« Je suis heureux parce que J’ai fait tout ce que J’ai pu pour répandre le bonheur autour de Moi, ne Me trompant aux dépens de personne, ne faisant de mal à aucun.
Enfin, Je suis heureux de Me trouver au milieu de Mon peuple « comme un poisson dans l’eau », comme a dit Mao Zedong. »
Hassan II, juillet 1990
« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser »
Montesquieu
A la mémoire de ceux et celles qui n’ont pas survécu aux affres des années de plomb.
A la mémoire de ceux et celles qui sont morts sous la torture à Qalat Magouna, Derb Moulay Cherif, Dar Moqri, Agdz et autres centres secrets de détentions.
A la mémoire du Maroc, habité par la peur de ces années sombres, pour dire « plus jamais ça ».
Au Maroc d’aujourd’hui pour refuser l’oubli, l’arbitraire, l’impunité. Ce Maroc qui va résolument à la dérive et dire à ceux qui tragissent que l’histoire n’oublie pas.
A la mémoire de tous ceux qui ne sont jamais revenus de Tazmamart.
Je dédie ce livre pour que ne se reproduise jamais plus l’épouvante.
Abdelhak SERHANE
LA LUTTE D’UN HOMME
« Celui qui lutte peut perdre, celui qui renonce à lutter a déjà perdu. »
Max Friche
16 août 1972. Base aérienne de Kénitra.
Pilote de chasse et chef des moyens opérationnels de la troisième base aérienne, je m’apprêtais à voler ce mercredi en escadrille, sur ordre de l’état major, pour escorter le Boeing royal de retour au pays après une visite de Hassan II en France.
Sept heures du matin.
Je quittai ma jeune épouse et ma fille pour me rendre au mess des officiers où, comme à l’accoutumée, avec mes camarades, nous prenions notre petit déjeuner agrémenté de quelques bavardages. Mais cette journée était particulière car l’escorte que nous nous apprêtions à effectuer se distinguait par le fait qu’il s’agissait tout de même d’une escorte royale. Six avions de chasse ; des F5 devaient accueillir le Boeing dès son entrée dans l’espace aérien marocain et l’accompagner pendant son survol du territoire. La base était en état d’alerte maximale pour un événement de cette importance. Or, l’arrivée du colonel Amekrane, chef en second de l’état major des Forces Royales Air, créa quelque peu la surprise. Mais quoi de plus banal, pour l’ex commandant de la base, que de rendre visite à ses camarades. A vrai dire c’était bien plus qu’une simple visite. Habillé en civil, il entra au mess et nous salua.
- Vous croyez que vous vous étiez débarrassés de moi à jamais ? Eh bien, détrompez-vous ! Je prends le commandement de la base aujourd’hui et c’est moi qui dirige les opérations !
On applaudit, on lui souhaite la bienvenue parmi nous et il partage avec nous notre petit déjeuner.
Sept heures trente du matin :
Départ du mess. Nous regagnons la place d’armes pour l’habituelle levée des couleurs. Avant de regagner son bureau en compagnie du commandant Kouera, le colonel me donne l’ordre de commencer les préparatifs de l’opération.
Huit heures du matin :
Dans le bâtiment des moyens opérationnels, je tiens une séance de travail pour le briefing. Tous les pilotes sont là, sans exception. Je les salue et demande au responsable de chaque service un compte rendu détaillé des activités aériennes de la veille et des problèmes survenus, avant de terminer sur la météo du jour. Après ça, je donne l’ordre pour qu’on prépare deux patrouilles de trois avions chacune pour l’escorte royale et je choisis les noms des pilotes. En tant que chef du dispositif, je pilote un F5B (biplace), Doukali m’a accompagné comme simple passager. Dahou et Boubker (F5A, monoplace) sont mes équipiers. Pour l’autre patrouille, je désigne Kouera, Larabi et Boukhalif (F5A). Je signe les ordres de vol dont une copie est envoyée au chef des moyens techniques, une autre au PC et une à la Tour de contrôle pour les informer de nos activités. C’est le règlement. Il y a un cahier d’ordres de vol où ces activités sont consignées. Avant de prendre ses fonctions, chaque pilote passe à la salle des opérations, prend connaissance des ordres le concernant sur le grand tableau et signe dans le cahier l dans la case qui lui est réservée.
Après ça, une réunion a lieu avec les pilotes choisis pour l’escorte afin de leur détailler la mission. Comment le décollage doit s’effectuer, la fréquence de travail, la formation en l’air, le roulage, la distance d’escorte... La mission est détaillée minutieusement. A la fin du briefing vers neuf heures du matin, le téléphone sonne et Amekrane me demande de le rejoindre à son bureau. J’abandonne les pilotes et regagne le bureau du colonel. Là, il y avait Kouera et Touil, chef des moyens techniques à ce moment-là. (C’est-à-dire qu’il avait la responsabilité de l’entretien, la révision et la réparation des avions pour qu’ils soient en état de vol permanent). Il m’adresse les numéros des appareils disponibles que j’attribue ensuite aux pilotes pour que chacun sache quel avion il doit piloter). J’arrive donc au bureau du colonel et je lui fais un exposé sur la mission, l’informant de l’organisation de l’opération et de la composition de la patrouille. Ainsi Kouera sera avec Boukhalif et Larabi. Et moi, je prends avec moi Boubker et Dahou. Il m’écoute attentivement mais avait son idée en tête. Il me rétorque :
- Le Capitaine Larabi ne volera pas avec vous aujourd’hui. Il a été muté à Meknès. Dites-lui de rejoindre immédiatement sa nouvelle affectation. A la place de Larabi, mettez Ziad ! Kouera restera encore un moment avec moi. Il vous rejoindra juste avant le décollage et volera dans l’un des trois avions armés !
A ma grande surprise, non seulement Amekrane remplace certains pilotes mais m’informe également que trois des six appareils sont déjà armés.
- Mais, mon colonel, lui dis-je, nous n’avons jamais armé les avions auparavant pour des missions similaires bien qu’en principe, une escorte devrait être toujours armée.
Pour appuyer sa décision, il précise que désormais ce serait la règle pour toute autre mission à venir.
- Non, me répond-il, à partir de maintenant, Hachad, il faudra faire les choses dans les règles !
- Dans ce cas-là, mon colonel, pourquoi ne pas armer les six avions ?
Il rejette cette idée, arguant le fait que cela risquait d’éveiller les soupçons des Américains. Je retourne à la salle de briefing, laissant Kouera avec le colonel. J’annonce à Larabi qu’il ne volera pas dans la formation, mais doit regagner sur- le champ Meknès où il a été nommé commandant en second de la base. Il se réjouit de la promotion et part chez lui pour se changer. Il ôte sa combinaison et se mit en civil. Il quitte la base dans sa 4L rouge. A la sortie, il se rend compte qu’il a oublié son agenda dans son bureau. Il fait demi-tour et revient pour récupérer son calepin. Cet oubli lui coûtera la vie.
Quatorze heures quarante-cinq :
Nous sommes prêts à rejoindre nos appareils. Amekrane s’oriente vers la tour de contrôle pour diriger les opérations. A ce moment-là, il croise Larabi, s’étonne de le voir encore là et lui ordonne de l’accompagner à la tour de contrôle. Larabi suit le colonel et les pilotes regagnent les avions. Trois sont armés. Ceux de Kouera, de Boukhalif et de Ziad. On reçoit l’ordre de décoller parce que le Boeing royal s’approche de l’espace marcocain, empruntant la voie aérienne internationale (T10). Je contacte la tour de contrôle :
- Bleu leader demande l’autorisation de rouler !
Quinze heures quarante :
L’escadrille décolle. On met le cap sur Tanger et on se stabilise à 9000 mètres d’altitude. Arrivé au-dessus du triangle Larache Tanger et Tétouan, j’effectue un circuit d’attente et j’ordonne aux avions de se mettre en formation lâche (écartée) pour qu’ils puissent surveiller les alentours et repérer éventuellement l’avion royal. Juste après, la tour de contrôle nous annonce que l’avion royal est entré dans l’espace aérien marocain. C’est le lieutenant Dahou qui a vu l’avion en premier. Il m’a appelé aussitôt pour me dire que la position du Boeing était à 11 heures, par rapport aux aiguilles d’une montre à la même altitude. J’ai contacté la tour de contrôle pour l’informer que le Boeing était en vue, puis j’ai commencé à manœuvrer pour me mettre à sa hauteur. J’ai entamé un virage à gauche pour me placer à sa droite. J’ai ordonné à l’autre patrouille de se mettre à gauche, en formation lâche avant de nous mettre en formation serrée avec lui jusqu’à son arrivée à Rabat-Salé. Tout se déroule normalement jusqu’au moment où je jette un coup d’œil et n’aperçois pas la patrouille de Kouera. Je demande au commandant de se mettre en position d’escorte. Soudain, je vois les trois F5 qui montent et qui descendent, effectuant ce qu’on appelle une noria ou passes de tir air-air. J’ai pensé que Kouera voulait faire un peu d’acrobatie pour épater le roi. J’ai crié :
- Mais rassemblez ! Nom de Dieu !
Pour toute réponse, j’entends une voix qui dit :
- Dégagez !
Je ne peux pas dire si l’ordre est venu de Kouera ou de Ziad. Quelques uns prétendent que c’est Ziad. Moi je pense que c’est Kouera parce qu’il était le plus gradé de la patrouille et le commandant en chef de la base. Les ordres ne pouvaient venir que de lui. Brusquement un tir de rafale. Quelques secondes de flottement. Je réalise qu’on tire sur le Boeing. Frappé de stupeur, je pense à un coup d’Etat. Je ne savais pas quoi faire. Sur deux ou trois rafales de tirs, je maintiens la formation lâche avec le Boeing. L’avion perd de l’altitude sous notre regard médusé. Inquiet, Doukali me demande ce que nous allons faire et, pris de panique aussi, me suggère de nous enfuir en Espagne. Difficile de réfléchir et de prendre une décision dans le feu et la rapidité de l’action. Pourquoi nous enfuir alors que nous ne sommes pour rien dans le coup. J’entame alors une manœuvre pour regagner la base. Kouera s’acharne sur ses canons qui se sont bloqués. A la radio je l’entends les insulter. En désespoir de cause, il se transforme en candidat kamikaze et annonce à la radio : « Adieu, mes amis ! Je fonce pour ma patrie ! »
Il tente le coup en projetant son appareil contre le Boeing. Mais à la dernière minute, il actionne son siège éjectable et le F5A, qui a changé de profil aérodynamique, effleure à peine le Boeing qui entame déjà sa descente en direction de la base. Ziad a tiré avec un seul canon ; le deuxième s’étant enrayé. Amekrane appelle mes deux équipiers, Dahou et Boubker et leur demande s’ils sont armés. Ils n’ont pas répondu. J’ai alors informé le colonel que mes équipiers n’étaient pas armés et il le savait. Soudain, une fumée dense s’échappe de l’un des réacteurs et Boukhalif s’écrie : «ça y est ; je l’ai touché ! » Mais le Boeing continue sa descente et tente d’échapper à ses assaillants. Les canons vides, Boukhalif largue le réservoir central de kérosène dans l’espoir de toucher l’avion qui s’approche de la piste d’atterrissage et entame sa phase finale. Les deux pilotes font demi tour et reviennent, à grande vitesse, à la base. J’entame, quant à moi, le circuit normal et je me pose derrière eux, suivi de Dahou et de Boubker. Au parking, j’étais bouleversé par ce qui venait de se produire. Tout se bouscule dans ma tête à cause de la rapidité des événements étalés sur des secondes ou des fractions de secondes. Au moment où je mets pied à terre, Ziad et Boukhalif redécollent. Je me dirige vers mon bureau quand j’aperçois Amekrane quitter la base à bord d’un hélicoptère. Dans le bâtiment des moyens opérationnels une pagaille exceptionnelle règne. C’était le désarroi absolu. Presque machinalement je me rends à la tour de contrôle. Dans les escaliers, je croise Larabi qui m’apprend alors que Amekrane est allé rejoindre Oufkir à Rabat pour éliminer le roi. Oufkir devait attendre ce dernier à l’aéroport avec un autre commando pour l’assaut final. En réalité, le coup d’Etat ayant échoué, Amekrane prend la fuite, mettant le cap sur Gibraltar et laissant ses hommes livrés à leur sort. Ne sachant où aller je reviens à la salle des opérations. Dans la confusion générale, apparaissent Ziad et Boukhalif qui passent devant le bar sans me voir. Dépassés par les événements quelques pilotes demandent ce qui se passe. Ziad rétorque :
- Ceux qui veulent savoir n’ont qu’à me suivre !
Dix-huit heures trente :
Cinq pilotes ont suivi Ziad et rejoint les mutins. L’adjudant-chef L’Mehdi, l’adjudant Bel Kacem, les sergents-chefs Binoi, Kamoun et Bahraoui.
Ce dernier déclarera plus tard au tribunal :
- Nous l’avons suivi comme des moutons !
C’était la vraie pagaille. Les pilotes n’en faisaient qu’à leur tête, enfreignant le règlement. Suivi par cinq avions armés, Ziad roule pour rejoindre le bout de piste. Je recontacte Larabi une 2ème fois par téléphone et lui donne l’ordre formel d’arrêter toute activité aérienne et de dire à tous les avions de rejoindre immédiatement le parking. Appel resté vain. La dernière patrouille des six décolle et va mitrailler le Palais de Rabat.
Dix-neuf heures trente :
Retour des six chasseurs. Il fait déjà nuit. Les Américains qui se sont fait discrets jusque-là ont éclairé la piste puis ont vite éteint le balisage. Les pilotes se sont posés en utilisant leurs phares d’atterrissage seulement. Je savais qu’il était trop tard. Au moment même où le Boeing s’est posé, c’était fini. Le coup d’Etat contre le roi a échoué. Ce n’est pas comme à Skhirat où l’on pouvait chercher parmi la foule, dans les pièces du palais et prendre le temps de négocier. Pour les pilotes de chasse, les opérations se déroulent très vite. Et ça peut réussir comme ça peut échouer aussi vite. Là, si l’opération a échoué c’est parce que le coup était mal préparé.
Cafouillage. Improvisation. Absence de coordination. Putschistes malgré eux certains pilotes n’étaient pas prêts et n’avaient pas une évaluation exacte de la situation.
Vingt heures :
Rassemblement des pilotes, du chef des moyens techniques et de son adjoint dans le bar de la salle des moyens opérationnels. Consternation pour les uns. Angoisse pour les autres et incertitude pour tout le monde. Une seule et même question : Qu’adviendra-t-il de nous maintenant ? Les minutes nous paraissaient des siècles.
Vingt heures trente :
Arrivée des blindés et encerclement du parking des avions. Naïvement, nous pensions que le général Oufkir avait terminé la mission et nous envoyait du renfort. Ziad et d’autres camarades criaient de satisfaction, pensant que le coup avait réussi. La joie se lisait sur les visages. Mais très vite la joie fit place à l’effarement. Les chars avaient encerclé notre bâtiment. Nous étions faits prisonniers.
17 août 1972. Quatre heures du matin.
Arrêtés par le général Ben Abdeslam, chef d’Etat Major adjoint des FAR, le commandant Laanigri de la gendarmerie, le commandant Boutaleb et le capitaine El Mouch de l’aviation, nous avons été conduits à l’Etat major, entassés dans des camions militaires et escortés par des chars d’intervention rapide. Là des officiers des FAR nous ont fait subir des interrogatoires. Ils ont vite été relevés par la gendarmerie. En fait, en guise d’interrogatoires, ils nous sermonnaient sur ce que nous avions fait. Que ce n’était pas un comportement digne d’officiers ayant juré fidélité au trône et à la patrie... Nous avons été mal traités puisque nous étions menottés et nous avons dormi à même le sol et sans couverture. Il a fallu que certains rouspètent fort pour qu’ils nous apportent enfin des couvertures. C’était le début de la descente aux enfers.
Mon désarroi était immense. Je savais la situation extrêmement grave, mais je conservais un peu d’espoir. L’espoir de mon innocence. Ce coup d’Etat je ne l’avais pas fomenté. J’y étais impliqué malgré moi. Mon appareil n’était pas armé.
Dans ces moments d’incertitude sur mon sort, une succession de souvenirs me vint à l’esprit et raviva ma mémoire sur les événements de Skhirat. Ces événements avaient une relation certaine avec ce qui venait de se produire. Je n’étais pas présent à Skhirat, ce 10 juillet 1971 lorsque les cadets d’Ahermoumou, dirigés par Ababou et Medbouh, avaient envahi le palais royal pour renverser la monarchie. Certains hauts gradés de l’armée s’étaient rebellés contre le régime monarchique, jugé corrompu et inapte à diriger la destinée du pays. Ce jour d’anniversaire du roi, comme pour tout événement important, l’armée était en état d’alerte. En tant que commandant de la base de Kénitra, le colonel Amekrane était invité aux festivités du 42ème anniversaire du roi Hassan II. Kouera étant en congé, j’assurais le commandement de la base où l’activité se déroulait normalement. Tous les chefs de service étaient à leur poste.
Vers seize heures trente, un hélicoptère se posa à la base. Quelques minutes plus tard, mon téléphone sonna. Le colonel Amekrane demanda à me voir. Il était en compagnie du commandant Hajjaji. L’homme était blême, les vêtements maculés de sang. Pour moi, il s’agissait d’un accident. Il m’informa du coup d’Etat survenu à Skhirat. Une tuerie sanglante. Des dizaines de morts. Parmi les victimes, le roi.
Eberlué, j’écoutais son récit. J’avais peine à croire qu’un coup d’Etat avait eu lieu. Il avait enchaîné en faisant le récit de sa fuite. Comment il avait enjambé les cadavres, brisé une vitre et s’était sauvé en longeant la plage comme beaucoup d’autres. Il avait couru sur des kilomètres avant d’atteindre la nationale. Il avait regagné la Base de Salé en auto stop où un hélicoptère l’avait transporté jusqu’à la base aérienne de Kénitra. Persuadé que le roi était mort, il s’était enfui pour sauver sa peau. Je m’attendais à un ordre du colonel pour aller défendre le roi contre les mutins. Il n’en fit rien.
Le téléphone sonna. Le colonel répondit :
- Accompagnez le général jusqu’à mon bureau !
Mais avant l’arrivée du général, Amekrane était sorti pour l’accueillir à l’extérieur. Je suis resté avec Hajjaji. Quelques minutes plus tard, Amekrane revint nous apprit qu’il s’agissait du général Hammou venu s’entretenir avec lui de la mutinerie. Il nous intimait l’ordre d’aller bombarder le palais de Skhirat.
Mais pour quelles raisons fallait-il bombarder le palais ?
Pour trois raisons au moins. Ou alors Hammou était dans le coup et voulait terminer le travail commencé par Ababou. La deuxième possibilité c’est qu’il voulait mettre fin au carnage au prix d’un nouveau carnage. Et la troisième raison c’est que, voyant la tournure des événements, il s’était peut-être dit qu’il valait mieux bombarder tout ce qui restait et faire place nette pour la suite. Une sorte de coup d’Etat dans le coup d’Etat. Ce qui s’était dit entre les deux hommes, nul ne le saurait jamais. Maintenant, est-ce que l’ordre de bombarder Skhirat venait vraiment du général ? Rien n’est moins sûr puisque les deux hommes avaient discuté en aparté.
Les choses commençaient à se clarifier dans mon esprit. Après le départ du général, nous ne savions pas si le roi était vraiment mort ou toujours en vie ? S’il avait réellement été exécuté, l’ordre du général ne se justifiait plus. Le général Hammou devait savoir que le roi n’était pas mort. J’avais beau réfléchir, je ne savais toujours pas ce qui se tramait réellement. La situation demeurait confuse et je ne pouvais ainsi avoir les idées claires. Bien qu’incapable de faire preuve de réflexion objective, un certain nombre d’interrogations s’imposaient à moi.
L’arrivée du général Hammou à la base avait certainement un sens. Il aurait pu donner ses ordres par téléphone. Pourquoi s’était-il déplacé en personne ? Et pourquoi le général n’avait-il pas donné l’ordre lui-même ? En réalité, le coup d’Etat avorté, le général Hammou voulait avoir recours à l’armée de l’air pour éliminer le roi qui était toujours en vie. Le coup a échoué parce que le tracé initial n’a pas été suivi à la lettre. Ababou et Medbouh s’étaient mis d’accord sur les grandes lignes du putsch. Il n’a jamais été question d’assassiner qui que ce soit. Medbouh était troublé par le carnage occasionné par les mutins. Ababou avait son idée derrière la tête. Il était, incontestablement, l’homme fort de la situation. Une sorte de Zapata qui cherchait à faire une démonstration de force. Son objectif était clair, il voulait, coûte que coûte, éliminer le roi. Ceux qui étaient présents m’ont raconté qu’il le cherchait en demandant à tout le monde :
- Où est-il ?
Medbouh lui a rétorqué :
- Ce n’est pas notre accord. Je vais te conduire à lui, mais viens seul ! Là, il a ordonné qu’on l’abatte.
J’ai dit à Amekrane que bombarder le palais n’avait pas de sens. Le roi est mort et si à Skhirat il y avait des mutins, il y avait aussi des femmes, des enfants et le corps diplomatique... En tant que responsable des moyens opérationnels je ne pouvais pas arriver et mitrailler à l’aveuglette. Demandez au général Hammou d’isoler les mutins et à ce moment-là, je pourrai exécuter l’ordre. Il me donna raison. N’insista pas plus et m’ordonna de rester en stand by.
Je refusai d’obéir à l’ordre d’un général par l’intermédiaire d’un colonel alors qu’à l’armée, la règle est d’obéir d’abord et de protester ensuite. Certes, je n’étais pas un simple exécutant. Mon devoir était de défendre mon pays contre les agressions étrangères et non pas bombarder à l’aveuglette des civils sans défense. Pour une mission de cette importance, il fallait un ordre écrit et signé par le chef suprême des Forces Armées Royales. Je ne pouvais pas, sur un simple ordre verbal, prendre des avions de combat et aller bombarder des cibles désignées par mes supérieurs. C’est pour cette raison qu’il n’avait pas insisté quand j’avais jugé insensé l’ordre donné. Il savait qu’il ne pouvait me contraindre à lui obéir. Cela ne faisait que conforter le doute qui germait en moi. Voilà pourquoi l’aviation n’avait pas participé à ce coup d’Etat. Pourquoi en fait, l’armée de l’air n’avait pas été impliquée dans cette tentative de putsch depuis le départ ? Pourtant, le comportement d’Amekrane pouvait laisser croire qu’il était au courant. D’ordinaire discret, le colonel s’était mis ces derniers temps à dénoncer la corruption de l’Etat. Ses critiques à l’encontre du système étaient virulentes. Il avait même commencé à passer des notes pour remonter le moral de ses hommes en leur inculquant le civisme. Des notes sur le patriotisme, sur le rôle des soldats, sur l’esprit de notre mission, sur le sacrifice... Il n’hésitait pas à montrer du doigt les officiers avides, qui ne pensaient qu’à s’enrichir. Devant nous, il tenait des discours moralisateurs et révolutionnaires.
L’intérêt, pour la base aérienne de Kénitra au lendemain du coup d’Etat de Skhirat, allait être déterminant pour ces événements du mois d’août 1972. En effet, investi des pleins pouvoirs par le roi, Oufkir s’intéressait au plus haut point à la base dont l’activité, entre manœuvres et entraînements, allait s’accélérer. Le mérite de l’aviateur marocain, avec ses performances et son efficacité, allait être reconnu par les spécialistes étrangers. La solde des militaires fut revue à la hausse. Des projets d’habitat pour les officiers et sous-officiers et des distributions de lots de terrain avaient vu le jour. Mais malgré tous ces efforts pour améliorer la situation matérielle des troupes, le moral de ces dernières n’était pas au beau fixe. Beaucoup ne pouvaient ignorer de quelle façon leurs camarades d’Ahermoumou étaient morts, exécutés dans l’arbitraire, les autres jugés de manière expéditive, dans un simulacre de procès. L’armée avait été décapitée. La plupart des généraux avaient été liquidés.
Ce qui s’est passé dans les rangs de l’armée pour que des hommes passent à l’acte et essayent de renverser la monarchie ? C’était un coup d’Etat d’officiers dont la tête pensante est le lieutenant-colonel M’hamed Ababou. Les cadets d’Ahermoumou étaient juste des exécutants et des machines à tuer. Ababou était un officier « gâté » qui pouvait tout se permettre. Il était certainement protégé pour s’autoriser à agir en dehors de la hiérarchie et parfois dans l’illégalité. Il allait au-delà du règlement, de la morale. On prétend qu’il voulait renverser la monarchie pour son iniquité, sa corruption, son machiavélisme... Il n’était pas mieux. S’il avait réussi son coup, le pays aurait vécu sous une dictature militaire de type latino-américain. Les éléments rapportés ici n’expliquent ni les tenants ni les aboutissants du premier coup d’Etat. Ils n’expliquent pas, non plus, les raisons de cette insurection. Tout (ou presque) a été consigné par écrit dans plusieurs livres sur le putsch de Skhirat. Il n’est pas nécessaire de revenir sur des détails déjà largement commentés. Ces indications servent à dévoiler un pan de l’atmosphère générale à l’époque au sein de l’armée et de la société civile marocaine. Ils servent également à constituer quelques pièces manquantes du puzzle. Si des zones d’ombre persistent quant à l’implication d’autres officiers supérieurs dans le coup d’Etat de Skhirat, elles ne vont pas tarder à être dissipées avec l’avènement du second coup d’Etat. La lecture de cet épisode inédit est essentielle pour comprendre la suite des événements.
Mais Oufkir, lui, savait ce qu’il voulait. Après le massacre de Skhirat, la priorité Pour lui était de faire de l’armée de l’air une armée efficace et avoir une totale main mise sur ses officiers. Le climat politique restait le même ou empirait, en dépit des promesses faites par le roi. Les injustices, la corruption, les passe-droits, l’enrichissement illicite et les inégalités sociales sévissaient toujours dans le pays, désormais livré à une petite bourgeoisie opportuniste et sans scrupules. Je garde en mémoire cette scène dégradante pour l’armée. Au moment de l’exécution des officiers supérieurs du coup d’Etat de Skhirat, un haut fonctionnaire zélé s’avance, arrache les insignes du colonel Chelouati, le blâmant pour son acte. Le colonel régit et lui crache à la figure. Geste de courage de la part du colonel, certes, mais geste d’humiliation de la part d’un civil pour tous les corps de l’armée marocaine.
Au lendemain du coup d’Etat de Skhirat, le colonel Amekrane fut convoqué à l’Etat major. Les adjudants chefs Magouti et Chriti Kacem (trésorier de la base) l’accompagnèrent à Rabat, armés de mitraillettes Il était une heure du matin Arrivés au camp Moulay Smail, le colonel leur dit : « Si je ne suis pas de retour dans quelques heures retournez à la base et prévenez ma famille ! Adieu mes amis ! … » Sur ce, il rejoignit le général oufkir et ne réapparut que trois heures plus tard Il demanda alors à ses deux compagnonsde regagner la base et de lui envoyer la voiture de service.
- Et si nous sommes arrêtés par l’un des barrages, mon colonel ? Demanda Magouti.
- Dites à ceux qui vous arrêteront de contacter le général Oufkir !
Le général Oufkir aurait reçu le colonel Amekrane dans son bureau, aurait enlevé ses lunettes noires, l’aurait regardé droit dans les yeux et lui aurait dit : « Je sais, mon petit, que tu es dans le coup. Tes camarades t’ont dénoncé. Je peux te faire fusiller sur le champ pour haute trahison. Mais je ne vais pas le faire. Je vais te donner une deuxième chance. Retourne à ta base et attends mes instructions ! » C’est lui-même qui nous a rapporté son entretien avec Oufkir. J’ai trouvé curieux qu’il nous parle d’un secret très grave qui pouvait lui être fatal. Il cherchait peut-être un appui ou voulait gagner notre confiance. La suite des événements fournira des réponses à ces questions. Pour se défendre contre ces accusations, Amekrane a dit que beaucoup d’officiers le jalousaient pour son poste et qu’il n’était pas étonné qu’on l'incrimine, à tort, juste pour se débarrasser de lui. Il est possible qu’Oufkir ait tendu un piège à Amekrane et que ce dernier n’ait pas réussi à l’éviter. Oufkir, investi des pleins pouvoirs, le colonel n’avait aucun moyen pour lui échapper.
Tout ce qui s’est passé à la base l’après-midi du 10 juillet 1971 constituait des zones d’ombre quant à une éventuelle implication d’Amekrane dans le coup d’Etat. Mais Oufkir devait lui avoir donné des preuves pour le convaincre qu’il savait. Il ne faut pas oublier qu’Oufkir était les yeux et les oreilles du Maroc. Il était au courant de tout parce qu’il avait tous les moyens pour savoir. Il était l’homme fort du système. Même si Amekrane n’était pas un débutant pour tomber dans le piège d’Oufkir, ce dernier devait posséder les preuves formelles de son implication. Et s’il nous avait mis dans la confidence, c’est pour gagner notre confiance et peut-être nous rallier à sa cause. Ou alors, pour tester notre fidélité et voir notre réaction.
Avant le premier coup d’Etat, Oufkir n’avait jamais mis les pieds à la base. Après, il venait régulièrement, au moins une fois par semaine. Il venait toujours seul et en civil. Il allait au mess des officiers s’entretenir avec Amekrane, parfois, plusieurs officiers étaient autour de lui... C’est dire s’il avait commencé à donner de l’importance à l’aviation et à ses officiers. Un jour, il est arrivé pour l’inauguration du mess des sous-officiers. Ce n’était pas dans les traditions qu’un général accomplisse ce genre de manifestation qui n’avait pas besoin de tant d’apparat. Mais il était là et c’est vrai qu’on ressentait de la fierté. Comme si notre travail venait d’être reconnu par les instances officielles. Avant de prendre l’apéritif, le colonel Amekrane a demandé au général de donner un nom au mess. Oufkir s’est tourné alors vers lui et lui dit: « A tout seigneur tout honneur. On l’appellera Amekrane ! ».
Avant de quitter la base, une section d’honneur a présenté les armes au général. Il s’est arrêté devant chaque soldat et, à chacun d’eux, il a demandé son nom, son rang et si tout allait bien. Un caporal s’est plaint parce qu’il est resté cinq ans dans le même grade. Le général lui dit qu’il était promu caporal-chef à partir de ce jour. Tous les autres avaient une faveur à lui demander. Il a exaucé tous les voeux qu’on lui a présentés. Une autre fois, nous étions avec lui au mess des officiers. L’aspirant Midaoui Lyazid lui dit que s’il ne passe pas sous-lieutenant dans les prochains mois, il risque de finir sa carrière au grade d’aspirant. Le général le regarde et lui répond avec naturel : « A partir de demain, mon petit, tu es sous-lieutenant ! » Le lendemain, Lyazid était sous-lieutenant. C’est vrai que l’on ne comprenait plus ce qui se passait à la base, ni ce que signifiait toute la générosité du général. Personnellement, je n’ai jamais pensé qu’il se servait de nous. Je me disais que c’était normal, qu’Oufkir faisait son travail et que notre base bénéficiait de l’importance et de l’intérêt qu’elle méritait. Mais connaissant la réputation du personnage, un homme de poigne, sans familiarité avec ses subalternes, il était évident que son attention pour nous n’était pas complètement désintéressée. Dans ma naïveté, je n’avais pas vu venir le coup. Une fois encore, nous étions en réunion avec lui et un commandant parvenu, qui ne pensait qu’à s’enrichir, lui a demandé la permission de récupérer la ferme de Medbouh. Le général a souri et lui a dit qu’il verrait ça plus tard. Ce genre d’attitude nous répugnait. Autant nous voulions nous placer au-dessus de ces petites misères matérielles, autant d’autres étaient prêts à piétiner leur dignité pour un privilège financier ou un avantage administratif, dans le but de devenir riches. Nous pensions tous que le général voulait rendre sa confiance et sa dignité à l’armée et montrer qu’il n’y avait pas de différence entre l’armée de terre et l’armée de l’air. Or, il préparait déjà son coup. Je ne m’étais douté de rien. J’allais comprendre bien plus tard ses intentions et à mes dépens. Nous n’affichions pas nos idées ou nos tendances politiques. Dans le corps de l’armée, il est interdit de s’occuper de politique. L’armée ne vote pas et n’a pas le droit d’être affiliée à un parti ou à un syndicat. Il est vrai que les préoccupations et les revendications de la société civile nous concernaient. Nous vivions loin, il est vrai, comme sur une autre planète. Je crois que pour connaître les problèmes des gens, il faut les vivre avec eux, de l’intérieur. Une fois de retour de l’étranger, on se retrouve de nouveau à l’étranger à l’intérieur du Maroc. La base n’était pas le Maroc. C’était une ville dans la ville où la vie était totalement américanisée. C’est vrai que nous étions pris dans une atmosphère qui nous empêchait de voir le vrai visage du Maroc. Ceci dit, nous savions que les structures politiques et administratives étaient gangrenées par la corruption et le clientélisme. Nous en étions dégoûtés. Par ricochet, nous vivions certains problèmes avec les hommes de troupe et les sous officiers qui étaient sous payés et avaient des difficultés matérielles. On n’insistera jamais assez sur la précarité de la situation politique et sociale du pays. Oufkir semait la terreur alors que la corruption et le vol caractérisé ravageaient le pays à tous les niveaux. Les parvenus s’enrichissaient de manière honteuse et le système laissait faire, encourageant même ce genre d’attitude. Pris dans ce tourbillon de honte et de dégradation des valeurs, officiers et sous-officiers étaient prêts à s’engager dans n’importe quelle action capable de changer la situation du pays pour rendre au citoyen sa dignité. Les deux coups d’Etat ratés ont démontré que les militaires cherchaient à mettre fin aux inégalités sociales et à la misère des couches populaires ! Qu’on le veuille ou non, les deux coups d’Etat de 1971 et 1972 contre la monarchie étaient des actions révolutionnaires.
L’atmosphère dans les années soixante-dix était des plus tendues. Tout le monde se lamentait parce que rien ne marchait. L’officier et le sous-officier marocains qui revenaient des USA se retrouvaient pratiquement dans la misère. Habitués à tout avoir aux Etats-Unis, ils étaient complètement démunis une fois revenus au pays. Leur salaire était très bas et les moyens de travail faisaient terriblement défaut. A compétences égales, un pilote marocain, à qui on confiait un bolide qui coûtait un milliard, vivait dans les quartiers populaires et rejoignait la base en bus. La grogne était générale. Un sentiment d’injustice était partagé par tous. La situation était critique et nous savions que ça ne pouvait pas continuer ainsi. Les affaires de corruption et de détournements de fonds publics dégoûtaient ces jeunes aux idéaux nationalistes. Ils étaient prêts à tout, disposés à lutter pour que les choses changent. Le Maroc bouillonnait et était sur le point d’éclater. La répression régnait. Nous nous sentions trahis dans l’idéal que nous voulions construire pour le pays. Il est vrai que nous vivions coupés du reste du monde puisque nous vivions presque en autarcie. A la base, tout ce dont nous avions besoin était disponible. Mais cela ne nous empêchait pas de ressentir un certain mal être dans la population. Les sous officiers vivaient dans les quartiers populaires et nous étions presque tous issus de familles modestes. A aucun moment, nous n’avions oublié que nous étions des enfants du peuple. En plus, les officiers et sous-officiers étaient politisés même s’ils feignaient ne pas l’être. Ils étaient cultivés, voyageaient, lisaient les journaux et suivaient de près l’évolution politique du pays. Ce que je peux dire, c’est que les gens n’étaient pas du tout content de la tournure que prenaient les événements au Maroc. La dérive gagnait. Nous étions sortis du protectorat par la lutte armée et nous n’acceptions pas de retomber entre les mains d’un nouveau colonisateur.
Après Skhirat, le deuxième coup d’Etat est arrivé le 16 août 1972. J’étais à la base ce jour-là. Mais avant d’aller plus loin, il faut signaler que quelques deux mois avant le coup d’Etat, le colonel Amekrane est désigné commandant en second des Forces Royales Air. Il a quitté la base pour rejoindre l’état major. C’est donc le commandant Kouera qui l’a remplacé et a pris le commandement de la base aérienne. De ce fait, je suis devenu commandant en second de la base et chef des moyens opérationnels. Et c’est le chef des forces armées royales qui a signé la promotion du colonel, c’est-à-dire le roi. Mais c’est le général Oufkir qui a favorisé la nouvelle promotion du colonel. Il avait besoin de lui à Rabat. C’était une stratégie pour qu’il prenne la direction de l’Etat-Major après le coup d’Etat ou peut-être le rapprocher de lui pour mieux le neutraliser. En tous cas, Oufkir devait calculer chacun de ses gestes. C’est dans ce laps de temps qu’il y a eu cette fameuse rencontre à trois chez madame Lazrak à Casablanca où le plan et la date du coup d’Etat ont été fixés par Oufkir, Amekrane et Kouera. Là, j’ouvre une parenthèse pour dire que nous avions un champ de tir d’entraînement. J’élaborais chaque année un programme d’entraînement au tir air-sol (canons, bombes, roquettes) sur des cibles. Ce programme allait à l’Etat Major pour approbation. L’élément nouveau dans tout ça c’est que, avant son départ pour l’Etat Major, le colonel a ordonné que les entraînements soient renforcés. Il fallait, disait-il, faire les choses correctement pour donner aux hommes une meilleure formation. Il a aussi lancé l’idée de quatre appareils armés et en état d’alerte permanent en cas de nécessité immédiate. Pour ce faire, il fallait bien entendu une note de l’état major. Il nous a certifié que la note ne tarderait pas à arriver. Mais la note n’a jamais vu le jour.
Quelques quarante-huit heures avant le coup d’état contre le Boeing, Kouera me fait appeler dans son bureau et me dit ceci : « Maintenant que je suis le commandant de cette base et que vous êtes mon second, est-ce que je peux vraiment compter sur vous ? » Sa question m’a paru quelque peu saugrenue parce que ça faisait des années que je travaillais sous ses ordres et il savait qu’il pouvait être tranquille de ce côté-là. J’ai toujours accompli mon devoir à la perfection et il a toujours été satisfait de mon travail. Je lui ai dit qu’il pouvait compter sur moi. Il a répété deux fois sa question et j’ai répété deux fois ma réponse. J’ai rigolé avant de le rassurer : « Vous pouvez compter sur moi, mon commandant ! Dormez sur vos deux oreilles ! » Ses yeux étaient humides de larmes. Il a voulu me dire autre chose, mais n’a pas osé. Il a baissé la tête avant de me remercier. J’ai pris congé de lui et j’ai regagné mon bureau. Ce tête à tête m’a bouleversé. Mais je n’ai pas compris. Et je ne lui ai pas demandé la raison de ses larmes. Voulait-il mon assistance pour que je supporte avec lui les charges de la base ou y avait-il autre chose ? J’ai pensé qu’il avait quelques inquiétudes quant à cette lourde tâche qu’il devait assumer et qu’il voulait s’assurer du soutien de ses hommes. On disait déjà du colonel qu’il n’était pas à sa place à la tête de la base. On allait certainement dire la même chose de Kouera. Alors, j’ai pensé qu’il cherchait des soutiens, des complicités... Kouera a pleuré devant moi et ses larmes devaient cacher une plus grande angoisse. Avec le recul, je crois qu’il voulait me dire autre chose... Il voulait, peut-être, me mettre dans la confidence, m’informer qu’un coup d’Etat se préparait et m’inciter à suivre les putschistes. Il ne l’a pas fait pour des raisons que je ne peux deviner. Peut-être était-il tenu par le serment du secret. Un coup d’Etat, ce n’est pas un jeu. Les instigateurs devaient avoir des consignes strictes pour n’en parler à personne.
Sur les larmes de Kouera, je me suis dit qu’il était préoccupé par des problèmes de famille ou de santé. Mais jamais je n’ai soupçonné quoi que ce soit. Il savait que je m’occupais de tout au moment même où il était commandant en second de la base. Par expérience, il savait qu’il pouvait compter sur moi. Mais c’est sûr que ses larmes voulaient signifier plus qu’il n’avait dit. J’aurais peut-être dû l’encourager à me dire ce qu’il avait sur le coeur. Je n’ai pas voulu l’embarrasser.
Un autre détail devait avoir son poids dans l’enchaînement des événements. Je me souviens du Docteur Omar Khattabi, toujours habillé de blanc, qui venait lui aussi, régulièrement à la base rendre visite à Amekrane.
Un an environ après la mort de Hassan II, la presse nationale, Le Journal et Assahifa, ont reproduit une lettre adressée par Fqih Basri à cette époque aux leaders de la gauche marocaine où l’implication de politiciens est clairement établie. A cette époque, le conflit était ouvert entre le Palais et les partis politiques de gauche. Le Docteur Khattabi a publié une lettre dans laquelle il avoue avoir été au coeur du coup d’Etat de 1972 et confirme que les leaders de la gauche étaient non seulement au courant, mais appuyaient l’initiative et étaient largement impliqués avec Oufkir. Quoiqu’il en soit, le Docteur Khattabi venait souvent à la base discuter avec le colonel. Plus qu’une simple amitié liait les deux hommes. Le parcours de militant et d’opposant du Docteur Khattabi est connu. Par conséquent, il n’est pas impossible qu’il ait été l’un des principaux instigateurs de ce coup d’Etat. Mais d’autres personnes civiles et militaires venaient aussi à la base et rencontraient le colonel. Un jour, je prenais le café avec Kouera, un commandant de l’armée de terre et un commissaire de police. Amekrane était parti. Nous bavardions de tout et de rien. La politique s’est mêlée à la conversation. Le commissaire a dit que j’avais beaucoup de chance d’avoir épousé une pharmacienne, parce que les pharmacies rapportent beaucoup d’argent. Kouera a souri et a dit : « Ce n’est pas bien grave ; on va bientôt nationaliser tout ça ! » Nous avons rigolé puis nous nous sommes quittés sur cette note prémonitoire. Ensuite, Amekrane est tombé malade. Il est allé se faire soigner à Paris. Lors de son séjour à la clinique, on dit qu’il a reçu la visite de Fqih Basri. A son retour, il avait perdu tous ses cheveux à cause de la chimiothérapie. Cancer des reins. Sa santé était ébranlée. C’est là où on a appris qu’il était condamné. Ses jours étaient comptés. Alors, condamné pour condamné, il s’était peut-être dit qu’il pourrait rendre un dernier service à son pays.
Quelques jours après le coup d’Etat, Amekrane et les pilotes qui avaient tiré sur l’avion ont été conduits devant le roi. Celui-ci voulait voir de près ceux qui avaient failli mettre un terme à sa vie. Il fixa longtemps Amekrane avant de lui demander :
- Pourquoi as-tu fait ça ? Et dire que je t’ai envoyé te faire soigner en France avec mes propres deniers ! C’est ainsi que tu récompenses ton roi ?
Il s’arrêta devant Boukhalif, eut un rictus d’étonnement.
- Comment as-tu réussi à toucher l’appareil avec des yeux pareils ?
- Si on m’avait mis plus tôt dans la confidence, lui aurait rétorqué le pilote, je vous assure que vous ne seriez pas descendu vivant de cet avion !
Boukhalif, le pilote aux petits yeux, avait passé la nuit à faire la fête avec ses amis jusqu’à l’aube. Il fut le seul à toucher plusieurs fois le Boeïng de Sa Majesté et à endommager un réacteur.
Au cours des investigations, j’ai été conduit dans le bureau du général Moulay Hfid Alaoui, chambellan du roi. Le commandant Laanigri était avec lui. Le Général me pose la question suivante ?
- Est-ce que tu faisais partie des grévistes de 1957 ?
- Cette année-là, nous avons été recrutés pour aller directement à l’école de l’air. Mais comme il n’y avait pas assez de places, ils nous ont dit de faire d’abord la spécialisation. Nous avons fait notre spécialisation et nous avons commencé à piloter. Plus le temps passait et moins nous entendions parler de l’école de l’air. Nous avons essayé de discuter avec les responsables. Rien à faire. La décision devait venir de l’Etat major. Et l’Etat major ignorait certainement nos revendications. Nous avons alors décidé de faire grève et nous avons été mis quinze jours au cachot pour désobéissance et indiscipline. Après quoi, ils nous ont donné le grade d’aspirant et nous ont envoyés qui en France, qui aux USA, qui en Espagne. Cette question du général Moulay Hfid Alaoui m’a ouvert les yeux sur une vérité : rien n’échappe au Makhzen. Et le Makhzen n’oublie rien. Ma réponse était positive. Il m’a regardé avec insistance puis m’a demandé :
- Tu as tiré sur l’avion royal ?
- Je ne pouvais pas tirer parce que je pilotais un biplace qui n’était pas armé.
Le commandant Laanigri m’a dit à son tour :
- Nous savons que tu n’es pas dans le coup. Mais dis-nous à quelle vitesse tu volais à ce moment-là ?
- Entre 800 et 900 km/h.
- Et pourquoi tu ne t’es pas posé à l’aéroport de Rabat pour venir en aide à ton roi et porter secours au Boeing en détresse ?
- Je ne pouvais pas, mon commandant. C’est contraire au règlement de l’OACI. Si je l’avais fait j’aurais bloqué la piste et, peut-être, créé une véritable catastrophe. Le règlement dit que lorsqu’il y a un avion en détresse, tous les avions en l’air doivent s’éloigner jusqu’à l’atterrissage de l’appareil en difficulté pour lui permettre de se poser sans encombres. Au tribunal, Dlimi m’a reproché de ne pas m’être écarté de l’avion alors qu’il me faisait des signes de la main pour que j’aille alerter les responsables. C’est simplement idiot parce que, si lui pouvait me voir, moi je ne pouvais pas distinguer ce qui se passait à l’intérieur de l’appareil à travers les hublots.
Le général m’a encore regardé un moment avant de donner l’ordre aux gardiens de me ramener. Dans le couloir, un lieutenant se penche sur moi et me chuchote à l’oreille :
- Je crois, capitaine, que vous venez de sauver votre tête !
Après, nous avons été transférés dans des fourgons, menottés et les yeux bandés, à la prison militaire de Kénitra. Nous sommes restés là pendant toute la durée du procès. Et là c’était dur parce que chacun essayait de sauver sa tête aux dépens des autres. Nous n’avons pas su retourner la situation en notre faveur. Des mesquineries ont empoisonné les relations. Et au lieu de donner une dimension politique à notre action, nous nous sommes tapé les uns sur les autres, chacun essayant de s’en tirer à bon compte. C’est humain, certes, mais ça manquait de maturité et de courage.
Larabi a déclaré devant le tribunal que c’était moi qui avais donné l’ordre à Ziad et aux cinq autres pilotes de repartir après le deuxième tour de danse. L’avocat l’a confondu en lui demandant qui avait pris le téléphone pour dire aux pilotes qu’ils pouvaient redécoller. C’était lui. Un autre, dont je préfère taire le nom, a voulu m’impliquer dans une histoire avec les Américains. Il a affirmé que j’étais en relation étroite avec le chef pilote des Américains et que ce dernier ne jurait que par moi. C’était de la fabulation. D’ailleurs, le juge l’a arrêté pour lui dire de ne pas embarquer la cour dans un autre problème plus grave encore et qui risquait de nous emmener loin. Il ne voulait pas créer d’incident avec les Américains en les citant dans ce procès.
Au cours du procès, Skirej a demandé qui avait fait le briefing. C’est moi qui l’avais fait. C’était ma responsabilité. Il a alors précisé sa question.
- Non ! Qui a fait le briefing de tir ?
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