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Aux 40 000 personnes qui disparaissent chaque année, en France.

Les vieux d’Ukraine racontent que jadis la Mort n’existait pas. Les cynocéphales (des êtres à tête de chien) borgnes tenaient sa place. Il arrivait que les cynocéphales, après avoir attrapé un homme, le jetaient au trou pour le nourrir de bonbons, de pains d’épice et autres douceurs jusqu’à ce qu’il devienne lisse comme un porc. Alors ils descendaient dans le trou pour palper ses côtes, pour voir si la graisse était suffisamment épaisse.

Pour les cynocéphales, manger un homme était normal. Or les hommes se mirent à prier Dieu de leur envoyer plutôt la Mort. Dieu leur fit miséricorde et envoya l’affreuse Mort munie de sa faux. La Mort s’approcha des cynocéphales et les prit l’un après l’autre, si bien qu’elle les anéantit tous. Mais les vieux disent que la terre habitée autrefois par les cynocéphales existe toujours, même s’il n’en reste que très peu aujourd’hui.

Récit recueilli en 1876 par Ja Novickyj auprès de Herasim Xvost à Ol’ginka, district de Mariupol’, gouvernement de Ekaterinoslav.1


1 « Aux origines du monde, contes et légendes d’Ukraine », textes réunis, annotés et traduits par Galina Kabakova.

1 – 20 mai

19 jours avant la Pentecôte

Un mardi de mai, peu avant 14 heures, par quatre mètres de fond dans une nappe d’eau souterraine, les doigts gantés de la lieutenante de gendarmerie « Spit1 » Denyel effleurèrent un crâne humain. Le soulagement l’envahit, elle n’avait pas fait tout ça pour rien : il y avait bel et bien un cadavre. Elle poussa un soupir d’aise. Quelques bulles s’échappèrent de son masque, glissèrent le long de sa joue et remontèrent en direction de la surface.

Avec précaution, elle entreprit de se placer au-dessus du corps et referma sa main sur son avant-bras. Surprise par sa texture anormalement molle, elle battit des jambes, ce qui eut pour effet de soulever un tourbillon de sable et de la déstabiliser ; elle dut basculer le poids de son corps vers l’avant et mouliner des bras afin de retrouver sa position initiale, le tout sans être emportée par les cinq kilos de sa bonbonne d’oxygène.

Spit attendit quelques instants que le sable déplacé retourne se déposer sur le fond pour entamer un examen tactile du cadavre, l’eau brunâtre et trouble ne lui laissant aucune possibilité d’examen visuel. Comme souvent, ses doigts seraient le seul instrument à sa disposition ; elle allait encore devoir faire preuve de patience, une qualité indispensable dans son travail. Elle commença par le bras qu’elle tâta en douceur, les yeux fermés, le trouva étonnamment mou, puis remonta jusqu’à l’épaule avant de laisser sa main glisser sur le torse. Le corps était couché sur le dos. Et c’était un homme, à en croire le renflement qui gonflait son entrejambe. Avec une délicatesse toute chirurgicale, Spit laissa courir ses doigts jusqu’à la base du cou tandis que son esprit en ébullition tentait de rassembler les pièces du puzzle pour lui fournir une image correcte de la situation.

Hideux. Le cadavre était hideux à faire peur. Le défunt était allongé à même le sable, entièrement dénudé. Les vertèbres cervicales brisées avaient transpercé la chair à l’endroit de la fracture, apparemment provoquée par une rotation de la tête à 180 degrés. Toutefois, des examens complémentaires seraient nécessaires pour déterminer la cause exacte du décès, car la texture de la peau indiquait que celle-ci avait été carbonisée. Brûlé et quasiment décapité, voilà une mort inhabituelle, se dit Vaness Denyel.

— Lieutenante ? Spit ?

La voix de Wayne « Brit » Murdoch, teintée d’un zeste d’accent irlandais, jaillit de son oreillette. Son collègue l’attendait à l’entrée du puits d’accès, environ douze mètres au-dessus de sa tête, et suivait sa progression via les instruments de mesure.

— Spit ? Tout se passe comme tu veux ? Tu devrais être pile dessus. Tu vois quelque chose ?

Un témoin avait signalé un cadavre flottant au pied des falaises de la crête nord, ce qui avait laissé Spit perplexe. Elle connaissait bien l’île de Karreg pour y avoir grandi et, comme tous ses habitants, elle savait parfaitement que les courants de cette zone avaient tendance à emporter les objets vers le large au lieu de les ramener vers la côte. On ne comptait d’ailleurs plus le nombre de personnes ayant disparu à cet endroit sans laisser de traces.

Murdoch laissa s’écouler quelques secondes, puis réitéra sa demande.

— Spit ? Tu me captes ? Come on ! Réponds, tu sais que je déteste quand tu joues les grandes muettes.

— Oui, Brit, je te capte cinq sur cinq.

— Tu l’as trouvé ?

Elle tritura la molette de son émetteur pour améliorer la liaison.

— Oui

— Et qu’est-ce que ça donne ?

— Il s’agit d’un homme. Il est dans un sale état.

— Cause de la mort ?

— De prime abord, je dirais strangulation, bris de nuque, ou combustion.

— Holy Shit ! Un meurtre, donc…

— Possible. L’autopsie nous le dira.

Spit glissa la main sous le corps et se concentra au maximum pour affiner son image mentale de la scène – ce perfectionnisme pouvait, dans certains cas, s’avérer très utile. Le cadavre n’était pas enfoui dans le sable. Plutôt posé dessus. Encore un détail étrange.

— Spit, tu remontes bientôt ? Guivarch voudrait te dire un mot.

En théorie, elle aurait dû répondre à Murdoch qu’elle avait terminé, qu’elle s’apprêtait à regagner la surface.

— Encore une minute, je voudrais vérifier quelque chose.

Mais au lieu de continuer son exploration, elle s’éloigna du cadavre et s’allongea dans le sable vaseux, la tête tournée vers le bas pour éviter que son masque ne se décolle. Dans la foulée, elle éteignit son micro, ferma les yeux pour contrôler son équilibre et s’obligea à réfléchir. La grotte, silencieuse, était l’endroit parfait pour ce genre de choses. Plusieurs détails la turlupinaient. Un cadavre qui flotte à contre-courant, déjà, ce n’était pas banal. Ensuite, pourquoi l’officier Kelenn Guivarch s’était-il montré si réticent à l’idée de prendre la déposition du témoin ? Cette attitude ne lui ressemblait guère ; Guivarch était un bon flic.

Le fil d’Ariane, accroché à la ceinture de Spit, se tendit d’un coup sec ; elle comprit que Murdoch tentait désespérément de la contacter. Elle rouvrit les yeux mais ne vit rien, hormis le halo brunâtre des sédiments en suspension qui dansaient devant la vitre de son masque. Elle poussa un long soupir avant de se résigner à rallumer son micro.

— Spit ? Vaness, tu m’entends ? My God, qu’est-ce que tu fiches ? Guivarch est furibard ! Il dit qu’il t’avait formellement interdit de venir fourrer ton nez dans cette grotte. Je croyais que tu avais son accord pour effectuer ces recherches !

Spit rejeta la tête en arrière et s’appliqua à respirer fort, pour endiguer le flot d’émotions contenues qui déferlait en elle. Du haut de ses vingt-six ans, elle ne comprenait toujours pas pourquoi les contrariétés de ce genre se produisaient toujours en même temps. Pourquoi maintenant ? Guivarch n’aurait-il pas pu attendre encore un peu avant de se rendre compte qu’elle lui avait désobéi ? Ce n’était sans doute pas pour rien qu’on disait qu’un malheur ne venait jamais seul. Spit n’avait jamais vraiment adhéré à cette loi des séries, mais à cet instant précis, encerclée par les ténèbres aqueuses de la grotte, en compagnie d’un cadavre, alors qu’elle avait enterré son oncle Erwan le matin même et qu’elle était sur le point d’en prendre pour son grade, elle se sentait prête à croire n’importe quoi.

— Vaness ? Tu me captes toujours ?

Elle attendit que ses émotions soient de nouveau à distance respectable pour répondre.

Elle trouvait souvent difficile d’être la seule femme au sein d’un groupe d’hommes dont la plupart étaient plus âgés qu’elle, mais jamais elle n’avait eu le moindre doute concernant Wayne Murdoch, surnommé Brit à cause de ses origines irlandaises. Lui, au moins, serait toujours dans son camp.

— Oui… souffla-t-elle d’un ton las.

— Tu ferais mieux de revenir. J’ai l’impression qu’il va y avoir de l’orage.

Elle savait que Murdoch ne parlait pas de la météo, mais de la tempête verbale que Kelenn Guivarch, l’officier en charge de l’île de Karreg, n’allait pas manquer de déchaîner sur elle.

— J’arrive. Le temps de préparer le cadavre pour sa remontée et je suis là.

— Très bien. À tout de suite.

Elle retourna près du défunt, tâta une nouvelle fois sa peau calcinée et boursouflée ainsi que son cou distordu, puis le harnacha de façon à ce qu’il ne se décroche pas lors de son ascension, non sans avoir pris toutes les précautions d’usage – il n’était pas question de s’exposer à une perte d’indices en le remontant n’importe comment.

C’était une touriste qui avait aperçu le corps depuis le sommet du phare de la pointe nord. À peine une dizaine de secondes. Elle n’avait pas eu le temps d’allumer son appareil photo pour en prendre un cliché qu’il avait déjà disparu. Elle l’avait vu alors qu’elle observait le manège lointain d’un voilier en difficulté sous les rafales de vent. Spit n’avait rien découvert à l’endroit indiqué par la dame. Sauf que le corps n’avait pas pu couler là ; le courant était bien trop fort au pied de la falaise et les remous trop nombreux.

C’est en remontant à bord de la barque qu’elle avait remarqué la grotte. Celle-ci n’était pas accessible par la mer. Ou disons plutôt que son entrée, tapissée de rochers acérés, était trop dangereuse pour s’y risquer. Contre l’avis de l’officier Guivarch, elle s’était alors mise en quête d’un autre accès. Sa désobéissance avait porté ses fruits puisqu’elle avait découvert, moins d’une heure après le début des recherches, un puits vertical d’une douzaine de mètres relié à la grotte. Le corps calciné, décrit par la touriste, se trouvait bien à l’intérieur, par quatre mètres de fond. Mais comment était-il parvenu là ?

— Spit ?

Tirée en sursaut de ses réflexions, elle donna un coup sec sur son fil d’Ariane afin que Murdoch comprenne qu’elle l’avait entendu.

— Allez, come on. Tu en mets du temps aujourd’hui, se plaignit-il.

— Désolée, j’étais un peu ailleurs. C’est bon, Brit, j’ai arrimé la cible. Je remonte.


1 Cheville en acier utilisée en spéléologie.

2 – 20 mai

Brest

Un soleil éclatant avait tardivement dissipé les brumes du matin dans le port de Brest, mais la température dans les allées de la cité était déjà assez agréable pour que les restaurants aient préparé leur terrasse. Les spécialistes de la météo prédisaient du soleil pour toute la semaine, avec des moyennes saisonnières plus élevées que la normale. Le capitaine de police d’origine espagnole, Enrique Panadero n’allait pas s’en plaindre, lui qui ronchonnait si souvent sur le temps maussade de la côte française. Pas plus tard que la veille, il avait encore dû subir le pénible spectacle des averses et du vent.

Assis à l’une des tables encore vides – mais plus pour très longtemps – de La Presqu’île, il regarda son téléphone en soupirant. Il allait devoir harceler son supérieur pour le pousser à prendre au sérieux l’énième avis de recherche émis depuis le début de l’année, ce qui permettrait d’attribuer à l’affaire un statut prioritaire. Enrique savait que les pensées du commandant Yoann Loussaut étaient entièrement tournées vers l’assassinat du beau-frère du préfet dont le corps avait été retrouvé le matin même, son supérieur lui avait d’ailleurs opposé un non catégorique à sa demande de congé exceptionnel, mais il trouvait que la disparition d’une jeune femme méritait autant d’attention, si pas plus, que la mort d’un politicien véreux. La mort dans l’âme, il appuya sur le petit téléphone vert de son portable.

Pendant qu’Enrique combattait avec vaillance son supérieur hiérarchique par téléphone interposé, la terrasse de La Presqu’île se remplit peu à peu ; les premiers clients arrivaient, ôtaient leurs manteaux et commandaient un apéritif. Plusieurs d’entre eux lancèrent des regards réprobateurs au policier qui parlait fort. Ils étaient venus pour se détendre et profiter d’un verre au soleil, pas pour apprendre que le chef d’Enrique était, je cite, un idiot doublé d’un fayot. Enrique se retint d’ajouter sans couilles, car même si sa relation avec le commandant Loussaut lui permettait de s’exprimer avec une relative liberté, il savait qu’il ne devait pas pousser le bouchon trop loin. Il s’excusa mollement de son insolence, puis, après avoir raccroché, rempocha son téléphone. Dans la foulée, il appela le serveur et commanda un café. Un p’tit kawa serait le bienvenu pour faire passer le goût amer de cette conversation.

Devant sa tasse pleine, il eut une pensée pour sa fiancée. Il ne remercierait jamais assez le commandant Loussaut de la lui avoir présentée, un soir de février, trois ans auparavant. Par contre, il aurait du mal à lui pardonner de n’avoir pas pu l’accompagner aux funérailles de son oncle. Un enterrement, ce n’est jamais amusant à vivre. Surtout seule.

***

De retour dans les locaux du SRPJ1, Enrique gagna le bureau de l’agent Quereon d’où il était possible d’apercevoir, à travers le feuillage touffu des arbres de la place, le restaurant voisin, lequel s’appelait « La Grande Muraille », comme si cette reproduction en toc à la façade décorée de quelques dragons factices avait pu rendre hommage à la célèbre construction chinoise. C’est dans ces murs graisseux que le commandant Loussaut lui avait présenté Vaness. Le commandant la connaissait depuis l’enfance, car il avait été un camarade de beuverie de son père.

Enrique se la remémora telle qu’elle était ce soir-là, enserrée dans sa robe bon marché, mais étonnamment gracieuse. Son corps vibrait d’énergie, et la jovialité de ses traits suggérait que ce devait être une femme rieuse. Enrique avait tout de suite aimé la façon dont il avait perçu ces informations. Il avait aimé la manière dont, à son entrée dans le restaurant, elle l’avait jaugé du regard, ses yeux noisette se posant successivement sur son visage, ses pectoraux et ses jambes. Il avait aussi aimé l’envie qui s’était emparée de lui lorsqu’il l’avait raccompagnée jusqu’à sa voiture, le contact de leurs joues au moment de se dire au revoir, le frôlement abrasif de son pantalon sur son entrejambe soudainement gonflé, et son col de chemise qui lui serrait la gorge… Il avait dû se faire violence pour ne pas l’embrasser.

Accoudé à la balustrade, pensif, il se mit à ronger l’ongle de son pouce – une vilaine manie dont il n’avait jamais réussi à se défaire, malgré les protestations incessantes de sa fiancée. De ma future femme, rectifia-t-il. Du moins, c’était ce qu’il espérait. Encore fallait-il qu’elle dise oui.

— S’il vous plaît ? Excusez-moi de vous déranger.

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Une dame d’un certain âge se tenait derrière lui, dans l’encadrement de la porte. Ses cheveux bien coiffés et ses boucles d’oreilles élégantes la faisaient ressembler à une femme du monde. Il lui trouva un petit air de Glenn Close.

— Oui ?

— On m’a dit que je vous trouverais ici. Je m’appelle Monique Bossion.

Enrique croisa les bras en frissonnant, même s’il ne faisait pas si froid que ça dans ce bureau, en tout cas pas au point de frissonner. Madame Bossion était la grand-mère de la jeune femme disparue. Son unique parente encore en vie.

— Enchanté, Madame Bossion, dit-il en s’avançant, main tendue. Merci d’avoir répondu à mon appel.

Il l’avait fait venir afin de discuter des circonstances de la disparition de sa petite-fille, car c’était elle qui l’avait signalée à la police. Bien sûr, le commandant Loussaut n’était pas au courant.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-t-elle en serrant la main tendue.

— Non, malheureusement. Je vous ai demandé de venir pour obtenir quelques éclaircissements. Allons dans mon bureau.

Il referma derrière lui et accompagna la dame jusqu’à l’autre extrémité du corridor, là où se trouvait la porte siglée à son nom. Capitaine de police Enrique Panadero.

Il tira une des chaises de sous la table et invita Madame Bossion à s’asseoir. Ensuite, il fit le tour pour rejoindre son propre siège en ne cessant d’observer son invitée. Elle avait les traits tirés et, au vu de l’inflammation qui lui rougissait les paupières, il devina qu’elle avait beaucoup pleuré.

— Ça va ? s’enquit-il.

— Je suppose qu’en tenant compte des circonstances, on pourrait dire que oui.

— Je sais que vous avez déjà tout raconté à mes collègues, mais j’aimerais que vous m’exposiez une nouvelle fois les faits.

Elle le dévisagea avec circonspection. Ses yeux délavés, surlignés au eye-liner, faisaient montre d’une étonnante force de pénétration. Enrique aurait juré qu’elle lisait ses pensées.

— Si vous voulez… dit-elle, d’un ton las.

Enrique ouvrit le carnet de notes posé sur son bureau et se saisit d’un stylo.

— Je vous écoute.

Un silence s’instaura. On n’entendait plus que le ronronnement du système de ventilation. Au bout d’un temps infini, Madame Bossion crispa la main sur son genou et se mit à déballer son histoire.

— Je n’ai rien vu, mais je suis presque certaine qu’il est arrivé quelque chose de grave à ma petite-fille, Christelle.

— Quelque chose comme quoi ?

— Je ne sais pas. Avec tout ce qui se passe en ce moment… je suppose que je crains un viol ou un meurtre. Franchement, je ne suis pas sûre, soupira-t-elle avec un frisson.

— Christelle habitait avec vous ?

— Oui, depuis la mort de sa mère, ma fille.

— Et le père ?

Madame Bossion renifla avec dédain.

— Je ne sais pas où il est.

— Quand avez-vous vu Christelle pour la dernière fois ?

— Hier matin. Elle devait participer à une excursion en bateau, avec une amie. Il était prévu qu’elles aillent visiter les grottes marines de Morgat.

— Et elle n’y est jamais allée…

— Si, au contraire. Tout le monde là-bas a affirmé l’avoir aperçue sur le bateau.

— Dans ce cas, qu’est-ce qui vous fait penser qu’il a pu lui arriver malheur ? Ne peut-on envisager une fugue ?

— Non, c’est exclu.

— Excusez-moi d’insister, mais il se trouve que 75 % des disparitions sont en fait des fugues. N’y a-t-il pas la moindre chance que…

— Je vous dis que non ! Christelle était heureuse et épanouie avec moi. Je l’ai toujours laissée agir à sa guise et elle ne s’en est jamais plainte.

— Un petit ami chez qui elle aurait pu passer la nuit sans que vous le sachiez ?

Elle secoua la tête.

— Pas à ma connaissance. Cela dit, comme je vous l’ai précisé, je ne l’espionnais pas en permanence. Mais si elle avait découché, elle n’aurait pas manqué de me prévenir. Jamais elle n’a dérogé à cette règle que je lui ai fixée.

— Très bien.

Enrique noircit quelques lignes dans son calepin.

— Cette amie que vous évoquez, pouvez-vous me donner son nom ?

— Bien sûr. Elle s’appelle Jessica Duval. Une brave fille. Christelle la connaît depuis le collège. C’est elle qui m’a confirmé qu’elles avaient toutes les deux participé à la croisière. Elles se sont séparées sur l’embarcadère, peu avant 15 heures 30. C’est ce que j’ai dit à vos collègues.

— Savez-vous avec quelle société elles ont voyagé ?

— Euh… je crois que Jessica m’a dit que c’était les Vedettes de Guirec.

Enrique tressaillit. Il connaissait cette agence. Les bacs qui se rendaient sur Karreg partaient de là.

— D’accord. J’irai vérifier sur place.

— Pensez-vous que Christelle ait pu faire une mauvaise rencontre ?

Enrique reconstitua mentalement la scène : l’embarcadère noir de monde, éclairé par un soleil radieux ; deux jeunes femmes qui se disent au revoir ; en face, dans les docks, une ombre qui les observe, la bave aux lèvres, un pervers conscient qu’il va bientôt avoir l’occasion de frapper. Christelle et Jessica se séparent. L’une prend la direction du vieux Brest, tandis que l’autre, Christelle, qu’il se représente blonde et belle, se dirige vers un lieu moins fréquenté. Elle ne s’en rend pas compte, mais elle est suivie. Enrique voit le visage de Christelle blêmir et se décomposer à l’instant où, ayant perçu un léger bruit, elle se retourne pour faire face à son agresseur. Il la frappe, l’assomme et l’enfourne dans sa voiture garée non loin de là. Direction l’enfer du viol et de la torture.

Enrique avait déjà travaillé sur ce genre d’affaires. Il souhaita de tout cœur que Christelle n’ait pas connu ce sort funeste.

— Tout est possible, madame. Mais à ce stade de l’enquête, rien ne permet de privilégier une piste par rapport à une autre.

— Vous allez retrouver ma petite fille, n’est-ce pas ?

— En tout cas, je vous promets de faire tout mon possible pour y parvenir.


1 Service régional de police judiciaire.

3

Il faut croire que l’homme n’a pas l’intention de la tuer, du moins pas tout de suite. Il faut croire qu’il a une autre idée derrière la tête parce qu’il guide Christelle jusqu’à un ponton faisant face à un vieux hangar, monte avec elle dans un petit bateau à moteur et lui montre un flacon de GHB, la drogue du viol. Christelle n’a pas besoin qu’on lui fasse un dessin ; ce qui va lui arriver est clair comme de l’eau de roche.

— Tu vas prendre ça, OK ? dit l’homme.

Elle regarde le flacon comme si c’était une arme pointée sur elle, prête à tirer. Des sanglots de terreur lui montent dans la gorge. Son cœur fait des bonds. Une image traverse son esprit : elle se voit traînée au milieu d’un terrain vague, inanimée, le vagin en sang. Il faut réfléchir vite pour ne pas laisser filer l’occasion de se sortir de ce merdier.

Mais les mains de l’homme sont déjà sur sa figure, et elle sent le bout de ses doigts s’enfoncer dans ses joues pour l’obliger à ouvrir la bouche. Christelle ne cherche pas à le repousser ; elle est trop faible pour ça. Le coup qu’il lui a donné pulse encore douloureusement sous son crâne.

— Je vais t’emmener chez quelqu’un qui te désire ardemment. Mais il te veut intacte.

S’ensuit un court silence et Christelle se demande s’il est en train de changer d’avis, puis le bouchon du flacon saute, un peu de poudre se déverse, suivie d’une lampée d’eau, et elle comprend qu’elle ne va pas tarder à sombrer dans les méandres de l’inconscience. Le cauchemar peut commencer.

4 – 20 mai

Karreg

L’unique village de l’île de Karreg s’étendait sur trois kilomètres, de la pointe sud-est jusqu’au centre de l’île, là où les pentes raides devenaient trop escarpées pour autoriser les constructions. La ferme du vieux Le Bihan en marquait la fin. Cela faisait deux ans qu’elle était abandonnée, depuis que son propriétaire était décédé dans son sommeil.

Au nord-est, le château des Sparfel faisait office de limite, alors que plus loin la route continuait jusqu’à la vieille église dédiée à Saint Corentin – l’évêque qui évangélisa la région – pour aboutir au phare de la pointe nord. L’endroit était notoirement dangereux, parce que le terrain s’arrêtait de manière abrupte, interrompu par le vide et l’océan. Cependant, la vue y était imprenable. C’est pourquoi de nombreux touristes, apprentis photographes, y avaient fait les frais d’une chute, parfois mortelle.

Pour Spit, la séance de plongée souterraine était terminée. Debout près de l’entrée du puits, son masque à la main, giflée par le vent du large, elle attendait en grelottant que Brit Murdoch ait fini de la rincer au jet. Ses dents claquaient, malgré la température ambiante correcte. Elle avait toujours détesté le retour à la lumière. Ce contraste entre la tranquillité des grottes et l’agitation du monde extérieur la traumatisait à chaque fois. Aussi, pour contrer la violence du choc émotionnel qui s’annonçait, elle fit ce qu’elle faisait toujours : focaliser ses pensées sur Enrique. Que faisait son fiancé à cet instant ? Probablement était-il parti interroger les témoins du meurtre d’Hubert de Martigues, le beau-frère du préfet, en compagnie du commandant Loussaut. Après tout, c’était à cause de cette affaire s’il n’avait pas pu l’accompagner aux funérailles de son oncle.

La pointe nord de l’île de Karreg était sinistre, même au printemps. Surtout au printemps. Mais aujourd’hui, par bonheur, le temps se montrait clément. La pluie qui avait balayé l’île la veille avait laissé la place à un soleil timide et, sous ses rayons dorés, le vieux phare dressé entre les rochers sombres paraissait moins décrépit qu’à l’accoutumée. Spit et ses hommes avaient isolé la partie de la pointe nord qui s’étendait de l’arrière du phare jusqu’au rebord de la falaise. Des bouteilles d’oxygène, des appareils de mesure et un caisson étanche prévu pour transporter le corps avaient été éparpillés dans l’herbe, autour de l’entrée du puits.

Les habitants de l’île, d’une nature plus curieuse que la moyenne, avaient coutume d’épier les opérations de police à grand renfort de jumelles ; de fait, un petit attroupement s’était formé au pied du phare. Un cadavre calciné ? Sur Karreg ? L’histoire était trop excitante. Il fallait voir le mort de ses propres yeux. Sauf que les hommes de l’officier Guivarch empêchaient les badauds d’approcher. Malgré tout, quelques flashs crépitèrent quand le corps sortit du puits.

Le cadavre ne présentait aucun signe de décom-position, mais son exposition à une intense source de chaleur l’avait rendu méconnaissable. En fait, il était parfaitement impossible de l’identifier sans examen approfondi. Cela étant, il suffisait d’y jeter un coup d’œil pour constater que sa mort pouvait être considérée comme hautement suspecte, car outre l’angle étrange que faisait la tête par rapport au tronc, le bras gauche avait subi une blessure d’un type très particulier qui ne pouvait en aucun cas avoir été causée par une morsure d’animal ou le raclement du corps sur les rochers du fond marin. Malgré l’état de la peau, on y distinguait très clairement la longue estafilade consécutive au passage d’une lame tranchante ainsi que les grossières coutures faites à la va-vite pour raccommoder la plaie. Mais le plus horrible demeurait sans doute l’aspect caoutchouteux du bras et son affreuse flexibilité, comme si on en avait ôté toute l’ossature. Si Spit avait vu toutes sortes de choses bizarres depuis son intégration au Groupe Spéléo de la Gendarmerie Nationale, ce bras sans os se plaçait sans conteste en tête du podium.

Murdoch coupa le jet d’eau et tendit une serviette sèche à sa jeune supérieure frigorifiée.

— Merci. Déjà que ça va barder pour moi, je ne voudrais pas, en plus, attraper la crève. Où est-il ?

D’un coup de menton, Murdoch indiqua le rebord de la falaise. Sur le ciel malade se découpait la silhouette musclée de Kelenn Guivarch, l’officier en charge de l’île ; celui-ci regardait fixement l’horizon, mains sur les hanches. Son arme de service dépassait de son ceinturon.

— Il a vraiment l’air en pétard contre toi. Tu aurais dû me dire que tu avais fait appel à l’équipe sans tenir compte de son avis.

— Je sais, soupira Spit en posant son masque. Je n’ai pas vraiment réfléchi. J’avais besoin de m’évader après les funérailles. Enrique n’ayant pas pu se libérer, j’ai vu dans cette opération le moyen de me changer les idées tout en faisant quelque chose d’utile.

Brit Murdoch sourit. Ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’il était confronté au caractère impétueux de la jeune femme, et son instinct paternel le poussait à se montrer indulgent. Quelque part, Spit était la fille qu’il n’avait jamais eue.

— Vu les circonstances, je ne peux pas t’en vouloir. Je sais combien tu étais attachée à ton oncle. Mais je doute que Guivarch se montre aussi compréhensif que moi.

Elle laissa flotter son regard sur la chemise de l’officier – sous laquelle, prétendait-on, de nombreuses femmes avaient eu l’occasion de jeter un œil. Spit, toutefois, ne comprenait pas ce qu’elles avaient pu lui trouver. Elle n’aimait pas les grands costauds, aussi imposants en largeur qu’en hauteur.

Kelenn Guivarch tira une ultime bouffée sur sa cigarette mentholée et jeta le mégot dans l’océan avant de faire volte-face. Il chercha Spit des yeux. Lorsqu’il la trouva, il remonta son pantalon d’un coup sec et s’approcha à grandes enjambées, d’un pas décidé. Son visage carré exprimait une colère froide. Sa mâchoire crispée tremblait légèrement. Il se planta face à la jeune femme qu’il dépassait d’au moins une tête et demie.

— Quelle est votre justification pour ce déploiement non autorisé, agent Denyel ? demanda-t-il d’une voix tellement articulée qu’elle suintait la fureur contenue.

— Servir et protéger les citoyens, monsieur. On nous a signalé un cadavre au pied de cette falaise, j’ai cru bon de venir vérifier.

Murdoch rit sous cape. L’insolence déguisée faisait partie de ce qu’il préférait chez la jeune femme. Guivarch ne daigna pas lui accorder un regard.

— Ce n’est pas à vous de juger ce qui doit être fait dans l’intérêt des citoyens ! explosa-t-il. D’autant plus que vous n’aviez aucunement le droit d’intervenir ici ! JE suis chargé de cette île. Ici, c’est MA juridiction ! Est-ce bien clair ? !

Ses muscles faciaux, tendus à l’extrême, semblaient sur le point d’éclater. Le sang affluait en masse dans ses joues et son front, les teintant d’une incroyable couleur écarlate.

— Oui, monsieur. Je suis désolée, monsieur. Avec l’enterrement de mon oncle…

— Ah, n’essayez pas de vous justifier de cette façon ! Le décès de votre oncle n’excuse rien ! D’ailleurs, je ne sais pas ce qui me retient de vous faire arrêter !

— Désolée, monsieur.

— Please, ne l’accablez pas trop, intervint Murdoch. Elle sait qu’elle a fauté. Je lui ai déjà fait la leçon. Inutile d’en rajouter une couche.

Cette fois, Guivarch le regarda droit dans les yeux. Il y avait certes de la colère dans les pupilles de l’officier, mais Murdoch crut y déceler autre chose. De la contrariété ? De la… peur ?

— Très bien. Par respect pour votre oncle que j’appréciais et pour votre tante qui est un membre estimé de notre communauté, je ne vous collerai pas de blâme et ne ferai pas de rapport sur cette histoire. La version officielle dira que j’ai mandaté une équipe spécialisée pour descendre dans cette fichue grotte. Mais qu’il soit bien clair qu’à la prochaine incartade de ce genre, je me montrerai sans pitié, oncle décédé ou pas.

— Compris, monsieur. Je vous promets de ne plus jamais outrepasser votre autorité.

— Cela vaudrait mieux pour vous, conclut-il d’un ton chargé de menaces avant de tourner les talons.

En le regardant s’éloigner, Spit s’essuya le nez et promena un regard oblique sur les eaux de la mer d’Iroise, jusqu’à la crique Krishti, surmontée par l’église en ruine dont le soleil éclaboussait d’or le clocher écroulé.

— Merci, dit-elle à Murdoch, les yeux perdus dans le lointain.

— De rien. Je sais ce que c’est de perdre un proche. S’ensuivit alors une réaction inattendue, incroyable, unique dans les annales de l’histoire personnelle de Vaness « Spit » Denyel ; submergée par les émotions refoulées de cette journée interminable, elle se jeta dans les bras de Murdoch, où elle se laissa aller à pleurer.

Puis, prise de tournis, elle se sentit défaillir et attrapa une chaise pliante sur laquelle elle s’affala.

Murdoch s’accroupit face à elle.

— Hé, Spit, ça va aller, ma grande ? Goddamn, t’es toute pâle !

Faisant celle qui n’avait rien entendu, elle baissa les yeux sur ses fines jambes et constata que ses pieds pataugeaient dans une flaque de boue. Elle agita les orteils ; des gouttelettes brunes jaillirent dans les airs. Cela l’amusa.

— Je sais que ce ne sont pas mes affaires, reprit Murdoch, mais tu devrais appeler Enrique. Je suis sûr que lui parler te ferait du bien.

Contrairement aux apparences, son ton paternel et autoritaire ne laissait pas de place à la discussion. Spit sourit. Malgré son statut officiel de chef d’équipe, elle avait conscience que sa position dans l’organigramme « réel » n’était pas au sommet. La preuve en était que les décisions cruciales étaient le plus souvent prises par Murdoch, lequel comptait plus d’heures de plongée et de spéléologie que n’importe qui. Son expérience, voilà ce qui faisait de lui un meilleur meneur qu’elle pour les troupes du GSGN. Que pouvait-elle faire, elle, frêle jeune femme, avec ses trois malheureuses années d’expérience ? Sans compter qu’au fond de son cœur, elle n’aimait pas commander. Au fond de son cœur, elle ne se sentait heureuse que les jours comme celui-ci, quand Murdoch se chargeait de mettre au point l’ensemble des détails de l’opération, de graisser tous les rouages, et qu’elle n’avait qu’à descendre dans la grotte sans se soucier du reste.

— Peut-être as-tu raison, finit-elle par reconnaître. Je déteste me montrer vulnérable devant Enrique, mais pour une fois, je peux faire une exception.

5 – 20 mai

Morgat

Le village de Morgat, situé sur la commune de Crozon dans le Finistère, à environ une heure de Brest, avait été un ancien village de pêcheurs, devenu port sardinier, puis thonier important dans les années 1960-1970, avant la disparition progressive des sardines et des thons. Suite à la faillite des principales sociétés de pêche, le restaurant « La Madeleine » avait été vendu, puis réaménagé en bureaux afin d’accueillir le siège administratif des Vedettes de Guirec, raison pour laquelle le propriétaire reçut Enrique dans une imposante cuisine désaffectée.

— Maël Pleyber, directeur de la société des Vedettes de Guirec. Et vous êtes ?

— Capitaine de police Enrique Panadero.

Il lui montra sa pièce d’identité. Maël Pleyber gratifia le bout de plastique d’un regard étrange. Ses yeux revinrent ensuite sur Enrique, qui sentit sur-le-champ que ce visage impassible dissimulait quelque chose. Difficile de savoir quoi. La plupart des gens n’aimaient guère être confrontés à la police, même quand ils n’avaient rien à se reprocher.

— Panadero ? répéta Pleyber. Panadero ? Ce nom me dit quelque chose… Ne nous serions-nous pas déjà rencontrés ?

— Je ne crois pas. J’ai une bonne mémoire des visages, et le vôtre ne me dit rien. Enchanté de faire votre connaissance, M. Pleyber.

Il lui tendit la main. Pleyber la considéra d’un œil perplexe. Puis il parut se ressaisir et l’empoigna avec vigueur.

— Eh bien… capitaine ? Que puis-je faire pour vous ?

— On nous a signalé une disparition, une jeune femme. Or, le dernier endroit où elle a été vue se trouve à quelques mètres d’ici, sur l’embarcadère.

Le visage de Pleyber blêmit comme s’il avait vu un fantôme.

— Je n’étais pas au courant…

— C’est normal, l’information n’a pas encore été diffusée. L’enquête n’en est qu’à ses prémices. Mais quelque chose me dit que vous n’avez pas souvent affaire à des disparitions par ici.

— Oh, ça arrive. Cela dit, dans le coin, notre grand problème ce sont surtout les suicides. Neuf fois sur dix, ils se jettent de la falaise et sont ramenés jusqu’ici par les courants. On a une de ces marées, ici, je ne vous dis pas.

Enrique inscrivit le mot suicide dans son calepin. Puis il sortit de sa poche la photo de Christelle que Madame Bossion lui avait remise.

— Reconnaissez-vous cette personne ?

— C’est la disparue ?

— Oui. L’avez-vous vue ?

— Je ne pense pas. Mais je vois défiler tellement de monde ici… peut-être devriez-vous questionner nos guides, ce sont eux qui ont le plus de contacts avec le public. Quand a-t-elle disparu ?

— Hier après-midi.

— Hier après-midi… hier après-midi, c’est Bernard qui s’occupait des excursions.

— Où puis-je le trouver ?

Pleyber tendit l’index en direction de l’embarcadère. Un grand costaud s’affairait autour de la coque du Pesk, son bateau de plaisance.

— Voici votre homme. Soyez gentil avec lui, il n’aime pas trop les policiers. Son père est mort en prison.

— Je ferai attention, dit Enrique en rebroussant chemin vers la porte.

Il remercia M. Pleyber pour sa coopération et sortit. À peine eut-il franchi le seuil qu’une brusque bourrasque salée lui agressa le visage. Il s’immobilisa, une main sur les yeux et attendit quelques instants que les velléités d’Éole se calment pour continuer son chemin vers l’embarcadère. Plus loin, sous un quai, des couvertures roulées en boule et des piles de cartons témoignaient que des SDF fréquentaient régulièrement l’endroit.

Bernard le regarda approcher d’un air contrit, mais résigné. Il savait qu’il n’échapperait pas à un interrogatoire en règle. Mais il était tranquille, il n’avait rien fait de mal. Louer les services d’une prostituée de dix-sept ans, cela n’avait rien de répréhensible, n’est-ce pas ?

Le policier se présenta comme le capitaine Enrique Panadero puis lui colla sous le nez la photo d’une jeune femme blonde.

— Avez-vous vu cette personne ? demanda-t-il.

Bernard reconnut l’énervante greluche de la veille, celle qui n’avait pas arrêté de jacasser avec sa copine durant toute la durée de l’excursion. Il inspira profondément, se pencha en avant, et affronta le regard du policier.

— Mouais. J’l’ai vue. Elle et une autre ont participé à la visite des grottes marines.

— D’accord. Quelque chose dans son comportement vous a-t-il semblé suspect ?

— Non.

— Vous a-t-elle paru suicidaire, ou sur le point de commettre une fugue ?

— Non, m’sieur. Rien de rien. Elle se comportait comme toutes les filles de son âge.

— Où se trouvait-elle la dernière fois que vous l’avez vue ?

Bernard leva le doigt.

— Là-bas, sur le quai. Elle saluait son amie.

— Avez-vous aperçu quelqu’un de suspect ? Quelqu’un qui les aurait abordés ou suivis ?

— Non, personne. Elles étaient seules. Mon collègue Jestin pourra vous le confirmer.

— Non, ça ira, je vous crois. Quelle heure était-il quand vous les avez vues se dire au revoir ?

Bernard se gratta la tête. En général, quand il revenait d’excursion, il était 17 heures 30. C’est ce qu’il dit au policier.

— 17 heures 30, répéta Enrique, pensif.

Il nota scrupuleusement les dires de Bernard dans son calepin, puis plia le poignet gauche pour regarder l’heure. S’il ne se dépêchait pas, il serait en retard à son prochain rendez-vous.

— Bon, dit-il. Je crois que je n’ai plus rien à faire ici. Merci pour votre coopération.

Bernard le regarda s’éloigner sur l’embarcadère.

— Hé, m’sieur ! cria-t-il alors qu’Enrique venait de s’arrêter pour admirer le Pirchirin, l’autre bateau de la société. Vous devriez faire un tour jusqu’au phare du Kador ! Neuf fois sur dix, quand quelqu’un décide de faire le grand saut, c’est là qu’il va ! Le Trou du Diable, qu’on l’appelle !

***

Le phare du Kador, qui domine la baie de Douarnenez, est l’un des deux phares de la presqu’île de Morgat. Sa tour n’est pas très haute, mais sa construction sur la falaise en fait toutefois culminer la lanterne à 75 mètres au-dessus du niveau de la mer. C’est dans cet ancien signal à destination des bateaux que la sonnerie de téléphone d’Enrique le fit sursauter, accentuant du même coup sa mauvaise humeur. Comme il s’y attendait, il n’avait découvert aucun élément prouvant que Christelle était venue jusque-là. Évidemment, d’un côté, c’était une bonne nouvelle, cela signifiait que la jeune femme ne s’était pas suicidée, mais de l’autre, cela signifiait aussi qu’il allait repartir de Morgat bredouille. Et ça, c’était inacceptable.

Il se saisit rageusement de son iPhone et y balança un allô furieux.

— Capitaine Panadero ?

Merde, Loussaut.

— Oui, monsieur ?

— Bon Dieu, mais qu’est-ce que vous foutez ? Ça fait dix minutes que je vous attends devant la maison du préfet !

— La maison du…

Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il était bel et bien en retard. Et pas qu’un peu.

— Excusez-moi, monsieur, je n’ai pas vu le temps passer. Ne m’attendez pas. Je ne serai pas là avant une heure.

— Une heure ? ! Vous vous foutez de moi, Panadero !

— Non, monsieur. Je suis… (il réfléchit pour trouver une réponse crédible) à Landerneau.

— Mais qu’est-ce que vous fichez à Landerneau ? !

— On m’a appelé pour une intervention urgente, monsieur.

Un blanc ponctua sa phrase. Enrique savait pourquoi : le commandant tentait de maîtriser ses nerfs. Généralement, il y parvenait assez bien. De fait, quand il reprit la parole, son ton était plus calme.

— Soit. Faites de votre mieux pour arriver le plus vite possible.

— Merci, monsieur. À tout à l’heure.

— Et, Panadero…

— Oui, monsieur.

— Magnez-vous le cul.

— Oui, monsieur.

***

Enrique fonçait à 140 km/h sur la E60 en direction de Brest lorsque son téléphone hulula une nouvelle fois dans la poche de sa veste. Oui, commandant, j’arrive, pensa-t-il si fort qu’un Martien télépathe aurait pu l’entendre. Mais au bout du fil, ce n’était pas le commandant Loussaut.

— Ric ? C’est moi.

Il n’y avait qu’une seule personne sur Terre autorisée à l’appeler Ric : la femme en robe bon marché qui ne goûtait que modérément à la cuisine chinoise. Et cette femme n’allait pas bien, il l’entendait à sa voix chevrotante.

— Van. Je suis heureux de t’entendre. Tu me manques. Je suis vraiment désolé de ne pas avoir pu t’accompagner ce matin.

— Ne t’excuse pas, Ric, ce n’est pas de ta faute. Tu es en voiture ?

Décidément, on ne pouvait rien lui cacher.

— Oui. Je me rends chez Bertrand Villeneuve, le préfet, pour l’interroger au sujet de son beau-frère. Et toi, que fais-tu ? Comment se passe ta journée ?

Alors, elle lui expliqua. Tout. Elle lui expliqua comment s’étaient déroulées les funérailles, pourquoi le cercueil était resté fermé à cause de l’état du corps de son oncle suite à l’accident ; elle lui expliqua comment elle avait, par hasard, entendu la conversation entre Kelenn Guivarch et une touriste qui soutenait mordicus avoir vu un cadavre flotter au pied des falaises de la crête nord ; elle lui expliqua ensuite comment elle avait outrepassé l’autorité de Guivarch pour faire appel à Murdoch et son équipe ; et enfin, elle lui expliqua comment s’était déroulée l’opération de récupération du corps calciné. Enrique sourit, ce comportement impulsif était typique de la femme qu’il aimait.

— Que vas-tu faire à présent ?

Il savait qu’en théorie, une fois l’enterrement terminé, elle aurait dû reprendre la direction de leur appartement commun, mais il la connaissait trop bien pour ne pas se douter qu’un événement tel que la découverte d’un cadavre allait la retenir un peu plus longtemps que prévu sur Karreg.

— J’aimerais attendre ici les résultats de l’autopsie, si cela ne t’ennuie pas. Tu sais comment je suis…

Bien sûr qu’il savait comment elle était. Et bien entendu que cela ne le dérangeait pas qu’elle reste quelques jours supplémentaires chez sa tante. Si cette affaire pouvait l’aider à surmonter son chagrin, il ne fallait pas hésiter.

— Reste autant que tu le voudras, mon amour. De toute façon, j’ai beaucoup de travail avec l’affaire de Martigues.

— Tu es adorable. Je te rappelle ce soir ?

— Avec grand plaisir.

— Je t’aime.

— Moi aussi, je t’aime.

6 – 21 mai

Karreg

18 jours avant la Pentecôte

Avec l’immensité pour frontières, l’île de Karreg était un microcosme : seul le bateau de transport – soumis aux caprices de la météo – la rattachait au reste de l’univers. Pays de transformation, terre de lumière, l’île était un monde à part, avec ses propres règles, et sur les quelques kilomètres carrés que comptait sa surface, les familles cultivaient des liens souvent ancestraux. L’île avait la réputation d’être dangereuse pour qui ne la connaissait pas. Mais contrairement à tous ces parasites étrangers qui la souillaient à longueur d’année, le vieux Sparfel la connaissait bien, lui, son île. Ou plutôt, son ancienne île, puisque l’antique possession de ses ancêtres qu’il rêvait de récupérer ne lui appartenait plus. Quelques siècles plus tôt, la faïencerie, la boulangerie, la maison des Denyel, la ferme du vieux Le Bihan, le village et même l’église en ruine, avaient fait partie du domaine familial avant qu’il soit morcelé et vendu pour raisons financières. Or, quand Evan Sparfel avait hérité du titre de chef de famille au décès de son père, il s’était mis en tête de remettre la main sur l’ensemble de son patrimoine. Une lubie qui faisait le malheur des habitants de l’île.

En ce mercredi de mai, Evan Sparfel portait une chemise blanche sur un pantalon en tweed de couleur sombre dont la moitié disparaissait sous la couverture à carreaux qu’il tenait sur les genoux ; ses cheveux débraillés avaient été coiffés de la sorte pour suggérer qu’il prenait à peine le temps de s’occuper de son apparence. Comme chaque jour, il s’était donné un mal fou pour dissuader quiconque de l’accuser de snobisme comme si cela allait forcément de pair avec une grande richesse matérielle.

Assis face à Gwen, dans l’ombre de l’une des tours du château qui lui servait de demeure, derrière la rangée de boxes où s’ébrouaient autrefois les chevaux, Evan Sparfel venait d’apprendre de la bouche de sa fille la découverte d’un corps sur Karreg. Un cadavre calciné mis à jour par Vaness Denyel. Voilà qui était bien contrariant.

— Cette histoire ne va pas aider à booster le tourisme, constata Gwen.

— Il faut que j’en parle à Hervé, répondit son père, Hervé Daci, le prêtre de l’île.

***

Vaness, tout juste sortie de son bain et emmitouflée dans une épaisse serviette, la langue pâteuse à cause du vin de la veille, épiait sans bouger le manoir des Sparfel depuis la fenêtre de sa chambre d’enfant, au premier étage. La maison dans laquelle elle avait grandi pendant vingt-deux ans entourée de sa tante et de son oncle – enfin surtout de son oncle puisque sa tante et elle ne se parlaient pas, cette maison était en pleine rénovation et terrifiait avec ses parties tantôt condamnées, tantôt dissimulées par des bâches, tantôt sombres et poussiéreuses. Son oncle n’avait pas eu le temps de la terminer avant de décéder en mer, happé par l’hélice d’un bateau.

Fondée au cœur de la glorieuse période des pêcheurs locaux, issue de la réunion de plusieurs habitations, la maison s’étirait sur près de trente mètres non loin de l’église du père Daci. Un couloir carrelé la traversait dans le sens de la longueur et aboutissait à l’escalier. Les trois chambres se trouvaient toutes à l’étage, sous la mansarde. La température y était toujours agréable, aussi bien en été qu’en hiver.

Cependant, aussi loin que remontaient ses souvenirs, vivre dans cette maison avait toujours comporté une nuisance : Evan Sparfel et son fils, Morgan. La haute façade de leur demeure surplombait le jardin des Denyel, qui de ce fait avaient toujours eu le sentiment d’être sous surveillance. Où qu’ils aillent dans leur propriété, laquelle avait jadis appartenu aux Sparfel, ils pouvaient être vus depuis les hauteurs du château, ce qui avait le don de prodigieusement énerver Spit pour qui l’intimité était sacrée. On aurait pu croire que les Sparfel se seraient contentés de leur immense domaine avec écuries, parterres de fleurs et piscine, mais jamais ils n’avaient pu se faire à l’idée que le reste de l’île se soit soustrait à leur souveraineté.

tu comprends, nous préférons éviter de nous mettre les Sparfel à dos