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Ceci est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec une personne ou une situation de la vie réelle serait purement fortuite et involontaire, et ne permettrait aucun rapprochement.

Mes pensées affectueuses, toujours,
à mes petits-enfants :
Mathias, Laura, Nathan, Romain et Jonas.

Willy Grimmonprez est né à Haine-Saint-Pierre en Hainaut.

Dès l’âge de quatorze ans, il entre en usine, quitte rapidement cet univers clos pour exercer une multitude de boulots, passant de chauffeur-livreur, aux commandes de lourds engins de chantier, pour finalement se fixer comme conducteur de bus à la société des TEC.

En somme, des ambiances professionnelles qui ne le préparaient pas à l’œuvre littéraire qu’on lui connaît à ce jour.

Il n’avait pour ambition que d’écrire un seul livre… celui que son père avait imaginé et que celui-ci rêvait de coucher sur le papier dès sa retraite. Malheureusement, la maladie l’a fauché au terme du premier chapitre. Deux ans après sa mort, son fils a retrouvé les feuillets dans un tiroir avec l’émotion que l’on devine. Il se lance alors le défi un peu fou d’écrire l’histoire de son père et de la faire éditer sous le titre « Meurtre contre la montre ».

Dès lors, commence un long parcours fait d’espoirs et de désillusions.

Sans maître ni conseils, il proposa sa première mouture à différentes éditions qui rejetèrent ses écrits.

Sa persévérance et son travail paieront douze ans plus tard… « Meurtre contre la montre » sera publié en 1994, puis réédité en 2009.

Le bruit du courrier tombé dans la boîte aux lettres attira Simon dans le corridor. Il ramassa de la publicité ainsi qu’une enveloppe qui capta toute son attention. Ce devait être la réponse de la firme A.G.M.A.C., à laquelle il avait adressé sa candidature pour un poste de cariste.

Il regagna la cuisine, le cœur battant, s’empressa d’ouvrir la missive devant sa femme. En quelques secondes, elle comprit la déception de son mari et le vit rouler en boule la lettre qu’il jeta rageusement dans la poubelle.

— On refuse de m’engager parce que je n’ai pas suivi de formation, alors que je peux conduire un élévateur les yeux fermés.

Il avait raison, il avait piloté ces engins durant des mois pour une entreprise qui l’avait employé « au noir ».

Marise risqua avec tact :

— Tu devrais peut-être suivre cette formation, ce serait un jeu d’enfant pour toi.

Elle le savait psychologiquement fragile depuis ces dernières semaines, une mise en demeure de quitter leur maison leur avait été signifiée par le propriétaire et cela le tour-mentait au plus haut point.

Il alluma une cigarette, rejeta la fumée, le visage contrarié.

— Nous devons trouver un logement au plus tôt, ce n’est pas le moment de penser à une formation.

Cela faisait trois ans déjà qu’ils étaient inscrits sur une liste d’attente de logements sociaux. Simon y croyait de moins en moins, tandis que Marise, de nature optimiste, ne se décourageait pas. Elle feuilleta par habitude les journaux publicitaires déposés sur la table, éplucha les annonces de locations immobilières en premier.

Les loyers demandés étaient largement au-dessus de leurs moyens ; seul, un deux-pièces semblait abordable, mais il ne répondait pas à leurs besoins.

Enceinte, Marise donnerait bientôt une petite sœur à Noah, leur fils de deux ans et demi. Il leur fallait au moins deux chambres pour abriter la petite tribu, et rien jusqu’ici ne correspondait à leur attente.

Absorbé par ses pensées, Simon laissait errer un regard distrait à travers la fenêtre de la cuisine, celle donnant sur le jardin. Il tourna à peine la tête lorsque Marise lut à haute voix :

— Je vois ici un pavillon à louer, le prix n’est pas mentionné, mais il est situé à Barges.

Simon aspira une profonde bouffée de tabac, soupira avec le défaitisme qui le caractérisait :

— Comment nous offrir un pavillon, il doit être hors de prix !

— Ça ne coûte rien d’y faire un saut, en même temps, on passera voir Maman.

L’idée ne l’enchantait guère, sa belle-mère lui poserait la sempiternelle question :

« Alors, Simon, toujours pas de travail ? »

Il contenait chaque fois sa colère, laissait à Marise le soin de répondre :

« Il cherche du travail, Maman ; ne l’accable pas avec ça. »

« Je n’accable pas ton mari, je l’encourage au contraire, n’oublie pas que tu attends un deuxième enfant. »

Comment pourrait-elle l’oublier, son ventre le lui rappelait à chaque instant. Elle vivait une grossesse difficile, la fatigue était sa compagne de tous les jours, et leur médecin de famille lui avait bien recommandé :

« Pas d’imprudence, ménagez-vous, sollicitez votre mari pour les lourdes tâches. »

Elle n’avait pas à le solliciter, Simon anticipait ses moindres désirs.

Ce dernier se résigna en écrasant sa cigarette dans le cendrier :

— D’accord, nous prendrons le bus de dix heures huit ; on ira voir ce pavillon.

Marise eut un sourire aux coins des lèvres. Elle lui demanda sur un ton amusé :

— Mets ta main sur mon ventre, elle vient de bouger.

Il sentit avec émotion la rondeur sous la peau de sa femme, il se contenta de sourire tout en imaginant toucher une main ou un pied.

* * *

Le bus accusa un retard de dix minutes, durant lequel la clientèle en attente exprima ses critiques. Les plus virulentes venaient de madame Colbert, une institutrice à la retraite, qui vivait plutôt mal son récent veuvage.

— Je ne serais pas étonnée qu’il y ait encore une donzelle à côté du chauffeur, c’était le cas hier à la même heure.

Simon croisait parfois cette femme chez l’épicier, ses récriminations l’indisposaient et il ne l’avait jamais vue sourire une seule fois.

Dans le bus, ils s’éloignèrent d’elle en s’installant sur la banquette du fond. Marise n’apprécia qu’à moitié ce choix et elle lui en fit part en s’asseyant :

— À cette place, on sent tous les chocs de la route, on aurait pu se mettre ailleurs.

Il accéda aux désirs de sa femme et ils se rapprochèrent de madame Colbert.

Ils traversèrent le bout de campagne entre Baveux et Barges, virent au loin la ferme des Jambart, avec ses prés soigneusement clôturés, sa centaine de vaches éparpillées dans un décor figé. La route s’enfoncerait bientôt dans le bois des Manants où le bus ne faisait aucun arrêt. Assise à côté de la vitre, Marise tenait son sac sur les genoux, le regard tourné vers l’horizon. Elle semblait lointaine, indifférente aux propos animés que Madame Colbert débitait à une dame placide assise en face d’elle.

Simon, lui, attendait patiemment sa destination afin d’en griller une.

Les premières maisons de Barges défilèrent, des maisons basses, construites en pierres du pays et solidement ancrées dans le sol. Le village était connu pour son monastère où l’on fabriquait un fromage de renommée nationale. En été, de nombreux touristes s’y arrêtaient, faisaient prospérer le commerce local le temps d’une halte.

Il y avait aussi les ateliers Frère, spécialisés dans l’assemblage de portes blindées et qui occupaient une cinquantaine de personnes.

Simon y avait déposé sa candidature au service du personnel ; cependant, aucune réponse ne lui avait été donnée.

Le bus atteignait le centre de la localité, amorça un virage en rasant les voitures et s’immobilisa sur la place de l’Église.

Le jeudi, un marché aux légumes occupait cet espace et par beau temps, attirait un public appréciable. Aujourd’hui, l’animation se résumait à une dizaine de personnes descendues du véhicule qui se dispersaient vers différents commerces.

Simon alluma de suite une cigarette, s’enquit après une première bouffée :

— C’est dans quelle rue, encore, ce pavillon ?

— Rue Jean Schac, numéro quarante-deux.

Ils se renseignèrent auprès d’un livreur :

— C’est à la sortie de Barges, à un kilomètre ; il n’y a que quelques maisons en bordure des champs.

L’homme déjà saisissait un colis dans sa fourgonnette puis le portait dans un café.

Ils mirent une vingtaine de minutes pour trouver la rue ; celle-ci filait à travers la campagne, isolant une ferme et quatre maisons sur sa route.

Marise, quelque peu dépitée, remarqua :

— On est vraiment loin de tout !

Simon approuva, mais n’en conseilla pas moins :

— Allons voir tout de même à quoi cela ressemble.

Le numéro quarante-deux était la dernière demeure avant un champ de betteraves, d’où l’on apercevait à l’horizon un tracteur arpenter une parcelle de terre. Une odeur bovine imprégnait l’air au gré des vents, elle provenait assurément de la ferme toute proche, sise en contrebas du chemin.

Curieusement, aucune location n’était affichée sur l’habitation, et cela suscita chez Marise une réflexion bien naturelle :

— Nous arrivons sans doute trop tard, je crois qu’on peut faire demi-tour.

Simon hésita un court instant, décida avec bon sens :

— On ne s’est quand même pas déplacé pour rien, renseignons-nous au moins !

Il franchit le portique entrebâillé, s’avança vers la lourde porte ouvragée et appuya sur le timbre électrique. Il ignorait à ce moment que ce geste apparemment anodin influencerait le cours de leur vie. Il croisa aussitôt le regard de sa femme qui visiblement n’aimait pas l’endroit. L’attente leur parut longue et tout à coup, une voix au-dessus de leurs têtes demanda :

— Oui, qu’est-ce que c’est ?

Une dame âgée, au buste maigre, était penchée à la fenêtre de l’étage. Ses longs cheveux d’un gris jaunâtre pendaient dans le vide, elle réajusta ses lunettes afin de scruter son visiteur.

Simon, reculant d’un pas, demanda :

— C’est bien ici le pavillon à louer ?

— Je descends ! dit la femme en refermant vigoureusement la fenêtre.

Marise, en retrait, détaillait cette maison aux murs épais, à l’architecture ancienne dont la façade était vétuste. Celle-ci avait sans doute abrité jadis des gens aisés, car le style et l’importance de l’habitat faisaient penser à ces villas bourgeoises complètement démodées. Des touffes d’herbe sauvage grandissaient un peu partout sur les abords et un chat à l’aspect famélique se tenait au coin d’un muret.

Ils entendirent des bruits à l’intérieur, suivi du long travail métallique d’une clé dans la serrure.

La dame apparut, menue, le visage marqué d’une méfiance instinctive. Elle dévisagea les jeunes gens avant de préciser :

— Le pavillon se trouve derrière la maison.

Le chat aux poils ternes s’engouffra dans le corridor sombre, sous le regard indifférent de la propriétaire.

— Nous pourrions le visiter ? demanda Simon malgré la réticence de sa femme.

— Entrez, fit la vieille dame, en ouvrant sa porte sur un fouillis indescriptible.

Ils enjambèrent des piles de journaux, des boîtes de carton ainsi que des objets de toute nature jonchant le sol. À la vue des visiteurs, le chat fila dans l’escalier menant à l’étage. Simon évita de justesse un bassin de faïence, prit la main de son épouse pour la guider dans le long couloir. La dame se faufilait sans peine à travers le capharnaüm et elle expliqua :

— J’attends la venue d’un électricien, je n’ai plus d’éclairage dans le corridor et le salon.

À tout moment, Simon craignait que Marise ne trébuche dans ce décor hétéroclite.

— Vous avez des animaux ? s’informa la propriétaire.

— Non, répondit Simon.

— Tant mieux, car je ne les accepte pas. Mon ancienne locataire avait un chien comme un âne, je ne saurais pas vous dire la race, mais il a causé des dégâts considérables dans le pavillon, aux portes en particulier, je vais devoir les remplacer. Quant aux déjections, je ne vous en parle pas ! Cet immonde animal en déposait partout.

Elle atteignait le fond du couloir, poussait une porte vitrée qui raclait le sol.

— Venez, ne faites pas attention au fourbi, ma femme d’ouvrage est malade.

Le séjour n’échappait pas non plus au désordre. On voyait sur la table un beurrier qui dégageait une violente odeur rance et juste à côté, une casserole contenant les reliefs du repas de la veille.

Simon croisa furtivement le regard sombre de sa femme. Dans un coin de la pièce, un robinet fuyait au-dessus d’un récipient en aluminium au fond duquel une goutte s’écrasait à intervalle régulier.

— Je peux vous offrir quelque chose, du café ?

— Non, merci Madame, répondit Marise.

Les conditions de vie de cette personne âgée et l’hygiène plus que douteuse qui les entourait poussèrent Simon à refuser, lui aussi, l’offre de la dame.

— Asseyez-vous un moment, proposa celle-ci. J’aimerais vous poser deux ou trois questions.

De mauvaise grâce, Marise prit un siège et s’y installa. Simon, lui, hérita d’une chaise bancale.

— Je vois que vous attendez un heureux événement ? fit la dame.

Marise afficha un timide sourire en posant la main sur son ventre.

— Ce sera une fille, c’est pour bientôt.

— Vous avez d’autres enfants ?

— Un petit garçon. Il s’appelle Noah.

La propriétaire enleva ses lunettes et les nettoya dans un mouchoir souillé. Elle les replaça sur son nez avant de fixer Simon :

— Et vous, Monsieur, que faites-vous dans la vie ? C’était bien là le genre de question qu’il exécrait :

— Je suis à la recherche d’un emploi !

Le ton était poli, mais sec.

— Et si nous parlions de ce pavillon ?

— Il est derrière la maison, dit la vieille dame. Mon mari l’a construit de ses mains, vous savez ; il avait des doigts en or cet homme, je l’ai perdu bien trop tôt.

Elle prit à nouveau son mouchoir, souleva délicatement ses lunettes et se tamponna les yeux. Elle exprimait une réelle souffrance à la seule évocation du défunt. Un silence s’en suivit, accentuant le mécanisme de l’horloge murale. Tout était vieux dans cette maison, même la vaisselle et les couverts traînant sur la table étaient d’une autre époque.

Marise porta son attention sur une archelle poussiéreuse à laquelle une série de cruches en faïence était accrochée. Cela lui rappelait le mobilier de sa grand-tante Huguette, où, gamine, sa mère l’entraînait le jour de l’an. Une archelle comparable à celle-ci garnissait l’un des murs de la salle à manger, et juste en face, elle se souvenait du meuble massif orné en ses angles de grappes de raisin sculptées à même le bois. Huguette s’était éteinte à l’âge de nonante-six ans, face à son poste de télévision. Elle avait été découverte par le facteur, qui entrait librement jusqu’au salon, son courrier à la main. Après les funérailles, les maigres valeurs de la défunte avaient provoqué de violents affrontements parmi les héritiers. Le partage s’était passé dans une atmosphère houleuse, au cours duquel des coups avaient été échangés entre les fils.

— Je dois vous dire que le pavillon ne possède que deux chambres, songez que vous allez bientôt avoir fille et garçon et que cela va sans doute poser un problème dans quelque temps.

Marise approuva cette remarque, à tout le moins suffisante pour mettre un terme à l’entretien et quitter cet endroit qu’elle n’aimait pas.

Nullement découragé, Simon argumenta :

— Si l’espace des chambres le permet, on peut toujours en diviser une en deux, avec votre accord bien entendu ?

La dame montra sa lassitude, elle répondit sur un ton sans appel :

— Je ne veux plus faire de travaux, les hommes de métier sont impayables, et puis j’ai quatre-vingt-deux ans, vous savez ! Mais visitons le logement, nous en discuterons plus tard.

Marise dissimula au mieux sa désapprobation, elle le fit discrètement comprendre à son mari.

Celui-ci la pria du regard de patienter, il n’était pas à une demi-heure près.

La vieille dame s’approcha d’une fenêtre, dit en le montrant du doigt :

— D’ici, on voit le pavillon. Venez, je vais vous y conduire.

Elle se jeta un châle sur les épaules, ouvrit le tiroir d’un meuble et en sortit un trousseau de clés.

L’horloge sonna onze heures trente quand elle poussa la porte donnant sur le jardin. La dame eut à ce moment une réflexion inattendue :

— Le laitier va bientôt passer pour sa créance de la semaine, j’espère que nous en aurons terminé.

Sous son apparence un peu voûtée, la propriétaire marchait d’un pas vif sur l’étroit sentier menant au pavillon. Elle s’arrêta un instant, se pencha sur une casserole en tôle émaillée abandonnée dans l’herbe, et sur laquelle elle replaça correctement le couvercle. Elle lança un bref regard sur ses visiteurs, puis elle reprit son chemin sur le même rythme.

Marise suivait, l’œil de plus en plus sombre, persuadée qu’ils perdaient leur temps. Elle reprochait à son mari de s’obstiner de la sorte, de vouloir assouvir une curiosité qu’elle réprouvait. Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de mètres du pavillon quand ils entendirent un animal détaler dans les hautes herbes puis disparaître en direction des champs.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Simon.

La propriétaire répondit le plus naturellement du monde :

— Sûrement un renard qui convoite mes poules, il aura bientôt ce qu’il mérite.

Elle gravit allègrement les trois marches devant la porte et introduisit avec précision la clé dans la serrure.

— Ne vous attardez pas sur la poussière, cela fait deux mois que je n’y ai plus mis les pieds.

Ils découvrirent d’entrée un charmant petit séjour équipé d’une cheminée ouverte. Quelques rondins de bois s’éparpillaient devant l’âtre et Marise changea soudain de physionomie. Il était vrai qu’une fine pellicule grise s’étalait dans la pièce, qu’une odeur de tabac imprégnait cet espace clos. La dame ramassa un cendrier sur le rebord d’une fenêtre et dit, la voix mauvaise :

— L’ancienne locataire fumait comme un dragon, elle empestait de la tête aux pieds. Vous fumez aussi ? s’enquit-elle en fixant Simon.

Ce dernier avoua, ennuyé :

— Oui, un peu.

— Débarrassez-vous de cette saleté au plus tôt mon garçon, vous y laisserez votre santé. Mon mari en est mort dans d’horribles souffrances, je l’avais pourtant mis en garde des années durant.

Elle jeta vivement dans l’âtre les trois mégots restés dans le cendrier, pour le replacer ensuite là où elle l’avait trouvé.

— Ce logement est idéal pour un couple et un enfant. D’ailleurs, mon mari le destinait à notre fils Raymond que nous avons perdu d’une septicémie dans sa seizième année. Et oui, mes jeunes gens, la vie n’a pas été tendre avec nous, il ne me reste pour toute famille qu’un neveu que je vois de loin en loin, et qui est plus intéressé par mon argent que par autre chose.

Simon et Marise ne dirent mot, quelque peu gênés par ces confidences inattendues.

— Suivez-moi, je vais vous montrer la cuisine.

Là aussi, l’agencement était bien étudié, le soin apporté à l’ensemble séduisit Marise et elle reconsidéra ses premières impressions. Simon s’en montra satisfait, il eut le geste de prendre une cigarette, mais il se ravisa aussitôt.

— Regardez les dégâts que cette sale bête a faits ! grogna la propriétaire.

Elle désignait le bas d’une porte griffée de traces d’ongles. Par endroits, le papier peint avait souffert lui aussi, et cette vision ravivait chez la vieille dame des souvenirs douloureux.

— Il s’agissait certainement d’un grand chien ? remarqua Simon devant l’ampleur des dommages.

— Comme vous dites, il avait la taille d’un loup et il montrait les crocs à la moindre occasion. Je n’osais plus approcher d’ici, cet animal me terrorisait et ma locataire n’essayait pas de le calmer. Vous ne pouvez pas savoir le soulagement que j’ai éprouvé d’être libérée de cette personne.

Marise exprima son empathie :

— Je comprends que cela ne doit pas être facile à vivre, j’avoue que moi aussi, j’ai peur des chiens. J’ai été mordue étant petite et depuis, je stresse au moindre aboiement.

La dame écarta une tenture d’un geste sec.

— Vous avez ici un espace de rangement, c’est bien pratique pour y mettre des provisions.

Un bocal de miel sans le couvercle avait été oublié sur le rayonnage et la propriétaire s’en saisit en maugréant :

— Décidément, elle m’aura emmerdée jusqu’au bout.

Simon s’approcha d’une fenêtre, évalua les abords et questionna :

— Je suppose que le jardin s’étend jusqu’au champ làbas ?

— Oui, répondit la femme, ma maison et le pavillon sont bâtis sur quarante ares, mon mari entretenait la terre au mètre près. Hélas, depuis qu’il est décédé, tout cela prend une allure sauvage.

Une clôture branlante limitait la propriété et donnait à l’ensemble un air d’abandon.

La propriétaire soupira :

— Ce sont les bras d’un homme solide et courageux dont j’aurais besoin, malheureusement, la main d’œuvre est hors de prix. Si nous visitions les chambres ?

L’escalier menant à l’étage était étroit ; sur les murs, le papier peint était décollé par endroits. Arrivée sur le palier, la femme poussa une porte sur sa droite et dit, le souffle court :

— Voici la plus grande, comme vous voyez, elle est mansardée.

Marise en évalua l’espace, y trouva la place pour sa chambre à coucher, apprécia la penderie soigneusement pensée. Simon, lui, s’approcha de la fenêtre et observa les pâtures verdoyantes ainsi qu’un troupeau de vaches que l’on menait au pré.

* * *

Il aimait le silence de la campagne, la douce quiétude qu’elle procurait. Il gardait des souvenirs vivaces de la ferme des Bertrand qu’il avait fréquentée durant son enfance et des odeurs qui s’en dégageaient. Il s’était lié d’amitié avec le fils de l’exploitant et celui-ci lui avait fait découvrir le contact un peu rude des gens de la terre. Il voyait encore le chien trapu attaché à une chaîne, qui s’étranglait de rage à l’approche d’un visiteur. Seule la maîtresse des lieux parvenait à le calmer en lui criant :

« Ça suffit, Jack ! »

Le molosse s’en retournait alors à sa niche en grognant. Il se couchait, l’œil noir, sur le plancher de bois, subissant la présence de l’intrus qui avait osé s’aventurer dans son périmètre.

Devenu un familier de la ferme, Simon s’était fait accepter par la bête. Il ne s’était jamais risqué à l’approcher, redoutant une imprévisible réaction de l’animal dont l’instinct évident était celui d’un tueur.

Aujourd’hui, l’exploitation appartient à une coopérative. Les crises qui frappaient le milieu agricole et la succession qui s’avérait difficile avaient décidé le père Bertrand à céder ses terres et son matériel.

Que faisait-il maintenant ? Simon l’ignorait, il n’avait plus de contact avec ces gens.

* * *

— La seconde chambre est à peine plus petite, il serait possible de la diviser en deux comme vous le suggériez tout à l’heure, toutefois, nous n’en sommes pas là.

La dame traversa le palier et montra l’autre chambre. Elle en profita pour ouvrir la fenêtre, car une odeur bizarre y régnait.

— Qu’en pensez-vous ? fit-elle.

Marise détailla la pièce, imagina ses deux bambins dans un décor coloré. Elle se tourna vers son mari pour lui demander à voix basse :

— Qu’en dis-tu ?

— Ça ne me déplaît pas, tout dépend du loyer.

La propriétaire répondit sans concession :

— Le loyer est de cinq cents euros plus deux mois de caution.

Simon grimaça en regardant sa femme ; il expliqua avec regrets :

— C’est trop cher pour nous, Madame ; je suis chômeur, vous comprenez ?

La vieille demeurait pensive et tenait toujours le pot de miel en main.

— Vous cherchez du travail au moins ?

— Bien sûr que je cherche, mais je n’ai encore rien trouvé. Je reçois rarement des réponses à mes demandes d’emploi.

Marise acquiesça tristement, c’était une situation qui minait leur jeune couple et la propriétaire s’y montra sensible.

— Vous avez un métier ? s’enquit-elle sur un ton compatissant.

— Non, je n’ai pas de diplôme, avoua Simon, la mort dans l’âme.

Il y eut un silence qui le plongea dans une gêne profonde et il eut une réaction à la mesure de son mal-être.

— Bien, restons-en là, merci à vous pour la visite.

Déjà, il tournait les talons, se dirigeait d’un pas décidé vers l’escalier.

— Attendez, dit la dame. Je ne juge pas votre situation. Mon défunt mari n’avait pas de diplôme, lui non plus, et regardez ce qu’il a réalisé de ses mains. On n’est pas toujours apprécié pour ses capacités, les patrons sont exigeants et ils s’en réfèrent à des papiers qui ne veulent pas forcément dire grand-chose.

— Vous avez raison, renchérit Marise, Simon est très adroit de ses mains, mais on ne lui donne pas l’occasion de le prouver.

— Écoutez, dit la propriétaire, si ce logement vous plaît, nous pouvons peut-être trouver un arrangement sur le prix du loyer.

Simon s’était arrêté sur le palier, la main posée sur la rampe, et son regard croisa celui de sa femme.

— Un arrangement, répéta-t-il, étonné.

— Vous êtes adroit de vos mains ?

Il leva les épaules, répondit avec modestie :

— Je me débrouille un peu dans tout.

— Que diriez-vous de travailler pour moi ? Il y a tant à faire ici que cela vous occuperait une partie de la journée. Je vous ferai grâce de votre loyer en échange de votre besogne.

Elle montra par la fenêtre la végétation exubérante, rappela, un peu nostalgique :

— Quand mon mari vivait encore, il y avait des fleurs partout, surtout des roses ; il les aimait beaucoup. Nous avions aussi un magnifique potager qu’il cultivait de manière naturelle ; nous récoltions pour toute l’année les provisions nécessaires à nos besoins.

Elle enleva d’un geste las ses lunettes montées de verres épais et les nettoya dans son tablier. Les jeunes gens remarquèrent avec une certaine gêne que la vieille femme devait être borgne. Son œil gauche n’avait presque plus de pupille et cela lui donnait un air inquiétant.

Simon observa aussi que les mains de la dame étaient lisses et blanches, sans rapport avec son âge et cela le troubla.

— Alors, que dites-vous de ma proposition ? demanda-t-elle en chaussant ses lunettes.

Le chat famélique apparut sur le palier, miaula en pénétrant dans la chambre et vint ensuite se frotter aux jambes de sa maîtresse.

Simon sollicita du regard l’approbation de Marise, mais celle-ci ne se prononça pas. Il prit alors une décision dont il allait devoir peser les conséquences dans un proche avenir.

— Très bien, fit-il, j’accepte.

La dame eut un léger sourire, elle repoussa du pied le chat collé à ses jambes :

— Figurez-vous que cette bête s’est incrustée chez moi en se faufilant l’hiver dernier dans ma maison. Je n’ai pas eu le cœur de la chasser, elle se rend utile en traquant les petits rongeurs autour de la propriété.

Inquiète, Marise questionna :

— Vous avez des souris, des rats dans les environs ?

— Il n’y en a plus depuis qu’il est là, Méphisto les élimine les uns après les autres. C’est comme ça que je l’ai baptisé, en souvenir de l’un de mes chiens qui tuait les nuisibles venus des champs.

Marise ne fut pas rassurée, elle le fit comprendre à son mari d’un simple regard. Celui-ci minimisa la chose par un haussement d’épaules. Il assura à l’intention de sa femme :

— Sois tranquille, aucune de ces bestioles ne t’embêtera, je te le promets.

— Vous comptez emménager bientôt ? demanda la femme.

— Si possible pour la fin du mois, répondit Simon.

Un courant d’air circulait dans le pavillon, promenait les senteurs environnantes et animait un rideau sans doute oublié par l’ancienne locataire.

Le chat s’était éclipsé on ne sait où, si discrètement que personne ne s’en était aperçu.

— Vous verrez, vous vous plairez ici, il y fait calme et sain, pas d’ennui de voisinage ni de trafic intempestif sur la route. Si vous ne possédez pas de voiture, vous avez un arrêt de bus à deux cents mètres, ça vous permettra de vous rendre au village où il y a un marché chaque jeudi.

Marise écoutait attentivement, impressionnée par cette femme au ton énergique qui dévoilait un caractère dominant. Celle-ci ajouta encore :

— Nous avons également la visite chaque semaine de commerçants ambulants : boulanger, boucher, fruits et légumes. Si cela vous intéresse, je vous communiquerai leur jour de passage.

Simon la remercia par un sourire. Ils rejoignirent le rez-de-chaussée, s’attardèrent quelques instants dans le séjour.

La propriétaire désigna le feu ouvert et conseilla avec insistance :

— À votre place, je me chaufferais au bois, la chaleur est incomparable et je peux vous en faire livrer à bon prix.