blanc. Depuis lors, la démarche scientifique s’est profondément modifiée1. Néanmoins, certaines « cloisons mentales » ont eu la vie dure ; pendant longtemps, elles ont troublé le regard que l’on portait sur le phénomène colonial. Il s’agissait tout d’abord de « cloisons entre les époques ». Auparavant, les historiens introduisaient des coupures très nettes entre les périodes précoloniale, coloniale et postcoloniale. De nos jours, ils soulignent davantage les liens complexes qui relient les sociétés, les personnes et les idées par-delà les soi-disant frontières chronologiques. Ensuite, l’analyse scientifique souffrait de l’existence de « cloisons entre les disciplines scientifiques ». À l’origine, l’historiographie du colonialisme se limitait au domaine des hautes sphères politiques et à l’histoire militaire (des terrains abordés de façon purement descriptive) ; elle se souciait peu de perspectives théoriques et négligeait les aspects économiques, sociaux et culturels. Depuis quelques décennies, l’histoire du phénomène colonial intègre d’autres champs de recherche, tels que la sociologie, l’économie, l’anthropologie, la littérature et les études culturelles en général. Il y avait finalement les « cloisons géographiques », en particulier entre la colonie et le pays colonisateur. L’ancienne littérature historique se concentrait quasi exclusivement sur la soi-disant mère patrie, négligeant largement ce qui se passait sur la scène coloniale. À partir des années 1960, cette tendance a été dénoncée, à juste titre, comme « eurocentriste ». Une nouvelle génération de chercheurs s’est dès lors concentrée sur les changements complexes engendrés dans les colonies par l’interaction entre la présence européenne, d’une part, et les structures et les populations « locales », de l’autre. Mais ce faisant, les historiens ont malheureusement commencé à « perdre de vue » la métropole ; comme si les nombreuses transformations dans la colonie n’avaient aucune répercussion sur le pays colonisateur lui-même. En outre, l’historiographie des États-nations européens ignorait largement l’existence des empires coloniaux. On écrivait des « Histoire de France » ou « de Grande-Bretagne » sans s’interroger sur l’impact qu’auraient pu avoir les colonies sur la genèse et les caractéristiques des nations européennes2. Heureusement, depuis une vingtaine années, cette lacune scientifique commence à être comblée. De plus en plus, les historiens se rendent compte que le phénomène colonial ne peut être compris correctement que si ses différentes scènes géographiques sont étudiées « conjointement ». Dans l’introduction de leur livre novateur, Stoler et Cooper soulignent « que métropole et colonie, colonisateurs et colonisés doivent être rassemblés dans un même champ analytique »3.
À partir de la seconde moitié des années 1990, la notion de « connexions globales » devient un véritable leitmotiv de l’analyse scientifique. Les évolutions et les expériences dans la métropole et dans la colonie s’entremêlent et réverbèrent constamment ; entre ces deux endroits se tissent et se dénouent inlassablement des liens divers et multiples. Dès lors, les historiens du colonialisme peuvent aujourd’hui se pencher sur la métropole sans courir le risque d’être traités d’« eurocentristes » : leurs études sont parfaitement pertinentes pour cerner le phénomène impérial. Toutefois, l’analyse de l’impact des colonies sur les métropoles reste essentiellement focalisée sur les différents États-nations. Quel impact le colonialisme a-t-il eu sur le développement économique de l’Europe occidentale4 ? Comment a-t-il façonné l’expérience de l’« identité européenne » ? Le système colonial a-t-il nourri le totalitarisme et les pratiques génocidaires en Europe (un point de vue défendu par Hannah Arendt dès les années 19505, et qui a connu un regain d’intérêt ces dernières années)6 ? De telles questions « globales », transcendant le cadre de l’État-nation, sont régulièrement posées, mais rarement abordées de façon satisfaisante. Car, paradoxalement, l’analyse des connexions impériales reste inscrite, pour l’essentiel, dans un moule national7. L’impact de l’empire sur la Grande-Bretagne, en particulier, a été largement étudié. Mais l’étude « comparative » des différents cas nationaux n’en est encore qu’à ses balbutiements. Par la force des choses, notre regard se portera donc successivement sur quelques exemples « nationaux » de l’impact colonial sur les métropoles – en particulier la Grande-Bretagne et la France. Nous n’évoquerons que brièvement la Hollande, l’Allemagne et l’Italie, et pas du tout le Portugal et l’Espagne (ces derniers cas étant fort différents à de nombreux égards). Après ce bref parcours international, nous comprendrons mieux la spécificité du cas belge.
L’historiographie de l’Empire britannique constitue un monument intellectuel impressionnant, érigé par des décennies d’ouvrages brillants et fouillés. Inutile d’en retracer ici le riche parcours, fait d’interprétations novatrices et de réorientations successives8. Nous nous contenterons d’évoquer brièvement la façon dont la scène « métropolitaine » apparaît dans l’étude du processus impérialiste. Ce thème est apparu très tôt, mais son approche a fortement varié au fil des ans. Au début, les historiens se sont penchés essentiellement sur les sources politiques « intérieures » de l’activité impérialiste. L’activité diplomatique et la prise de décision au niveau central retenaient pratiquement toute l’attention. Ensuite, cette approche a été qualifiée d’unilatérale, à juste titre ; mais il serait injuste d’oublier que ces travaux ont jeté des fondations solides sur lesquelles d’autres approches, inspirées par des perspectives nouvelles, ont pu être construites. L’étude de la dimension économique de l’impérialisme s’est développée plus tardivement. Depuis les années 1970, de nombreuses recherches innovantes ont exploré les relations entre l’Empire et l’économie britannique nationale, y compris l’impact de l’un sur l’autre. De nombreux aspects ont été examinés : les relations commerciales et les flux de capitaux, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monde colonial britannique ; leur impact sur la position du Royaume-Uni dans l’économie mondiale ; la profitabilité des investissements coloniaux ; le rôle des intérêts économiques nationaux dans l’origine, le fonctionnement et la fin de l’activité coloniale. De nombreux auteurs ont essayé de répondre à cette question, apparemment simple : l’Empire a-t-il été bénéfique pour l’économie britannique ? Sans surprise, les réponses ont toujours été beaucoup plus complexes que la question elle-même9.
Plus récemment, l’intérêt s’est déplacé vers un aspect négligé du phénomène impérial, à savoir le domaine socioculturel. En 1984, John MacKenzie a fait œuvre de pionnier avec son livre sur la propagande impérialiste britannique10. Depuis lors, de nombreux autres historiens ont étudié l’impact de l’Empire sur la culture populaire, l’art, les modes de vie et de consommation, sur les attitudes et les perceptions dans la métropole11. Selon eux, l’esprit de la population britannique était profondément imprégné de l’idéologie impérialiste. Les adeptes de la New Imperial History12 et des études postcoloniales ont montré que l’Empire a façonné les visions du monde, les conceptions racistes, les structures religieuses, le rôle des genres, les stéréotypes, etc., dans le pays colonisateur. Le phénomène colonial a aussi été identifié comme un élément crucial dans la définition « et la construction » de l’identité nationale britannique. En d’autres termes : les fondations culturelles et idéologiques de la métropole ne peuvent être comprises sans tenir compte du phénomène colonial.
Ces dernières années ont donc été témoins d’avancées scientifiques impressionnantes ; désormais, il est impossible d’étudier l’histoire « nationale » britannique « comme si » l’empire était une réalité entièrement périphérique. Selon les mots de David Cannadine, il est évident « que la Grande-Bretagne était une partie intégrante de l’empire, tout comme le reste de l’empire était une partie intégrante de la Grande-Bretagne »13. Le dernier mot aurait-il donc été dit en la matière ? Pas du tout : quelques aspects du dossier font toujours l’objet de controverses (parfois passionnées). Un exemple parmi d’autres : Bernard Porter, un des plus grands historiens britanniques de l’impérialisme, a affirmé récemment que l’impact colonial sur une grande partie de la population britannique était beaucoup plus superficiel que ne le suggéraient certains de ses collègues14. Le point de vue du « roi des sceptiques » – ainsi que l’ont nommé Catherine Hall et Sonya Rose15 – a attiré, à son tour, de virulentes critiques16. Récemment, Simon Potter a cerné le problème de manière pertinente : « Il est relativement clair que les influences impériales ont touché la Grande-Bretagne à travers de nombreux canaux ; ce dont les historiens débattent le plus fréquemment est de savoir si ces influences ont eu un impact important ou non, une question qui soulève le difficile problème de l’accueil du public »17. Ces polémiques montrent que le débat à propos de l’empreinte coloniale sur la société britannique est loin d’être terminé.
Autre caractéristique frappante des recherches contemporaines sur l’empire : leur focalisation socioculturelle. En étudiant l’impact colonial sur la métropole, la plupart des partisans de la nouvelle histoire impériale et des études postcoloniales apportent de nouveaux regards passionnants sur des thèmes cruciaux tels que l’influence du colonialisme sur la représentation de l’Autre et de soi-même, sur la création de stéréotypes raciaux et sexuels, sur les relations entre les genres, les attitudes religieuses, la recherche scientifique, l’éducation, le cinéma, la littérature, la musique, l’architecture et les paysages urbains de la mère patrie, etc. On essaie de comprendre comment les migrations ont façonné la société du pays colonisateur et comment des phénomènes tels que les modèles de consommation, les structures de la vie quotidienne et les relations de classes en Grande-Bretagne, ont été influencés par l’existence même de l’empire. L’engouement pour ces sujets fascinants a toutefois conduit à une relative désaffection pour des thèmes que certains considèrent – à tort – comme « démodés » : à savoir les institutions et les processus politiques, les structures économiques et les relations internationales. Certes, l’ancien quasi-monopole (tout aussi injustifié) que ces sujets avaient exercé sur la recherche historique avait déjà produit une vaste moisson de connaissances. Toutefois, de nouvelles études sont toujours en cours dans ces domaines. Beaucoup d’historiens britanniques continuent à étudier l’impact du colonialisme sur la structure et les performances économiques britanniques18. Plusieurs monographies intéressantes ont mis en évidence la dimension coloniale de la scène politique interne de ce pays19. Mais il était nécessaire d’« intégrer » ces différents aspects dans une vue « globale » de l’impact de l’empire sur l’ensemble de la Grande-Bretagne – en y intégrant à la fois les aspects culturels et sociaux, la politique, les relations internationales et l’économie. Des synthèses utiles sont dues à la plume de P. J. Marshall20. Mais le récent livre d’Andrew S. Thompson, The Empire Strikes Back ? The Impact of Imperialism on Britain from the Mid-Nineteenth Century, offre sans conteste le panorama le plus complet à ce jour : non seulement il couvre une longue période – plus d’un siècle et demi – mais il englobe également tous les points de vue thématiques21. Le moment venu, quand nous analyserons le cas de la Belgique, nous reviendrons sur certaines conclusions de ces historiens britanniques.
En taille et en diversité, l’Empire britannique a certainement dépassé tous les autres empires coloniaux de son temps. Ce déséquilibre se reflète dans la recherche scientifique. L’historiographie relative aux autres systèmes coloniaux contemporains pâlit devant la vaste connaissance accumulée sur la domination d’Albion. Cela se ressent aussi dans le domaine qui nous occupe, c’est-à-dire l’impact colonial sur la métropole. Pendant de nombreuses années, ce sujet a été en grande partie ignoré dans les ex-nations colonisatrices du continent. Heureusement, ce retard historiographique est en voie de résorption, notamment grâce à l’influence des études postcoloniales et de la New Imperial History.
La France en est un premier exemple. Pendant longtemps, peu d’études étaient consacrées à l’impact de l’empire sur la métropole. Il y a près de quarante ans, Raoul Girardet avait exploré les sources intérieures (politiques et idéologiques) de l’impérialisme français22. Dans les années 1970, Charles-Robert Ageron a analysé l’influence de l’activité coloniale sur la politique française, sur l’opinion publique et sur les perceptions populaires23. Selon lui, les retombées de l’empire sur les mentalités et le comportement français ont été assez limitées et plutôt tardives. D’autres historiens français et étrangers, poursuivant sur cette lancée, ont étudié divers aspects politiques (intérieurs) du colonialisme, notamment Claude Liauzu, spécialiste de l’anticolonialisme de gauche24. Toujours au cours des années 1970, le problème de la spécificité de l’impérialisme français a interpellé plusieurs chercheurs. Les études de Jean Bouvier, Jacques Thobie et René Girault ont mis en relief quelques-unes des sources économiques intérieures de l’activité impériale. Mais pour l’essentiel, ces études se sont concentrées sur les investissements et le commerce français dans un contexte plus général, dont l’empire colonial ne constituait qu’un aspect25. L’intérêt croissant pour la dimension économique de l’impérialisme a abouti, en 1984, à la publication du livre magistral de Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce. Ce travail a décortiqué les liens entre l’économie française et la colonisation et, notamment, l’impact de cette dernière sur le capitalisme français26. Mais par après, l’intérêt pour les aspects politiques et économiques métropolitains du colonialisme français a quelque peu décliné.
Toutefois, dans la seconde moitié des années 1990, l’histoire coloniale française a fait l’objet à la fois d’une renaissance et d’une réorientation. Loin d’être une affaire purement académique, cette évolution est indissociable d’un contexte plus large, à savoir les relations problématiques de la société française avec son passé colonial. D’autres pays européens sont d’ailleurs confrontés à la même question27. Au tournant des XXe et XXIe siècles, des thèmes tels que l’esclavage et l’utilisation de la violence de masse et de la torture dans les colonies ont déchaîné les passions. Une loi française, votée en avril 2005, imposant l’enseignement des « aspects positifs » du colonialisme, a suscité un flot de protestations, à tel point que cette disposition a été abrogée rapidement. Mais la place du passé impérial dans l’histoire et la société françaises demeure un sujet brûlant et même hautement politisé. En 2009-2010, les autorités françaises ont lancé un débat public sur la signification de l’identité nationale française. Inévitablement, l’héritage colonial s’est invité dans la discussion. Comment les valeurs centrales de la France – « liberté, égalité, fraternité » – pouvaient-elles être réconciliées avec les crimes et les oppressions qu’ont connus les colonies28 ? Quelle est la place des émigrés coloniaux et postcoloniaux dans la société française contemporaine ? Le racisme actuel plonge-t-il ses racines dans le passé colonial ? Que signifie être « français » dans un pays où convergent tant d’influences, venant notamment (mais pas exclusivement) des ex-colonies ? Pourquoi l’empire – ou du moins certains de ses côtés « dérangeants » – ont-ils été effacés de la mémoire collective ?
Ces questions, de toute évidence, n’ont pas laissé indifférents les historiens. Dans la mouvance des études postcoloniales, des chercheurs étrangers, essentiellement anglo-saxons, ont jeté un regard nouveau sur le passé colonial français, mais leurs travaux, de nature académique, n’ont pas vraiment atteint la scène publique française. Dès le début des années 1990, Herman Lebovics a commencé à explorer les origines coloniales de la culture et de la mentalité de la France contemporaine29. D’autres auteurs lui ont emboîté le pas, en étudiant la manière dont l’empire colonial français a façonné les arts, la vision du monde, les genres, la vie quotidienne et les comportements sociaux30. Cette évolution ne s’est pas limitée au champ des études postcoloniales stricto sensu. Des historiens tels que Martin Thomas, Martin Evans et Robert Aldrich, ont analysé la répercussion de l’empire français sur la métropole, notamment dans le domaine politique31. Dans son livre sur la « mission civilisatrice » française en Afrique de l’Ouest, Alice Conklin a attiré l’attention sur l’effet « boomerang » de l’activité et de l’idéologie coloniales sur la France elle-même : « (…) la pratique du colonialisme pourrait bien avoir renforcé et permis ces autres formes de discrimination dans la métropole selon des processus qui n’ont pas encore été reconnus »32.
Une nouvelle génération d’historiens français s’est également intéressée au passé colonial. Le contexte polémique évoqué ci-dessus a largement façonné ce regain d’intérêt. Il fallait remettre en lumière le passé colonial « refoulé » ; clichés et idées fausses devaient être démasqués. Il n’est donc guère surprenant que cette « guerre de mémoire » ait déteint sur plusieurs publications récentes ; quelques auteurs dénoncent vivement la « repentance » et la « partialité » des anticolonialistes de « gauche »33. Mais heureusement, de nombreuses publications récentes dépassent le niveau de la simple polémique. Dès 1995, Alain Ruscio s’est penché sur les visions françaises du monde colonial34. À la fin des années 1990, un groupe d’historiens (Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Françoise Vergès, etc.) s’est mis à explorer l’influence coloniale sur la société française. Ils ont commencé par l’analyse de la propagande et des représentations (de l’outre-mer, des immigrés, des colonisés, etc., notamment par le biais des expositions coloniales ou des tristement célèbres « zoos humains » exhibant des « indigènes » aux citoyens métropolitains). Ils ont ensuite étendu leurs investigations à d’autres domaines. Une série impressionnante de volumes35 fait le point sur leurs recherches : les dimensions socioculturelles y prédominent, sans que les aspects politiques et économiques soient absents (grâce à des études concernant l’impact colonial sur l’État français, sur les militaires, sur le commerce, les finances et l’industrie, sur les relations internationales, etc.). Comme la plupart de leurs collègues britanniques, ces auteurs soulignent l’importance du facteur colonial dans la formation des mentalités et des habitudes sociales hexagonales. Un livre récent d’Olivier Le Cour Grandmaison, quant à lui, s’intéresse essentiellement au facteur politique. Il analyse la manière dont le phénomène impérial a influencé l’État français, en particulier en créant ce qu’il appelle le « racisme d’État »36. L’historien italien Dino Costantini s’est concentré sur le rôle du colonialisme dans l’élaboration de l’identité politique française37. Il analyse le rapport paradoxal entre la soi-disant universalité des droits de l’homme, fièrement proclamée par la République française, et l’« exception » coloniale, où ces droits ne s’appliquaient pas. Ces publications récentes insistent pour l’essentiel sur le discours politique, les représentations et l’idéologie, et négligent quelque peu les pratiques politiques et les aspects institutionnels. Néanmoins, quelques exceptions sont à signaler, en particulier les études de Marc Michel. Il analyse, entre autres, l’influence du colonialisme sur les forces armées et sur les courants de droite dans la politique française (dans les années 1880, ces derniers étaient opposés à la politique impériale de la Troisième République, mais graduellement, ils ont adopté une attitude procoloniale)38. Toutefois, un panorama complet de l’impact colonial sur l’histoire française contemporaine – en somme, l’équivalent du travail d’Andrew Thompson pour la Grande-Bretagne – doit encore être écrit.
Un renouveau similaire s’est produit dans les autres puissances ex-coloniales européennes. Comme en France, la question de la « mémoire » du colonialisme est au centre des débats. Certains aspects dramatiques et controversés de la période impériale ont attiré l’attention du public et même des autorités officielles – par exemple, l’utilisation de gaz toxique par les Italiens en Éthiopie, le Vernichtungsbefehl des Allemands visant les Hereros, et bien sûr, le « caoutchouc rouge » dans l’État indépendant du Congo (que nous analyserons bientôt). En Italie et en Allemagne, de nombreuses publications traitent de thèmes essentiellement socioculturels, comme la problématique des genres et de la sexualité, la genèse des attitudes raciales, l’impact des colonies sur la littérature, les arts et la vie quotidienne39. Dans le cas allemand, ces recherches soulèvent un problème crucial, à savoir la relation entre le racisme et la violence coloniale, et l’émergence du national-socialisme dans les années 1920 et 193040. Aux Pays-Bas, les historiens ont toujours été très attentifs au rôle de l’empire colonial dans le développement économique de la métropole, un facteur déterminant dans leur histoire nationale41. Selon l’historien Edwin Horlings, les colonies se sont avérées essentielles pour la croissance économique au XIXe siècle. « À long terme, les avantages financiers (de l’empire) ont été utilisés pour jeter les bases d’un processus de croissance économique moderne »42. Plus récemment, les historiens néerlandais se sont davantage intéressés à l’étude des effets postcoloniaux de l’empire. Une étude de Gert Oostindie se concentre sur la manipulation néerlandaise de son passé colonial ; une autre, par Ulbe Bosma, analyse la migration d’anciens sujets coloniaux dans l’ancienne mère patrie, un phénomène très important dans ce pays européen ; une autre encore, par Lizzy van Leeuwen, examine « l’héritage indien » aux Pays-Bas, plus précisément la place des citoyens natifs des anciennes colonies dans la culture et l’identité des Pays-Bas après la Seconde Guerre mondiale43.
Comment la Belgique, la dernière nation dans le monde à acquérir une colonie, figure-t-elle dans ce tableau ? Et quel est, par conséquent, l’objectif du présent livre ? Afin de le comprendre, nous examinerons tout d’abord les caractéristiques principales de l’historiographie coloniale belge.
Que sait-on exactement, en Belgique et à l’étranger, du passé colonial du Congo ? On citera généralement l’inévitable cliché du Cœur des ténèbres (même si la signification réelle de la nouvelle de Joseph Conrad est souvent mal comprise)44 ; on mentionnera bien sûr Léopold II, le roi des Belges – considéré, soit comme une grande figure, soit comme un personnage abject et cupide ; on évoquera le « caoutchouc rouge » et le scandale des mains coupées, attesté par des photographies qui font froid dans le dos45 ; on connaîtra, éventuellement, la campagne humanitaire internationale pour mettre fin à ces horreurs. Ces événements ont en effet connu un grand retentissement dans le monde entier. Pas moins de trois géants de la littérature mondiale ont consacré des écrits au Congo léopoldien (Joseph Conrad, Marc Twain et Arthur Conan Doyle)46 ; au cours des cent dernières années, des dizaines de journalistes de divers pays ont relaté ces épisodes ; dans les années 1930, certaines mamans américaines invoquaient le spectre du roi Léopold comme une sorte de croque-mitaine, dans le but d’effrayer leurs enfants récalcitrants47 (récemment encore, un livre pour enfants, publié aux États-Unis, était consacré audit souverain des Belges, qualifié de « boucher du Congo »)48. Enfin, plusieurs livres, largement diffusés et bien écrits, s’en prenaient aux méfaits du roi des Belges – Leopold der Ungeliebte, König der Belgier und des Geldes de Ludwig Bauer dans les années 193049 ; The King Incorporated dans les années 1960, de Neal Ascherson ; et, finalement, King Leopold’s Ghost d’Adam Hochschild, en 199850. Toutefois, l’histoire coloniale du Congo ne se réduit pas à ces seuls aspects, pour importants qu’ils fussent. Il est donc urgent de répondre aux questions suivantes : que sait-on exactement de l’histoire du colonialisme belge ? Comment ces connaissances ont-elles évolué ?
Dans chaque puissance coloniale, l’expérience impériale a laissé une empreinte « spécifique » sur l’historiographie du colonialisme. La production scientifique a été influencée notamment par les caractéristiques essentielles de l’empire lui-même et par la manière dont ce nouveau domaine de connaissances a été institutionnalisé. Ces deux variables diffèrent d’un pays à l’autre. En Grande-Bretagne, l’histoire coloniale a été intégrée dans le monde académique dès la fin du XIXe siècle. Pour ne citer qu’un exemple révélateur : John Seeley, le père fondateur de cette discipline, a été professeur à Cambridge jusqu’à sa mort en 189551. Depuis lors, l’histoire impériale britannique est restée une discipline très dynamique. Les Pays-Bas ont tissé des liens avec le reste du monde dès le début du XVIIe siècle, et ont ainsi accumulé un vaste patrimoine documentaire sur les pays d’outre-mer. Cette masse d’informations a été étudiée dès le XIXe siècle au sein des universités et de nombreuses institutions de recherche52. Résultat : l’histoire coloniale néerlandaise s’est fortement ancrée dans le monde académique et a produit de solides travaux depuis la première moitié du XXe siècle. En France, l’intégration de l’histoire coloniale dans les universités a été plus laborieuse. Selon l’historien Gilles de Gantès, « (...) l’histoire du phénomène colonial n’a pas suscité beaucoup d’intérêt scientifique avant 1945 ». L’histoire coloniale était essentiellement pratiquée et soutenue par des organisations coloniales et par des amateurs (souvent des anciens coloniaux), mais elle ne suscitait pas un grand intérêt auprès de l’élite universitaire. Peu de chaires universitaires étaient spécifiquement consacrées à cette jeune discipline53. Néanmoins, de nombreux ouvrages ont été consacrés à l’histoire de l’empire français. En outre, dans tous ces pays, la décolonisation a provoqué une crise de l’histoire coloniale traditionnelle. Désormais, les chercheurs se concentraient essentiellement sur l’évolution des (anciennes) colonies elles-mêmes. Ainsi sont nées les « études régionales » (regional ou area studies) qui semblaient sonner le glas de l’histoire impériale traditionnelle, considérée par certains comme irrémédiablement « désuète ». Mais ces dernières années, cette discipline a amorcé un renouveau méthodologique et thématique (avec la New Imperial History), récupérant ainsi sa pleine respectabilité académique.
En Belgique, la genèse de l’historiographie coloniale se présente d’une façon toute différente54. Dans ce pays, le colonialisme a été introduit de façon abrupte. Anticipons rapidement sur le reste de l’exposé : les contacts préalables avec l’outre-mer étaient très réduits ; la majeure partie de la société belge était indifférente ou hostile au colonialisme ; le roi Léopold II a imposé le Congo sur la scène belge ; le souverain a fait l’objet d’un véritable culte après la reprise de l’État indépendant du Congo par la Belgique ; mais les horreurs qui y ont été commises, sont restées un point sensible que les autorités belges ont toujours nié ou minimisé. Tous ces éléments ont profondément marqué les domaines les plus divers de l’expérience impériale belge, « y compris les sciences coloniales et donc l’historiographie ».
Premièrement : les soi-disant « sciences coloniales » belges se sont pratiquement limitées à l’étude du Congo. Deuxièmement : elles ont en outre eu quelques difficultés à s’intégrer dans le monde universitaire55. La recherche scientifique relative à la colonie se faisait essentiellement au sein d’institutions spécialement créées à cet effet, telles que le Musée du Congo et l’Institut royal colonial belge (IRCB), fondé en 192856. Ces caractéristiques générales des sciences coloniales belges ont également marqué l’historiographie coloniale. Vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle, les universités belges ont créé des cours sur l’histoire coloniale. Parfois, l’histoire du Congo a été jointe à des cours de science juridique ou administrative, et était donc enseignée par un juriste ou un fonctionnaire57. Mais aucun professeur n’était titulaire d’une chaire exclusivement consacrée à l’histoire coloniale. En règle générale, un historien spécialisé dans un autre domaine (par exemple, l’histoire économique ou institutionnelle belge) était chargé de cet enseignement58. Ces scientifiques considéraient l’histoire coloniale comme une partie quelque peu marginale de leur tâche pédagogique et ne se consacraient que rarement à la recherche sur cette question59. Dans un certain sens, ce manque d’enthousiasme des historiens belges pour les sujets coloniaux était logique et compréhensible. Avant l’épisode congolais, l’expansion ultramarine belge se réduisait à bien peu de choses ; il leur était donc difficile d’en faire une véritable spécialité scientifique60. En outre, le système colonial belge se bâtissait sous leurs propres yeux et ne pouvait donc être considéré comme un objet de recherche historique. Seul le bref épisode de l’État indépendant du Congo (1885-1908) et son préambule (1876-1885) ont suscité quelque intérêt « historique ». Mais en fait, deux catégories d’ouvrages monopolisaient ce terrain : les mémoires d’explorateurs et les livres apologétiques consacrés au roi Léopold. Pétries d’héroïsme et de patriotisme, ces publications n’avaient donc rien en commun avec l’histoire coloniale scientifique qui, pour sa part, restait muette ou plutôt inexistante61.
Vers la fin des années 1920, les autorités belges avaient chargé l’IRCB de rédiger une grande histoire officielle du Congo. D’après le ministre des Colonies de l’époque, « il était quelque peu humiliant de constater que les meilleurs ouvrages historiques sur le Congo avaient été rédigés par des étrangers »62 (en effet, des auteurs britanniques, états-uniens ou français s’étaient penchés sur ce sujet)63. Ce projet est resté lettre morte. Toutefois, l’Institut a commencé à s’intéresser à l’histoire de la colonie. Dans les années 1940, il a lancé la Biographie coloniale belge qui, au début du XXIe siècle, existait toujours sous le titre de Biographie belge d’Outre-mer64. Après la guerre, l’Institut a entamé l’analyse d’un important ensemble d’archives relatives à l’État indépendant du Congo (issues de l’héritage de Léopold II et transmises par l’intermédiaire du Ministère des Colonies). Ce fut le début d’une nouvelle phase – ou plus exactement la naissance tardive – de l’historiographie coloniale belge. Des membres de l’Institut ainsi que des collaborateurs extérieurs (chercheurs indépendants, archivistes, ecclésiastiques spécialisés dans l’histoire missionnaire, personnel du Musée du Congo ou du Musée royal de l’Armée, etc.) ont commencé à publier une série d’études historiques. Souvent, elles se limitaient à la publication ou au commentaire de documents importants concernant la fondation de l’État indépendant du Congo ou les nombreux projets coloniaux des deux premiers souverains belges. Tous ces travaux témoignaient d’une grande admiration pour Léopold II, considéré comme le génie visionnaire qui a donné une colonie à sa patrie bien-aimée. Un seul exemple permettra de se pénétrer de cette rhétorique. Le président de l’IRCB inaugurait ainsi le premier volume de la Biographie coloniale belge : « Trois aspects dominent la vie glorieuse de Léopold II dans son rôle colonial : le génie politique et diplomatique, la noblesse des sentiments, le désintéressement. (...) Il a réalisé un travail de titan, il a pris rang parmi les grands hommes d’État de l’Histoire. (...) Ce bâtisseur d’un empire, ce rassembleur des terres au profit de la patrie et de la civilisation (...) a toujours dit qu’il voulait donner une colonie à son pays, pour ouvrir l’Afrique centrale à la civilisation »65. Ces paroles ont été écrites en 1948, près de quarante ans après la mort du roi. Dans une lettre privée, datant de 1933, l’auteur de ces lignes a toutefois donné une image toute différente de Léopold II : elle sera citée à la fin de ce chapitre. Le contraste entre les deux textes est particulièrement révélateur de la façon dont l’establishment belge envisageait le passé colonial.
Un historien a néanmoins exercé une profonde influence sur l’historiographie coloniale belge. Jean Stengers (1922-2002), médiéviste de formation, fut un des premiers historiens belges à présenter une thèse de doctorat sur l’histoire contemporaine belge66. En 1952 – âgé d’à peine trente ans – il était admis comme membre de l’IRCB, après avoir écrit quelques d’articles sur les aspects politiques et diplomatiques de l’État indépendant du Congo. Pendant plusieurs décennies, l’histoire coloniale belge restera un de ses (nombreux) domaines de recherche (il s’est également intéressé à l’histoire politique et diplomatique belge ainsi qu’à la méthodologie historique). Il était certes fasciné par Léopold II, mais il n’a jamais versé dans l’hagiographie. Dans une longue série d’études fouillées, dont la publication s’étale sur un demi-siècle, il a décortiqué la politique coloniale de Léopold, sans en cacher les aspects « déplaisants ». Après l’indépendance du Congo, il a publié plusieurs études sur l’histoire de la décolonisation. En outre, Stengers entretenait des liens étroits avec les grands spécialistes étrangers de l’impérialisme ; dès les années 1960, sa voix a été entendue sur la scène scientifique internationale. Il s’est intéressé surtout aux aspects politiques et diplomatiques de l’histoire coloniale et s’est concentré sur la période du début et de la fin de la colonisation belge. Il a par contre peu publié sur la période intermédiaire et n’a pas vraiment exploré la scène congolaise elle-même, ni la dimension économique du colonialisme. Bref : Stengers n’était pas seulement le père fondateur de l’histoire coloniale belge ; il l’a également impulsée dans une certaine direction. Mais pendant de nombreuses années, il est resté relativement isolé. Les autres (rares) spécialistes de l’histoire coloniale belge étaient des chercheurs isolés sans poste universitaire (des archivistes, des membres de l’IRCB, etc.). Ce petit monde vouait toujours une admiration sans bornes à Léopold II67.
Comme dans les autres pays colonisateurs, l’historiographie coloniale belge a subi le contrecoup de la décolonisation. La nouvelle donne politique a marginalisé l’intérêt pour le passé colonial68. Stengers a poursuivi ses propres recherches, mais l’approche hagiographique n’avait pas disparu pour autant. En témoignent ces quelques mots, écrits par l’historien père August Roeykens en 1962, dans un volume publié par l’Académie royale des Sciences d’Outre-mer (l’ARSOM, qui avait succédé à l’IRCB) : « (...) Le travail congolais de Léopold II constitue le résultat d’un génie supérieur »69. De façon révélatrice, dans ce même volume, Stengers s’exprimait comme suit : « Pour qu’il soit reconnu que l’histoire et la louange sont deux genres distincts, il est nécessaire de surmonter de nombreuses difficultés. Les conflits ont éclaté entre les historiens pour qui l’expression de Cicéron Ne quid veri... représentait un principe déontologique évident, et les partisans de l’ancienne tendance, retranchés derrière les remparts d’une autre expression : certaines choses sont mieux non dites. En 1960, ni l’un ni l’autre ne pouvait encore prétendre à la victoire »70. Dans le courant des années 1960-1970, l’attitude hagiographique a peu à peu cédé du terrain. En témoigne la publication, par l’ARSOM, d’une série de recueils d’études consacrés aux différentes périodes du Congo belge71.
Le désintérêt du monde universitaire belge pour l’historiographie coloniale saute donc aux yeux. Jean-Luc Vellut, né en 1936, a été l’exception confirmant la règle. Après avoir enseigné dans les universités congolaises, il a été nommé professeur à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve dans les années 1970 – devenant ainsi le « premier » historien belge avec un poste universitaire à temps plein dont la recherche ait été exclusivement consacrée à l’histoire coloniale belge. Son œuvre prolifique couvre l’histoire du Congo belge dans son entièreté : elle s’étend des aspects économiques et sociaux jusqu’aux dimensions religieuses et culturelles, en passant par le domaine politique72. Pendant de nombreuses années, Stengers et lui ont été pratiquement les seuls historiens belges disposant d’une audience internationale dans les milieux de l’histoire coloniale73. Rares étaient leurs collègues universitaires belges qui s’intéressaient à l’histoire coloniale. Parmi eux, citons Jacques Vanderlinden, spécialiste du droit africain et européen. Outre ses nombreux travaux consacrés à l’histoire juridique, il a écrit plusieurs livres sur l’histoire du Congo, en particulier, une biographie du gouverneur général Pierre Ryckmans, ainsi qu’une étude sur l’uranium congolais et sur la décolonisation74.
En outre, les travaux scientifiques de ces historiens ont rarement atteint une large audience. Fait révélateur, il a fallu attendre 1989 pour qu’un recueil d’articles de Stengers soit enfin destiné au « grand public »75. Certes, il ne manquait pas d’ouvrages traitant du Congo colonial, mais, en règle générale, ces œuvres étaient écrites par des journalistes ou des anciens coloniaux. De piètre qualité scientifique, ces travaux étaient empreints d’une indéniable nostalgie colonialiste. Pour une analyse plus critique de la colonisation belge, le lecteur belge devait se tourner vers quelques livres écrits par des étrangers, en particulier le Français Michel Merlier (pseudonyme d’A. Maurel), et l’Écossais Neal Ascherson76.
Cela nous mène précisément au point suivant, très révélateur de la faiblesse de l’historiographie coloniale belge. Si les chercheurs belges n’ont jamais montré beaucoup d’intérêt pour l’histoire du Congo belge, la situation était toute différente à l’étranger. Dans les années 1960, les travaux de Roger Anstey, Ruth Slade, William Roger Louis, R.O. Collins, S.J.S. Cookey, etc., ont largement fait progresser notre connaissance de l’histoire du Congo colonial, surtout dans les domaines politique et diplomatique77. Depuis les années 1970, une nouvelle génération d’historiens a pris la relève. La plupart d’entre eux étaient toujours britanniques ou américains, mais quelques-uns provenaient d’autres horizons. Par exemple, Bogumil Jewsiewicki, historien d’origine polonaise enseignant au Canada. Ses premiers travaux traitaient des aspects sociaux et économiques de la colonisation belge ; il a ensuite abordé l’histoire culturelle (notamment les arts populaires congolais)78. Citons encore l’anthropologue allemand Johannes Fabian, auteur notamment d’un ouvrage important sur l’histoire de la politique linguistique au Congo belge79. Parmi les nombreux auteurs ayant contribué de manière significative à l’historiographie du Congo colonial, nous épinglerons encore les noms suivants. Lewis Gann et Peter Duignan se sont intéressés aux administrateurs belges. Jonathan Helmreich et Gerhard Mollin se sont concentrés sur les relations diplomatiques et les aspects économiques internationaux80. S.E. Katzenellenbogen a examiné le rôle des intérêts économiques britanniques dans le Congo colonial naissant81. Bruce Fetter, John Higginson, Charles Perrings, David Northrup, William Samarin et Samuel Nelson ont tous étudié les effets sociaux et économiques de la colonisation sur la population congolaise, essentiellement sur le plan de la démographie, de l’urbanisation ou encore du travail82. Marvin Markowitz, Gaëtan Feltz, et, plus récemment, Ruth Kinet ont exploré l’histoire des missions religieuses83. Les aspects médicaux et les questions de genre ont été analysés par Maryinez Lyons et Nancy Hunt, tandis que les images, la mémoire et la propagande ont été traitées par Bernard Piniau, Kevin Dunn, Rosario Giordano et Matthew Stanard84. Au début des années 1960, le politologue américain Crawford Young a publié un livre sur la décolonisation du Congo qui demeure un véritable classique85. L’anthropologue et historien d’origine belge, mais vivant aux États-Unis Jan Vansina s’est principalement intéressé aux sociétés précoloniales de l’Afrique centrale, mais il a également abordé la période coloniale, notamment avec une importante publication sur la façon dont la population congolaise des Kuba a été colonisée86. Au départ, la plupart de ces études87 étaient axées sur les aspects sociaux et économiques du Congo, ainsi que sur les relations internationales ; plus récemment, l’accent s’est déplacé vers le domaine culturel.
La naissance tardive de l’enseignement supérieur au Congo (analysé au chapitre 2 de ce livre) explique pourquoi les historiens congolais (formés, entre autres, par Vellut et Jewsiewicki) ne sont apparus sur la scène scientifique qu’au début des années 1970. La majeure partie de leurs travaux était également consacrée à l’évolution économique et sociale de l’ancienne colonie belge88. Mais la désintégration de l’État congolais depuis les années 1980 ne leur a pas facilité la tâche, bien au contraire. Le manque de moyens matériels est patent. Leurs compatriotes travaillant à l’étranger, notamment aux États-Unis, au Canada ou en France, peuvent poursuivre leurs recherches dans de meilleures conditions. Remarquons, en passant, que pratiquement aucun historien congolais n’a obtenu un poste de recherche ou d’enseignement en Belgique. Citons le cas d’Isidore Ndaywel, auteur de la première synthèse générale de l’histoire du Congo89 : il a eu l’occasion de travailler au sein d’institutions académiques françaises et canadiennes, mais jamais en Belgique90 !
Malgré les nombreux travaux de Stengers et de Vellut, le sous-développement de l’historiographie coloniale belge est donc évident. Cette situation ne s’explique pas seulement par le manque d’intérêt des historiens universitaires belges. Il faut également tenir compte du contexte institutionnel et politique. La politique scientifique et culturelle belge a souvent été caractérisée par la dispersion des efforts, par le manque de moyens financiers et par l’absence de planification à long terme. La recherche africaniste belge n’a pas échappé à cette règle. Dans les années 1980, un rapport officiel a indiqué que « (...) les études africaines belges en général et la recherche en sciences humaines, en particulier, courent un grand danger et pourraient même disparaître en tant que disciplines scientifiques dans un proche avenir, si certaines mesures urgentes ne sont pas prises rapidement ». Les capacités de recherche étaient dispersées, sous-financées et souffraient d’un manque de personnel. Un diagnostic identique a été établi à la fin des années 199091. Le cas d’un chercheur talentueux tel que Jan Vansina est révélateur. Initialement formé en tant que médiéviste, mais séduit par l’étude des sociétés africaines précoloniales, il n’a pas pu obtenir un poste universitaire approprié en Belgique et a donc accepté, en 1975, une chaire de professeur à temps plein à Madison, Wisconsin, où il est devenu une autorité mondiale en histoire africaine précoloniale92. De toute évidence, les pouvoirs publics n’ont pas encouragé les études africanistes en général, et l’historiographie coloniale en particulier.