Ouvrages publiés :
Aspects grecs - aspects russes à la lumière de traductions modernes de textes anciens, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, Fasc. CCXLIV, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
Une haine de chien, roman policier, Editions Dricot, 2004.
Fosse commune, roman policier, Editions Dricot, 2005.
“Je reconnais l’affreuse odeur
De la haine qui terrifie”
Raymond QUENEAU, Chêne et Chien.
Les quais de la Dérivation1 à Liège
En ces temps insouciants, les vieux se réunissaient près du pont d’Amercœur, derrière le kiosque à journaux. Ils pêchaient quand c’était la saison, sinon discutaient, blaguaient, bref tenaient, selon leurs propres paroles, leur “État-Major”.
Les enfants n’étaient jamais très loin de leur grand-père. Ils roulaient à patins ou à vélo sur la partie pavée du quai.
Mais en automne, suivant un rituel immuable depuis des temps immémoriaux, c’était le jeu de billes qui était à l’honneur. Le plus fréquent était celui qu’on nommait dans la région liégeoise “al pote” ou “al fosse”2. Trois gamins s’affairaient, se disputaient la primauté et discutaient ferme les points, car le plus habile se réservait le droit de gagner les belles billes en verre strié de ses adversaires.
Vite lassés par leur jeu, comme tous les enfants, ils décidèrent ensuite de lancer des pierres, visant, qui une boîte, qui une branche dérivant au fil de l’eau. Ils aimaient voir l’objectif plonger dans l’eau, puis réapparaître. Ils étaient assez précis, les bougres !
Ils venaient de choisir un objectif assez imposant, lorsqu’un vieux qui promenait son chien vint s’appuyer au muret pour les voir jouer. Les gamins faisaient mouche presque à tous les coups.
D’abord admiratif, le vieux les encourageait, mais rapidement, il s’assombrit, car l’amas, en balançant, lui parut bizarre, inhabituel. A mieux y regarder, il commença même à s’inquiéter. Rapidement, il se dirigea vers l’”État-Major” afin de prévenir ses amis. Apparemment, tous en arrivaient à la même conclusion : c’était un corps.
Les grands-pères des enfants les emmenèrent loin des lieux tandis que d’autres s’occupaient de prévenir les pompiers et la police.
Une dizaine de minutes plus tard, les pompiers furent sur place avec leurs hommes-grenouilles, ainsi qu’une voiture de police. Alertés par les sirènes, les gens du quartier commencèrent à s’agglutiner, poussés par une curiosité morbide et malsaine. Ce n’était pas la première fois qu’on repêchait un noyé à cet endroit.
Les plongeurs utilisèrent l’ancien rivage d’accostage des chalands pour amener plus facilement le corps sur la berge.
L’odeur du cadavre dégoulinant et vaseux se mêla à celle des feuilles de marronnier en putréfaction.
Peu de temps après, le médecin légiste arriva. A en juger par l’état de décomposition, le corps avait dû séjourner plusieurs jours dans l’eau. C’était une femme, que les policiers recouvrirent pudiquement d’une couverture.
La foule, figée, resta compacte jusqu’au dernier moment, gênant même par sa présence l’arrivée de l’ambulance et les mouvements des ambulanciers.
Quand le véhicule s’ébranla enfin avec sa triste cargaison vers le Centre Médico-Légal de la rue Dos-Fanchon, les gens restèrent encore sur place pour discuter, imaginer, supputer, prolonger l’instant et exorciser leur peur.
1 La Dérivation est le canal de dérivation de la Meuse.
2 La “pote” ou la “fosse” est le trou que les gamins font avec le talon de leur soulier, et qui est l’objectif à atteindre. Si la bille d’un adversaire s’y trouve, il faut l’en déloger pour l’obtenir.
Pour les Liégeois, l’Institut Médico-Légal de la rue Dos-Fanchon, c’était tout simplement “la morgue” ou “Dos-Fanchon”. Ces mots avaient la connotation effrayante et fantasmatique de tout endroit interdit et mystérieux pour le commun des mortels.
Le peuple n’était pas loin d’imaginer qu’il s’y passait des scènes indescriptibles et des actes barbares que seuls quelques initiés, les légistes, pouvaient et savaient pratiquer.
Le “boucher en chef” était le Docteur Pierre Moulin. Quand il officiait, ses collègues, par dérision, disaient que les cadavres devaient passer “à la moulinette”.
Au risque de choquer, ce pragmatiste aimait à dire que les cadavres étaient comme des “outils de travail”, qu’aucun affect ne devait le perturber dans sa tâche, mais qu’il avait un grand respect pour ce que ces corps représentaient pour les gens qui les avaient connus et les aimaient.
Pierre Moulin était un homme d’une quarantaine d’années, serein mais concentré. Cette concentration, où certains voulaient voir de la distance, ne lui venait-elle pas de sa longue coexistence avec la mort dans ce qu’elle peut avoir de plus horrible ?
C’est lui qui fut requis pour s’occuper du cadavre retiré de la Dérivation. Un bracelet en or porté par la victime était gravé du prénom “Madeleine”. Outre cet élément tangible, ses conclusions ne pouvaient être qu’approximatives dans la mesure où la victime avait séjourné un laps de temps relativement long dans l’eau, probablement une semaine selon lui. Toutefois, le corps devait être celui d’une femme assez jeune. Apparemment, il n’y avait pas de traces de violence particulière. La mort était vraisemblablement survenue par noyade, mais s’agissait-il d’un accident, d’un suicide ou d’un homicide, impossible à dire pour l’instant. Il en saurait peut-être plus après l’autopsie.
Il la pratiqua le jour même. Ensuite, il prépara minutieusement son rapport qu’il transmit au Parquet.
* * *
Après plusieurs mois passés à Manhay, où il avait assez brillamment contribué à l’arrestation de l’assassin de Fosse3, l’inspecteur Alexandre Convers avait été muté à Liège, à la VIIème division. Ses chefs avaient décidé de lui confier l’affaire de la noyée de la Dérivation.
Il venait de recevoir du Parquet la copie du rapport du docteur Moulin :
UNIVERSITE DE LIEGE
INSTITUT MEDICO– LEGAL 39, rue Dos-Fanchon 4020 Liège
COPIE
Liège, le 19.10.74
N° d’ordre Docteur P. MOULIN : 5235 Rapport médico-légal concernant : Madame X
Je soussigné MOULIN Pierre, Docteur en Médecine, Docteur en Médecine d’Expertise, Licencié en Criminologie, Chargé de cours à l’Université de Liège, requis le 19.10.74 par Monsieur le Substitut du Procureur du Roi BIEMART, aux fins de :
– me rendre quai d’Amercœur à Liège afin d’y examiner le corps sans vie de Madame X,
– décrire les lésions qu’elle présente,
– en déterminer la nature, l’origine et la cause probables,
– faire tous prélèvements utiles à titre conservatoire,
– réaliser un prélèvement osseux sur la personne afin de rechercher la présence de diatomées,
– déterminer la cause du décès,
– du tout faire rapport écrit et motivé.
Ai accompli ma mission comme suit :
FAITS DIRECTOIRES :
Le corps sans vie de Madame X est découvert le 19.10.74, et repêché à l’endroit où des enfants l’ont vu flotter. Les services de secours n’ont pu que constater le décès.
MISSION :
Je me suis rendu le 19.10.74 quai d’Amercœur à Liège où j’ai examiné le corps sans vie de Madame X.
EXAMEN DE MADAME X:
Il s’agit du corps d’une femme de 20 ans, de grande taille (environ 1,70 m) et de corpulence moyenne.
Elle est correctement vêtue. Ses vêtements ne présentent pas de dégâts particuliers hormis ceux liés au séjour dans l’eau.
J’ai recueilli une gourmette portant le prénom “Madeleine” qui peut aider à l’identification de la personne, puisque aucun document d’identité n’a été retrouvé.
P. 2
T° : à l’équilibre.
Lividités : absentes.
Rigidités : complètes et fixées.
Autres constatations thanatologiques : des mains et des pieds “de blanchisseuse”.
Lésions :
On note la présence :
d’un bouchon muqueux,
d’une cyanose modérée du visage,
de déchirures tégumentaires au niveau des
phalanges des deux mains,
d’une ecchymose de 4 cm de long sur le relief
de tendon du grand palmaire, à la face antérieure du tiers inférieur de l’avant-bras droit, d’une érosion cutanée de 2 cm de long du genou droit.
PRELEVEMENTS :
J’ai réalisé, à titre conservatoire, une prise de sang par ponction inguinale que j’ai déposée au laboratoire de l’institut médico-légal. La durée de cette conservation ne peut excéder 6 mois.
La vessie est vide d’urine. J’ai réalisé le prélèvement d’un fémur et ai recherché la présence de diatomées dans la moelle osseuse qui s’est révélée en contenir. J’ai noté la présence de cocaïne à faible dose dans le sang
CONCLUSIONS :
Examen du corps de madame X.
L’examen extérieur du corps de Madame X nous permet de déterminer que le décès est dû à une asphyxie par noyade, ainsi que le démontre la présence de diatomées au sein de la moelle du fémur.
De nombreuses autres lésions à caractère abrasif et des déchirures tégumentaires sont retrouvées sur le corps de madame X. Aucune n’est susceptible d’expliquer le décès. Dans l’état actuel des constatations médicolégales et des éléments de l’enquête policière, nous pouvons penser qu’il s’agit donc d’une mort violente par noyade, toutefois, l’écrasement au niveau des phalanges peut supposer l’intervention d’un tiers.
Les constatations thanatologiques nous permettent de situer le décès aux environs du 12.10.74 sans pouvoir être plus précis étant donné le quasi équilibre thermique du corps avec l’ambiance.
Je jure avoir accompli ma mission en honneur et conscience, avec exactitude et probité.
Docteur Pierre MOULIN.
Outre le fait que Convers était assez rébarbatif à toute terminologie technique, les conclusions du docteur Moulin ne l’aideraient pas beaucoup. De plus, à ce jour, on n’avait encore aucune idée de l’identité de la victime.
Convers commença par vérifier les déclarations de disparition depuis une dizaine de jours, mais, comme elles ne donnaient rien, il décida de faire passer un entrefilet dans les journaux de la région.
Toute personne susceptible de fournir des renseignements sur la jeune femme retrouvée dans la Dérivation le 19 octobre dernier est priée de contacter la VIIème Division (Inspecteur Convers). Suivaient quelques rares renseignements signalétiques : taille : 1,70 m. ; âge : environ vingt ans ; cheveux châtains. La victime portait un bracelet en or portant gravé le prénom “Madeleine”.
* * *
“Saint-Gilles” à Liège est un quartier populeux, balafré en son milieu par une longue rue rectiligne qui monte du centre de la ville vers les hauteurs. On y trouve non seulement des petits commerces, mais aussi des restaurants aux prix abordables et surtout des chambres garnies qui permettent d’accueillir les nombreux étudiants inscrits à l’université ou dans les écoles supérieures.
Éva Martinez, une jeune Espagnole très typée originaire de Burgos, avait loué un “kot”4 dans ce quartier. Non sans difficulté d’ailleurs, car bon nombre de propriétaires rechignaient à accepter des allochtones. Dans les années 70, il n’était pas rare de trouver l’inscription “Pas d’étrangers” en bas des affiches “A louer”. Il fallait montrer patte blanche. A cette époque, l’Espagne était encore ressentie comme un pays étranger, et pas encore comme une entité de l’Union européenne.
Toutefois, la bonne présentation d’Éva et sa politesse de bon aloi avaient convaincu la propriétaire, madame Allard, une veuve qui arrondissait ses maigres revenus en proposant des chambres d’étudiants à l’année.
Ce matin-là, Éva s’apprêtait à se rendre aux cours qu’elle suivait à la section de philologie romane. Comme d’habitude, elle alla saluer madame Allard en partant. C’était l’occasion d’une petite conversation qui donnait, à l’une comme à l’autre, le sentiment de commencer la journée dans une solitude plus acceptable.
Après avoir pris un déjeuner rapide, madame Allard lisait son journal devant sa deuxième tasse de café, qu’elle sirotait. Comme d’habitude aussi, elle en proposa une à Éva qui accepta volontiers. Éva ne prenait pas le temps de déjeuner et cette tasse, bien sucrée, lui permettait de tenir jusqu’à midi.
Madame Allard commentait les nouvelles, privilégiant les scandales ou les faits divers. L’entrefilet publié par la police ne lui avait pas échappé. “Pauvre fille ! Si jeune ! Elle devait avoir votre âge”.
Éva avait pâli.
Elle n’avait plus eu de nouvelles de sa meilleure amie depuis au moins une semaine. Au début, elle ne s’était pas trop inquiétée, car Madeleine était assez spéciale, et pour le moins fantasque.