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Catharsis (n.f.)

Philosophie. Selon Aristote, la catharsis est l’épuration des passions qui se produit par les moyens de la représentation artistique. Le spectateur se libère de ses émotions et éprouve un allègement accompagné de plaisir.

Psychanalyse. Effet libérateur produit par la décharge des affects refoulés liés à des conflits inconscients ou à des avènements traumatiques.

Partie I

1988

Marie brancha la prise de la vieille radio et la voix grave du présentateur résonna dans la salle de bains. Il est midi, s’écria-t-il du haut de l’évier en faïence blanche. Marie réalisa qu’elle avait faim. Elle enfila la chemise de nuit de sa mère qui lui tomba en bas des mollets, releva ses cheveux noirs en chignon et y plaça les étoiles qu’elle venait de découper avec soin. Tandis qu’elle appliquait sur ses lèvres un fin trait rouge, touche finale à sa préparation, on annonça des tensions en Allemagne, un changement de Premier ministre en France et enfin, un morceau de musique classique qui se répandit doucement dans la salle de bains. Marie était prête.

Satisfaite, elle se glissa en bas du tabouret et courut jusqu’à la chambre de son frère. Dans le couloir, la lumière tamisée des abat-jours répandait une lueur orangée sur le papier peint. Marie l’éteignit. Aujourd’hui, elle voulait être la seule à briller. Avant d’entrer dans la petite chambre qui se situait juste en face de la sienne, elle réajusta sa coiffure, fit quelques pas de côté, puis enfin, se présenta devant Mathias.

— Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle en virevoltant sur la pointe des pieds.

Une poignée de secondes s’égrenèrent dans l’attente d’une réaction. Affalé sur son lit, le nez plongé dans une bande dessinée, Mathias n’en eut aucune.

Marie insista.

— Alors, comment me trouves-tu ?

La radio cracha un morceau des années soixante à travers les haut-parleurs poussiéreux de la salle de bains et à cet instant, enfin, Mathias leva les yeux. Les deux plis que la concentration de sa lecture avait tracés sur son front disparurent. À la place, une curieuse expression passa sur son visage, figeant ses fins sourcils noirs dans un galbe étonné.

Il se leva d’un bond et poussa sa sœur devant le miroir de la garde-robe en acajou qui occupait le mur du fond de la pièce. Marie sourit. La promptitude soudaine de sa réaction lui plaisait. Mathias vint se placer à côté d’elle.

— Que vois-tu ? demanda-t-il en désignant leur reflet dans la glace.

— Une princesse.

Elle laissa échapper un petit rire, mais en voyant son frère qui la fixait avec gravité, son sourire s’évapora. Tandis que leurs grands yeux verts se croisèrent dans le miroir, le regard de Marie resta accroché à celui de Mathias, intense et brûlant. Dans la pièce d’à côté, la radio s’arrêta de chanter et laissa place au silence qui, instantanément, envahit la chambre de toute son épaisseur.

— Nous sommes pareils, dit Mathias, pressant son visage contre celui de sa jumelle.

Marie ne l’avait jamais vraiment fait, mais, cette fois, elle prit la peine de détailler la pâleur de leurs joues et l’arrondi de leurs mentons, elle compara la taille de leurs nez légèrement retroussés et la clarté de leurs yeux, puis enfin, s’attarda sur leurs lèvres, roses, charnues et légèrement entrouvertes. Oui, c’est vrai, murmura-t-elle. Les cheveux relevés, son visage dégagé était la troublante photocopie de celui de son frère.

— C’est comme si tu étais moi et j’étais toi, chuchota-t-il pour mettre des mots sur l’étonnante image que leur renvoyait le miroir.

En disant cela, il s’approcha encore un peu plus et Marie sentit sa respiration chaude lui caresser la joue. Elle frémit.

— Tu es à moi, lui dit-il à l’oreille.

Quelques petits cheveux bougèrent sous son souffle et Marie, les yeux toujours rivés sur le miroir, approuva.

Je suis à toi.

Chapitre I

Mercredi 16 juin 2013

Comme tous les mercredis peu après douze heures, le parc Royal était envahi de promeneurs venus profiter de l’ombre des immenses noisetiers qui bordaient les allées. Allongé sur un banc, Mathias s’éveilla en sursaut. Dans la poche droite de son jeans, les vibrations régulières de son téléphone lui chatouillaient la cuisse. Il se redressa et, l’esprit embrumé, décrocha.

— Mathias ?

Il reconnut la voix de Nina, la meilleure amie de sa sœur. La dernière personne qu’il avait envie d’entendre. Il regretta aussitôt d’avoir répondu et, avant même qu’il ait pu dire autre chose qu’un faible oui, Nina l’assaillit d’un flot de paroles débitées à toute vitesse.

— Mathias, je suis inquiète pour Marie. D’habitude, on se téléphone tout le temps, mais là, j’essaie de la joindre depuis des jours et elle ne me répond pas. J’ai un drôle de pressentiment, je suis passée chez elle, mais personne n’ouvre. Tu es le seul à avoir le double des clés, va voir, s’il te plaît, va voir ta sœur et dis-lui que je m’inquiète…

— Débrouille-toi, marmonna Mathias.

Sans ajouter un mot, il raccrocha. Il avait toujours eu du mal à supporter Nina et pourtant, c’était elle que sa jumelle avait choisie pour partager ses confidences depuis qu’elles étaient en âge d’en avoir.

Mathias s’étira, s’efforçant de ravaler sa mauvaise humeur. Il se dirigea vers la sortie du parc et brancha son iPod sur Brooklyn de Kid Noize, un morceau dont le rythme électro-pop avait le don de le réveiller. Il se repassa une seconde fois la chanson pour gravir la rue jusqu’à l’arrêt de bus et soupira quand le bus arriva ; il était bondé. C’était pourtant le seul qui faisait arrêt près de chez lui.

Mathias se cala entre deux passagers. L’air chaud sentait le cuir et la transpiration. Le bus démarra et les corps entassés basculèrent légèrement vers l’arrière. Il débrancha les écouteurs, s’essuya le front et se massa les tempes. Derrière sa conscience, le vague souvenir d’un affreux cauchemar flottait. Pour le chasser, il décida de se connecter à son compte Facebook. Ou plutôt à ses comptes, car, depuis qu’il avait explosé son quota d’amis sur son premier profil, il avait dû en créer un second au nom de Katharsis II. Il trouva quatre messages dans sa boîte, tous provenant d’admiratrices. Chaque jour ou presque, Mathias recevait une pluie de compliments virtuels sur le succès de son site Internet, des mails de la part d’hommes qui l’admiraient, des éloges de femmes qui le draguaient. Il parcourut le profil de deux d’entre elles et retint celui d’une institutrice blonde dont les avances étaient aussi osées que le décolleté. Un plan pour une prochaine soirée.

À l’arrêt Anneessens, le bus se remplit davantage. Une petite grand-mère qui tentait de se frayer un chemin entre les passagers collés les uns aux autres comme des ventouses poussa doucement Mathias. Elle tendit le cou pour regarder du côté des sièges destinés aux personnes à mobilité réduite, mais ils étaient déjà occupés par deux jeunes. D’un geste de la main, elle leur adressa un petit signe pour leur faire comprendre qu’elle s’assiérait bien un instant s’ils avaient l’amabilité de se lever, mais ils détournèrent la tête vers la vitre, soudainement très absorbés par l’architecture des immeubles du Boulevard du Midi. En nage, la petite vieille adressa à Mathias un sourire résigné. Celui-ci se faufila vers les garçons et se campa devant eux.

— Qu’est-ce qu’il fout, lui ? lança celui qui portait une casquette.

Mathias avait sorti son portable pour les filmer.

— T’as un problème, mec ? fit l’autre.

Zoom sur leurs visages.

— C’est à toi que je devrais poser la question, mec.

— Qu’est-ce que tu fais avec ton téléphone ?

— Tu le vois bien. Je te filme. Tous les deux, vous ne voyez pas que vous dérangez, là ? répliqua Mathias en pointant du doigt le petit écriteau bleu collé sur la vitre.

Prêts à lui bondir dessus, les jeunes se levèrent.

— Voilà, Madame, dit Mathias en les ignorant, allez-y, la place est libre. Plus de parasites.

— Merci, Monsieur. Merci beaucoup.

Tandis que la dame exhiba la rangée supérieure de son dentier dans un sourire gratifiant, derrière elle, les deux ados s’agitèrent.

— C’est nous que tu traites de parasites, mec ?

— Il a raison, intervint un passager qui avait vu la scène.

— C’est lui qui nous a agressés le premier avec sa caméra !

— Tu l’as mérité !

— Mérité ? Qu’est-ce qu’on a fait ?

Un autre homme s’interposa.

— Justement, rien. Mais si vous aviez été au courant des règles de politesse, vous vous seriez levés quand Madame vous l’a demandé. Ou peut-être même avant qu’elle ne vous le demande.

— J’allais le faire, putain !

— Ça, j’en doute ! répondit la grand-mère qui ne perdait pas une miette du spectacle.

— Oh, vous, la vieille, taisez-vous ! Tout ça, c’est quand même à cause de vous !

Tandis que l’ambiance s’enflammait, Mathias continuait à filmer, alimentant l’excitation par des commentaires virulents et bien placés, zoomant sur les visages en colère, s’attardant sur les regards noirs des jeunes qui bientôt, réalisèrent que le bus entier était contre eux. Pour Mathias, c’était le meilleur moment, le plus intense : quand la foule se défoulait. De tous les côtés, les gens lâchaient leurs pulsions comme des paquets de ballons dans le ciel, électrisant l’atmosphère et retombant comme des éclairs. La foudre éclatait et il n’en perdait pas une miette.

Réalisant qu’il était toujours dans l’angle de la caméra de Mathias, un jeune fit subitement volte-face. Sur son visage, une ombre passa, un vent de panique qu’il voulut dissimuler derrière ses mains.

— Mais… c’est toi le malade qui filme les trucs dans la rue pour les balancer sur Internet !

À côté de lui, l’autre suspendit son bombardement intensif de vulgarités et pivota à son tour vers Mathias. Il le scruta attentivement avant de se cacher lui aussi le visage.

— Putain, enchaîna-t-il, tu veux dire que tu vas me poster sur le Net ?

La tête de Mathias effectua un lent mouvement de haut en bas et, prenant conscience de la signification de cet acquiescement, les deux jeunes s’affolèrent.

— Chauffeur ! Laisse-nous descendre !

Le bus qui sillonnait une grande avenue ne freina pas. Il restait un bon kilomètre à parcourir avant le prochain arrêt. Quelques passagers qui avaient essuyé des insultes se mirent à rire des jeunes qui, à présent, se pressaient contre la sortie, impatients de voir s’ouvrir les portes et d’échapper à l’œil de la caméra rivé sur eux.

Quand l’engin stoppa enfin sa course, ils se ruèrent vers la sortie et seulement alors, Mathias éteignit son téléphone. Tout était dans la boîte.

Satisfait, il s’installa à côté de la vieille dame qui lui tapota l’épaule. Merci, marmonna-t-elle, les yeux brillants de gratitude, et il eut envie de lui dire que ce n’était pas pour elle qu’il avait fait ça, mais pour son site Internet. Pour l’argent et la renommée, car dans quelques secondes, une fois qu’il aurait téléchargé la vidéo sur son site, tout le monde pourrait voir les deux jeunes s’en prendre plein la face. La scène n’était pas extraordinaire, mais il savait qu’elle aurait son petit succès : des insultes, de la colère et une bonne dose de honte. Tous les ingrédients pour une séquence réussie.

Sur www.katharsis-video.be, une vidéo bien humiliante pouvait être visionnée jusqu’à deux millions de fois – un jour, il avait même atteint les trois millions – et des tonnes de commentaires laissés en dessous. Les internautes s’excitaient parfois plus dans leurs débats sur la toile que les gens qui avaient été filmés en direct, surtout pour les scènes de nuit, celles qui passionnaient ses followers, quand Mathias traquait les hommes qui s’enfilaient des prostituées sur les parkings ou sur les bords de route. Il les suivait discrètement dans la nuit et les prenait en flagrant délit en veillant à ne surtout pas perdre une miette du moment crucial, celui où les hommes cessaient de remuer les fesses, le pantalon baissé, le regard vitreux et extatique de ceux qui éjaculent. Alors, Mathias approchait son téléphone du visage qui se crispait de plaisir, d’angoisse, puis de honte à l’idée d’être vu et revu dans les vingt-quatre heures suivantes par des millions de personnes.

Mathias savait exactement comment mettre mal à l’aise et faire en sorte qu’il soit impossible de détourner les yeux, il connaissait par cœur ce mécanisme qui donnait à une scène un côté dérangeant et plaisant à la fois. D’ailleurs, en peu de temps, le site Katharsis était devenu la coqueluche des internautes en mal de justice, une affaire lucrative pour Mathias qui s’en mettait plein les poches, profitant du business de l’humiliation avec autant de satisfaction que s’il avait travaillé dans une organisation non gouvernementale en Afrique.

Les gens n’avaient qu’à bien se tenir.

Le bus redémarra et Mathias se connecta à Katharsis. Prêt à appuyer sur le bouton « télécharger », il s’immobilisa. Sur son site pourtant protégé par plusieurs mots de passe, quelqu’un venait de poster une vidéo. Impossible, murmura-t-il en secouant la tête. À côté de lui, la petite grand-mère lui adressa un « qu’avez-vous dit ? » tonitruant. Le bus cessa sa course et Mathias se fraya un passage jusqu’à l’extérieur.

Le cœur battant, il s’éloigna de l’abribus en fixant le cadre qui montrait la dernière image figée de la séquence : un gros plan des yeux verts de Marie. Sa respiration s’accéléra. Le cauchemar qu’il traînait depuis son réveil lui revint en tête et, les mains tremblantes, il appuya sur “regarder la dernière vidéo” La fenêtre s’ouvrit sur une vision d’horreur.

Impossible, répéta Mathias.

Une mère qui passait par-là avec ses trois enfants se détourna de sa trajectoire pour éviter cet homme qui, agenouillé sur le trottoir, hurlait en boucle « impossible, c’est impossible. »

***

Nina descendit à l’arrêt de tram qui faisait l’angle du boulevard du Conseil et de l’avenue Churchill. Dans la rue, elle chercha la Mini jaune de Marie et la trouva garée devant le square que son amie appelait mon jardin. Elle souffla. Marie s’était peut-être simplement barricadée chez elle pour travailler comme elle le faisait parfois quand elle était concentrée sur une grosse campagne de pub.

Nina pénétra dans l’immeuble en même temps qu’un voisin de Marie et se mit aussitôt à la recherche de madame Malotaux, la concierge, qu’elle trouva affairée au nettoyage du palier numéro un. Sentant une présence dans son dos, madame Malotaux s’arrêta de frotter le sol et redressa ses lunettes à double foyer, posées devant ses yeux comme une arme redoutable pour mieux traquer la poussière. Elle posa sur Nina un regard rapetissé.

— Bonjour, Madame Malotaux. Vous souvenez-vous de moi ?

— C’est possible.

Nina avait toujours trouvé à madame Rat-loteaux – c’est comme ça que Marie et elle l’appelaient – des airs de rat, avec son long nez et ses petites pattes constamment agrippées à sa raclette comme s’il s’agissait d’un bout d’emmental.

— Je suis une amie de Marie Scalo. Est-ce que par hasard vous l’auriez vue ces derniers jours ?

— Vous êtes de la police ?

— Pas du tout. Mais je suis inquiète pour Marie. Je suis sans nouvelles d’elle depuis dimanche et c’est tellement inhabituel que…

Pour éviter que sa voix ne monte dans les aigus comme chaque fois qu’elle était inquiète ou en colère, Nina laissa la fin de sa phrase en suspens.

— Madame Malotaux, se reprit-elle. Auriez-vous par hasard le double des clés de l’appartement de Marie afin que je puisse m’assurer qu’elle va bien ?

— Oui, je les ai et non, je ne les donne pas. Ce ne sont pas les habitudes de la maison.

— Très bien Madame Malotaux. Dans ce cas, si cela ne vous dérange pas, je vais m’asseoir près de vous et attendre que Marie, qui n’a pas réapparu depuis trois jours, daigne enfin se montrer.

— Vous vous fichez de moi ?

— Pas du tout.

Quinze minutes plus tard, madame Malotaux, exaspérée, tendait les clés à Nina qui bondit aussitôt vers le quatrième étage. En sueur, elle pénétra dans l’appartement de Marie, espérant la surprendre en train de travailler dans l’obscurité de son bureau, le visage éclairé par les lumières de la dernière version de Photoshop. Sur la pointe des pieds, Nina entra dans le salon qui, comme d’habitude, était impeccablement rangé, hormis une bouteille de vin vide et un verre qui traînaient sur la table basse.

Elle s’attarda un court instant devant la collection de Marie : des centaines de Polaroïds d’inconnus surpris endormis dans Bruxelles étaient placardés sur le mur. Des photos qu’elle prenait dans le métro, sur un banc ou dans un parc, dont un exemplaire restait près du modèle assoupi et l’autre terminait dans son salon. C’est paisible l’humanité qui dort, disait-elle souvent à son amie qui approuvait toujours, parce que oui, à ces moments-là, elle la trouvait presque belle, cette humanité endormie qui en d’autres temps lui donnait la nausée.

Il n’y avait personne dans le bureau et tandis que Nina poussait la porte de la chambre, une odeur nauséabonde la prit à la gorge. Malgré la chaleur, elle eut tout à coup très froid. À tâtons, elle chercha l’interrupteur et la lumière se fit. Lorsque sous la couette elle distingua la forme de quelqu’un qui dort, elle sut que Marie était là. Nina mit la main sur son nez pour faire passer l’odeur qui lui entrait à présent par tous les pores de la peau et elle s’approcha lentement. Un, compta-t-elle pour se donner du courage. Elle n’attendit pas plus longtemps et à deux, souleva la couverture.

Tandis que le temps suspendait sa course dans l’horreur, Nina fit un pas en arrière.

Allongée sur le lit, Marie avait les mains posées sur sa chemise de nuit, à hauteur du ventre. Ses cheveux, étalés sur l’oreiller, partaient de sa tête comme les rayons d’un soleil noir. Ses yeux qui, d’habitude, se posaient partout avec douceur étaient rivés sur le plafond blanc de la chambre. Immobiles et sans vie.

Nina resserra les doigts sur ses lèvres pour retenir un sanglot. Elle aurait voulu faire trois pas en arrière et ressortir de la chambre, faire comme si elle n’avait rien vu, comme si Marie n’était pas couchée devant elle comme une princesse au milieu d’une macabre cascade de cheveux, mais son cœur qui pesait une tonne l’empêchait de faire le moindre mouvement.

Elle suffoqua et tomba à genoux. Pendant un temps qui s’apparentait à l’éternité, elle sanglota, recroquevillée sur le parquet. Puis elle ressentit un besoin irrépressible de vider sa rage. Elle attrapa son téléphone et composa un message qu’elle envoya à Mathias. Un SMS composé d’un unique mot : ORDURE.

***

Depuis deux ans, David Longly était un grand fan de Katharsis. Peut-être même le plus grand fan. Chaque jour, de son bureau situé en haut d’une tour de la Défense, il regardait avec consternation Paris se pervertir un peu plus. Les gens ne se respectaient plus. Les gens ne s’adressaient plus la parole, sauf pour s’insulter comme des animaux, et tout le monde s’en fichait. Paris allait mal et la police ne bougeait pas.

À Bruxelles, les choses étaient différentes. Les Bruxellois avaient de la chance, ils avaient Mathias, leur justicier qui chaque jour traquait les incivilités partout où elles se cachaient. Mathias humiliait pour mieux punir et selon David, Scalo avait tout compris : le lynchage public laissait des traces indélébiles, il faisait partie de ces moments dont on se souvenait toute une vie.

La demi-heure pendant laquelle David Longly se connectait quotidiennement sur Katharsis était devenue comme une drogue pour lui, une téléréalité qui avait enfin du sens, une série dont il dévorait chaque minute. Quand il voyait les gens se défouler sur ceux qui n’avaient aucun respect, il dormait mieux, c’était comme si sa conscience se déchargeait du poids de la connerie humaine : Paris allait mal, mais le monde, lui, n’était peut-être pas encore complètement foutu.

David Longly fut le tout premier à visionner la mort de Marie Scalo sur Katharsis. C’était peu après midi. Lorsque l’alarme de son ordinateur avait sonné pour l’avertir qu’une nouvelle vidéo venait d’être mise en ligne, il s’était connecté dans la seconde. Il avait d’abord pensé à une erreur en voyant cette fille en petite culotte, pieds et mains liés à une chaise de bureau, mais en constatant qu’avec ses grands yeux verts et ses seins parfaits, elle ressemblait à un mannequin, il avait ensuite cru à un coup de pub ou à quelque chose dans le genre.

Quand une deuxième personne apparut sur l’image, un homme habillé en noir, David fut plus perplexe. Il s’approcha de l’écran : était-ce Mathias ? Il n’en avait aucune idée. Il avait déjà vu le visage de Scalo sur la petite photo qui apparaissait en première page de son site Internet, mais impossible de l’identifier ici. L’homme portait une cagoule. En fond sonore, la chanteuse de Kid Noize hurlait à tue-tête des paroles incompréhensibles, accentuant cette sensation d’angoisse qui transpirait de la vidéo. David chercha le bouton du volume pour la faire taire.

Tandis qu’il reposait les yeux sur l’écran, l’homme en noir colla une bande d’adhésif sur la bouche de sa victime. David eut peur pour elle. Ensuite, le cagoulé exhiba trois pinces à linge à la caméra et, d’un geste déterminé, en plaça une sur le nez de la fille et les deux autres sur chacun de ses petits tétons roses. De plus en plus mal à l’aise, David hocha la tête avec frénésie ; ça ne pouvait pas être Mathias, c’était impossible, ce n’était pas du tout le style de Katharsis. En deux ans, il n’avait jamais rien vu de semblable. Jamais.

Lorsque l’homme défit sa braguette, Longly pensa avec effroi qu’il allait la violer. Qu’est-ce que… Mais qu’est-ce que ce qu’il fait, bon sang ? David n’en croyait pas ses yeux. Il est en train de lui uriner dessus, ma parole !

Quand le cagoulé eut terminé de se soulager, il quitta l’image et il y eut un gros plan sur le visage de la brune. Pince à linge sur le nez et cheveux dégoulinants d’urine, elle leva vers la caméra un visage mortifié, comme si elle devinait déjà que le monde entier se cachait derrière, et David fut envahi par un profond malaise : cette mise en scène, parce qu’il n’en doutait plus, c’était bien une mise en scène, c’était l’humiliation à l’état pur. De la honte dans toute sa splendeur.

Longly ne comprenait plus rien. Rien à rien. Il décida qu’il en avait assez vu. D’un mouvement brusque, il referma son ordinateur portable, loin de se douter qu’à la sixième minute de la vidéo qu’il venait de regarder à moitié, Marie Scalo mourait devant la caméra.

Trois heures plus tard, la scène fut supprimée de Katharsis après avoir été partagée sur tous les réseaux sociaux et vue des dizaines de millions de fois aux quatre coins du globe, devenant ainsi, en quelques heures seulement, l’affaire criminelle la plus sordide de l’année.

RAPPORT D’AUTOPSIE

Mercredi 16 juin 2013

Victime : Marie Scalo, née le 23 décembre 1981 Date présumée du décès : le 16 juin 2013 entre 4h00 et 6h00 du matin

RAPPORT DE L’EXAMEN SUR LE LIEU DU CRIME :

Blessure apparente : néant. Traces de sang : néant. Empreintes : néant. Corps entièrement lavé et désinfecté. Corps allongé sur le lit. Température du foie : 31°C à 18h41. Température relevée sur les lieux : 28°C. Rigidité cadavérique totale. Présence de lividités fixées à la base du cou et au niveau du torse. Prélèvement de l’humeur vitrée de l’œil droit pratiqué à 18h55.

EXAMEN EXTERNE :

En début d’examen, le corps est couvert d’une chemise de nuit blanche à manches courtes, pas de sous-vêtements. La victime est une femme mesurant 1m74 pour 59 kilos. Le corps est froid au toucher, sa conservation est bonne, aucun signe de putréfaction. Cheveux noirs d’une longueur de 56 cm, épais. Les yeux sont ouverts. Iris vert clair, cornées claires, pupilles dilatées à 4 mm. Longs cils noirs. Dents naturelles et bien entretenues. La nuque est neutre. La poitrine neutre. L’abdomen neutre. Les membres sont égaux et développés de façon symétrique.

ÉVIDENCE DE TRAITEMENT : Aucun signe de traitement particulier.

ÉVIDENCE DE BLESSURES : Aucun signe particulier.

EXAMEN INTERNE :

Étude approfondie des cavités, système cardiovasculaire, respiratoire, nerveux central, urinaire, génital, hépatobiliaire, gastro intestinal, lymphatique, musculaire et squelette.

CAUSE DE LA MORT : INCONNUE

Jeudi 17 juin 2013

Madame Malotaux posa les tasses de café devant les inspecteurs et croisa les mains sur ses genoux. Depuis qu’ils étaient assis dans son fauteuil, les deux policiers n’avaient pas dit grand-chose et leur silence la rendait nerveuse. Vont-ils enfin se décider à parler ? Elle croqua dans un biscuit et baissa les yeux sur la carte de visite que l’homme lui avait tendue en entrant. Inspecteur Dordolo, y lut-elle. DOR-DO-LO ? Qu’est-ce que c’est que ça pour un nom ? Est-ce belge, au moins ? Sceptique, la concierge pinça les lèvres puis tourna les yeux vers la femme, s’efforçant de conserver un air innocent. En plus, cette soi-disant inspectrice pourrait être ta petite-fille, et machinalement, elle lui demanda :

— Vous êtes stagiaire ?

Elle regretta immédiatement sa question. La nervosité la faisait toujours parler trop. Bien sûr que ce n’est pas une stagiaire, Simone ! L’affaire est bien trop grave pour mettre un jeune incompétent sur le coup !

L’inspectrice Jolaway lança un regard agacé à son collègue.

— J’ai trente et un ans et dix années de carrière dans la police, Madame Malotaux, répondit-elle. Alors non, je ne suis pas stagiaire.

Trente et un ans ! La concierge hocha la tête, impressionnée et agacée à la fois. Elle s’apprêta à s’excuser, mais se ravisa : ce n’était pas de sa faute si cette fille avait l’air d’une adolescente avec sa petite taille, son sweat-shirt à capuche et ses cheveux coupés trop courts. Encore une qui faisait partie de ce groupe très à la mode de femmes libérées et indépendantes qui n’ont aucune idée de la manière de faire tourner un ménage ou de bien s’occuper de son mari. Était-elle mariée, seulement ?

— Nous sommes venus vous poser quelques questions, Madame Malotaux, commença enfin Dordolo.

— À propos de la petite Scalo ?

Il hocha la tête, déposa son café sur la petite table et ouvrit un carnet de notes sur lequel était accroché un crayon. Tandis qu’il écrivait minutieusement la date et l’endroit où il se trouvait dans le coin droit d’une nouvelle page, la concierge roula des yeux, scandalisée.

— Il n’y a pas d’E à Malotaux ! rugit-elle.

Elle se retint de se ruer sur Dordolo pour lui arracher la page de son cahier. Maloteaux avec un E, c’était toute l’histoire de sa vie. Une erreur qui avait failli lui coûter un renvoi lorsqu’à l’école, on l’avait prise pour son pseudo-homonyme. Un garçon turbulent et sans cervelle qui n’avait pourtant rien à voir avec elle.

Pendant que l’inspecteur gommait la lettre, madame Malotaux le détailla de la tête aux pieds avec toute l’insistance dont elle était capable. Après tout, l’erreur de ce Dordolo était tellement grossière qu’elle pouvait à son tour se permettre de l’être aussi, et elle n’allait pas se gêner. D’emblée, elle décida que Dordolo ne lui plaisait pas plus que sa collègue. Pas parce qu’il était noir – elle n’avait rien de particulier contre les noirs s’ils restaient bien tranquilles –, mais à cause de l’affabilité qu’il dégageait. Dans les feuilletons de criminels, les policiers étaient toujours des gens sérieux, à la limite de l’antipathie pour beaucoup, et selon la concierge qui avait pas mal étudié le phénomène, cette froideur était la marque d’une détermination que seuls possèdent les gens compétents. Or, cet inspecteur au nom imprononçable ponctuait chaque phrase par un sourire, ce qui laissait franchement planer des doutes sur ses capacités.

Les mains posées sur ses genoux, elle se racla la gorge.

— Je me doutais que vous veniez pour cette affaire. Si ce n’est pas malheureux d’assassiner sa sœur comme ça ! Je n’ai pas l’Internet, mais on m’a raconté comment il l’avait torturée. Mon Dieu, c’est affreux ! dit-elle en se prenant le visage entre les mains.

Calme-toi, Simone, tu en fais trop !

Elle leva les yeux au moment où les policiers s’échangeaient un regard qu’elle ne put interpréter.

— Qu’est-ce qui vous fait dire que Mathias Scalo a tué sa sœur ?

L’expression tragique s’en alla du visage de madame Malotaux aussi subitement qu’elle était apparue. Elle redressa un sourcil. Qu’est-ce qu’elle veut dire celle-là ? Que c’est moi la coupable ?

Et elle se tourna vers l’inspecteur Dordolo, résolue à ignorer Jolaway. Même s’il était trop souriant à son goût, au moins, il n’était peut-être pas incompétent.

— Parce que je le sais, je le sens. Et puis, j’ai vu Scalo monter chez sa sœur dimanche matin.

— Quelle heure était-il ?

— Aux alentours de dix heures.

— Est-il resté longtemps ?

— Ça, je ne peux pas vous dire. Je ne l’ai jamais vu redescendre. C’est en tout cas la seule visite qu’elle ait eue dimanche ! ajouta la concierge d’un air suspicieux.

— Vous dites donc que Mathias Scalo serait le seul à être venu chez Marie dimanche ?

— Oui.

Jolaway fronça les sourcils.

— Nous avons pourtant interrogé Nina Detraye qui déclare être venue vers onze heures pour voir si son amie allait bien. Personne n’a répondu et elle est repartie aussitôt.

— Je… C’est que…

Quel détestable personnage, cette fille !

La concierge roula des yeux et essuya les petites gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Depuis quelques jours, il faisait terriblement chaud à Bruxelles et le quatre pièces qu’elle partageait avec son mari depuis trois décennies avait pris des allures de fournaises. Bien que le mercure du thermomètre de la cuisine grimpait jusqu’à vingt-huit degrés Celsius en début d’après-midi, toutes les fenêtres de l’appartement étaient closes, question d’invasion de particules fines crachées par les automobiles de la rue. Cependant, pour la première fois depuis l’inquiétant documentaire qu’elle avait vu sur le sujet, Simone Malotaux regretta sa claustration sanitaire. Elle ouvrit le col de la chemise qu’elle portait en dessous de son tablier et ce geste la soulagea.

— À onze heures, j’étais au marché, finit-elle par bredouiller.

— Jusqu’à quelle heure ?

— Environ midi quinze.

— Donc, entre onze heures et midi quart, il se peut que Marie Scalo ait eu d’autres visites ?

— Oui, c’est possible, mais ça ne fait qu’une heure et j’étais là tout le reste du temps.

— Mmmhh, murmura Jolaway, sceptique.

Qu’est-ce que c’est que cette bouche pincée ?

— De toute façon, je peux vous assurer que c’est son frère qui a fait ça. C’est un sale type. En quatre ans de temps, je n’ai jamais eu droit à un bonjour ou à un comment allez-vous, Madame Malotaux ? Besoin d’aide, Madame Malotaux ? Rien. Et elle, si polie… C’est fou, ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau, physiquement je veux dire, mais de caractère, c’est le jour et la nuit !

— Parlez-nous de Marie Scalo, demanda calmement Dordolo en continuant à prendre des notes.

— C’était une fille calme. Elle travaillait de chez elle, je crois, et ne recevait pas beaucoup de visites. Pendant la journée, je veux dire, ajouta-t-elle rapidement pour ne pas être prise en faute. Les seuls qui venaient étaient le gars qui travaillait avec elle, sa copine et son frère. Le soir, après seize heures, je ne sais pas ce qu’elle faisait.

Le soir après seize heures. Dordolo sourit. Il se demanda à quelle heure la concierge allait se coucher. À vingt heures au milieu de la nuit. Son sourire s’élargit.

— Vous connaissez le nom du garçon avec qui elle travaillait ?

— Antoine, mais j’ignore son nom de famille. C’est un petit, pas fort séduisant et pas fort sympathique. Il se balade toujours avec son ordinateur portable. Je crois qu’il est dans la publicité, comme la petite Scalo.

— Il passait donc des journées entières à travailler avec Marie ?

— Il passait certaines journées chez elle, oui, mais je ne peux pas vous assurer à cent pour cent qu’ils travaillaient. Après tout, je n’ai jamais mis les pieds chez Marie, je ne sais pas réellement ce qu’ils y faisaient, fit Malotaux, fière de jouer, cette fois, la carte de la prudence.

— Mathias Scalo venait-il souvent voir sa sœur ?

— Plusieurs fois par semaine. Deux ou trois, je dirais. Un peu moins ces derniers temps.

— Restait-il longtemps chez elle ?

— Parfois oui, parfois non.

Tandis que l’inspecteur Dordolo, ne sachant qu’écrire, fronçait les sourcils, la concierge se maudit de son manque de précision. Les réponses vagues et furtives étaient souvent le lot des coupables.

— S’entendait-il bien avec Marie ? demanda Jolaway.

— Comment voulez-vous que je le sache puisque je vous dis que je ne suis JA-MAIS rentrée chez elle ?

La fin de la phrase de la concierge s’était terminée dans une sorte de rugissement exaspéré et au-dessus de sa tête, l’attrape-mouche pendu au lustre se mit à tournoyer, entraînant dans son mouvement circulaire les dizaines d’insectes englués sur le fil, les quatre fers en l’air. Dans les yeux de Jolaway qui suivait le macabre balancement, Simone Malotaux crut voir une pointe de contrariété.

— Désolée, bafouilla-t-elle.

Elle s’apprêta à ajouter ‘ce ne sont que des mouches’, mais Dordolo avait déjà repris son défilé de questions.

— Où est votre mari, Madame Malotaux ?

— Il dort encore.

— Il est sans doute réveillé maintenant, intervint Jolaway, les yeux toujours rivés sur l’attrape-mouche.

— La connaissait-il bien ?

— Absolument pas.

— Madame Malotaux, les locataires qui habitent à l’étage de Marie nous ont affirmé avoir entendu du bruit provenant de son appartement au cours des trois nuits précédant sa mort. De la musique, plus particulièrement. Avez-vous entendu quelque chose de semblable ?

— Non. Comme vous le voyez, j’habite au rez-de-chaussée, c’est un peu loin de là, dit-elle en désignant le plafond.

— Rien d’anormal que vous auriez pu voir ou entendre hier ou avant-hier ?

— Non.

— Dimanche ou samedi ?

— Non.

— Quelque chose d’inhabituel dans le comportement de Marie, ces derniers jours ?

— Non, répondit la concierge en secouant la tête.

— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?

— Samedi midi.

— Était-elle dans un état particulier ? Agitée ?

— Non.

Jolaway reposa son regard sur elle et madame Malotaux crut qu’elle allait encore poser une question désagréable à laquelle elle allait devoir répondre par un non tranchant, mais au lieu de cela, l’inspectrice se leva.

— Bien, merci. Ce sera tout pour le moment. Nous repasserons plus tard si nous avons d’autres questions.

— Je suis là, je ne bouge jamais beaucoup. N’hésitez pas, inspecteur Dordolo, dit madame Malotaux en ignorant délibérément Jolaway.

— Au fait, vous l’avez arrêté ?

— Qui ça ?

— Scalo.

— Il est introuvable. D’ailleurs, si vous entendez parler de quelque chose, appelez-nous, dit Dordolo.

La concierge les raccompagna à la porte. Ce n’est que quand ils disparurent dans la cage d’escalier qu’elle eut la sensation de respirer à nouveau normalement. Elle referma derrière elle et s’en fut en trottinant dans la cuisine pour terminer sa vaisselle.

Une bonne chose de faite, Simone. Tu es une championne.

Chapitre II

Vendredi 18 juin 2013

Marie repéra Mathias au fond de la cour de récréation. Il était seul, assis en tailleur sur le rebord d’une fenêtre de classe maternelle. Elle lui adressa un petit signe, attendit qu’il réponde, puis s’essuya les mains sur la salopette verte taille dix ans que leur mère, Mylène Scalo, leur avait rapportée de voyage en deux exemplaires le mois précédent. La tenue préférée des jumeaux Scalo qui adoraient s’habiller à l’identique, surtout depuis que Marie avait adopté la même coupe de cheveux que son frère.

La sonnette retentit aux quatre coins de la cour et, alors qu’elle se dépêchait pour rejoindre Mathias, Marie sentit s’ouvrir la sandalette qu’elle avait refermée à la hâte après le cours de gymnastique. Son pied fit un ultime pas en avant, la chaussure resta en arrière et à quelques mètres de Mathias, elle s’écroula sur le béton constellé de dessins tracés à la craie.

Dans la cour, il n’y eut plus aucun bruit. Les quelques élèves qui n’étaient pas encore rentrés en classe cessèrent de jouer et s’approchèrent de Marie pour la regarder pleurer. Son genou saignait. La sonnette tinta à nouveau. Mathias voulut repousser les enfants agglutinés autour de Marie, leur crier de s’en aller et d’arrêter de rire comme des imbéciles de la douleur de sa sœur qui le pénétrait tout entier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Pire : il était incapable du moindre mouvement. Ses pieds étaient collés au sol, enracinés au milieu d’une fleur géante, griffonnée en rouge sur le béton.

Au-dessus d’eux, le ciel devint sombre. Un éclair traversa la cour et à cet instant, le sang de Marie s’écoula sur le sol. Lentement, d’autres pétales se dessinèrent autour de la fleur rouge.

Dispersion ! hurla une surveillante en jouant des coudes pour se frayer un chemin entre les élèves qui, attroupés autour des jumeaux, observaient l’étrange dessin se former avec le sang de Marie. Dispersion ! Un autre éclair tomba et la salopette de Marie prit feu. Affolée, la surveillante souffla sur le tissu qui brûlait, mais les flammes ne cessaient de grandir au rythme des pétales qui apparaissaient sur le sol. Qui a fait ça ? Les élèves désignèrent la boîte d’allumettes que Mathias tenait entre ses mains.

Non ! cria-t-il en la lâchant. Les rires cessèrent.

Aïe.

Mathias s’éveilla en sursaut. S’efforçant de ravaler sa nausée, il ouvrit péniblement les yeux. L’endroit lui était inconnu. Il détailla le couvre-lit saumon, la garde-robe pourpre et la carpette bleu ciel posée à côté du lit, puis reposa sa tête sur l’oreiller qui empestait les mini-sacs de lavande que sa mère glissait entre les chemises de sa garde-robe quand il était petit. Le temple du mauvais goût. Où était-il ? Il se rappela vaguement le Moloko, un bar du centre-ville dans lequel il avait bu tequila sur tequila, ensuite il y avait eu cette blonde en mini-jupe et puis… plus rien.

Quelqu’un remua derrière lui, deux yeux bruns trop rapprochés qui le fixaient.

— Bonjour, fit la fille dont il était incapable de se rappeler le prénom.

Aïe. Il n’avait aucune envie de parler et pour ne pas avoir à répondre, il plaqua ses lèvres sur les siennes. Il le regretta aussitôt : la blonde avait mauvaise haleine. Elle colla ses seins contre le torse de Mathias qui se retint de la chasser. De ses deux mains, il voulut la pousser sous la couverture, mais elle semblait avoir une autre idée en tête. Elle revint à l’assaut et parvint à glisser sa langue humide entre les lèvres de Mathias qui grimaça. Aïe.

— Laisse-toi faire, merde, dit-il en la repoussant vers son bas-ventre, plus brutalement cette fois.

Résignée, la fille disparut sous les draps. Elle pinça le sexe de Mathias entre ses lèvres et le glissa dans sa bouche. Il était mou, ce qui la contraria un peu.

Seul avec lui-même ou presque, un éclair de lucidité traversa l’esprit de Mathias.

Marie est morte. Marie est morte sur Internet. Devant la terre entière.

Il eut un haut-le-cœur. C’est exactement ce qu’il avait cherché à fuir ces deux derniers jours : cette réalité qui lui faisait l’effet d’une chute de quarante mètres sur du béton. Pour essayer d’oublier, il avait écumé tous les bars de la ville et il y était parvenu.

Ne pas y penser. Ne pas y penser.

Sous les draps, la fille accéléra le mouvement et dans la tête de Mathias, des images de sa sœur surgirent de partout. Marie en vacances, Marie travaille derrière son ordinateur, le rire de Marie. Et sa voix… Paniqué, il chercha du regard une bouteille qui aurait traîné sur la table de nuit et qu’il aurait pu vider pour replonger dans sa torpeur alcoolisée, mais dans la chambre, il n’y avait rien d’autre que des meubles et des cadres affreux qu’il eut envie d’envoyer valser par la fenêtre.

Marie qui ne respire plus. ORDURE.

Ordure ? Mathias fronça les sourcils. Il se souvenait vaguement d’un SMS reçu la veille. Ou l’avant-veille ? De qui, déjà ? Il tenta de rassembler les souvenirs qu’il s’était efforcé d’effacer à coup de tequila. De Nina. L’idiote. Qui l’insultait.

Aïe.

Mathias se crispa et au même moment, il se déversa dans la bouche de la fille. Occupé à penser à Nina, il le remarqua à peine. Aussitôt, il rabattit la couverture et se leva sans un mot.

— Qu’est-ce que tu fais ? fit la blonde réapparaissant les cheveux en bataille.

Mathias ne répondit pas ; il fouillait les poches de son pantalon.

— Où sont mes affaires ?

— Quelles affaires ?

— Mon téléphone et mon portefeuille.

La fille haussa les épaules. Mathias ramassa ses vêtements éparpillés sur la moquette et s’habilla à la hâte.

— Tu t’en vas déjà ?

Pas de réponse. Tout à coup consciente qu’il était en train de s’en aller, elle voulut se lever pour au moins lui attraper un baiser, mais elle n’en eu pas le temps ; la porte d’entrée claqua. Il était parti.

Salaud, murmura-t-elle en saisissant la télécommande de sa vieille télé. Elle s’apprêtait à faire passer sa gueule de bois en somnolant devant le petit écran quand un flash spécial attira son attention. Un avis de recherche. Dans le cadre d’un meurtre aussi étrange que lugubre. Une tête apparut en grand sur la télé et en reconnaissant le visage de l’homme qui venait de quitter son lit, la fille lâcha un hoquet épouvanté.

Elle attrapa son portable et composa en tremblant le numéro de la police.

***

Des incapables, voilà ce que le commissaire divisionnaire Modave lança aux inspecteurs tandis qu’ils terminaient de lui exposer les avancées de l’enquête. Quarante-huit heures à ratisser Bruxelles de fond en comble et jusqu’à présent, les quelques indices qu’ils avaient réussi à obtenir se transformaient systématiquement en pistes qui partaient dans tous les sens.

— Mathias Scalo demeure donc introuvable, dit Dordolo en guise de conclusion sur le ton monocorde de quelqu’un qui cherche ses mots. Et pour terminer, nous n’avons trouvé personne qui aurait pu en vouloir à Marie Scalo. Par contre, en ce qui concerne son frère…

Il hésita un quart de seconde tout au plus et la moustache de Modave se mit à frémir. Dordolo lança un regard inquiet à sa collègue. C’était mauvais signe. Lorsque les longs poils roux de la lèvre supérieure du chef commençaient à frétiller comme le couvercle d’une cocotte à pression, c’était le signal : l’exaspération montait. Jolaway prit la relève :

— … Quant à son frère, c’est l’inverse : depuis la création de www.katharsis-video.be, de nombreuses personnes ont subi des dommages divers (séparations, licenciements, humiliations) suite à la mise en ligne de vidéos d’eux en situation délicate, ce qui nous amène à penser qu’ils seraient nombreux à vouloir se venger de Mathias Scalo. En faisant du mal à sa sœur, par exemple.

Le visage de Modave devint tout à coup incroyablement immobile.

— En somme, dit-il froidement, on pourrait dire que Mathias Scalo est l’un des gars les plus détestés de la capitale.

— On pourrait dire ça. Ils sont des centaines à lui en vouloir.

— Et je suppose que vous avez interrogé ces personnes.

Dordolo et Jolaway ne répondirent pas. À vrai dire, rien que le recensement leur avait pris près de la moitié de la journée.

— Quelques-unes, mentit Jolaway. Mais sans résultat.

Les tics nerveux de Modave réapparurent au niveau supérieur droit de sa moustache.

— Et Mylène Scalo, la mère des jumeaux, que dit-elle de tout cela ? Croit-elle son fils capable de faire du mal à sa sœur ?

Jolaway, qui avait commencé à rassembler les feuilles du dossier, se leva promptement, entraînant dans son mouvement Dordolo qui ne se fit pas prier. Avant de disparaître du bureau, elle lança un rapide « nous n’avons pas encore réussi à l’interroger, mais nous y allons de ce pas, chef », et c’est à travers la porte fermée qu’ils entendirent le second « Incapables ! » de la matinée.

— Go, dit Jolaway en s’engouffrant dans leur voiture de fonction, une Citroën dernier cri que tout le service avait fêtée au champagne. Allons trouver la mère Scalo avant que le chef fasse une crise cardiaque. Je le trouve légèrement nerveux.

— Je suppose qu’on lui met la pression. Tous les médias du pays parlent de la mort de la petite Scalo comme si c’était un événement mondial, alors que le mois dernier, ça serait sans doute juste passé dans la colonne des faits divers.

Dordolo mit la clé sur le contact et lança son carnet de notes sur le siège arrière de la voiture.

— Puisqu’on sort de réunion, je t’épargne le coup des notes, aujourd’hui.

Jolaway le remercia. Depuis qu’ils travaillaient ensemble, elle n’échappait que rarement au rituel matinal qui consistait à relire à voix haute les notes que son collègue avait prises la veille. C’était une manière de se dire bonjour, de replonger dans l’enquête de grand matin. Et même si Jolaway ne l’avait jamais vraiment avoué, elle avait pris goût à cette tradition quotidienne qui lui procurait l’agréable sentiment de commencer la journée sur du concret.

— Tu sais quoi ? dit-elle alors que Dordolo s’était arrêté pour laisser traverser un groupe d’enfants sur le passage pour piétons. La concierge, madame Malotaux, je ne la sens pas.

— Ah bon ? Je n’ai pas eu le même sentiment. Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— La manière dont elle s’est énervée en répétant qu’elle n’était jamais entrée dans l’appartement de Marie. C’est le genre de fouineuse qui se mêle de tout, mais qui est pourtant incapable de donner des détails intéressants lorsque c’est nécessaire. Et puis, je ne fais pas confiance aux gens qui possèdent un attrape-mouche.

Dordolo rit.

— Pourquoi ?

— Parce que tuer des mouches qui dérangent est une chose, mais les regarder se balancer à longueur de journée sur une corde gluante, je trouve ça sinistre. Elles sont mortes, bordel ! On les retire de là, on n’expose pas leurs cadavres comme ça au milieu d’une pièce pendant des semaines.

Alors que l’immeuble de Mylène Scalo apparut devant eux, Dordolo haussa les épaules pour signifier qu’il n’avait jamais pensé à ça. Ce fut au tour de Jolaway de sourire. D’autres que lui se seraient fichus d’elle, mais Dordolo était un calme, un rêveur au sourire blanc bâti dans la noirceur de l’ébène. Sa manière de consigner impeccablement ses notes d’une écriture cursive et appliquée, sa façon de ponctuer de temps à autre une conversation par une citation énoncée dans un léger – et volontaire – accent africain lui donnaient un côté décalé et doux que Jolaway affectionnait particulièrement. Depuis bien longtemps, elle s’était débarrassée de ses rêves à elle, bagage superflu abandonné au profit de choses plus pragmatiques, et d’être confrontée tous les jours à ceux de Dordolo lui permettait de ne pas sombrer dans l’aigreur ou la rancœur, ces sentiments négatifs vers lesquels la tirait naturellement son caractère. Et puis, ils formaient un duo improbable ; elle, toute petite avec les sweat-shirts à capuche qu’elle n’abandonnait jamais et lui, géant aux cravates pastel passées de mode. Leur seul point commun était leurs yeux noirs en amande, ressemblance dont ils se moquaient souvent.

Dordolo freina. Il n’était pas encore midi, mais un tas de voitures s’engouffraient déjà dans les ruelles parallèles, bondées de travailleurs à la recherche d’une terrasse ombragée pour profiter de leur pause déjeuner. Il gara la Citroën sur le petit parking situé devant l’immeuble.

— Regarde, fit Jolaway en désignant une Golf noire. C’est sa voiture.