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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Samuel et Thomas,
mes neveux.

PROLOGUE

5 janvier - Londres - À l’aube.

Froisser, déchiqueter, manger la feuille. Hélène Cornwell se tenait prête à mâcher le papier. Elle voulait mourir, étouffée… par l’énormité de la nouvelle.

On ne meurt pas d’une boule en travers de la gorge, non, pas de la fibre de cellulose mais d’une balle. Voilà, sortir le revolver du tiroir, se coller le canon dans la bouche et surtout ne pas hésiter, presser la détente.

Sa cervelle explosera sur le sol vitrifié. Clean, bureau immense où, indubitablement, rien ne traîne, et la femme de la société de nettoyage la retrouvera là, au petit jour. Saleté de sang, qui colle, qui poisse, qui salit bien, impossible à enlever ; et puis du cerveau intelligent partout avec des bouts d’os éclatés, écœurant, pas plus beau qu’un cerveau de crétin ! Saleté de suicide qui perturbera dès le lever la femme au labeur. Aspirateur en main, elle hurlera puis sanglotera à la vue du précieux bois, dorénavant souillé à tout jamais. L’hémoglobine, ça tache gravement.

Imaginer cette quelconque employée découvrir son crâne en mille morceaux amena la bile sur le bord de ses lèvres. Non, madame Cornwell ne pleurait pas, jamais. Nulle larme de bonheur, nul sanglot de peine. Uniquement, elle s’étranglait de vivre… alors qu’elle venait d’atteindre son but. Par sa découverte, elle ferait trembler l’humanité entière.

Monsieur X entra, elle jeta la boule dans la corbeille, négligemment, comme si de rien n’était.

Geste brusque, viril, la large paume de l’homme écrasa la photo. Le bureau de verre trembla. De sa voix rauque, il affirma :

— Notre homme s’appelle Jim Flemming.

— My God, il lui ressemble tant ! s’exclama Hélène Cornwell.

Par ces six mots, elle venait de signer son propre arrêt de mort.

I
JIM FLEMMING

Vannes - France.

De l’autre côté de la Manche, la calligraphie de l’étiquette lui fit tirer sa petite langue.

— Béta… caro… tène, œu… ffrais, géli… fiants. Tout ça ne plairait pas du tout à maman, peut-être les œufs ?

— On ne le lui dira pas, alors tu peux manger ta madeleine.

Jim débarrassait les miettes du petit-déjeuner, le regard tourné vers la fenêtre située au-dessus de l’évier. Des cordes, pire des seaux, il pleuvait dru ce matin. Satané hiver humide, qui encrassait son esprit. Vilaine mélancolie.

Nullement affectée par la météo, la petite voix de derrière le bar poursuivit son questionnement :

— Et dans le coca, il y a quoi ?

— Mon petit Ben, je qualifierai de mystérieux, ton breuvage made in US.

— De la réglisse ?

— Et plus si affinités… Un grand cru sirupeux, une bonne cuvée en bouteille de verre. Imagine du Château Margaux en cannette…

— C’est meilleur du coca en vraie bouteille qui casse. C’est quoi un grand cru ?

Jim tourna la tête, s’apprêtant à se lancer dans une tirade œnologique teintée de pédagogie mais Ben coupa tous ses effets en optant pour un tout autre sujet. Soudainement, il lança :

— Tonton, pourquoi t’as pas de femme ?

Le torchon glissa, Jim le rattrapa au vol. Imprévisible, l’interrogation du bout de chou de sept ans venait de le désarçonner. Cruelle et juste, cette question, personne n’osait la lui poser en face. Son instabilité amoureuse faisait de lui un célibataire invétéré, comportement suspect pour tous mais seul un enfant lui lâchait le pourquoi.

— T’as pas trouvé ? renchérit le petit.

— Je suis probablement un handicapé du sentiment.

L’enfant toisa son oncle de bas en haut et de haut en bas, puis s’affola, en quête de la jambe trop courte ou du bras en moins. Rien, son oncle était capable de lui faire toucher les cumulonimbus lorsqu’il le hissait sur ses épaules. Ce handicap dont il parlait, était gravement et carrément invisible. Quoique… il y eût bien les quatre doigts à une main, cela faisait branlant… et classe tout à la fois, une sorte de signe distinctif pour les extraterrestres.

Jim se ravisa :

— J’ai mal cherché.

Rassuré, le gamin balança ses pieds qui vinrent taper le bar en inox. Juché sur un tabouret, un grand verre de coca avec paille, posé sur le comptoir, lui faisait les yeux doux. Il enfourna dans sa bouche un morceau de madeleine, tout en affirmant :

— Y a des sites pour ça.

— Tu veux parler d’Internet.

— Oui, pour les pas mariés. On trouve tout sur le Net, c’est papa qui le dit.

— Et toi, tu as une petite copine ?

— Deux, Lola et Ève, elles sont dans ma classe. Benjamin, qui se faisait appeler Ben, était un tombeur depuis la maternelle. Fidèle et infidèle, amoureux et volage, le bambin comptait volontiers fleurette et offrait toujours des bagues en rubis de verre, à chacune de ses dulcinées.

— Tu n’as qu’à mieux fureter, dit naturellement l’enfant.

— Et où ?

— Au travail, dans ta rue, tu peux même venir explorer dans ma ruelle si tu veux…

Jim esquissa un sourire. La réponse se voulait simple et si juste. Le bon sens enfantin balayait en douceur toutes les statistiques sur les lieux de rencontres.

Le garçonnet prit un air grave.

— Si je t’en trouve une, tu me donneras vingt et un euros ?

— Une femme vaut vingt et un euros ?

— Je ne sais pas mais mes dix poils de mammouth… des glaces de Sibérie, oui.

Jim ouvrit grand les yeux.

— Oui, aux enchères sur le Net ! s’exclama Ben.

Le sifflement de Jim, un connaisseur en paléontologie, le fit jubiler.

Son oncle, en qualité d’expert, statua :

— C’est d’accord, je monterai jusqu’à quarante euros au cas où le prix de ta toison grimpait dans les jours à venir. Impossible de laisser passer une telle affaire !

Ben leva sa menotte et sa paume vint frapper celle de Jim. Il était ravi, la négociation avait été rapide.

— Bon alors, comment serait ta femme IDÉALE ?

Jim s’assit sur un tabouret à côté de son neveu et oublia que le petit était en cours élémentaire première année. La question, plus que sérieuse, valait la peine d’y réfléchir.

Perles de Coca, de la paille au moelleux du gâteau, Ben en bavait d’avance.

Il se retint, prêt à l’attaque d’une nouvelle bouchée, son gosier lança le jeu :

— Alors, les yeux ?

— Peu importe. Marron, verts ou bleus comme les nôtres.

— Les cheveux ?

— Sans importance.

Dégustant enfin, le gamin marmonna :

— …Pas clair. Tu dois… te concentrer, il y a de l’argent à la clé.

La bouche pleine, Ben commençait à perdre patience et soupira bruyamment. Son oncle trancha :

— Disons brune aux yeux bleus et pas trop grande.

Ben s’impatientait, il articula :

— Quel… âge ?

Jim s’enfonça dans un monde grimaçant, celui de la réflexion muette. Son coude sur le zinc, sa main empoigna son visage, l’index sur les lèvres et le pouce sur la joue. Ses sourcils bruns partirent en accent circonflexe.

Ben observait l’attitude étrange de son oncle, suivait les mimiques et reprit les choses en main, se doutant que la question était ardue.

—…Et toi, tu as quel âge ?

— Bientôt quarante ans.

— Alors trente-neuf.

— Tu peux élargir, de trente à quarante.

Pour Ben, la notion d’âge demeurait obscure. Cette fourchette possédait des dents si larges que ses sept ans formaient une poussière de temps que considérait à peine son oncle.

— Comme maman, donc ?

— Parfait.

— Facile, Virginie, sa copine de bureau. Elle n’a plus de mari et ça la fait tourner en bourrique. Maman n’arrête pas de le dire.

— Non, pas Virginie. Ton père a déjà eu la même idée.

— Il a négocié à combien ?

— Ton père est mon frère, aussi… cadeau.

— J’ai compris pour Virginie. Ce n’est pas une princesse et tu cherches une princesse, en plus intelligente. Pas du tout cuit pour mes quarante euros, tu as bien dit quarante…

L’enfant lécha ses doigts, descendit de son tabouret, positionna son cartable sur ses omoplates et tenta de fermer les boutons de son parka. Dents serrées, l’affaire du boutonnage s’avérait délicate et Jim ne semblait aucunement prêt à l’assister dans sa tâche. Sa maman lui aurait rajusté le tout en un frôlement de doigts, trouvant l’œillet qui va bien avec le fichu bouton qui résiste, mais voilà un oncle cela ne voyait pas ces tourments-là. Pourtant, Ben adorait par-dessus tout prendre le petit-déjeuner chez Jim, parce qu’il lui offrait des plaisirs interdits comme un soda glacé.

Sa mère le laissait parfois passer toute une nuit chez son vieux copain, dans tous les sens de cette drôle d’expression, “vieux” et néanmoins “copain”.

Rare, cet événement s’accompagnait de plein de précautions du genre « Tu devras bien te tenir » qui se transformait vite en « Je vais faire la fête du diable en culotte courte qui saute sur la banquette avec le feu aux pattes ». Pour son petit ange, elle préparait alors un sac de voyage avec le pyjama qui sentait bon la lavande, les vêtements du lendemain bien rangés avec des plis de fer à repasser et le fameux panier petit-déjeuner diététique.

Avant d’abandonner son fils entre les mains d’un célibataire sans enfant, Pauline prodiguait toujours à son oncle mille conseils, une fois à l’oral mais aussi par écrit. Une longue liste reprenait ce qu’il fallait faire en matière d’éducation parentale pour les heures à venir : le coucher à 20 heures 30 précises, lui interdire de grignoter des cochonneries etc. Dès que sa mère avait franchi le pas de la porte, Ben se ruait sur les dites cochonneries dans le placard secret, celui en métal argenté de la cuisine en verre. Le trésor fleurait le merveilleux, des nounours en chocolat, des fraises tagada, les tournicotis gluants qui piquaient si fort la langue, comme un plat de pâtes trop chaudes, succulent picotement. Le lendemain matin, le panier, petit-déjeuner diététique composé de céréales, fruits et lait, se transformait en soda et gâteaux suintant de beurre. Jim adorait son neveu, Pauline savait exactement que rien ne se déroulerait comme elle l’avait prévu. La soirée qu’elle s’accordait de temps à autre en amoureux avec Sébastien, le frère de Jim, se révélait un bonheur pour tous.

Ce 5 janvier, Jim accompagna son neveu à l’école, sous une pluie battante. La maîtresse fit la grimace en retirant le parka trempé du petit et Ben lui lança :

— Mon oncle est un handicapé du sentiment… Oui, il n’a pas pu m’aider pour les boutons, il est malvoyant.

Ce “beau mot”, son père l’employait toujours pour le voisin, l’aveugle avec le gros chien jaune.

Ben rejoignit sa chaise, fit un clin d’œil charmeur à Lola et l’institutrice murmura : « Tristesse ! ».

Dans les heures qui suivirent la petite conversation entre hommes, Ben se mit en quête d’une princesse pour son oncle. Dans la cour de récréation, il détailla madame Roussel, la directrice, puis oublia sa mission, pris par dans le tourbillon de sa vie insouciante, remplie de fiancées de sept ans.

Jim, quant à lui, repensa sur le chemin du bureau, à cette gifle arrivée sans prévenir, portée par l’innocente menotte de son neveu. Ben avait pleinement raison, pourquoi vivait-il seul et n’avait-il pas fondé une famille ?

Jim prit conscience qu’il était devenu un vieux garçon de trente-neuf ans. Sa jeunesse s’empoussiérait dans une malle pleine de photos, les visages de ses conquêtes amoureuses se désagrégeaient sur du papier jauni. Désagréable évidence.

II
LA RENCONTRE

Six mois plus tard, une brise printanière soulevait les jupes légères des Vannetaises. Jasmine n’était absolument pas citadine, aucunement adepte du jupon et n’aurait jamais dû croiser la route de Jim. Ce 7 juin, fut le jour de la rencontre improbable de Jasmine Milan et de Jim Flemming.

« Seigneur, délivrez-moi du mal », psalmodiait la petite voix intérieure de Jasmine. Sa tête implosait, pleine de Jésus Marie et de prières, son corps se liquéfiait à chaque dixième de seconde. Complètement dépassée par les événements, son dimanche matin démarrait comme dans un film à la Tarentino, désordonné et totalement terrifiant. La poitrine collée au volant de sa Twingo, elle embrayait tout en débrayant avec un homme qui braquait un revolver sur elle. La sueur perlait sur son front et ruisselait le long de son nez. Une goutte s’accrocha désespérément à la monture en écaille de ses lunettes. Ses verres se teintèrent d’un épais brouillard, embués par la vapeur de ses angoisses. Aveugle, en sursis.

Assis côté passager, Jim sentait son esprit s’emballer. Il pensait « Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Ma main tremble, elle le sait, elle le sent. Et si elle fonçait sous les roues du camion de déménagement ? »

Jim dit d’une voix posée :

— Conduisez calmement, suivez le flot de la circulation et il ne vous arrivera rien.

Rien ! Jasmine songea instantanément à accélérer. S’encastrer volontairement sous le 38 tonnes qui roulait devant sa voiture, voilà ce qu’elle allait en faire de ce « rien ». Son talon joua d’indécision, frétillant sur la pédale d’accélérateur. Le scénario dramatique défila à toute vitesse, « les airbags fonctionnent, les pompiers interviennent très vite, je suis réanimée, miraculeusement sauvée. Mais si leur appareil de réanimation ne marchait pas, un défaut, maudite technicité, je mourrais alors dans l’accident. Non, je ne perdrais pas connaissance, je serais juste blessée, sans gravité… Je ne peux pas mourir. »

Jasmine donna un grand coup de frein. Jim bascula en avant. Serrant machinalement son arme, il haussa le ton :

— Surtout ne tentez rien, il est chargé !

Capable de prononcer des mots aussi terribles ? Il ne l’aurait pas cru, pourtant il venait de les hurler. C’était comme si un autre parlait par sa gorge. Il se répétait : « Pourquoi me mènerait-elle jusque chez elle ? Elle va obtempérer parce que je suis un monstre et qu’elle a peur de moi, alors je vais exiger, non, lui proposer…»

— Où habitez-vous ?

Jasmine ne répondit pas, incapable d’articuler le moindre son. Seule, sa voix intérieure lui susurrait « Pourquoi je lui dirais où je réside ? Je vais foncer et m’arrêter pile devant le commissariat. »

Au premier feu rouge, elle sentit un liquide chaud filtrer de son corps. De frayeur, elle venait de mouiller sa petite culotte. Sa main droite quitta le volant. Elle essaya maladroitement de tirer sur son jean humide qui lui collait aux fesses. En proie à une horrible gêne, elle en oublia même le critique de la situation.

— Arrêtez de bouger ! Direction chez vous ! cria Jim.

Il ne savait plus où il en était et la jeune femme ne cessait de gesticuler. Elle pilotait si mal, du genre première leçon de conduite ! Subitement, il se demanda si sa vie n’était pas réellement en danger depuis qu’il était monté avec elle. La Twingo avançait par à-coups, un automobiliste rageur fila des coups de klaxons d’avertissement. Cela énerva encore plus Jasmine, qui tremblotait tout en faisant crisser le boîtier de vitesses. Sa réflexion s’épuisait, sa voiture la ramenait à son domicile par habitude, ce véhicule satanique obéissait à cet individu. Ce tueur le vampirisait. Son bolide dépassa le commissariat sans broncher. Ahurie, elle rentrait chez elle, contre sa volonté. Lorsqu’elle coupa le contact net, devant le parking de son immeuble, Jasmine se raidit et se transforma en minéral. Son serre-tête se mit à glisser sur son front de granit. En se métamorphosant en pierre, elle espérait devenir invincible. Jim souffla un bon coup, son cœur battait si fort ! Il ne la regarda pas, il ne la voyait pas. Selon lui, ils avaient frôlé l’accident une bonne demi-douzaine de fois.

Calme, le quartier résidentiel l’était. Jim baissa son revolver et, avec une politesse excessive, proposa à sa conductrice de sortir. Impassible, Jasmine se décomposait dans l’attente de la mort. Soudain, la rocaille qui enserrait son âme explosa en mille morceaux. Consciencieusement, elle retira ses lunettes et en essuya les verres avec le col Claudine de son chemisier. Après cette gymnastique quasi religieuse, elle replaça bien droit son serre-tête et se tourna vers Jim. Elle n’osait porter les yeux sur lui. Menton levé, scrutant le plafonnier, elle n’eut qu’une requête :

— Je veux prendre les boîtes pour mon chat !

Jim, pétrifié par ce qu’il venait de commettre, ne sut quoi lui rétorquer.

III
L’IMMEUBLE

Jasmine habitait au quatrième, dans un hôtel particulier sans ascenseur. Elle avait lu dans un magazine féminin que prendre les escaliers quotidiennement faisait consommer un tas de calories, petit mais insoupçonné. Avec un ascenseur, elle ne serait jamais montée à pied. Au bureau, elle ne le constatait que trop bien, elle ne prenait jamais l’escalier. Ce matinlà, elle bénissait cette absence, elle aurait peut-être la chance de rencontrer sur un des paliers un voisin qui alerterait la police. Jasmine avançait devant Jim, tout en tirant sur son chandail qui dépassait de son blouson, tentant de dissimuler l’auréole qui ornait lamentablement son jean.

Dans le hall, ils ne virent personne. Jasmine se dit alors que, de toute façon, même si elle se mettait à crier, personne ne viendrait à son secours. Elle vivait depuis plus de sept mois dans cette résidence et ne connaissait âme qui vive, hormis Barbara. Si elle croisait de temps en temps les résidants, ce n’était qu’un poli bonjour qu’elle leur accordait. Pourtant, elle détenait une solide connaissance de tous par les dires de sa défunte tante qui lui avait légué son appartement.

Sur le palier du premier étage, elle traîna les pieds, espérant que madame Brownsky, toujours à l’affût du moindre commérage, se précipite pour jeter un œil. Non, le dimanche, elle allait au casino… Diablerie que ces jeux !

Au second étage, elle ralentit le pas, espérant que le couple d’homosexuels qui domiciliait là, sortirait bras dessus bras dessous avec leurs paniers en osier en prime. Il n’en fut rien.

Au troisième, elle s’agrippa à la rambarde, marquant un temps d’arrêt. Fixant la porte en bois sur sa droite, elle pria pour voir apparaître madame Polard. Celle que ses petits-enfants appelaient « Bonne maman », était une adepte des voyages organisés pour seniors. Vraisemblablement à l’étranger, sa silhouette ronde n’apparut pas sur le seuil.

Jasmine jeta un regard furtif vers la porte de gauche, elle claqua bruyamment des talons. Le couple de jeunes mariés âgés de soixante-dix printemps, partisans eux aussi des excursions au bout du monde portaient tous deux un appareil auditif. Maudite vieillesse malentendante qui s’emmure dans l’intimité ! Rapprochés par leur surdité, monsieur et madame Chabert venaient de convoler en secondes noces. Tous deux veufs, un dîner entre amis avait provoqué leur rencontre inespérée. Jasmine s’en voulut, à s’en mordre la lèvre, de ne pas avoir accepté leur invitation de la semaine passée. Ils auraient parlé avec grandiloquence de leur amour sur le tard, elle les aurait invités à son tour à prendre le thé ce dimanche en début d’après-midi. Pas de petits gâteaux, aucun biscuit dominical et donc, ils ne viendraient pas la sauver de ce fou. Jasmine ne rencontra personne.

Au dernier étage, elle sortit un trousseau de son sac et se tourna vers Jim.

— Voilà, voilà la clé.

Puis de plus en plus fort, elle répéta :

— La clé, la clé, la voilà !

Jasmine espérait que ses petits cris hystériques attireraient Barbara, sa voisine et unique amie. L’effet escompté ne se produisit pas. Jim ouvrit la porte et, d’un signe courtois de la main, l’invita à passer la première, sans un mot. Il lui était reconnaissant de ne pas avoir vociféré ou tenté quoi que ce soit. Il aurait compris qu’elle se mette à hurler et là n’aurait su que faire. Rien, il ne s’était rien passé. L’arme en main, il franchit enfin le seuil de l’appartement.

IV
L’ANTRE

Les tentures de velours rouge masquaient le jour extérieur. Une pendule en bronze sur la cheminée, un salon style Empire réfugié dans un coin, la pièce s’emplissait du vide des hauts plafonds, plongée dans une semi-pénombre. Jim fut troublé par l’ambiance apaisante, voire excessivement sereine de cet univers. Et ce Christ sur sa croix, accroché au mur, en imposait. Il y perçut un signe du destin.

— Je reçois peu, murmura Jasmine à son kidnappeur.

Cette remarque, idiote en la circonstance, lui était sortie tout naturellement. Elle songea que cet homme, bien que n’ayant pas des intentions très claires, était son premier visiteur masculin depuis son occupation des lieux.

Jim ne savait comment agir, il parla à voix basse, pour ne pas effrayer, sur le ton de la confidence, grotesque :

— Restez… tranquille, je ne vous veux aucun mal.

Jasmine, au bord de l’implosion de la vessie, sautillait sur place. Soudain, un cri terrible s’éleva, provenant de son bas-ventre :

— Le petit coin ! Je pourrais y aller ?

Jim plissa le nez. Avait-il bien entendu ? Elle annonçait un angle de la pièce, non, elle devait vouloir dire les toilettes. Serrant la crosse, il respira, sauvé par cette solution inattendue qui lui offrait un répit.

— Excellente idée ! Enfermez-vous dans les cabinets !

La jeune femme s’apprêtait à détaler, lorsque Jim la retint par la manche de son blouson, déformant celui-ci.

— Laissez votre cabas… Pas de portable ?

Le sac s’affala sur la moquette, les boîtes pour chat roulèrent, heurtant le marbre de la cheminée. Il la laissa fuir à sauts ridicules, puis coinça une chaise contre la poignée de la porte du dit petit coin. Après avoir posé son arme sur un guéridon, il s’écroula sur le canapé.

Jasmine, enfin libérée de son envie pressante, prit pleinement conscience de sa situation. Elle avait pour habitude de veiller tard le soir, scotchée devant son petit écran à dévorer toutes les séries policières américaines. Toutes étaient truffées de violeurs, de tueurs, de serial-killers et de victimes de ces derniers. Elle s’imagina être la victime d’un kidnappeur et peut-être d’un tout-en-un “violeur, tueur en série”. Ces hommes terribles cultivent le sadisme et finissent toujours mal mais les victimes n’en réchappent jamais. Ce qui la perturba, c’était que ces histoires de police scientifique new-yorkaise prenaient toutes pour héros justement les spécialistes de cette police et jamais les victimes. Jasmine se retrouvait dans la peau de la malheureuse, celle que l’on entraperçoit allongée à la morgue, au début du film.

Elle sortit de dessous son pull une chaîne en or. Ses quatre médailles de saints à pleines mains, elle se mit à prier. Elle pria saint Pattern, saint Cado, saint Christophe et saint Barnabé de venir la délivrer du mal, de la sortir de son réduit.

Jim était effaré par ce qu’il venait de faire, kidnapper une femme. Si la police mettait la main sur le meurtrier d’Hélène Cornwell, il n’en restait pas moins qu’il risquait les assises pour ce qu’il venait de commettre, un rapt en bonne et due forme. Il avait pointé son arme sur cette malheureuse jeune femme l’obligeant à le ramener chez elle.

S’il se sentait coupable, son problème résidait toutefois ailleurs. C’est lui qui, actuellement, se retrouvait en danger de mort. On avait tué Peter et on avait voulu l’assassiner en sabotant sa voiture. Il fuyait des « on » sans visage, terrorisé par ces anonymes. Jetant un coup d’œil à son environnement, il se dit que cette cachette tenait de l’extraordinaire et que jamais personne ne viendrait le débusquer dans ce havre de paix.

Dans le living, il y avait peu de mobilier, mais d’excellente facture, ce qui cadrait tout à fait avec le look décalé et vieille France de la propriétaire. Elle était célibataire, Jim en était convaincu. La remarque qu’elle avait faite en indiquant qu’elle recevait peu, le confortait dans ce sens, ce qui le rassura. Personne n’allait venir l’importuner ici et la demoiselle semblait s’être trouvée un lieu à l’écart. Jim sentit que ses palpitations cardiaques revenaient à la normale. Il souffla, tentant de réfléchir.

Un contact le fit sursauter. Un rondouillard de chat roux venait de se coller entre ses chevilles. L’animal ronronnait, espérant la caresse. Jim, allergique aux poils, éternua. Le félin se mit à pousser des cris de guerre en fixant l’intrus. Le poil hérissé, les griffes en avant, la grosse bête se rebiffait, prête à bondir. Jim se leva en prenant soin de s’écarter du tigre, furetant en quête d’une télévision. Bientôt treize heures et le journal télévisé allait probablement parler de l’assassinat. Dans la minuscule cuisine toute en longueur, un poste de télévision tout aussi lilliputien trônait sur une table en formica vert, terni par les ans. Jim l’alluma. Cinq minutes plus tard, aux infos de la mi-journée, le visage d’Hélène Cornwell s’affichait à l’écran. Choc qui martela ses tempes. Là, sur les images d’archives, elle revivait. Brune, les yeux d’un bleu profond, elle serrait des mains en souriant, lors d’une cérémonie officielle. Cette apparition furtive tétanisa Jim. Il y avait seulement deux jours, il l’avait tenue dans ses bras.

Le présentateur, des trémolos dans la voix, évoqua une perte tragique pour le monde des affaires, une Angleterre en deuil avec ce terrible meurtre sur le sol français d’une de leurs ressortissantes si estimée. Le reportage ne dura pas plus de trois minutes. Sur l’enquête, c’était le black-out ; par contre, sur l’empire de cosmétiques que dirigeait cette femme, on proposait en boucle des commentaires financiers. L’argent semblait être au cœur du problème avec un groupe côté en bourse, des milliers d’emploi en jeu et, malchance ultime, aucune descendance pour ladite Cornwell. La businesswoman, en disparaissant de façon dramatique et soudaine, laissait derrière elle une holding et des filiales endeuillées. Les dernières paroles du journaliste le glacèrent. Une source proche de la police avançait la piste d’un homme en fuite qui avait passé l’ultime nuit auprès d’elle. Jim rongea nerveusement l’ongle de son pouce, si le terme vulgaire “d’amant” ne fut prononcé, il était suggéré, et cela le faisait suer de par tous ses pores. Cette mort, quelqu’un devait bien en tirer parti. Ce quidam machiavélique avait commandité cet assassinat en mettant en place un stratagème qui avait déjà coûté la vie à deux personnes. Il était le troisième sur la liste, lui, le suspect numéro, l’amant d’une nuit.

Qui était réellement Hélène Cornwell ? Il savait si peu de chose sur elle… Quelques futilités comme son goût pour la glisse à Megève et leur passion commune, la paléontologie. Pourquoi lui, pourquoi elle ? Il devait savoir, la “googliser” sur l’instant, faire appel au Maître, à Internet. Frénétiquement, il se mit à chercher un ordinateur. Après avoir fait le tour du salon et de la cuisine, en vain, il poussa la porte de la chambre et là, il resta coi.

Le lit était relégué dans un angle car ce n’était pas ce qui importait dans cette pièce. L’important s’exposait sur la moquette : un portrait de Tom Cruise.

Les pièces du puzzle étaient presque toutes en place, il manquait uniquement à l’acteur américain son nez. Encore une dizaine de cartons et Tom Cruise aurait toute sa face. Énorme, le sourire du comédien s’étalait sur le sol. La photo reconstituée devait faire au moins quatre mètres carrés. Jim n’osa pas franchir le seuil, de crainte de marcher sur la face géante. Tom avait envahi non seulement la moquette mais aussi la DVDthèque de Jasmine. Des DVD s’empilaient sur un lecteur esseulé, nullement relié à un quelconque écran. Jim pencha la tête pour lire les titres des films : Mission impossible I et évidemment II, Minority Report en VO, Top Gun…

Jim, aucunement adepte de la star américaine, se demanda ce que toutes les femmes pouvaient bien lui trouver. Scrutant les dents blanches posées sur la moquette, il pencha pour son sourire de tombeur.

Jim ne trouva aucune trace d’ordinateur, referma doucement la porte de la chambre et s’inquiéta. La fan était captive depuis près de dix minutes, il ne l’entendait pas. Il frappa à la porte dudit petit coin et questionna :

— Vous allez bien ?

— Oui, excellemment bien.

— Vous voulez sortir ?

— Non, je préfère rester là, à moins que vous n’ayez une envie urgentissime…

— Non, ça va, je vous laisse.

Feutrée, la conversation était totalement surréaliste. Jasmine se renfrogna, elle se demandait combien de temps, elle allait devoir rester assise sur la lunette des cabinets. Jim, de son côté, savait ces minutes de répit indispensables à sa cogitation et la jeune femme était sage comme une image. Il doutait même de pouvoir la déloger de sa cachette, elle avait dû s’y enfermer. Il n’essaya pas de voir si le loquet était poussé.

Jim pour trouver l’inspiration en urgence, éprouva le besoin de se réconforter. Ce réconfort prenait généralement la forme d’une douceur gourmande. Il se dirigea vers la cuisine, lieu propice à la réflexion créatrice qui lui manquait tant. Il devait agir, vite mais dans le calme. Posant la main sur la poignée du réfrigérateur, il eut un moment d’hésitation, n’allait-il pas trouver la tête de Tom Cruise sous forme de petitssuisses ? Il entrouvrit tout de même et tomba sur une pile de boîtes de gâteaux, des Chamonix glacés à l’orange. La femme qui vivait là avait deux obsessions, Tom Cruise et les friandises. Pour l’acteur, il n’était pas partant mais pour les petits dômes de douceur orangée, il partageait. Jim prit une boîte et l’ouvrit délicatement. Sur du papier argenté, deux rangées de sucreries glacées s’alignaient. Après avoir décollé l’une d’entre elles, il la croqua, l’appréciant en gourmet. Le sucre allait booster son esprit, lui offrir l’idée lumineuse pour sortir de ce cauchemar. La boîte dans les mains, il se mit en quête d’un téléphone fixe, se servir de son portable lui apparut trop risqué.

Pour Jasmine, si l’inconnu ne l’avait pas violée physiquement, le viol avait quand même eu lieu. Il fouillait dans tout son appartement, pénétrant son intimité, ses secrets les plus enfouis. Il s’était introduit dans sa chambre, elle l’aurait parié. S’il farfouillait dans son réfrigérateur, c’en était fini pour elle.

Elle se vit nue devant Tom Cruise avec un Chamonix dans la bouche, cachant ses rondeurs et incapable d’articuler. Le viol était consommé.

V
HELP

De l’aide Jim lécha nerveusement son pouce. Le sucre glace, bien que savoureux, passait mal. Accroupi, il scrutait les angles et le parquet de chêne, suivant le câble électrique qui courait sur la plainte. Soulagé, il dénicha enfin le téléphone posé à même le sol, derrière une panière à bois. Seul, Sébastien pourrait venir à son secours. Il composa le numéro de son frère. Son portable étant sur messagerie, il ne laissa aucun message. Il eut plus de chance à son domicile, Pauline décrocha.

— Allô ?

— Pauline, c’est Jim. J’ai absolument besoin de parler à Sébastien. Il est là ?

— Jim ! Mon Dieu, est-ce que c’est toi qui as tué cette femme ?

— Non ! Alors… tu es déjà au courant ?

— Tu dois te rendre à la police et immédiatement !

— Je n’ai rien fait, je te dis ! Où est Sébastien ?

— Au commissariat !

— Qu’est-ce qu’il fait là-bas ?

— Il est entendu pour le meurtre d’Hélène Cornwell.

Pauline se mit à gémir au bout du fil puis fondit en larmes. Jim s’exclama :

— Je n’ai rien fait de répréhensible ! Pauline, tu dois me croire et le dire à mon frère. Je te contacterai plus tard.

Jim raccrocha. Il se frotta la nuque, l’acier du couperet de la guillotine lui glaça la chair. Le futur condamné respira un bon coup. Savoir son frère devant les autorités judiciaires le mettait hors de lui… Non seulement il s’était mis dans la pire des galères mais, en plus, entraînait sa famille dans la tourmente…

Son portable se mit à sonner. Jim sursauta et se garda bien de répondre. Ce pouvait être la police ou les tueurs qui étaient à ses trousses. Sa messagerie se mit en route.

— C’est à nouveau Pauline, je téléphone à Ferroni. Il va nous sortir de là, tous… Passe-lui un appel dans quinze minutes, pour lui expliquer ce qui se passe et tout ce que tu sais.

Lorsque Pauline s’était mariée avec Sébastien, elle avait pris le patronyme de Flemming. Elle ne prononçait plus son nom de jeune fille que pour évoquer son père, c’était Ferroni.

Michel Ferroni était un détective en retraite. Sa cessation d’activité professionnelle, il l’avait imaginée comme “un petit paradis attendu toute une vie”. Toujours à courir et à jouer à se faire des frayeurs, au gré de filatures et puis, plus rien, arrêt sur image sans possibilité de faire repartir le film. Mais se prélasser sur un pliant dans l’espoir qu’une carpe suicidaire gobe sa mouche, commençait déjà à le plonger dans une déprime insidieuse. Les piqûres de moustiques de son étang en pleine campagne morbihannaise l’agaçaient. Pauline avait un père qui s’ennuyait et un mari retenu dans un commissariat. Elle passa un coup de fil à son papa pour lui proposer une affaire bien étrange. Ferroni, le spécialiste des constats d’adultère, ne comprit qu’une seule chose aux paroles entrecoupées de pleurs de sa fille : son beau-frère était présumé coupable d’un meurtre.

Ferroni rangea précipitamment son matériel de pêche, ressortit sa veste de tweed et sa casquette de velours, puis attendit l’appel de Jim. Le dimanche 7 juin à quatorze heures, les quelques éléments fournis par Jim lui offrirent les premières pistes pour se lancer dans l’enquête. À son inquiétude se mêlait un sentiment de frénésie jouissive. Il reprenait du service.

À quelques dizaines de kilomètres de la longère de Ferroni, Sébastien sentait la sueur perler le long de son dos. Assis sur une chaise inconfortable, sa chemise ruisselante se scotchait au dossier en skaï. Les murs du bureau de la police judiciaire vannetaise se refermaient sur lui, l’écrasant dans un étau. Un commissaire l’interrogeait depuis trente minutes sur les activités secrètes de Jim.

L’homme fit pivoter son siège pour se retrouver face à lui.

— Si je vous ai bien compris, la vie de votre frère n’a assurément aucune zone d’ombre.

— Exactement… Un type bien.

— Je vais vous poser une nouvelle question et vous allez bien vous concentrer avant de me répondre. Connaissiez-vous madame Hélène Cornwell ?

— Non.

— Je répète différemment. Est-ce que votre frère, Jim Flemming, vous avait déjà parlé de madame Cornwell ? De ses relations intimes avec elle ?

— Non, ni de Cornwell ni de relations intimes.

— Alors que veut dire le message que vous aviez laissé sur son répondeur ?

— Une blague.

— De bien mauvais goût… Vous lui avez annoncé, je cite : « J’ai réfléchi, tu as raison, plaque tout et pars avec elle. Qu’elle soit bien plus âgée que toi n’a pas d’importance. »

— Oui, j’ai laissé ce message parce que Jim m’avait suggéré qu’il avait fait une rencontre. Enfin…

Sébastien ne prononça plus un mot, il en avait trop dit.

— Arrêtez de jouer avec mes nerfs ! rétorqua le commissaire.

Après une longue conversation décousue, ponctuée de présomptions de meurtre et de complicité, Sébastien se prit la tête entre les mains.

Le commissaire posa ses coudes sur le bureau et se pencha ostensiblement vers son interlocuteur.

— J’ai devant moi un écrit du laboratoire d’analyses qui prouve que votre frère était aux côtés de madame Cornwell le soir même de son assassinat.

Le commissaire relut la note, prenant soin de peser chaque terme : « Suite aux prélèvements effectués dans l’appartement d’Hélène Cornwell, il est confirmé que l’ADN de monsieur Jim Flemming correspond à celui du cheveu retrouvé sur l’oreiller ainsi que les empreintes présentes sur les lieux. »

VI
MIJOTE

Jasmine marmonna : « Septième heure de détention pour mademoiselle Milan, dans son petit coin. » Nerveuse, elle tritura le bracelet en or de sa montre, cadeau de son parrain pour sa communion solennelle.

Non, elle n’avait pas crié. Si elle l’avait fait, il aurait probablement tiré une balle au travers du bois.

Non, elle n’avait pas regardé par le trou de la serrure. Si un projectile passait par là, elle ne voulait pas le retrouver coincé dans son œil.

Oui, elle avait agi et s’était confectionnée un gilet pare-balles avec une pile de revues chrétiennes sous son pull et tout le rouleau de papier toilettes sur son cœur, plus vulnérable. Cela suffirait-il ?

Oui, elle allait sortir.

À bout, elle déverrouilla la porte et la poussa, il y avait une résistance. Elle tapota sur la poignée ronde, discrète puis beaucoup moins.

Jim était aux abois. Il sursauta, persuadé que l’on frappait à l’entrée. À l’écoute des coups, il comprit vite que cela provenait de l’intérieur. Il s’en voulait de ce qu’il faisait subir à cette fille mais, tant qu’elle ne disait rien, il avait préféré la savoir enfermée. Comme elle se manifestait, il devait s’en soucier.

— Maintenant, vous voulez sortir ? questionna Jim.

— Oui, je veux bien.

Jim retira la chaise coincée sous la poignée. Jasmine Milan et Jim Flemming se retrouvèrent face à face ; elle, engoncée avec sa protection anti-agression et lui, désarmé. Jim avait laissé son arme sur le guéridon du salon et tenta de prendre un air rassurant, coupable mais pleinement disposé à se racheter. Jasmine saisit comme une lueur d’espoir le fait qu’il avait abandonné son revolver. Certes, il n’avait pas la tête des méchants de ses séries américaines, il était beau tout simplement et cela la surprit. Elle ne l’avait pas vu jusqu’alors et cette découverte la troubla. Enfin libre et toujours vivante, elle se dit qu’il était préférable de prendre les choses en main et suggéra comme si de rien n’était :

— Je pourrais nous cuisiner un petit quelque chose au cas où…

— Au cas où quoi ?

— Où vous auriez décidé de squatter ici…

— Je ne veux pas m’imposer et je ne vous veux aucun mal.

Jasmine fit une grimace, bien torturée, qui ramena ses lèvres au plus près de ses narines. Il l’avait contrainte avec un colt à la crosse luisante, kidnappée et séquestrée dans ses cabinets. Maintenant, cet homme annonçait ne pas vouloir s’imposer chez elle, c’était énorme !

Mains sur les hanches, Jasmine se dirigea d’un pas décidé vers la cuisine. Jim la suivit, s’adossa contre le mur, silencieux. Étrangement, elle retira de dessous son pull un, deux, jusqu’à douze magazines qu’elle entassa sur le carrelage. Puis elle noua religieusement son tablier à fleurs et se mit à éplucher des pommes de terre terreuses, de longues carottes et un navet surdimensionné. Ensuite, elle essuya longuement ses doigts pour se jeter finalement sur le réfrigérateur. Elle y enfourna la moitié de son corps pour en ressortir joyeusement avec une magnifique pièce de bœuf serrée entre ses paumes. Avec efficacité, elle fit revenir sa viande dans une marmite puis rajouta de l’eau. Médusé, Jim la regardait plonger consciencieusement les légumes un à un dans le plat. Il songeait à Ferroni, il devait être à Londres en ce moment, alors que lui suivait un rituel digne d’un cordon-bleu. Il sentait le bouillon de ce consommé lui chatouiller les narines. Sa vie était entre les mains de Ferroni, son frère croupissait au commissariat, Hélène Cornwell était morte, Peter aussi. Il fixait une inconnue qui recouvrait d’un couvercle en émail orange son œuvre. Tout cela n’avait aucun sens.

Jasmine retira son tablier, cela faisait plus de quinze minutes qu’elle s’activait sans un mot et que Jim l’observait sans broncher. Elle sortit de la cuisine, Jim sur ses traces. Elle se dirigea vers sa chambre, Jim s’approcha et resta debout dans l’encoignure de la porte. Méticuleusement, la jeune femme posa les dix dernières pièces sur le nez de Tom Cruise et un point final à sa création éphémère. Brusquement, elle balaya le puzzle du revers de la main. Les petits cartons se mélangèrent et finirent dans une boîte. Elle avait besoin de faire place nette. Avec une force insoupçonnée, elle recentra le lit dans la pièce. Elle venait de tourner la page de Cruise pour ouvrir celle de Flemming.

— Pourquoi ? dit enfin Jim, stupéfait.

— J’aime créer mais je dois détruire pour avancer. Vous savez, ce puzzle est unique, il vient directement des États-Unis…

Jim l’interrompit :

— Asseyez-vous, nous devons discuter.

Jasmine se plaça sur le rebord du lit. Elle était faussement calme, le pot-au-feu mijotait, le puzzle reposait dans sa boîte, sa vie venait de basculer.