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Illusion révolutionnaire et contre-révolution monarchique

René Gallissot

« La révolution trahie ». La formule a déjà servi, mais Trotsky n’est pas l’unique révolutionnaire vaincu. Dans l’activisme clandestin déjà, règne la suspicion du traître ; pour les survivants, le ressassement, en quête de défaillances, renouvelle les soupçons. Tout en recoupant les témoignages et en manifestant les doubles ou triples jeux avec la vie des autres, ce livre se refuse à la complaisance dans l’histoire secrète, mais il retrace le parcours d’au moins deux générations qui se tiennent par la main, celle des partisans de l’Armée e libération du Maghreb, et celle des jeunes de « l’option révolutionnaire ». Prolongeant la lutte de libération, le projet était de faire avancer la justice par la construction nationale. Ce qui l’a empoté, c’est au contraire l’exercice absolu du pouvoir régalien sous couvert de nationalisme royal revêtu d’habits sacrés. Ce n’est pas l’ordre social qui est sauf, celui qui unit les familles d’héritage bourgeois et les affairistes parvenus, mais le Palais qui triomphe en mettant dans sa mouvance, partis et syndicats.

Il est possible de lire cette reconstitution en voyant se succéder les désillusions, aussi bien intérieures qu’internationales, désillusion de la lutte d’indépendance, désillusion de la révolution algérienne, désillusion des mouvements de libération tricontinentaux, désillusion de la libération arabe et palestinienne, de la résolution libyenne, de l’opposition armée à Hassan II. C’est précisément la toute puissance advenue du système monarchique, le réalisme du règne par la force qui donnent à cette histoire de la résistance et de la lutte libératrice recommencée, le caractère d’une illusion. Mais la terreur d’Etat n’est pas le tout et la fin de l’histoire.

Révolution nationale et libération

Au départ, se situe bien l’engagement de libération nationale par la lutte armée, tant au Maghreb qu’en Palestine si l’on pense au projet initial d’Abdel Krim el Khattabi en 1947 que, sous l’égide de la Ligue arabe, est chargé de conduire le Bureau du Maghreb. La mise en place de groupes clandestins et de bases armées doit aboutir à la coordination insurrectionnelle d’une Armée de Libération du Maghreb. La préparation aléatoire et discontinue passe à l’acte au Maroc en 1953 en réplique à la destitution du Sultan ; puis en reprenant l’appellation de fellaghas du sud et des frontières tunisiennes, ce sera l’insurrection algérienne à partir du 1er novembre 1954. Dans leur cloisonnement et plus encore dans leur action locale directe, les groupes ne savent pas toujours qu’ils relèvent de ce mouvement.

Cette action est anti-coloniale ; la présence de la puissance occupante est à la fois directe, militaire, et moins directe mais continue par les services et l’arbitraire administratif, indirecte ensuite mais très présente en s’élargissant de la collaboration des notables et des familles acquises ; « l’action anti- » est aussi une lutte anti-makhzen. Aussi reprend-t-elle les antécédentes d’opposition aux agents administratifs et militaires du pouvoir sultanien instrumentalisé par la colonisation, non seulement dans le Rif, mais aussi dans le Tadla, le Tafilalet, les montagnes atlantiques et le sud saharien profond quoi répond aussi à l’occupation espagnole.

Cette lutte est renouvelée par la répression conduite par le Prince héritier en 1957 et 1958 pour cantonner, décimer et réduire l’armée de libération tant dans le Rif, que dans les oasis. On sait que ces opérations militaires ont été servies par des tractations dans un triple jeu, avec la France et l’Espagne, mais aussi en tenant en suspens la question des frontières avec l’Algérie et par une sorte de partage nationaliste du chacun pour soi qui contredit non seulement l’idée de l’Armée de libération du Maghreb mais tout projet de solution maghrébine.

Les armées française et espagnole ont pu se prêter la main. La récupération de Tarfaya est portée au crédit du nationalisme royal. L’« action anti - » va avoir un ennemi : Hassan II.

Ces partisans de la libération nationale ne cessent de se heurter aux mêmes serviteurs de l’ordre répressif et conservateur. La continuité d’Etat est elle aussi coloniale et makhzénienne ; elle se retrouve et se concentre au Palais. Deux exemples pris aux débuts et à la fin ; l’assistance militaire française est toujours là. Ce sont des pilotes français qui accompagnent les interventions de répression dans le Rif à la fin de 1958, et le Prince est servi par les anciens officiers de l’armée coloniale. En mars 1973, c’est un officier français et des pilotes français d’hélicoptère qui assurent le transfert du corps de Mahmoud qui sera enseveli au cimetière de Ksar es-Souk. Le président du tribunal au procès de Marrakech en 1971 n’avait-il pas commencé sa carrière comme secrétaire de Ben Arafa, le « sultan fantoche » de la réaction coloniale ?

Cette continuité d’Etat qui conduit à la toute puissance d’Hassan II drapé dans les filouteries constitutionnelles de casuiste de celui que l’on célèbre en France et dans l’Empire comme le « doyen Vedel », a un sens politique qui ressort d’une comparaison avec la Tunisie et le Maroc. Non sans avoir présidé à l’écrasement de l’insurrection intérieure qui se réclamait de Salah Ben Youssef, Habib Bourguiba a incarné le mouvement national identifié au Néo-Destour et à son doublon du syndicat UGTT. L’opposition révolutionnaire n’avait plus de place. En Algérie, la révolution nationale puis le socialisme national ont été mis en exergue par l’action, fut-elle brouillonne, d’Ahmed Ben Bella, puis avec quelque retard à l’allumage, par les campagnes du gouvernement Boumédienne construisant l’Armée Nationale Populaire, les nationalisation/étatisations et l’Etat-parti FLN et ses organisations. L’opposition est en exil tandis qu’une latitude profitable est laissée aux groupes étudiants islamistes.

Au Maroc, les espoirs de libération sont poussés à la marge ou à la clandestinité de devoir recommencer le geste d’insurrection et la geste activiste du populisme. Le Parti unique est au Palais et les partis issus de l’Istiqlal sont voués à l’entre-deux, au suivisme ou au ralliement. C’est au Maroc que se poursuit dans l’isolement héroïque, le mouvement de libération. C’est en 1973, ce qui est hautement symbolique et pervers, que sera créée la carte d’ancien Résistant et ancien membre de l’Armée de libération selon les canons de « la Résolution du Roi et du Peuple ». Le Peuple est un faire-valoir.

Le nationalisme royal enferme le passé et le présent dans les limites et les prétentions du Sultanat marocain et le culte monarchique. Après avoir connu de prêt les risques de disparition par complots et par conspiration, jusqu’en 1973 donc, le saut s’effectue par la Marche verte qui entend faire communier dans la religion royale et mettre dans la dépendance, les aspirations au pouvoir politique. Ce royaume est un empire dont la clef est le Sahara. Ce n’est que sur le tard, voire sans y croire qu’Hassan II s’est avisé de sa succession en passant un pacte avec le régent de transition qu’il a préféré et qui fut donc Abderrahmane Youssoufi jurant de veiller sur la monarchie sacrée et de conserver l’article 19 de l’absolutisme constitutionnel.

En dehors de ceux qui sur le mode conspiratif analogue au mode policier, ne savent pratiquer que « l’action anti- », l’activisme est aussi une option à perspective révolutionnaire, fut-ce dans l’identification au sujet historique du mouvement national qu’est le peuple. C’est ce que Mohamed Bennouna, le combattant Mahmoud, redit en août 1971 dans une longue lettre au fqih Basri (traduite en annexe de l’ouvrage). « L’idée qu’il suffit d’appuyer sur des boutons est une illusion. » Le sens de l’action n’est pas dans une prise du pouvoir qui sans changer la domination de classe « remplace un régime corrompu par un autre ». C’est la leçon de l’indépendance sans rupture de continuité, et l’argumentation reprend l’analyse historique de « l’option révolutionnaire ».

Mehdi Bennouna en rassemble l’essentiel : « Féru de lectures et passionné d’histoire, Mahmoud retrace le parcours des occasions perdues. Tombé en déliquescence après avoir bradé le pays, le Makhzen a été sauvé par le Protectorat français qui l’a doté de structures modernes, dans le but de légitimer sa présence au Maroc. N’est-ce pas ensuite le mouvement national lui-même, qui faute de vision politique, a donnée une seconde jeunesse au Makhzen au lendemain de l’indépendance ? Combien de temps reste-il encore, avant que toute capacité de résistance morale ou matérielle soit définitivement anéantie ? Mahmoud se laisse gagner par la conviction que seule une Révolution peut abolir le Makhzen et permettre l’avènement d’un Maroc moderne… » La justification est morale mais aussi sociale ; Mahmoud relève que « les arrestations de 70 démontrent que la plupart des prisonniers sont des paysans. Il ajoute : « ce pourcentage reflète la réelle situation économique et sociale du pays et impose l’option d’une révolution populaire de longue haleine. » Le peuple serait-il paysan ?

Sociologie historique des deux générations révolutionnaires

Ainsi apparaît une sorte d’équivalence entre le peuple et la paysannerie, du moins la base sociale des campagnes et du pays montagnard. Cette base sociale offre à la Résistance, aux maquisards, à la préparation de l’insurrection, des zones d’implantation et les régions de soutien. Mais la révolution du peuple paysan est non seulement une illusion d’idéologie politique nationale, mais une illusion sociologique. Elle témoigne de cette époque d’engagement de libération par l’inversion ou la mise en couple des classes révolutionnaires : les paysans viennent avant les ouvriers ou forment une alliance : paysans et ouvriers, que rejoignent « les intellectuels révolutionnaires », faute d’être suivis, sauf exception, d’une bourgeoisie qui mériterait d’être appelée nationale.

Le volontarisme politique passe avant l’analyse sociologique comme le montre tout autant la vision militante de Mehdi Ben Barka. Ces combattants de la libération, ces partisans du soulèvement par les armes, ces activistes du mouvement insurrectionnel sont-ils encore des paysans ? Certes ils viennent de l’intérieur et des zones frontières (Souss, Figuig, Atlas, Tadla, Oujda et Rif), mais ils prennent les armes comme on émigre, comme parallèlement à partir de la même condition et éventuellement des mêmes familles, on entre dans l’armée coloniale, les forces auxiliaires du Makhzen reconstitué ou de la gendarmerie.

Les activistes clandestins des groupes urbains sont des migrants, au moins les choses sont claires, et leurs liaisons renvoient aux mêmes pays montagnards et oasiens de départ. Les gens du sud font nombre, à Casablanca surtout, car aux prolétaires s’ajoute le soutien des commerçants soussi qui appartiennent eux aussi comme les figuiguiens et les rifains à des réseaux migratoires pour ne pas dire réseaux de paren é.

Cette composition sociale et ces provenances ont été mises en évidence par l’inventaire des dossiers d’anciens combattants de l’année de libération (ceux qui ont demandé une carte) que dresse une thèse récemment soutenue. Tout oppose les combattants et les hommes des partis politiques ; les femmes ne sont pas là, ce qui est le seul point commun. Les combattants sont ruraux et migrants ; les nationalistes de parti ou les notables ralliés sont des bourgeois citadins ; le contraste se retrouve entre clandestins et activistes de Casablanca d’une part, et d’autre part le patronage des partis depuis Fès, Rabat-Salé, Tanger ou Tetouan, et en second Marrakech et quelques autres cités de bourgeoisie tant makhzénienne et de collaboration coloniale donc, que foncièrement patrimoniale.

Le fait caractéristique qui marque après 1965 et dans les premières années 70, la seconde génération, celle des activistes révolutionnaires qui de socialisante et marxisante devient marxiste-léniniste, c’est qu’au binône migrants des montagnes, du Nord rifain et du Sud oasien, ruraux prolétarisés et commerçants installés dans les villes, s’ajoute le passage à l’acte et à la clandestinité de lycéens et d’étudiants. Comme l’engagement de l’Union des étudiants s’étend aux lycées, collèges et Instituts musulmans, c’est la génération UNEM dans sa phase radicale. Sur fond des mêmes origines sociales de l’intérieur et d’arrivée en ville, avec quelques éléments de petite bourgeoisie en plus portant les études, les bases de formation sont des lycées avec internats, les cités universitaires, mais aussi intensivement l’Institut Ben Youssef de Marrakech ou le collège Nahla de Salé, pour ne pas redire les réseaux de Figuig ou de Tiznit, l’ancienneté résistante nationaliste et communiste du Tadla.

A citer les bastions montagneux, les marches frontières, les oasis et le Souss d’Agadir au grand sud indéfini, on retrouve ce que j’ai appelé le paradoxe berbère ; il faudrait dire ici, berbère et sahraoui puisque la fin de l’action de libération en 1973 au Maroc est au point de départ du différend saharien. Ce sont les régions berbérophones, et leurs chants en témoignent, qui portent encore une fois la Résistance, Mais celle-ci se veut un dépassement de ce qui est local ou ethnique ; les combattants se disent marocains ou maghrébins, plus encore quand ils sont des centres ou des camps d’entraînement en pays arabe. Ils ne mènent pas le combat des Berbères contre les Arabes, et l’Armée de libération du Maghreb se réclame du nationalisme arabe. Leur lutte est nationale et appartient à la Tricontinentale des mouvements contre l’impérialisme.

Mais le constat demeure, celui de l’absence des citadins et des familles de bourgeoisie sauf quelques engagés politiques ; les notables en continuité de liaison makhzénienne, se reconvertissent du Protectorat au service et à la disposition du Palais. La reproduction sociale et la révérence conservatrice font que le mouvement insurrectionnel est non seulement marginalisé, mais dérangeant et suspect. Il n’est même pour la gauche de l’UNEP qui le couvre ou ne peut se dédire, surtout après le procès de Marrakech, qu’un des trois fers au feu ; le réserve armée plus que la contestation sociale syndicale sert d’argument quand Abderrahim Bouabid négocie avec le Palais, le retour à la voie constitutionnelle de front des partis. Nous sommes à la naissance de l’USFP qui marque en accompagnement de la Koutla formée en juillet 1970, la disjonction qui fait entrer dans la mouvance du Palais et bientôt avec la Marche verte dans la surenchère de nationalisme royal ; seul Ali Yata peut faire plus.

En dessous de ce recadrage politique, la coupure est sociale, sinon entre deux sociétés. Partis et syndicats quelle que soient les rivalités, appartiennent à une société publique ou semi-publique dans la dépendance politique ou la retenue de l’expression et de la contestation du système makhzénien, et plus encore dans la soumission à la sacralisation de la monarchie. La majorité de la population échappe, non pas parce qu’elle est formée de paysans et d’ouvriers, mais est en voie de prolétarisation et d’urbanisation généralisée. L’histoire de la résistance armée, sa fin tragique et sa disparition politique sont aussi des témoins de cette mutation sociale.

Les étapes de la sacralisation de l’absolutisme monarchique

L’extinction de la voie minoritaire de contestation par la révolution armée permet de suivre la consolidation de l’ordre politique dominant par l’allégeance au pouvoir du monarque qui serait l’incarnation de la nation sinon de Dieu. La chronologie est parlante en sa simplicité réduite ici à quelques moments où se serre le nœud gordien.

Au départ, l’abandon et la dispersion de l’Armée de libération, notamment dans la poursuite de l’action libératrice au Rif sortant de la tutelle espagnole et contribuant à la lutte algérienne, et au sud à la conjonction de l’armée espagnole et de l’armée française. La trahison du mouvement de libération peut être quasiment directe, en passant avec armes et bagages, c’est le cas de la dire, au service du Palais ; la formation du Mouvement populaire à l’encontre de la gauche de l’Istiqlal et des blanches résistantes, entend apporter une caution berbère. Plus encore, de 1956 à 1958, s’accomplit l’intégration d’une part d’anciens partisans dans les Forces Armées Royales, la gendarmerie et la police, aux côtés des anciens de la Coloniale qui constituent et la masse et l’encadrement. L’intégration est au moins triple, dans le personnel civil et les forces de l’ordre makhzénien, dans l’armée, donc et il est des carrières emblématiques, et dans les Services en continuité des appareils coloniaux. Mehdi Bennouna le relève allusivement dans une note (note 2 du premier chapitre) en évoquant « le reclassement des hommes de l’ANL…dans la sécurité rapprochée du Roi…et les brigades spéciales de police. » Certes il y aura là des agents d’information, mais plus encore la ressource d’un double et triple jeu ; de là ces conspirations à tiroirs qui se retournent contre la préparation insurrectionnelle et la recherche d’une mobilisation populaire, dans lesquelles se complait le fqih Basri misant sur ses contacts et connaissances dans l’armée et les services, voire l’administration civile, « Les vieux réflexes ont la vie dure », insiste Mehdi Bennouna (chapitre Overslow), « Aux yeux du fqih Basri, ses camarades de la résistances, qu’ils aient pris leur retraite ou intégré la police et l’armée au service du Roi, restent des alliés d’hier et peuvent redevenir ceux de demain ».

Les années 1962-63 sont celles de la fin du rêve algérien et maghrébin. Les liaisons entre combattants algériens et marocains ne seront pas rompues ou pourront être réactivées dans l’assistance contrôlée aux groupes oppositionnels ; là aussi les agents doubles sont à l’œuvre. Mais le fait décisif, c’est que du côté algérien plus que tu côté marocain, les anciens résistants sont devenus des hommes de pouvoir. Aussi bien Ahmed Ben Bella que le colonel Boumédienne retiennent les bras armés et finissent par la transaction pour limiter l’affrontement, tout en maintenant en instance la question des frontières (que l’on met sous garde armée), sinon les ambitions territoriales. Au mouvement de libération du Maghreb succède la clôture de la prétendue raison d’Etat et de l’orgueil national. La gloire de la nation se confond avec la gloire du chef d’Etat et le nationalisme d’Etat se ferme sur lui-même, qu’il soit républicain ou royal. A l’encontre de cet enfermement nationaliste qui le condamne à mort, Mehdi Ben Barka opère un report vers l’option révolutionnaire défendue politiquement.

La violence de la coupure entre la domination monarchique et la société se manifeste ouvertement le 23 mars 1965. La réponse royale sera double : à la terreur qui n’a pas de limites, se superposent les campagnes de glorification du trône intouchable et de ralliement au plus grand nationalisme qui se fait passer pour la cause sacrée de la Patrie. Après les moments du plus grand danger, la pression constante et la chasse aux ennemis du trône et de l’autel supportent la proposition répétée du recours à un gouvernement d’Union nationale. C’est agiter l’offre d’accès à des ministères, mais la fenêtre est très refermée. C’est le cas en mai-juin 1965 jusqu’à passer un message à Mehdi Ben Barka, mais dès juin, l’ouverture est close. Bien avant l’enlèvement, c’est le retour à la méthode forte. Cette pratique de la fausse fenêtre durera jusqu’au laborieux montage d’un gouvernement dit d’alternance. Il en résulte encore un double jeu tant de la part du Roi que de l’UNFP, entre contacts au Palais et carte libre aux pires actions des Services d’une part, et d’autre part maintien par la gauche politique d’un recours possible à la voie insurrectionnelle. S’il n’y a pas encore véritablement deux gauches, A. Bouabid a deux mains, une qui retient l’action armée, et l’autre qui est tendue au Roi. L’option révolutionnaire sert de référence.

Le grand tournant se situe peut être en 1969 et plus encore 1970. Septembre 1970 est tragique non seulement pour la lutte palestinienne et conduit à la fin des temps des mouvements de libération, de là le passage aux attentats dits terroristes, mais encore ou en second par l’échec de la mobilisation insurrectionnelle au Maroc. Il reste certes la base arrière libyenne. Il faut les deux complots contre le Roi, pour rouvrir la voie conspiratrice.

En 1973, l’ultime tentative de soulèvement qui tient de la fuite en avant se trouve à découvert. Elle périclite dans la complication et la mythomanie des opérations doubles ou secrètes dont les secrets sont sans casse trahis. La fin sera double elle aussi, celle de la formation de l’USFP en faisant silence sur le passé des choix révolutionnaires pour entrer en gravitation politique royale, celle de la marche à l’apothéose de l’enrôlement nationaliste derrière le Roi et d’adhésion à la religion de la monarchie sacralisée qui se nomme Marche verte.

Derrière la déperdition ou la perdition du mouvement de libération, c’est la fin du Maghreb qui est prononcée, non seulement du Maghreb des peuples qui relève de l’imaginaire populiste, mais en Maghreb tissé de relations transversales ; les frontières sont fermées et les migrations rompues, l’information tronquée ; toute recherche de solution fédérale est suspendue. Il ne reste que le Maghreb de collaboration des Services non sans surveillance réciproque et infiltration. L’exaltation en grand de chacun des nationalismes interdit une solution d’ensemble pour le Sahara. Certes l’éternité n’appartient pas aux situations de force ni l’avenir à l’isolationnisme national ; la question saharienne est le verrou ou le clef d’un Maghreb fédéré.

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Carte du Maroc

Avant-propos

Mardi 6 mars 1973, quelque part dans le Haut Atlas (Maroc)

La terre sablonneuse et souple s’abat sans bruit. Seuls les coups de pelle du fossoyeur rythment le silence de l’aube. L’air sent la terre humide. Un fossoyeur creuse une tombe près de laquelle gisent deux dépouilles recouvertes d’un linceul chiffonné. Un peu en retrait, deux hommes en qui, il est aisé de reconnaître des fonctionnaires de police, le commissaire M, flanqué de l’inspecteur A. L’un piétine, visiblement impatient que le fossoyeur ait achevé son ouvrage, l’autre, plus calme en apparence, effecte une attention distraite et le désire d’en finir rapidement. La fosse terminée, ils aident à déposer les deux corps dans le trou. Puis le petit groupe récupère les deux brancards vides et s’éloigne dans un silence, hésitant entre la solennité de l’acte et le soulagement de la corvée accomplie.

« Le commissaire M était venu chercher les corps le lendemain de leur arrivée » se souvient Omar Jbiha, à l’époque le médecin chef de l’hôpital de Ksar es-Souk, ville rebaptisée depuis Rachidia, trois hélicoptères de l’armée s’étaient posés la veille en milieu d’après-midi. Une manœuvre qui aurait pu passer inaperçue dans cette ville de garnison accoutumée aux mouvements de troupes. Mais, très vite, le périmètre autour de l’hôpital a été complètement bouclé et toutes les issues bloquées. Aucune photo n’était autorisée. L’officier qui commandait était français ainsi que les pilotes. Il m’a confié deux corps sans vie pour procéder à leur identification, ainsi qu’un troisième homme blessé à la jambe, qui saignait abondamment. J’ai immédiatement compris. Depuis plus d’une semaine, la radio évoquait la traque de groupes de guérilla dans la montagne. J’avais en face de moi leur chef, le thorax criblé de balles. Un des projectiles l’avait même atteint à la tête. A ce qu’on racontait, c’était un ingénieur formé en Allemagne. A ses côtés gisait un de ses lieutenants. Le commissaire M, m’a tendu des photos pour l’identification des corps. Mais leur barbe drue rendait l’entreprise impossible. Aussi, ai-je procédé au relevé des empreintes digitales. D’après les rumeurs, les pertes dans les rangs des forces auxiliaires étaient élevées. Mais leurs morts et blessés furent acheminés vers un hôpital militaire. 24 heures plus tard, le commissaire M est réapparu pour emporter les corps et les ensevelir1 ».

Le mardi 6 mars aurait dû être un jour ordinaire. Mais le bruit commençait à se répandre que le chef révolutionnaire Mohamed Bennouna, alias Mahmoud, était tombé dans un accrochage près de Goulmima. Deux de ses lieutenants auraient été touchés également, un au moins aurait succombé.

Depuis les premiers échanges de coups de feu à Moulay Bouazza, près de Khénifra, le Moyen Atlas était en ébullition.

Aussi est-ce avec un enthousiasme à peine contenu que le ministère de l’intérieur a insisté dans un communiqué triomphant sur la mort du « chef des commandos terroristes ». Reste à combattre ce que le pouvoir redoute autant que les armes : le souvenir. Le commissaire M, qui s’éloigne du cimetière de Ksar es-Souk, sous un soleil encore indulgent, le sait. Aussi, le fossoyeur est-il un de ses hommes, seul moyen de garder le secret. L’instruction de sa hiérarchie est claire : l’emplacement de la tombe du chef rebelle doit demeurer inconnu afin que sa mort efface son existence des mémoires.

L’après-midi même, les fusillades reprennent près d’Asoul puis à Tinghir le surlendemain.

Vendredi 29 octobre 1995, Paris

Un attroupement se produit au numéro 151 du boulevard Saint-Germain dans le 6e arrondissement de Paris. Ils sont là, postés devant la brasserie Lipp : Brahim, Abbes, Khaled, Idir. La cinquantaine, vêtus d’un pardessus qui les protège de la pluie automnale, noyés dans une foule recueillie sur le lieu où fut enlevé, trente ans auparavant, Mehdi Ben Barka.

Un crime d’Etat qui marque le début d’une guerre ouverte entre Hassan II, le roi du Maroc, et les plus résolus de ses opposants. Cette guerre, ils l’ont faite quand ils étaient jeunes et tous réunis dans le même combat. Depuis, leurs rangs se sont éclaircis. Ce pèlerinage annuel prend des allures de retrouvailles de vétérans. Les arrivants échangent salutations et nouvelles. Après quelques poignées de mains entrecoupées d’accolades chaleureuses, j’engage la discussion. Des rendez-vous sont pris. C’est ainsi qu’a commencé ma recherche.

Quel en a été l’élément déclencheur ? Les séquelles de la perte de mon père ? Probablement, si l’on considère qu’elle a été entourée d’un mystère destiné autant à me préserver d’hypothétiques représailles qu’à enfouir une blessure qui ne parvenait pas à se cicatriser, faute de trouver des réponses à des questions aussi élémentaires que pourquoi ? Comment ?

Confrontés à ces questions sans réponses, je portais en moi le besoin de trouver, attisé par un tabou paradoxalement fertile en récits contradictoires et témoignages invraisemblables. Il n’en fallait pas davantage pour provoquer ma curiosité d’universitaire fraîchement diplômé en sciences humaines et rompu à la recherche de terrain.

L’histoire que je me propose de raconter est vraie. Elle retrace aussi fidèlement que possible l’aventure des hommes qui ont porté l’espoir révolutionnaire au Maroc. Elle est peu et mal connue.

Du vivant d’Hassan II, l’histoire du pays se lisait dans le silence de ses protagonistes relégués au rang de spectateurs passifs d’un pouvoir exerçant un monopole absolu sur la mémoire de son peuple. Trois décennies plus tard, à l’avènement de Mohamed VI, les Marocains savourent une ébauche de liberté qu’ils n’ont jamais connue sur leur sol natal. C’est cette liberté que Mohamed Bennouna a payée de sa vie. Cette histoire raconte la vie, et, pour beaucoup d’entre eux, la mort de héros anonymes qui, par leur combat mené contre la tyrannie au nom de la dignité humaine, rappellent à notre esprit la réelle signification du mot « résistance ». Fidèles à leurs idées, ils ont tenté avec courage et détermination d’œuvrer à l’avènement de l’instant, tant redouté des dictateurs, celui où le peuple entrevoit ce qu’il n’a jamais imaginé possible, la liberté.

Cette aventure a connu son dénouement tragique dans ce qu’on appelle pudiquement les « événements de mùars73 » : page absente de l’histoire officielle, histoire indispensable, pourtant, tant il est essentiel que les peuples sachent de quoi ils sont faits, du sens profond de leurs sacrifices et de leurs espoirs.

Cette histoire commence tout juste à émerger. Elle est à la mesure du silence dont l’ont enveloppée, depuis de si longues années, les rédacteurs de l’histoire officielle. Unique et dramatique à la fois.

Retracer l’histoire d’une révolution avortée n’est pas aisé, surtout si l’on veut éviter les écueils du discours militant, de la mystification ou de l’anecdote. Depuis, bien des acteurs affranchis ont eu le temps de peaufiner leur version. En même temps, les sous-chefs de la répression, ceux qui se sont illustrés par une servilité zélée, redressent la tête. Eux aussi réécrivent l’histoire. Mais en se drapant des habits de justicier pour avoir anéanti, au nom de l’ordre, ce qui fait la fierté d’un peuple : son honnêteté et le courage. D’autres restent cois, murés dans le silence de la peur, de la honte ou, pour beaucoup, hélas, le silence éternel.

Il ne s’agit ici ni d’un témoignage nid ‘un essai, mais d’une tentative de cerner, à travers le parcours de certains protagonistes de l’histoire récente du Maroc, la gestation et l’avortement d’un mouvement révolutionnaire qui manqua renverser le cours de l’histoire.

Mon propos est donc de réhabiliter un épisode de l’histoire contemporaine, dévoyé par le silence des uns et le mensonge des autres. Jusqu’où allait la réélaboration de l’histoire et où commençait la ré-appropriation d’une expérience non vécue ? Mon travail consistait à défricher, recouper et interpréter les témoignages, les dérobades et certains silences, parfois plus éloquents que de longs discours. A cet qui raconte la vie et, pour beaucoup d’entre eux, la mort d’héros anonymes qui, par leur combat mené contre la tyrannie et la médiocrité au nom de la dignité humaine, rappellent à notre esprit la réelle signification du mot « résistance ». Fidèles à leurs idées, ils ont tenté avec courage et détermination d’œuvrer à l’événement de cet instant, tant redouté des dictateurs ; celui où le peuple entrevoit ce qu’il n’a jamais imaginé possible : la liberté.

Jusqu’où allait la ré-élaboration de l’histoire et où commençait la ré-appropriation d’une expérience non vécue ? Mon travail consistait donc à défricher, recouper et interpréter les témoignages, les dérobades et certains silences parfois plus éloquents que de longs discours. A cet obstacles s’ajoute un sens aigu de la légitimité du discours. Les instances dirigeantes du parti2 (l’UNFP, actuelle USFP) dont sont issus les protagonistes de ce récit se voient volontiers, à l’instar du Palais, dépositaires du patrimoine historique du pays. Si chaque peuple a droit à son histoire, le souci primordial des hommes politiques est de planter sur les événements des drapeaux à leur convenance. A ce titre, ils se considèrent habilités à divulguer ou, plus souvent, à occulter certains pans des événements qui constituent la trame historique d’une Nation. Une insurrection qui réussit s’appelle « Révolution ». Elle est gratifiée d’un “R” en lettre capitale. Elle a ses statues, ses plaques commémoratives et ses chroniqueurs qui traquent le récit de ses multiples paternités revendiquées et controversées. Par contre, une insurrection vaincue s’appelle « révolte », affublée d’une lettre minuscule, symbole de la honte qui pèse sur elle. Orpheline, elle est enveloppée dans le silence. Mieux, la parole est laissée aux morts pudiquement érigés en icônes sacrées de la martyrologie révolutionnaire, objets de vénération pour les uns et de spéculation pour les autres, figés dans la position de faire-valoir.

Restent la distorsion du temps et la crainte qu’inspire l’évocation d’une page subversive de l’histoire. La mise en perspective historique peut faire jaillir sous une lumière exaltante un événement qui fut vécu, en son temps, comme un fait dénué d’importance. Inversement, une expérience marquante peut se voir réduite, a posteriori, à l’état de détail anecdotique.

Dans un souci de fidélité que je me suis appliqué à reconstituer certains faits et dialogues, recoupant des documents et des témoignages recueillis.

Les craintes de mes interlocuteurs, quant à elles, n’ont pu être surmontées que moyennant un patient travail de mise en condition. Pour beaucoup, l’annonce du motif de ma visite ont fait resurgir de vieux réflexes : rendez-vous discrets pris par un intermédiaire, choix d’une table isolée dans un café offrant une place dos au mur, lignes jetées hâtivement sur un papier pour ne pas prononcer l’indicible…

Une dernière précision quant au choix narratif. Si les situations et les dialogues ont été reconstitués à partir de témoignages recueillis qui pour l’essentiel, forment la trame de ce livre, j’ai pris la liberté, pour mieux restituer la puissance évocatrice des faits qu’ils relatent, d’imaginer certains détails. Enfin, le souci de ménager le confort du lecteur, m’a contraint à ne pas citer par leur patronyme que les personnages dont le parcours éclaire la trame de cette histoire. Ce choix est aussi arbitraire qu’injuste pour ceux qui méritaient de voir ici leurs noms cités et leur dévouement salué. J’invite le lecteur non averti à se référer à l’index des noms qui figure en fin d’ouvrage, complété chacun d’une notice biographique.

Les pages qui suivent sont le résultat de cinq années de recherche passées à recoller des fragments d’une histoire sauvés de l’oubli.


1 Entretien avec l'auteur.

2 L’Union nationale des Forces populaires (UNFP) est née en septembre 1959 d’une scission du parti de l’Istiqlal (indépendance), parti nationaliste dominant depuis les années 40 et qui a mené la lutte pour l’indépendance. En 1975, il s’est transformé en Union socialiste des Forces populaires (USFP).

1. Le crépuscule des braves et l’essor d’une génération (1953-1963)

Pour avoir sillonné le pays de toute part, Mehdi Ben Barka avait constaté l’évidence : la monarchie, au Maroc est louée par une écrasante majorité de Marocains, non pas en tant qu’institution politique (comment le pourraient-ils dès lors qu’ils sont soigneusement tenus dans l’ignorance de ses rouages ?) mais en tant que symbole, comme donnée essentielle de l’identité nationale et recours face à la toujours possible intrusion étrangère. Pour ces raisons et pour d’autres aussi, elle est vénérée de façon quasi irrationnelle, investie de vertus supra humaines et de pouvoirs surnaturels.

Avec Hassan II, Mehdi Ben Barka est probablement le seul à avoir clairement identifié et compris les motivations sociales et idéologiques d’un tel élan populaire. Le premier s’évertua à les instrumentaliser pour asseoir la pérennité de la monarchie alaouite, le second, lui, s’appliqua à les réformer pour imprimer au Maroc un projet de développement.

La nature de cette rivalité, dont le dénouement tournera au désavantage de Ben Barka et aboutira à son élimination physique, explique pourquoi nombre d’intellectuels et d’ingénieurs, comme Mahmoud, feront le choix des armes. Dès lors, la fin des années 60 devient celle où l’intelligentsia marocaine, inspirée par l’exemple de Che Guevara, prit le maquis.

Mais des anciens leur avaient préparé la voie. Ceux qui avaient sacrifié leur jeunesse dans l’armée de libération nationale des années 50, elle aussi aventure méconnue, et qui, pour beaucoup, avaient été déçus par une indépendance qu’ils avaient appelée de leurs vœux. Dès les premiers mois, en effet, ils voyaient les collaborateurs contre lesquels ils avaient lutté, réhabilités, choyés. Ils voyaient un système ancestral se réinstaller dans toute sa prééminence, jouer le jeu des relations néo-coloniales et, peut être surtout, faire bon marché des espoirs et des promesses qui avaient sous tendu leur combat : non seulement la liberté de leur peuple, mais encore son mieux-être, les gains nécessaires en matière de développement, d’enseignement, de santé, la sortie d’un Moyen Âge duquel, 40 ans après, les montagnes et les plaines du Maroc émergent à peine. Ce premier chapitre illustre le parcours et la conjonction de ces deux types d’individus, Nemri et Sidi Hamou pour les anciens résistants, Mohamed Bennouna, dit Mahmoud et Dakhoun, pour les jeunes étudiants révolutionnaires.

Nemri, l’insoumis

Il arrive que des hommes fassent bouger l’ordre des choses. Par esprit de dignité mais aussi parce qu’ils ont le sens du devoir, ils affrontent des forces qui les dépassent. Nemri, communément appelé Brahim Tizniti, était de ceux-là. Son physique donnait à voir un homme que des années d’épreuves, surmontées par la seule force de la conviction, avaient façonné. Un regard grave lui conférait une austérité quasi religieuse. Il possédait une sérénité intérieure propre à ceux qui ont fait vœu de consacrer leur existence entière à l’accomplissement d’un idéal. Même si les faits lui résistaient, il poursuivait invariablement dans la voie que sa foi en la justesse de la cause qu’il défendait lui avait tracée. Il était véritablement de l’étoffe dont on fait les héros, ceux dont les lâches et les tyrans cultivent l’oubli.

Driss Boubker, son compagnon d’armes et futur colonel dans l’armée marocaine, exprime ainsi le respect qu’imposait Nemri à son entourage : « Jamais plus une femme ne mettra au monde un homme d’une telle valeur » ! L’indépendance en 1956 sonne la paix des braves, à commencer par les plus prompts à convertir leur patriotisme en prébendes. Nemri est alors, parmi les cadres de l’Armée de Libération Nationale (ALN), de ceux qui s’en remettent à Abdelkrim Khattabi et à Allal Fassi, les deux figures légendaires de la Résistance anti-coloniale. Leur mot d’ordre, lancé depuis leur exil du Caire, est : « Tant que l’Algérie ne sera pas libre, nous n’irons pas parader à Rabat » ! Nemri n’est pas un combattant de la dernière heure dont l’exaltation naissante rechignerait à s’accommoder d’une paix jugée prématurée. Il a été parmi les premiers résistants à gagner la zone sous contrôle espagnol au nord du Maroc pour rejoindre les camps d’entraînement d’où sortiront les bataillons de ce qui deviendra l’Armée de Libération Nationale. Un embryon armé né au cœur des maquis montagneux après les rafles policières dans les villes, qui ont mis de nombreux « terroristes » derrière les barreaux1. Né pour reprendre le flambeau d’une lutte paralysée par l’incarcération et l’exil des principaux dirigeants nationalistes, ce mouvement armé n’a fait que remplir le vide politique créé par la France.

Nemri et ses compagnons y sont rejoints par nombre d’étudiants établis à l’étranger de jeunes intellectuels, frais émoulus des universités européennes, destinés à servir de cadres aux maquisards. Parmi ces combattants de la première heure, certains marqueront de leur empreinte les années à venir, notamment, Abderrahmane Youssoufi, plus tard Premier ministre.

Les Feddayin opèrent alors sous le commandement d’un état-major maghrébin où siégeaient côte-à-côte Algériens et Marocains. C’est en effet une libération complète du Maghreb que prônent les chefs de l’ALN. A partir de leurs camps retranchés, ils mènent plusieurs opérations de guérilla qui contribuent à accélérer le retrait de la tutelle coloniale française.

Le chemin conduisant à la souveraineté nationale sera plus long et surtout plus sanglant pour les compagnons de lutte algériens. Le gouvernement français cédera du terrain en Tunisie et au Maroc pour mieux défendre ses intérêts en Algérie. Cette manœuvre de diversion ouvrira une brèche dans la solidarité maghrébine dont se réclame l’ALN. Le pouvoir est, par essence, le fruit de hautes luttes et non un legs librement consenti, aussi légitime soit-il. Ainsi, le geste historique de la France crée un paradoxe significatif. Si le maquis de l’ALN est le creuset de différentes générations de dirigeants algériens de Boudiaf à Bouteflika en passant par Boumédienne, il accouche en même temps des plus irréductibles opposants à la monarchie marocaine. Nemri est de ceux-là. Il n’est pas homme à s’avouer vaincu avant d’avoir livré son ultime combat. Il garde donc foi en une libération complète du Maghreb uni. Le commandement algéro-marocain de l’ALN, réuni à Madrid en janvier 19562, n’a-t-il pas fait serment de lutter jusqu’à la libération complète du Maghreb, se ralliant ainsi à l’appel d’Abdelkrim Khattabi et d’Allal Fassi ?

Mais très vite, ceux qui, comme Nemri, veulent encore y croire, déchantent. Ce qui se voulait une lutte de libération totale se transforme en combat d’arrièr-egarde. En juillet de la même année, l’ALN cède du terrain. Les bataillons sous le commandement de Brahim Manouzi (Mao dans les rangs des Feddayin), sont défaits par les troupes françaises à Ain Chair dans le Tafilalet. Belhaj Boubou, un autre commandant de l’ALN, dépose les armes à Figuig et Erfoud, aux confins du Sud-est marocain3.

Nemri se trouve alors dans le dernier carré qui, acculé de toutes parts, reflue dans le sud et s’établit à Goulimine. Originaire de Tiznit, un douar situé aux confins du désert, Nemri est à l’aise dans cette bourgade saharienne. L’étendue infinie du désert, synonyme pour certains de désolation et de perdition, est pour lui un terrain propice au combat libérateur, trop tôt abandonné dans les villes et les montagnes du Nord. Dans ces contrées, il n’est pas de place pour le futile, seul compte l’essentiel. Sérénité et rigueur indiquent la voie et permettent de percer le secret des dunes et des mirages. Nomade dans l’âme, Nemri ne connaît pour frontière que celle de l’horizon et pour limite que celle de sa volonté. Sa bravoure de guerrier rehaussée par cette liberté retrouvée, plus insoumis que jamais, il se sent prêt à tenir tête aux tempêtes comme aux troupes coloniales. Goulimine est alors le dernier bastion des irréductibles. Parmi eux nombre de ces figures de l’ALN à qui le pays est redevable de son indépendance : Benhamou, Driss Boubker, Jebli et Ben Said.

Sans compromis avec le prix d’une liberté chèrement acquise, Nemri et ses compagnons s’érigent désormais en dépositaires d’un combat inachevé. Mais c’est un combat solitaire. Car, dans la déroute, de nombreux combattants ont cédé aux sirènes du nouveau pouvoir né d’une indépendance octroyée. Chaque chef de l’ALN faisant allégeance avec un minimum de cent partisans est gratifié d’un grade d’officier et d’une solde. Plusieurs milliers d’hommes endossent, en l’espace de quelques mois, le nouvel uniforme des Forces Armées Royales (FAR), créées précipitamment au lendemain du retour du Roi sur son trône.

Le commandement de cet embryon d’armée, encadré par des instructeurs coloniaux, échoit au prince Hassan. Le 14 mai 1956, quelque cinq mille ex-maquisards défilent dans leur nouvel uniforme, aux côtés d’anciens tirailleurs, en saluant à la tribune le Roi Mohamed V et le prince Moulay Hassan, nommé chef d’état-major. La troupe est menée, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, par des officiers de l’armée coloniale, avec à leur tête, Mohamed Oufkir, serviteur fidèle et méritant de l’autorité protectorale française. La France y voit un gardien de la pérennité de ses intérêts dans un Maroc post-indépendance et la monarchie, un serviteur de la première heure.

Ce revirement marquera profondément l’esprit de Nemri. Pour lui, le renoncement de ses frères d’armes les conduit, insidieusement mais irrémédiablement, à pactiser avec leurs ennemis d’hier : un acte de réconciliation contre nature4. Progressivement, Nemri voit l’appel à la reddition du Palais se transformer en piège. Ses compagnons, démobilisés puis intégrés aux FAR moyennant une modique solde, deviennent les fossoyeurs de leur rêve de liberté. Leurs compagnons d’hier, restés réfractaires, quand ils n’ont pas eu la présence d’esprit de se faire oublier, sont impitoyablement pourchassés et éliminés. Très vite, il n’y a plus assez d’hommes libres pour crier leur indignation et dénoncer la machination en cours. Le voile du compromis a recouvert cette aube nouvelle pour laquelle Nemri a lutté et dont il n’aura fait qu’entrevoir le premier rayon.

Désormais, le renoncement sera pour lui, à jamais, synonyme d’abandon, de mort lente. Un sentiment qui lui laisse en héritage une cause à défendre, celle d’une liberté dévoyée par une indépendance en trompe-l’œil. Cette prise de conscience inspirera à Nemri une inextinguible dévotion pour la liberté, transformée en quête d’absolu. Dans ces contrées sahariennes, il se découvre, presque malgré lui, une vocation de prédicateur auprès d’une population idéologiquement apathique. S’il ne devait rester qu’un seul combattant refusant son allégeance au nouvel ordre des choses, ce serait lui. Pour Nemri, un nouveau combat commence.

Sidi Hamou, le rebelle de l’Atlas

Sous un air calme et poli, Sidi Hamou est un farouche chef de tribu. Originaire de Tinghir, petite agglomération à l’embouchure des gorges du Todra, il se distingue par des faits d’armes contre l’occupant colonial français, qui contribueront à faire rayonner son autorité morale dans tout le haut Atlas.

Son visage aux traits émaciés et son regard intense qui contraste avec une locution rare et parcimonieuse dessinent une physionomie qui pourrait dénoter une noble ascendance. Pourtant, la particule « Sidi » qui précède son nom, équivalent de « Sir » en anglais, loin d’être le vestige d’une gloire passée, ne fait qu’exprimer le respect qu’il impose à son entourage. Sidi Hamou n’est pas un baron. C’est un homme moderne. Un de ses fidèles compagnons de route se souvient : « A partir de 1959, Sidi Hamou a monté un réseau de cellules clandestines. La plupart opéraient déjà du temps de l’occupation coloniale». Le motif de cette remobilisation tient en une seule phrase : « L’oppression n’a fait que troquer le képi contre la chéchia »5. Cette veillée d’armes, consécutive à une démobilisation à reculons, est significative de l’état d’esprit de l’époque.

Si Hamou partage l’amertume de plusieurs milliers de Marocains ravalant leurs espoirs trahis par une indépendance trop facilement acquise pour être réelle. De son Atlas natal, là où les décisions de Rabat sont généralement accueillies avec circonspection, il assiste, ulcéré, aux spoliations et aux usurpations qui accompagnent le retour de Mohamed V sur son trône. On ne compte plus, en effet, les collaborateurs honnis et les résistants de la dernière heure distingués et promus. Leur nombre s’accroit à mesure que les patriotes sincères sont écartés, voire éliminés.

Cette réalité inattendue fait vaciller bien des certitudes. Désormais, pour Sidi Hamou, la résistance clandestine a changé de raison d’être. De mouvement de libération, elle est devenue, pour lui, un moyen de survie. Son attachement à la liberté, celle qui lui a fait rejoindre les rangs de la Résistance, porte à présent Sidi Hamou à la rencontre de deux hommes unis par leur volonté commune de faire front face au prince Moulay Hassan et à Oufkir : Mehdi Ben Barka et le fqih Basri.

Mehdi Ben Barka a participé avec Abderrahim Bouabid aux pourparlers d’Aix les Bains en août 1955 et figure à ce titre parmi les principaux artisans du retour de Mohamed V sur son trône. Cependant, autour de la table de négociation, Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid représentent la tête de file de la jeune garde de l’Istiqlal. Cette particularité les conduit, au fur et à mesure que les antagonismes s’amplifient, à marquer leur différence.