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Selon la formule consacrée, les personnages ainsi que les lieux sont imaginaires, sauf Bourbonne-les-Bains que j’ai choisie pour une partie de l’action – j’y ai passé d’agréables moments de vacances – mais une autre petite ville thermale de province aurait pu aussi bien convenir.

Il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents.

Albert CAMUS, Caligula, II, XIV.

Prologue

Dimanche 22 septembre

Le hasard faisait décidément bien les choses. Il suffisait d’attendre patiemment le moment. Pour un athée comme lui, il aurait presque pu admettre que Dieu y avait mis son grain de sel. Il faisait un temps magnifique : l’été indien. C’était la mi-nuit, moment qu’il appréciait particulièrement pour promener son chien. Le parc d’Orfeuil à Bourbonne-les-Bains.

Il aperçut Adolphe Lepetit sans d’abord en croire ses yeux. Jamais pourtant il n’aurait pu oublier ce visage. Lepetit était là sur un banc, à l’affût. Il attendait de pouvoir harceler quelqu’un : une gamine ou un garçon. Mais les festivités de jumelage avec une commune d’Italie occupaient la population. Le square était désert…, à part eux deux.

L’homme s’approcha sans faire de bruit, avança lentement afin de garder l’avantage de la surprise. Maintenant il était debout devant lui. Cette fois, ils étaient en terrain neutre et non dans le bureau où Lepetit trônait et donnait despotiquement ses ordres. Quand il l’eut reconnu, Lepetit ne sut d’abord quelle attitude adopter. Pour mieux endormir sa vigilance, l’homme joua l’hypocrite. C’était plutôt le domaine de Lepetit, mais il avait tellement ruminé un plan “au cas où” que tout était bien net dans sa tête.

Il entama d’abord la conversation de façon tout à fait banale, puis, rapidement, en vint aux récriminations. Lepetit comprit que l’homme voulait vider son sac et régler ses comptes. Il essaya de se lever pour rompre la dominance. La main gauche le repoussa, la droite partit avec une violence extrême, retenue pendant trop longtemps et atteignit le pharynx avec la précision d’un geste longuement prémédité et répété.

C’était fait : encore quelques secondes et il allait crever. La haine imprudente de l’assassin n’était pas encore rassasiée. Il montra la gorge à son chien. “Attaque, là, Toby”. La brave bête laissa libre cours à ses instincts de loup. Puis il indiqua l’entrejambe. “Vas-y, le Chien”. Une véritable boucherie !

Il avait fallu en tout trente secondes, une minute peut-être, il ne savait pas. Il était hors de lui, il était hors du temps.

Il fallait maintenant agir calmement et rapidement : s’emparer du portefeuille pour brouiller les pistes, laver la gueule du chien à la fontaine proche, retourner au van qui lui servait de moyen de locomotion et de logement, et reprendre la route au plus vite sans attirer l’attention.

Chapitre 1

Lundi 23 septembre

Le gyrophare d’une ambulance striait le petit matin de Bourbonne-les-Bains de ses reflets bleutés. Des infirmiers s’affairaient auprès d’une petite vieille visiblement en état de choc. Elle était toute menue, ses cheveux blancs avaient eux aussi des reflets bleutés, mais son visage était presque aussi blanc que ses cheveux.

Quelques minutes auparavant, elle avait découvert la chose en promenant son chien dans le parc d’Orfeuil comme chaque matin. Sans trop se rendre compte tout d’abord, elle avait puisé le courage, on ne sait où, d’avertir la police. C’est en revenant sur les lieux qu’elle avait craqué. On emmenait maintenant la pauvre Ruth Meyer vers l’hôpital le plus proche.

A quelques pas de là, une autre équipe de professionnels : la brigade du Commissaire Alain Roussel. Même eux n’en menaient pas large. Jamais dans une si paisible petite ville, ils n’avaient eu à affronter un tel spectacle. La victime était affalée près d’un banc, ombré de deux flaques de sang coagulé et visqueux.

C’était surtout la gravité et l’emplacement des blessures, probablement mortelles, qui impression-naient ces hommes pourtant aguerris. On aurait cru assister à un mauvais film d’horreur. Mais ce n’était pas un film !

Première constatation importante : la victime n’avait plus son portefeuille. Cela nécessiterait des investigations puisque, du moins dans la mesure où on pouvait s’en rendre compte, personne dans l’équipe ne connaissait apparemment cet homme.

Pour le reste, le légiste préférait attendre les résultats de l’autopsie, se bornant à situer la mort entre 23 heures et une heure du matin.

Le seul indice pour l’instant était un petit carnet vert qu’un agent avait trouvé sur la victime. A première vue, le contenu était assez particulier : il s’agissait de notes manuscrites rapportant, semble-t-il, des contentieux que la victime nourrissait avec différentes personnes. Des phrases du genre “si “Ch.” fait cela, je le tiens”, “encore une preuve supplémentaire !”, “j’ai vu “E.” tel jour à tel endroit”, ““B.” m’a dit à propos de “Ch.” que...”.

Roussel était perplexe. La victime n’était pas une simple victime, ne serait-ce que par le caractère odieux du meurtre. Elle ne devait pas être particulièrement appréciée par certaines personnes. La difficulté résidait surtout dans le fait que le carnet ne révélait pas de noms, mais des codes ou des surnoms utilisés à dessein par son propriétaire.

Pour l’instant, que de questions : qui était l’individu ? Les morsures étaient-elles la cause de la mort ? Ces morsures avaient-elles été causées par un chien errant ? Peu probable, mais il fallait tout envisager. Et si les morsures faisaient partie du scénario, on devait chercher un chien dressé à l’attaque et un assassin particulièrement cruel ? On en saurait un peu plus après l’autopsie.

En attendant, Roussel demanda à son adjoint d’enquêter sur les éventuels clubs de dressage de la région, insista auprès du légiste pour qu’il fasse diligence. Quant à lui, il se chargea d’interroger les commissariats de quartier pour savoir si on avait signalé des disparitions.

* * *

Vers 17 heures, une femme d’une quarantaine d’années se présenta au commissariat central. Anne Lepetit tenait en laisse un berger malinois magnifique, de loin plus racé que sa maîtresse. Celle-ci était du style anorexo-boulimique dans sa phase anorexique. Une petite brune à cheveux courts de suffragette, pas très féminine. De petites lunettes qui se voulaient modernes coiffaient un nez quelconque et masquaient quelque peu des yeux pas laids, mais fébriles.

Elle était descendue à la Pension des Thermes et s’inquiétait de ne plus avoir vu son mari depuis la veille au soir, au souper. Certes, elle avait l’habitude qu’il découche, même en vacances, mais généralement il rentrait pour le petit déjeuner.

Elle fut reçue par l’inspecteur Jacques Digier, dit “Jacky”, l’adjoint du commissaire Roussel.

Il estima le cas important et prévint aussitôt son supérieur.

Roussel sortit de son bureau et invita Anne Lepetit à entrer et à s’installer confortablement.

Pendant un moment il la dévisagea avec son regard inquisiteur qui semblait soupeser les individus, puis, lorsqu’elle lui eut répété le but de sa visite, il se décida à montrer la photo de la victime. Roussel était au fond un tendre. Il s’arrangea pour cacher avec le pouce les détails macabres de la scène, ne laissant apparaître que le visage.

– Oui, c’est lui. C’est bien lui, c’est mon mari, affirma Madame Lepetit. Mais d’habitude il porte des lunettes.

– Elles ont été retrouvées à deux pas du corps. Du reste les voici.

– Ce sont bien elles, affirma Anne sans plus de douleur ni d’émotion.

Après vingt ans à la criminelle, Roussel, lui, ne s’était pas encore résigné à traiter les cas sans aucune émotion. Il voyait l’être humain avant le problème à résoudre. Compte tenu de la réaction de l’épouse, il se permit alors de poser d’autres questions plus directes :

– Quels étaient vos rapports avec votre mari ?

– Comme la plupart des couples après quinze ans de vie commune.

– Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de venir ?

– J’avais l’habitude avec Adolphe. Et comme nous avions eu une altercation au souper, peu m’importait qu’il aille au diable ou ailleurs. Je préférais rester seule à l’hôtel avec mon chien. Avec lui au moins, j’ai de l’affection et de la complicité.

– Au fond, cela vous arrange plutôt la disparition de votre époux ?

Pas de commentaires. Elle s’était refermée sur elle-même et avait pris un air méprisant.

Comme il sentait ne pouvoir en tirer davantage pour l’instant, il la laissa partir, se bornant à lui demander de ne pas quitter Bourbonne-les-Bains pour l’instant.

* * *

Mardi 24 septembre

Dès huit heures du matin, Roussel était à son bureau. Il avait passé une nuit agitée comme au début de chaque nouvelle enquête. Et celle-ci s’annonçait assez difficile puisqu’il y avait plus de questions que d’indices.

Il avait déjà essayé d’atteindre le docteur Piret, sans résultat.

Digier lui aussi arriva assez tôt comme si sa femme l’avait jeté hors du lit.

– Salut, chef. Comment va ?

– B’jour Jacky. Et toi ?

– Pourrais aller mieux. Une bonne nouvelle quand même : le planton vient de me dire que Ruth Meyer a pu rentrer chez elle et, que moyennant une semaine de repos, ce ne serait plus qu’un mauvais souvenir.

– Je n’en suis pas si sûr. Cette pauvre femme a déjà tellement souffert pendant la guerre que ses nerfs ne sont plus très solides. As-tu eu des informations sur d’éventuels clubs canins dans la région ?

– Oui. D’après mes renseignements, il n’y en a qu’un dans un rayon de vingt kilomètres. Nous avons un peu de chance, car il n’y a pas beaucoup de membres. Ils se connaissent tous et justement hier, ils avaient une soirée spaghetti après la séance de dressage. D’après le président, tout le monde était là et personne n’a quitté avant minuit.

– Oui, mais le légiste situe la mort jusqu’à une heure du matin. La fourchette n’est pas grande, mais on ne sait jamais.

Le téléphone retentit. C’était le docteur Piret. Il prit son air malicieux pour donner les résultats de l’autopsie :

– Vous ne devinerez jamais, Commissaire. Le gars n’est pas mort des morsures à la gorge. C’est un coup porté avec une violence extrême qui lui a mis le cricoïde en bouillie. En outre, je peux maintenant vous préciser que la mort se situe plus près de onze heures que de minuit. Il s’agit donc d’un meurtre. Quant aux morsures, tout ce dont je suis certain, c’est qu’elles sont post mortem, mais de combien de temps, il m’est impossible de le préciser.

– Cela ne va pas nous faciliter la vie ! Mais le carnet vert et l’attitude de l’épouse de Lepetit m’incitent à penser que la victime n’était pas si “clean” et que nous allons devoir fouiller la vie privée de ce drôle de couple. Merci d’avoir fait aussi vite, Piret, et bonne journée.

Roussel prit un cigare pour se détendre. Il aimait s’entourer de la fumée de son havane – son seul vice – pour s’isoler dans son monde et réfléchir à son aise.

Il prit à nouveau le carnet et le réexamina attentivement. La lecture le mit mal à l’aise. Roussel pouvait difficilement admettre qu’il existât des gens qui se repaissaient de méchanceté et de ragots. Mais sans doute était-ce le propre de complexés qui n’avaient que ce pitoyable moyen pour “enrichir” leur existence minable. Il sentait un certain énervement monter en lui ainsi qu’une certaine répulsion. Il dut faire un effort pour se ressaisir en se disant qu’il devait faire abstraction de ses sentiments personnels.

Il appela Digier et lui demanda d’aller titiller à nouveau la veuve pas éplorée afin de vérifier son alibi. De toute façon, il n’y avait pas d’autre chose à faire pour l’instant puisque la piste du club de dressage semblait ne rien donner.

* * *

Digier laissa ses paperasses avec joie. C’était un policier de terrain, d’action et rester enfermé dans un bureau pesait à cet homme qui aimait les promenades en forêt et qui était, à la limite, un peu claustrophobe.

Dehors, plein soleil. Encore quatre jours avant de pouvoir profiter du week-end, du moins si le service le permettait. Sur le chemin vers la Pension des Thermes, il pensait que sa femme avait du mérite à supporter les exigences de son métier. Ils n’étaient mariés que depuis cinq ans, elle n’était pas encore à saturation.

Arrivé à la pension, il demanda à voir Madame Lepetit. Elle avait pris son petit déjeuner dans sa chambre et apparemment y était encore puisque sa clé n’était pas à la réception.

Chambre 33. Donc au troisième. Il pesta à part lui, car il devrait monter à pied puisqu’il avait pour principe de ne jamais prendre l’ascenseur.

Un peu essoufflé, il frappa à la porte.

– C’est ouvert, entrez, lui dit une voix encore à moitié endormie.

– Bonjour Madame, dit-il, pourriez-vous m’accorder quelques instants ?

– Pas longtemps car j’ai envie de prendre ma douche puis d’aller promener mon chien.

– Je n’en ai pas pour longtemps. Je voudrais savoir ce que vous avez fait hier entre, disons, 21 heures et minuit.

– Après le souper, j’ai sorti mon chien jusqu’à 21 heures trente environ, puis suis restée ici seule à regarder la télévision.

– Personne ne peut évidemment corroborer vos dires. Avez-vous reçu ou donné un coup de fil ?

– Maintenant que vous m’y faites penser, j’ai téléphoné en Belgique, à ma mère.

– A quelle heure ?

– Je ne me souviens pas avec précision, après dix heures, je crois.

– Je vous remercie, Madame. Je vous rappelle qu’on vous attend cet après-midi pour identifier le corps.

Digier prit congé et s’empressa d’interroger le personnel. Apparemment, personne à l’hôtel n’avait vu sortir Anne Lepetit après 22 heures.

Il rentra au commissariat pour informer son patron en profitant au maximum du trajet par cette belle journée d’automne.

* * *

A l’Institut médico-légal, le docteur Piret avait préparé la dépouille en veillant, lui aussi, à camoufler les horribles blessures à la gorge. Quand elle entra, Anne Lepetit paraissait normale comme un animal à sang froid. On eût dit qu’elle se rendait dans une administration quelconque. Roussel et Digier l’observaient. Elle s’approcha du corps, fit un léger signe de tête en guise d’acquiescement, puis s’éloigna sans questions ni commentaires. Elle eût pu être le suspect numéro un si elle n’avait fourni un alibi qui, pour l’instant, semblait tenir.

Digier la reconduisit à l’entrée tandis que Roussel ne pouvait s’empêcher de s’adresser à Piret :

– Elle me glace. Je n’ai rencontré dans toute ma carrière quelqu’un qui soit aussi dénué d’humanité. Son mari l’a-t-il à ce point fait souffrir ou est-ce sa nature profonde ?