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© 2017, version numérique Primento et Éditions Dricot
e-ISBN : 9782870955383
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
Mes remerciements à Jean Louvet et à Fabien.
Mes pensées affectueuses, toujours, à mes petits-enfants :
Mathias, Laura, Nathan, Romain et Jonas.
Willy Grimmonprez est né à Haine-Saint-Pierre dans le Hainaut.
Dès l’âge de quatorze ans, il travaille en usine, puis quitte rapidement cet univers clos pour exercer une multitude de métiers, passant de chauffeur-livreur aux commandes de lourds engins de chantier, pour finalement se fixer comme conducteur de bus à la société des TEC.
En somme, des ambiances professionnelles qui ne le préparaient pas à l’œuvre littéraire qu’on lui connaît à ce jour.
Il n’avait pour ambition que d’écrire un seul livre… celui que son père avait imaginé et rêvait de coucher sur le papier dès sa retraite. Malheureusement, la maladie l’a fauché au terme du premier chapitre. Deux ans après sa mort, son fils a retrouvé les feuillets dans un tiroir avec l’émotion que l’on devine. Il se lance alors le défi un peu fou d’écrire l’histoire de son père et de la faire éditer sous le titre « Meurtre contre la montre ».
Dès lors, commence un long parcours fait d’espoirs et de désillusions.
Sans maître ni conseils, il propose sa première mouture à différentes maisons d’édition qui rejettent ses écrits.
Sa persévérance et son travail paieront douze ans plus tard… « Meurtre contre la montre » sera publié en 1994, puis réédité en 2009.
Le rai de lumière se glissant dans la chambre coupait en deux le lit de façon inégale. Julien ouvrit les yeux sur cette journée qui commençait, tendit paresseusement le bras vers l’épaule nue de sa compagne à côté de lui. Maggy dormait profondément, le visage à demi-caché sous sa chevelure blonde, montrant un grain de beauté qu’elle essayait vainement de dissimuler sous son maquillage.
Ils avaient fermé le bar tard dans la nuit, autour de quatre heures du matin, poussant presque de force les deux derniers clients sur le trottoir. Le plus âgé s’était un peu rebellé puis s’était résigné face à un Julien ferme et décidé. Il n’était pas rare qu’il en vînt aux mains pour expulser l’un ou l’autre individu éméché qui s’en prenait aux filles. Les règles dans le bar étaient strictes, on devait consommer avec les hôtesses dans le respect et le calme.
Lorsqu’une passe était conclue, Julien veillait à la sécurité de ses filles. Une alarme dans chaque chambre l’avertissait du moindre incident.
Il entendit le train de onze heures treize s’arrêter en gare. Peu de temps après, le bus de onze heures seize quittait son arrêt dans un rugissement de diesel.
Le « Crazy Love » se trouvait à un jet de pierres de la gare de Frondville, lieu très animé dans cette petite cité de quarante mille habitants.
Julien y avait déposé ses bagages trois ans plus tôt, sur le conseil de Maggy, qui exploitait l’enseigne en toute indépendance. Depuis, il avait pris le contrôle de l’établissement avec le sérieux qu’il méritait, prospérant ainsi au mieux de leurs souhaits.
Un courant d’air remuait les tentures, la fenêtre entrouverte laissait passer les bruits du trafic et, par réflexe, Julien jeta un coup d’œil au réveil. Maggy n’avait pas bougé un cil, ses seins émergeaient des draps, rappelant l’étreinte furtive de cette nuit. Trop éreintée, elle s’était donnée sans plaisir, pour satisfaire « son homme », disait-elle, parce qu’il n’était pas concevable de se refuser. Elle se prostituait depuis l’âge de dix-neuf ans dans divers établissements de la capitale, avant de débarquer ici où elle n’avait travaillé que deux ans comme serveuse.
La maquerelle qui l’employait alors était décédée d’une hémorragie cérébrale derrière le comptoir. Elle s’était affaissée sans un cri, devant des clients médusés. Après un mois de réflexion, Maggy s’était décidée à prendre la relève, engageant toutes ses économies dans l’aventure et rassurant les filles sur leur devenir. Aujourd’hui, elles étaient encore deux à travailler au « Crazy Love », une troisième était recherchée par annonce ainsi que sur une pancarte affichée à la vitrine : « Demande hôtesse de dix-huit à trente-cinq ans ».
L’avis de Julien serait incontournable sur le choix de la nouvelle, il ne cachait pas sa préférence pour les blondes un peu rondes, surtout des cuisses, qu’il aimait charnues. Il les choisissait proches de la trentaine pour l’expérience du métier, mais aussi pour la garantie d’une stabilité. Il avait vécu quelques déconvenues avec de toutes jeunes prostituées qui s’étaient fait la malle inopinément, ce qui avait le don de l’exaspérer.
Il chercha son paquet de cigarettes sur la table de chevet, en alluma une avant de se lever. Par habitude, il tira un coin de la tenture, promena un regard sur les nombreux passants en direction de la gare.
Maggy se tourna sur le côté, montrant son dos parsemé de taches de rousseur. Elle allongea le bras étreignant la couette de ses longs doigts soignés, émit un petit gémissement de bien-être ou de volupté. Elle aurait vingt-sept ans dans vingt jours et, pour l’occasion, les filles projetaient de lui offrir un week-end à Venise.
Julien était dans le secret, il comptait participer financièrement au projet et serait bien évidemment du voyage.
Le jour venu, il laisserait la direction du bar à Betty, la plus ancienne de ses serveuses, à qui il accordait toute sa confiance.
La cigarette aux lèvres, Julien quitta la chambre et gagna le rez-de-chaussée. Il alluma la radio, mit le percolateur en marche avant de ramasser le journal glissé sous la porte. Tout le monde dormait encore et il se remémora la soirée de la veille. Plusieurs bouteilles de champagne avaient été débouchées sur le coup de minuit, deux Français s’étaient arrêtés pour faire la fête et ils avaient choisi Tiffany pour un moment à trois. Ce genre de fantasme s’exprimait parfois, Julien n’en acceptait l’idée qu’avec l’accord de ses protégées, il n’en restait pas moins vigilant au bon déroulement des choses.
Hier soir, l’alarme n’avait pas fonctionné et Tiffany ne s’était plainte de rien. Il lui était plusieurs fois arrivé de grimper rapidement à l’étage, d’extirper du lit un pervers aux pratiques agressives et de le corriger de deux droites bien ajustées. Aucun de ces indélicats n’avait jamais porté plainte à la police, mais ils se rhabillaient au plus vite pour quitter l’établissement sans demander leur reste. Heureusement, ces situations demeuraient marginales, du moins dans les chambres où les choses se déroulaient la plupart du temps sans histoire.
Dans le bar, les rixes étaient plus fréquentes ; Julien s’armait alors d’une batte de baseball et ramenait rapidement l’ordre et le calme. N’était-ce pas son rôle en quelque sorte de protéger son petit monde ? Jusqu’ici, il s’était acquitté de sa tâche sans trop encaisser de coups.
La journée s’annonçait intéressante, la venue de Monsieur Franck était attendue vers quatorze heures et, en cette occasion, Maggy devait être au top.
Monsieur Franck était le client régulier du premier mardi du mois. Depuis deux ans, il venait assidûment au « Crazy Love » pour y rencontrer Maggy. Il distribuait dès son arrivée des billets de vingt euros aux filles, s’installait ensuite à son endroit habituel, et faisait signe d’ouvrir la première bouteille de champagne.
Julien officiait derrière le bar, réservait toute son attention à cet homme au physique ingrat et lui confiait parfois :
« Maggy est dans tous ses états, elle se demandait si vous viendriez… »
À ces mots, l’homme grimaçait un sourire, invitait les serveuses à s’asseoir à sa table et promenait ses mains sur les cuisses de l’une et de l’autre.
Maggy apparaissait peu après, vêtue de rouge, la couleur préférée de Monsieur Franck, qui accueillait la femme sur ses genoux. Celle-ci feignait d’être jalouse, demandait aux filles de s’éloigner et commençait alors une scène digne d’une mauvaise pièce de théâtre. Avait-il besoin de ce jeu d’acteurs pour aiguiser son fantasme ? Sans doute, car il y prenait toujours le même plaisir.
On débouchait souvent deux à trois bouteilles de champagne avant que Monsieur Franck ne glisse à l’oreille de Maggy :
« Va te préparer ! »
Sans attendre, celle-ci rejoignait la chambre, revêtait alors une nuisette très suggestive et attendait patiemment son client. Ce dernier prenait son temps, un peu comme s’il voulait se faire désirer, se confortant de la sorte dans ses délirantes pensées. Derrière le bar, Julien faisait déjà les comptes. Comme de coutume, la note serait salée, mais honorée sans le moindre sourcillement. En somme, Julien connaissait peu de choses sur la vie privée de ce client si généreux, sinon qu’il était directeur d’une agence bancaire, et qu’il vivait avec sa mère. Maggy avait recueilli ces confidences sur l’oreiller après une étreinte nerveuse, un brin agressive, comme s’il voulait se venger des femmes. Maggy entrait alors dans son jeu afin de le faire jouir au plus vite, d’écourter un moment pénible.
Elle s’en était quelquefois plainte à son homme, cependant, celui-ci argumentait :
« Il représente à lui seul la recette de trois jours, nous ne pouvons pas nous en passer ».
La vénalité l’emportait sur la raison, c’était certain, Monsieur Franck constituait une valeur sûre, presque une rente, somme toute.
Julien entendit du bruit au premier étage, puis des pas dans l’escalier. Tiffany poussa peu après la porte de la cuisine, déposa en guise de salut un baiser sur la joue de son patron :
— Déjà levée ? fit celui-ci, penché sur son journal.
Elle bâilla, avant de répondre :
— J’ai l’estomac en feu, il me faut du Maalox.
À vingt-trois ans, Tiffany était la plus jeune des serveuses. Elle était la plus jolie aussi, baladant son frais minois et ses formes généreuses avec naturel. Elle avait négligemment noué son peignoir et l’on voyait une partie de ses seins défier le regard.
Après une gorgée de Maalox, elle s’assit à la table, alluma une cigarette puis évoqua d’une voix rauque la soirée de la veille :
— Tu te souviens du type au blouson de cuir ?
Julien plissa le front, hocha finalement la tête.
— Figure-toi qu’il voulait me sodomiser et m’étouffer à la fois. Je lui ai dit d’arrêter, sinon j’appuyais sur l’alarme.
— Et alors ?
— Il s’est calmé, mais ce gars est un pur vicelard !
— Je le tiendrai à l’œil s’il revient, promit Julien.
Il était sincère, les clients ne pouvaient pas tout se permettre chez lui, il y veillait. Seul, Monsieur Franck échappait à la règle, pour son assiduité et sa générosité.
Il y a quinze jours à peine, sept gars en virée avaient échoué au « Crazy Love ». Ils avaient fêté bruyamment la promotion de l’un d’eux et les consommations suivaient la cadence.
« Hé toi, la brune ? avait crié le plus éméché, tu nous fais un prix de groupe ? »
Betty avait croisé le regard de Julien, celui-ci lui avait laissé le libre choix.
Elle avait toutefois refusé, refroidie par des expériences passées. Elle savait que l’effet de meute existe chez l’homme, que cela pouvait déraper dans l’excès à tout moment. En pareil cas, Julien ne pourrait à lui seul redresser une situation scabreuse. En fin de compte, il félicitait Betty d’avoir anticipé de possibles difficultés.
Julien rappela :
— C’est le jour de Monsieur Franck !
La journée s’annonçait intéressante, Tiffany s’en montra satisfaite. Elle exhibait sans pudeur ses cuisses fermes et lisses, atouts excitants de sa juvénilité. Apparemment, Julien ne s’y montrait pas sensible, comme si l’aspect professionnel était chez lui dominant. Il n’avait jamais couché avec l’une de ses serveuses ni même tenté de les séduire. Maggy ne l’aurait pas toléré, malgré l’ascendance qu’il exerçait sur son petit monde. Elle l’aurait jeté à la rue sans autre forme de procès. Il la savait déterminée, elle ne manquait pas de le lui rappeler lors de querelles de couple :
« N’oublie pas que tu n’es qu’un locataire ici ! »
Il encaissait cette vérité comme un coup de poing, prenait conscience que légalement il n’était qu’hébergé par la propriétaire des lieux. Il bénéficiait d’un confort de vie et d’argent de poche que beaucoup lui envieraient, cependant, tout cela pouvait s’arrêter du jour au lendemain. Il se gardait bien d’éveiller la jalousie de Maggy, il pouvait ainsi diriger le bar à sa guise. N’était-ce pas comme client du « Crazy Love » qu’il l’avait connue ?
Il y était entré un soir d’hiver, quelques jours après sa sortie de prison, où il avait purgé une peine de trois ans pour le braquage d’une station-service. Après quelques verres, il s’était confié à cette jolie blonde qui lui avait demandé :
« Comment t’appelles-tu ? »
« Julien. »
« Moi, c’est Maggy. »
Il n’avait pas cru un instant que cette femme s’intéressait à ses problèmes. Il lui avait avoué quand même qu’elle lui plaisait, mais qu’il était fauché. Maggy avait souri, puis conseillé :
« Reviens demain, c’est le jour de fermeture, nous en reparlerons. »
Elle l’avait accueilli le lendemain dans le salon privé, devant un champagne de marque qu’elle lui avait demandé de déboucher. À peine le drink échangé, il avait voulu l’embrasser et passer tout de suite aux actes, mais elle l’avait arrêté d’un geste :
« Ne t’emballe pas, j’ai une proposition à te faire. »
Il avait répété, les joues en feu :
« Une proposition ? »
« J’ai besoin d’un gars solide pour maintenir l’ordre ici, je suis parfois confrontée à des situations délicates, certains clients en profitent. Que dirais-tu de travailler pour moi ? »
Il n’avait pas réfléchi longtemps :
« Oui, ça m’intéresse. Mais quelles sont les conditions ? »
« Tu seras nourri, logé et blanchi ! Si tu me donnes satisfaction, je te paierai mille euros par mois. »
Il en était resté bouche bée, il n’en avait pas moins plaisanté :
« D’accord, si je dors dans ton lit en prime. »
Les yeux rieurs, elle lui avait répondu :
« On verra, après ta période d’essai ».
Elle lui avait accordé ses faveurs le jour même, simulant sans doute plusieurs orgasmes. Lui, avait été séduit par sa douceur, par cette faculté qu’elle avait de détendre son partenaire. Bien plus tard, elle lui avait fait cette confidence élogieuse :
« J’ai appris avec toi à désirer un homme. »
Il n’avait espéré plus bel aveu, flattant ainsi sa vanité de mâle.
Tiffany prenait sa douche tandis que Maggy apparaissait dans le séjour. Ses traits lourds témoignaient d’une courte nuit de sommeil, elle s’assit pesamment auprès de Julien. Elle parlait peu au saut du lit, comme si elle s’économisait avant de vivre pleinement sa journée. Elle se servit mollement une tasse de café, rappela, elle aussi :
— C’est le jour du boutonneux, faudra pas traîner à ouvrir le bar.
Elle parlait ainsi de Monsieur Franck, parce qu’il était couvert de verrues sur une partie du corps. Il empestait l’eau de Cologne à chacune de ses visites, et l’on supposait qu’il s’en aspergeait juste avant d’entrer.
— Loïc n’est pas dans sa chambre, déclara Maggy.
Sans quitter son journal des yeux, Julien répondit :
— Il aura sans doute dormi chez les Gitans.
Loïc, âgé de quatorze ans, était le neveu de Maggy. Celle-ci avait recueilli le gamin lors de l’internement de sa sœur en institut psychiatrique, héritant de la sorte d’une responsabilité qu’elle avait de la peine à assumer.
Faute de place, Loïc dormait dans la chambre de Betty et occupait un lit étroit dans un angle de la pièce. Il lui était interdit d’y entrer de la journée, afin de ne pas gêner le travail des filles. Il s’y conformait, fuyait l’ambiance du bar la plupart du temps.
Loïc s’était lié d’amitié avec un jeune Gitan et brossait l’école très souvent. Il aimait la compagnie de cette famille de nomades, qui avait ancré leurs roulottes sur un terrain vague pour une période indéterminée. L’endroit était privé et le propriétaire fermait les yeux sur leur présence.
L’aîné des fils vendait à bas prix des voitures d’occasion qu’il bricolait à l’emporte-pièce. Quant au père, il allait de porte en porte, chargé de tapis de mauvaise qualité. Restaient la mère et la fille, si dévouées aux mâles de la tribu qui allaient mendier sur le parvis de l’église. Elles ne manquaient jamais de se rendre, le dernier vendredi du mois, chez les Sœurs de la Compassion. On y distribuait des colis de nourriture aux plus démunis.
Les mœurs particulières, ainsi que l’atmosphère où évoluaient ces Gitans fascinaient Loïc. Il y trouvait l’écoute et l’attachement qui lui faisaient défaut au bar. Il n’était pas rare qu’il les accompagne le soir dans les bois environnants, à la recherche de collets placés quelques jours plus tôt ici et là. Ces pérégrinations nocturnes lui laissaient un parfum d’aventure qui le grisait, la découverte de gibier pris au piège en augmentait l’intensité. Il leur était arrivé de se tapir derrière un buisson à la vue du garde forestier. Ce dernier, armé d’un fusil, arpentait les sentiers, mais n’était jamais parvenu jusqu’ici à les prendre en flagrant délit de braconnage.
De retour à la roulotte, le patriarche jetait ses prises sur la table, ordonnant tacitement aux femmes de s’en occuper. Personne n’osait discuter ses ordres, pas même le fils aîné bâti comme un gorille.
Au « Crazy Love », tout le monde était levé. Maggy prenait sa douche tandis que Betty entrait dans le séjour.
Elle aussi lança à la ronde :
— Le gamin n’a pas dormi ici cette nuit.
Elle était bien la seule avec Maggy à s’en préoccuper. À dire vrai, Loïc n’intéressait pas grand monde, encore moins Julien, qui n’entretenait avec lui qu’une relation superficielle.
L’enfant avait parfois entendu des remarques du genre :
« Je me demande pourquoi tu as recueilli ce môme, il serait mieux dans une institution adaptée à son cas ».
Maggy lui répliquait alors :
« C’est le fils de ma sœur tout de même, je ne pouvais pas l’abandonner à je ne sais quel orphelinat ».
Profondément blessé, Loïc s’enfuyait alors du bar, rejoignait les Gitans où il était accueilli à toute heure du jour. Il se confiait parfois à la mère qui l’écoutait sans commisération, elle l’encourageait à se fabriquer une carapace contre les épreuves de la vie. En somme, ces gens ne vivaient-ils pas face à une adversité permanente ? Ils dévoilaient rarement leurs sentiments, ne se plaignaient pas du sort qui leur était réservé. N’empêche que Loïc aimait se retrouver parmi eux, respirer l’air vicié de leur roulotte, partager quelquefois leur repas, fruit de rapines et de braconnage. Il aimait aussi secrètement Alix, la seule fille de la tribu, une adolescente de quinze ans aux formes délicieuses. La jeune fille était sous l’étroite surveillance du père et de ses frères, mais comme le voulait la coutume, on la destinait à un Gitan. Ils parlaient parfois de Bruce, le fils aîné d’une autre famille, qu’Alix avait rencontré à plusieurs reprises. L’homme, âgé de vingt-cinq ans, était apprécié par le père. Loïc souffrait en silence de ces conversations et voyait déjà Alix promise à ce rival. Quant à l’adolescente, elle se montrait soumise aux volontés de ses parents et ne laissait entrevoir aucune réprobation.
Julien ouvrit le bar à treize heures trente précises, alluma les néons d’ambiance, passa derrière le comptoir pour y attendre Monsieur Franck. D’un geste routinier, il lança une douce musique qu’il connaissait par cœur, puis se servit un cognac bien tassé en guise de digestif.
Betty fut la première à le rejoindre, suivie, peu de temps après, par Tiffany. Elles étaient toutes deux vêtues de rouge, moulées dans une jupe ultra courte, exhibant leurs jambes gainées de bas résille.
C’est ainsi que Monsieur Franck les aimait, ouvertes à ses fantasmes, à sa générosité. Une première bouteille de champagne l’attendait sur une table du fond, un endroit qu’il s’était attribué comme s’il lui appartenait. Il voulait aussi qu’elles utilisent toutes les trois le même parfum « Rive Gauche » qui éveillait sa virilité, plaisantait-il. Chacune répondait à ses désirs, supportait ses gestes libertins, largement monnayés. Monsieur Franck dépensait près de deux mille euros lors de son passage au « Crazy Love », et semblait prendre plaisir à régler la note.
« Tu crois que ce type est normal ? » lançait parfois Betty.
Julien n’en avait cure, la régularité, les largesses de cet homme en faisaient un client de choix.
Hormis cette frénésie dérangeante pendant le coït, Monsieur Franck n’avait jamais fait d’esclandre ni proféré de grossièretés envers les filles. En quelque sorte, il les respectait à sa façon, en dépit de ses mains baladeuses et fouineuses.
Julien acheva son cognac, offrit une cigarette à Tiffany, juchée en face de lui sur un haut tabouret.
De l’autre côté de la chaussée, le bus de treize heures quarante-huit chargeait son lot de passagers. Le trafic s’intensifierait sous peu, pour atteindre sa pleine affluence autour de seize heures. La proximité de la gare en était une cause et l’on voyait de temps à autre un voyageur de passage pousser la porte du « Crazy Love ». Il s’agissait bien souvent de clients qui se contentaient de payer un verre à l’une des filles, s’épanchaient de leurs misères puis repartaient l’esprit plus léger. Betty les écoutait volontiers, donnant l’impression de partager leurs déboires. Maggy disait souvent d’elle :
« Tu aurais dû faire assistante sociale plutôt que pute. »
Elle avait sans doute raison, Betty était une grande sensible, c’était d’ailleurs auprès d’elle que Loïc trouvait un peu de chaleur. Le fait de partager la même chambre favorisait la complicité, le gamin lui parlait plus volontiers de ses problèmes, lui confiait aussi ses petits secrets. Il appréciait ses gestes un peu maternels quand elle lui caressait les cheveux ou l’embrassait sur le front. Elle éprouvait souvent des scrupules à le chasser de la chambre lorsqu’un client devait la rejoindre. En pareil moment, elle lui disait :
« Allez, file, je dois travailler. Nous en reparlerons tout à l’heure. »
Il obéissait avec une pointe de jalousie, un inconnu allait la posséder, la souiller, en faire sa chose durant un temps imparti… Il lui était arrivé une seule fois de déranger Betty pendant « son travail », comme elle disait.
Ce jour-là, il était entré dans la chambre pour récupérer son portable planqué sous son oreiller. Il était tombé sur une scène de sexe qui l’avait figé. Il gardait en mémoire l’image des fesses velues de l’homme qui s’agitaient violemment, ainsi que ses grognements sourds après chaque coup de reins. Personne ne s’était aperçu de sa présence et il s’était éclipsé sur la pointe des pieds pour rejoindre le rez-de-chaussée.
Il était pourtant convenu que la chambre devait être verrouillée pendant une passe, néanmoins, Betty avait oublié cette précaution.
Pendant quelque temps, il en avait conçu un étrange sentiment. Il avait boudé Betty pendant plusieurs jours, la laissant dans une incompréhension totale. Il ne lui avait pas révélé l’étreinte à laquelle il avait assisté ni l’émotion qui l’avait saisi. Était-ce parce qu’il s’agissait d’elle ? Probablement, des liens si forts les rapprochaient qu’il n’avait pas osé lui en parler.
Monsieur Franck poussa la porte du bar à quatorze heures dix, mobilisant du même coup l’attention générale.
Tiffany fut la première à se pendre à son cou, tandis que Julien s’apprêtait à déboucher la première bouteille de champagne.
— Tu sens bon le bébé, lança Betty.
Monsieur Franck s’était aspergé d’eau de Cologne et arborait un air conquérant. Un détail, toutefois, arrêta l’attention de la maisonnée : Monsieur Franck tenait un attaché-case qu’il déposa à côté de lui. D’ordinaire, il entrait les mains vides, sortait parfois de ses poches des billets de vingt euros qu’il distribuait comme des friandises. Un tantinet suffisant, il acceptait en retour les baisers des filles, adressait un clin d’œil complice à Julien. Chacun tiendrait son rôle avec le plus de sérieux possible, avec au bout un généreux pourboire.
Le trio s’était à peine installé à la table habituelle, que déjà la main de l’homme parcourait les cuisses de Tiffany. Il semblait obsédé par les jambes des femmes, celles de Maggy et de Tiffany l’excitaient en particulier, il aimait effleurer des doigts le slip de la fille. Les coupes de champagne furent servies à ras bord, Julien se montra attentif aux désirs de son client. Celui-ci demanda des nouvelles de Maggy.
— Elle va nous rejoindre bientôt, répondit Julien, elle est ravie de vous revoir.
Monsieur Franck était-il assez naïf pour le croire ? Une chose était certaine, il ne pouvait éveiller sa libido qu’à travers cette comédie grotesque.
Maggy se montra comme convenu, moulée dans une robe de cuir rouge, largement fendue sur le côté. Sa cuisse en jaillissait à chaque mouvement et le regard de Monsieur Franck s’y accrochait, les prunelles allumées de désir.
D’un regard, elle chassa Tiffany en se montrant jalouse, puis elle s’assit sur les genoux de son client.
— Tu m’as manqué, lui reprocha-t-elle, presque sincère, un mois sans te voir, c’est long.
Avec un vilain sourire, il lui assura :
— Je suis sur le point d’avoir une promotion à la banque, mes moyens me permettront de te voir plus souvent.
La nouvelle enchanta Julien, celui-ci leva son verre en claironnant :
— Félicitations pour votre promotion !
Personne ne cherchait à savoir de quel ordre était cet avancement, l’intérêt de chacun étant de consommer au plus vite le champagne et d’ouvrir une autre bouteille.
Un quidam entra dans le bar, prit place au comptoir, commanda une bière brune.
Sur un signe de Julien, Betty quitta la tablée pour s’occuper de ce client solitaire.
Monsieur Franck parla de sa mère, chez qui il vivait depuis son divorce. Il comptait, dans les prochains mois, acheter un appartement, dans un quartier résidentiel, dont le prix était de trois cent mille euros. Il caressait, de temps à autre, son attaché-case, le touchait de gestes protecteurs, comme s’il craignait qu’on le lui dérobe. Cela attirait forcément l’attention, intriguait les esprits. Que pouvait bien renfermer cette mallette ? La question taraudait Julien plus que les autres. Un jour, un client était monté en chambre avec un sac de sport contenant chaînes et menottes. L’alarme avait fonctionné tardivement. Julien avait découvert la fille terrorisée, la pointe d’un couteau sur la gorge, incapable de prononcer un mot. À la vue de Julien, l’homme avait expliqué que ce n’était qu’un jeu, qu’il n’avait nullement l’intention de faire du mal. Julien l’avait arraché du lit, lui avait balancé une droite si bien appuyée que l’individu s’était retrouvé groggy au pied du lavabo. La scène n’avait duré qu’une poignée de secondes, permettant à la serveuse de gagner précipitamment le palier, ses vêtements sous le bras.
Hors de son contexte, le spectacle aurait pu paraître burlesque. Le client indélicat avait été chassé nu dans l’escalier et n’avait pu récupérer son linge qu’au rez-de-chaussée.
Il s’était rhabillé à la hâte, n’avait même pas réclamé son sac et avait honteusement traversé le bar vers la sortie.
Julien lui avait crié comme une sentence :
« Ne remets plus les pieds ici, sinon je te crève ! »
Le type s’était éclipsé dans la rue, la tête basse, le regard fuyant.
— Vous voulez que je range votre mallette en sécurité ?
Monsieur Franck posa la main sur son bien, confia en y mettant le ton :
— Merci, je préfère la garder près de moi.
Chacun fit mine de se désintéresser de l’attaché-case pour se concentrer sur les désirs de leur généreux visiteur. Près du comptoir, Betty s’était assise sur un haut tabouret, conversant intimement avec son client devant un Martini qui lui avait été offert.
L’atmosphère du « Crazy Love » était feutrée, bercée d’une douce musique qui s’échappait d’enceintes invisibles. Sur le côté, les néons diffusaient une lumière aux reflets bleutés, donnant aux formes de ces dames plus d’attrait encore. Betty en usait en ce moment, sapant les dernières résistances du quinquagénaire assis en face d’elle.
Le prix d’un tête-à-tête variait selon le temps imparti, mais aussi du choix des boissons qui accompagneraient les ébats. Les filles proposaient d’entrée de jeu le champagne ; néanmoins, elles se rabattaient bien souvent sur la modeste bouteille de cidre et de la demi-heure académique. Le tarif n’en demeurait pas moins prohibitif pour certains qui se contentaient alors de la simple compagnie d’une jolie femme en échange d’une consommation.
À la table de Monsieur Franck, le champagne coulait à flots. Julien y veillait et les filles déployaient leurs charmes à tout crin. Maggy exhibait un décolleté affolant, se trémoussait sur les genoux de son client. Elle sentit la main de l’homme lui pincer affectueusement le sein, ce qui voulait dire :
« Va te préparer, je vais m’occuper de toi ! »
Lascive, elle quitta le bar, gagna la chambre numéro sept, celle choisie par Monsieur Franck depuis le début et à laquelle il ne voulait pas déroger. Dans peu de temps, Julien monterait une troisième bouteille de champagne, s’effacerait ensuite pour établir une note provisoire. Il savait qu’il pouvait tarifer au prix fort la prestation de Maggy, ainsi que les dernières consommations offertes par Monsieur Franck avant son départ.
À deux cents euros près, l’addition était la même chaque mois, ce qui donnait à penser que ce brave directeur de banque réservait une certaine somme d’argent pour se livrer à ses turpitudes.
Au comptoir, Betty se résignait à écouter les élucubrations de son client. Ce dernier n’avait pas les moyens de conclure une passe, il rechignait même à payer à la fille un second verre. Elle finit par le laisser seul sous un faux prétexte.
Au fond de la salle, Monsieur Franck se leva de table, caressa d’un geste tendre le visage de Tiffany et sans oublier sa mallette, prit le chemin de l’étage. Julien le suivit du regard, tout en essuyant des verres qu’il rangeait méthodiquement.
Accoudé au comptoir, le client délaissé alluma une cigarette, demanda l’addition. Il sourcilla à l’annonce du montant, paya en silence et s’en fut.
Le mardi était en général un jour calme, presque de repos pour les filles qui ne s’en plaignaient pas. Seul le premier mardi du mois voyait débarquer Monsieur Franck qui intriguait aujourd’hui par sa curieuse mallette.
Tiffany fut la première à en parler :
— Qu’est-ce qu’il trimbale là-dedans ?
— Je me le demande, fit Julien, préoccupé par la chose.
Il laissa tout à coup sa besogne et dit :
— Faut que je sache si tout se passe bien !
Il gagna discrètement le premier palier, s’approcha sans bruit de la chambre, prêta une oreille fine sur ce qui s’y passait. Les petits gémissements de Maggy étaient perceptibles, ainsi que le grincement du sommier. Les halètements courts de l’homme allaient de concert avec une respiration sifflante.
Julien quitta l’étage tout à fait rassuré, regagna le bar où l’attendait Tiffany.
— Alors ?
— Ça se passe bien ! Je serais tout de même surpris que ce type lui crée des problèmes.
Il s’en était quand même inquiété, cela à cause de l’attaché-case apporté dans la chambre. Il ne savait pas ce qu’il contenait, peut-être des documents importants dont Monsieur Franck ne voulait pas se séparer.