Trois mois plus tôt…
Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite.
Je remercie Gilbert et Jo qui ont contribué à la réalisation de ce roman.
Lu dans le journal
du mercredi 2 septembre 2015
Daech brûle vifs quatre chiites tout en filmant la scène atroce, afin qu’elle soit diffusée aux quatre coins du monde.
Deux jeunes Indiennes sont condamnées à être violées, puis étranglées par les hommes de leur village, parce que leur grand frère a entretenu une relation amoureuse avec une femme mariée appartenant à une caste supérieure.
Le Premier ministre français annonce qu’il faut faire la distinction entre les réfugiés syriens politiques et les économiques, et qu’il faut renvoyer ces derniers dans leur pays.
Un Allemand et un Anglais décrochent la cagnotte de l’Euromillions et empochent chacun la coquette somme de 60 millions d’euros.
Robert, SDF de Namur, meurt dans de bien tristes conditions. La veille, une maison destinée aux sans-abri lui avait refusé l’hospitalité, car il avait épuisé son quota du mois. L’établissement était à moitié vide et disposait donc de nombreuses couchettes.
Je viens de terminer le roman que vous vous apprêtez à lire et j’ai honte.
Pascal Riguelle
Prologue
Moscou, à proximité de la place Rouge
Le soleil se lève sur la Moskova et ses premiers rayons se concentrent étrangement sur ce pont qui enjambe le fleuve et que j’emprunte chaque matin, appuyée sur ma canne blanche qui me sert de guide. Encore quelques centaines de mètres et je passerai de l’enfer de Cerbère à un paradis éteint.
Devant moi, je devine des messieurs en costume et des dames en tenue chic. Ils traversent les artères du boulevard et je sens qu’ils ne me prêtent aucune attention. Serais-je devenue transparente ou invisible aux yeux de cette ville qui, jadis, m’a procuré tant de bonheur ?
Plus j’avance vers la place Rouge et plus d’anciens souvenirs rejaillissent du fond de ma mémoire. Je me souviens de la douce époque où je déambulais entre le mausolée de Lénine et le bâtiment du Kremlin, en m’émerveillant de ces souvenirs forts du passé. Bien sûr, je me rappelle aussi que nous ne roulions pas sur l’or et que, durant les années de grand froid, il fallait user de bien des ruses pour se chauffer. Mais nous avions l’honneur, le sentiment avéré que, malgré les stigmates que nous portions sur le corps, nous pouvions dire : « Je mène la vie d’un être humain ».
Pour me donner l’illusion d’un sol un peu plus accueillant, je déploie sur le béton froid la couverture qui sert à me protéger la nuit. Un groupe de touristes s’approche. De leur langage, je déduis qu’il s’agit probablement d’Indiens. Je me dépêche, car je sais que ces porteurs de longues robes sont souvent fort généreux. Je ne comprends rien à ce qu’ils racontent, mais je crains qu’ils doivent trouver bien triste de voir une vieillarde comme moi croupir ainsi à même le sol gelé. Ils ne peuvent savoir que je suis âgée de trente-six ans à peine !
Au moins, eux me voient et m’entendent même, parfois. L’un d’eux me jette quelques roupies, comme on lance un os à un chien affamé. Tout comme l’animal, je me précipite sur les pièces d’argent. Puis j’entends des pas lourds et reconnais qu’il s’agit de ceux de policiers qui s’approchent pour m’expulser une nouvelle fois. Me voleront-ils le peu de monnaie que je viens de récolter ? Vont-ils se contenter de me faire déguerpir ? Aujourd’hui est un jour béni, car je suis tombée sur des agents de l’ordre compréhensifs, ce qui est devenu rarissime ici : ils m’ont laissé partir avec mon maigre butin.
Je quitte la place Rouge que le soleil illumine à présent, comme pour me rappeler que l’éclat de la lumière m’est proscrite à jamais. Je reprends ma couverture et déambule, telle une âme sans vie, telle une bâtarde que d’aucuns de mes compatriotes trouvent dérangeante, mais que l’on préfère cacher de cette élite moscovite qui croit dominer le monde.
Adel Tsiparevitch, retrouvée morte de froid un triste matin.
Une amulette fut retrouvée entre ses mains gelées, devenues dures comme la pierre. Sur ce petit objet était gravée l’inscription :
« À nous, les bâtards de la place Rouge. »
« Ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige. »
Albert Camus
Neuf mois plus tard…
Moscou
Il y eut un soir et il y eut un matin d’un terrible mois de décembre : le froid glaça une fois de plus tous les mendiants qui n’avaient pu trouver de gîte dans un des nouveaux centres récemment inaugurés à leur intention. Parmi ces désespérés, à l'aide de sa canne blanche qui lui servait désormais de guide, Adel traversa le pont qui enjambait la Moskova. Elle repensa à son parcours tortueux, à tous ces malheureux qu'elle avait pu sauver.
Bien que le gouvernement l'eût bien imaginé pour diriger tous les nouveaux foyers d’accueil, elle avait préféré partager le quotidien des sans-abri. Depuis, ses amis de la rue s'inquiétaient souvent de la voir renoncer au bonheur. Peu le savaient : depuis qu'elle avait poussé son fils à l'exil, sa vie n'avait plus de sens et elle attendait la mort comme on attend une lettre de mobilisation pour une guerre que l’on sait perdue d’avance.
Pour se procurer un peu de chaleur sur le sol gelé, Adel déploya sa couverture. Elle repensa aux propos tenus par le monstre que son adolescent, alors âgé de quinze ans, avait tué quelques années auparavant : « Toi et ton bâtard de fils ! »
Elle sortit de sa poche un morceau de bois et, comme s’il s’agissait d’une amulette, elle y grava la phrase suivante à l'aide d'un canif : « À nous, les bâtards de Moscou. »
Sentant ses forces se réduire au fur et à mesure que son corps meurtri luttait contre l'air glacé, elle entendit une voix d’homme.
— Ma chérie, c'est curieux, on dirait que je connais cette vieille femme. Non, après tout, ce ne peut être possible Poursuivons notre route, on nous attend à l'hôpital. J'espère que l'échographie confirmera qu'il s'agit bien d'une petite fille.
— À ce sujet, as-tu déjà envisagé le prénom qu'on lui donnera ?
— Je n'ai pas la moindre hésitation : elle se prénommera Adel. J'ai toujours été tellement fier de ma maman.
Cette voix, Adel la reconnut sans la moindre hésitation : c'était celle de son fils qui venait de passer devant elle, sans même la reconnaître. Mais après tout, qu'importait : elle savait son fils vivant et heureux. Elle n’avait donc plus aucune raison de poursuivre le combat contre la maladie qui la rongeait.
Il y eut un soir et il y eut un matin. Dans un ultime soupir, l’ancienne protectrice des pauvres de Moscou ferma les paupières, priant de tout son être pour que cette lumière se tût enfin en elle. Et dans un silence incroyable, Adel serra l’amulette qu’elle tenait entre les mains, et la lumière se tut en elle, à jamais.
Trompettes de la renommée, jouez pour les anges si le cœur vous en dit. Mais surtout, prévenez-les qu’ils sont sur le point d’accueillir un être exceptionnel à qui le martyre confère une place de choix au paradis de ces humains qui permettront aux générations futures de connaître un monde meilleur.
Que la lumière se taise
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« L’espérance commence souvent notre ruine,
et laisse au désespoir le soin de finir l’ouvrage. »
Axel Oxenstiern
4 février 2014, Paris
Cela faisait plus de cinq jours qu’une effroyable tempête sévissait sur la capitale française. Des bourrasques et des pluies torrentielles avaient contraint la mairie à interdire toute circulation sur les axes tant principaux que secondaires. Trams, métros et bus étaient à l’arrêt et seuls de rares passants tentaient, tant bien que mal, de se rendre à leur travail.
Sur les terrasses des troquets du centre, habituellement si bruyants à cette heure-là, seule la force du vent et de la pluie faisait quelque peu monter les décibels.
Depuis quarante-huit heures, la Seine était sortie de son lit et les autorités craignaient que le fleuve n’atteignît les limites de la crue de 1910, quand il avait dépassé les huit mètres sur l’échelle hydrométrique du pont d’Austerlitz. Cette année-là, le nombre de victimes avait endeuillé une multitude de familles parisiennes et il était hors de question qu’une telle catastrophe pût se reproduire. Policiers, pompiers et protection civile s’affairaient donc à vérifier que les mesures d’interdiction de circuler étaient bien respectées. Malgré tous ces efforts, une vieille dame avait péri noyée en tentant de sauver son chat. Affolé, l’animal avait quitté la maison et s’était retrouvé sur une planche à la dérive. Sa maîtresse n’avait pu se résigner à l’abandonner.
Ailleurs, c’était un enfant qui, ayant échappé quelques minutes à la vigilance de ses parents, n’avait pu faire la distinction entre le fleuve et les centimètres d’eau qui coulaient sur le trottoir.
Malgré ces conditions apocalyptiques, au volant de sa Bentley noire, le professeur Pierret quitta L’École des Langues et Civilisations d’Orient ancien (l’ELCOA) où il s’était obstiné à aller récupérer plusieurs livres précieux, afin de les sauver de la noyade. Sur le chemin du retour, il craignit à plusieurs reprises de voir son véhicule emporté par des torrents de boue mais, grâce à son sens inné de la conduite ainsi qu’à son sang-froid légendaire, il parvint à garder la maîtrise de son carrosse jusqu’à son appartement. Toutefois, les garages souterrains de l’immeuble étant submergés, il dut ranger sa luxueuse automobile dans une des rues adjacentes, situées plus en hauteur dans le quartier.
Encore très perturbé par le parcours semé d’embûches qu’il venait d’effectuer, il courut tel un forcené rejoindre sa jeune épouse Zayane qu’il devinait morte d’inquiétude.
La jeune Syrienne l’avait pourtant mis en garde à plusieurs reprises.
— Il est plus de vingt heures et plus aucun éclairage public ne fonctionne. Te rendre à ton école dans ce noir profond relève simplement de la folie. Tu sais très bien que tes livres sont à l’abri, car ils sont situés tout en haut des étagères de la classe !
— Fais-moi confiance, Zayane, je sais très bien ce que je fais, avait-il répondu avec prétention et insolence.
Lorsqu’aux environs de vingt-deux heures, il pénétra dans l’appartement, il fut surpris de découvrir son épouse en larmes.
— Ma chérie, pourquoi t’es-tu mise dans un tel état ? Je t’avais pourtant dit que je ferais immédiatement demi-tour si j’estimais la situation trop critique !
— Je sais, mais j’ai eu l’impression que tu n’étais pas conscient du danger encouru.
Pour se venger, Zayane décida de taquiner Pierret.
— De toute façon, ne va surtout pas t’imaginer que c’est seulement ton départ imprudent qui m’a fait pleurnicher. Non, il y a une autre raison à cela : en t’attendant, j’ai regardé le spectacle télévisé des Victoires de la musique classique. Je viens d’entendre un extrait du ballet de Roméo et Juliette de Prokofiev et cet air de musique m’a bouleversée. Je te rassure, je ne suis ni triste ni malheureuse. Il y a juste que je ne m’attendais pas à être troublée à ce point par ces mélodies si pures !
Un peu vexé, le professeur fit toutefois en sorte de ne rien laisser transparaître.
— Tu m’en vois soulagé ! D’ailleurs, ce ballet est également un de mes préférés. Ce que je vais t’avouer va peut-être te rendre verte de jalousie mais, avant notre rencontre, j’ai assisté à de nombreux spectacles de mode. Bien souvent, les mannequins défilaient sur cette symphonie. Je peux donc te dire que je comprends exactement ce que tu ressens en ce moment. (Et toc, se dit-il…)
Pierret jeta un regard furtif en direction du téléviseur et constata que l’on jouait désormais Madame Butterfly de Puccini. Pressentant que cette scène ne remonterait pas le moral de sa dulcinée déjà fragilisée, il zappa sur une autre chaîne. Il tomba par hasard sur la scène d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. Lui vint alors une vision subliminale.
— En raison des prévisions météorologiques, l’école ne rouvrira sans doute pas ses portes avant une bonne semaine. Cela te dirait-il de te rendre dans le cœur de l’ancienne Union soviétique ?
Zayane fut très touchée par cette attention délicate. Aussi, un certain enthousiasme lui revint. Elle corrigea toutefois la proposition de son compagnon.
— Tu sais, les compétitions sportives ne m’ont jamais intéressée. Maintenant, si tu tiens à aller voir le ski et les rencontres de hockey sur glace, je suis prête à te suivre.
— Oups ! Penses-tu vraiment que je sois fan des parties de curling ? Tu ne m’as pas bien compris : ce n’est pas à Sotchi que je te propose de nous évader, mais à Moscou !
Suite à cette précision, le visage de la jeune femme s’illumina.
— Oh ! mon Dieu, j’ai toujours eu envie de découvrir la place Rouge ! Es-tu toutefois certain de pouvoir t’absenter durant une aussi longue période ?
— Ne t’en fais pas pour cela. Affaire conclue. Je réserve de ce pas un minitrip via Internet !
« En Russie, quelque oligarque que l’on soit, toute la fortune du monde ne conférera jamais le titre de tsar ! »
Patrick Janaz
7 février 2014, Moscou
De son vrai nom Ivan Gorkinovich, Gorki incarnait parfaitement l’histoire de ces nouveaux milliardaires à l’image de la Russie moderne : il avait d’abord fait fortune dans la mafia, avant de se tourner avec succès vers le secteur florissant de l’audiovisuel. Aujourd’hui, avec sa mainmise sur la majorité des chaînes de TV russes, il se croyait au-dessus des hommes et des lois, voire des dieux.
Prêt à écraser quiconque se dresserait sur son passage, il avait eu le génie d’obtenir l’exclusivité des droits de retransmission des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi.
Fidèle à ses habitudes, ce n’était pas sur place qu’il s’apprêtait à visualiser l’inauguration officielle des Jeux olympiques les plus coûteux de l’Histoire : il s’était contenté de suivre la scène de son bureau privé de Moscou.
L’organisation des J.O. d’hiver de Sotchi avait coûté la coquette somme de 37 milliards d’euros au gouvernement, sans parler de la corruption qui avait accompagné la construction des nombreux sites du village.
Même le Comité international olympique avait fini par avouer, du bout des lèvres, ces dépenses scandaleuses, compte tenu de tous les sans-abri qui croupissaient dans la capitale russe. Pouvait-on d’ailleurs parler de village olympique ? Près de cent mille soldats et policiers avaient été envoyés sur place pour défendre les lieux abritant les athlètes et les journalistes. Le tout encerclé de barbelés et de barrières en acier hautes de plus de trois mètres.
L’obtention des droits de retransmission de cet évènement fut une véritable aubaine pour les studios Gorki. Des millions de téléspectateurs étaient pressentis pour suivre cette fête du sport : les royalties allaient donc rapporter un véritable pactole !
Confortablement assis dans son divan en bois d’ébène du Laos, essence considérée comme la plus chère au monde après le bois d’acajou de Cuba, Gorki sirotait une coupe de champagne en attendant le début de la retransmission. L’inauguration officielle allait débuter dans cinq à dix minutes à peine. Frappé de nervosité, le producteur hésita quelques instants à aller chercher une des call-girls supposées l’attendre dans la pièce voisine. Comme chaque fois qu’il restait seul le soir dans ses studios, sa secrétaire prévoyait la présence d’une ou deux professionnelles, afin d’assouvir l’appétit sexuel de son patron en cas d’excès de libido.
Du haut de son mètre nonante, le crâne rasé, portant toujours un costume gris et des lunettes noires, Gorki était craint de tous. Nonobstant sa force athlétique, le producteur ne se séparait jamais de ses deux gardes du corps. Seules quelques personnes feignaient d’être ses amis. Mais une évidence les rappelait bien vite à une féroce réalité : Gorki était un des hommes les plus puissants de Russie et, compte tenu de ses relations, il pouvait se montrer un ennemi particulièrement cruel.
Mafieux notoire, on aurait pu croire que le directeur des studios les plus importants de Russie n’était pas à l’abri de menaces judiciaires. C’était là aussi sans compter sur son cercle privilégié de connaissances. Parmi celles-ci, le Premier ministre Youri Armianski.
« Le secret de la créativité est de savoir comment cacher vos sources. »
Albert Einstein
9 février 2014, Moscou, château de Kouskovo
La veille, le Premier ministre Armianski reçut un appel très surprenant du Président russe. Ce dernier fut en effet très évasif quant à l’objet exact de sa nouvelle missive. Il évoqua succinctement un projet d’émission de télévision destinée à démontrer aux communautés internationales que son pays était un ardent défenseur des Droits de l’Homme.
Convaincu que Gorki serait l’homme de la situation, Armianski avait convié le producteur dans un lieu hors du commun pour ce type d’entrevue : le château de Kouskovo. Située dans le district est de Moscou, cette bâtisse datant du dix-huitième siècle est l’un des lieux les plus visités par les touristes. Ses jardins à la française lui valent même le surnom de petit Versailles !
Mais pour l’heure, l’ambiance était bien loin de toute invitation à la flânerie : il était tard et l’endroit était quasi désert.
C’est donc à l’abri des regards qu’Armianski voulait s’entretenir avec Gorki du nouveau projet que le maître du Kremlin lui avait confié quelques heures plus tôt.
Le patron des plus grandes chaînes de télévision russes ne s’inquiéta pas outre mesure des aspects mystérieux de cette réunion planifiée en dernière minute : cela faisait près de cinq ans qu’il travaillait régulièrement pour le gouvernement. Toutefois, alors qu’il s’attendait à recevoir les félicitations du jury pour la retransmission parfaite de la scène d’ouverture des J.O. d’hiver, il fut surpris d’entendre le Premier ministre aborder un thème qu’il n’avait pas prévu.
— Gorki, je m’apprête à vous tenir des propos ultra-confidentiels ! Comme vous le savez, nombreuses sont les critiques qui sous-entendent notre manque de respect des Droits de l’Homme. Aussi, afin de répondre à ces attaques et en totale concertation avec les organes supérieurs, je vous demande d’organiser un reality-show qui viserait à faire taire définitivement les nations qui mettent en exergue notre manque de zèle en matière de démocratie.
— Armianski, j’ai beaucoup de mal à vous suivre : me demanderiez-vous de faire une émission en faveur des étrangers, des gays et des lesbiennes ? Je ne pourrais le concevoir un seul instant…
— Diable, vous n’y pensez pas ! Je vous demande de vendre du rêve et de n’en donner en aucun cas ! Quoique je compte sur votre imagination débordante pour me soumettre un projet dans les vingt-quatre heures. Il est en effet primordial que nous puissions redorer le blason de notre grande et belle nation avant la fin des Jeux d’hiver. Le monde nous observe actuellement et il nous faut profiter de cet instant propice.
Dans la foulée, je vous donne une piste : mon chef des services secrets vient de m’avertir qu’un intrigant couple de Français débarquera demain à Moscou. Qui, mieux que des habitants de l’Hexagone, pourrait bluffer tout le monde dans le sujet qui nous préoccupe ? Je vous ferai transmettre leurs coordonnées dans les heures qui viennent.
« L’homme le plus fort du monde est celui qui est le plus seul. »
Henrik Ibsen
Istanbul
Le lieutenant Kader contemplait le Bosphore comme si ce détroit séparant l’Asie de l’Europe contenait les larmes de ses ancêtres. Déboussolé, il ne pouvait accepter les dernières vérités qui venaient de lui être révélées.
Dès son retour de mission en Amérique du Sud, il s’était rendu à la mosquée Bleue afin d’y solliciter l’aide pourtant risquée de l’imam. Contre toute attente, ce n’était pas le chef religieux qui s’était présenté à lui, mais une ancienne connaissance très active dans les milieux ultra-islamistes, Al-Kazin.
Kader avait demandé de lui procurer une poignée d’hommes pour l’aider à regagner son ordre en Iran. Alors qu’il était très fier d’avoir pu mener à bien les opérations au Brésil et à Cuba, le lieutenant dut déchanter : Al-Kazin lui apprit la mort récente de son maître, le vieil homme de la montagne, mais aussi la rébellion qui avait suivi ce décès et qui avait provoqué la dislocation de son groupe.
Enfin, l’officier moudjahid en cavale dut entendre que, alors que c’était lui qui était pressenti pour devenir le successeur de la secte des Assassins, son mentor avait porté son choix sur Aazam, le cadet de Kader. Le nouvel élu, ne disposant pas des qualités de leader de Kader, se montra rapidement incapable de faire régner l’ordre et eut à affronter les foudres de la révolte. Le petit frère de Kader s’était suicidé, peu de temps après sa désignation en tant que nouveau chef des Hachichiyyin.
Bref, Kader était désormais le dernier héritier d’une communauté de mercenaires qui faisait vaciller le fragile équilibre mondial depuis près de mille ans : l’ordre des Assassins !
En plus de cette tragédie, Al-Kazin avait fait une autre révélation : avant de mourir, le chef des Hachichiyyin lui avait fait parvenir la moitié de sa fortune, somme colossale qu’il avait remise à Kader.
Un véritable désir de vengeance gagna alors l’esprit du lieutenant. Juste avant de sortir de la mosquée Bleue, pendant sa prière, il avait juré au Prophète de faire payer le prix fort à tous ceux qui avaient traqué la secte des Assassins au cours de la dernière décennie : la France, les États-Unis, mais également une jeune femme d’origine syrienne qui vivait désormais à Paris et qui, malgré ses origines musulmanes, collaborait de près avec les services secrets de l’Hexagone.
L’esprit chamboulé de l’officier fit jaillir en lui une multitude d’interrogations : qu’est-ce qui avait donc pu provoquer la chute aussi brutale de sa communauté dont les adeptes étaient connus pour leur soumission totale à l’autorité ? S’il avait pu regagner l’Iran plus tôt, aurait-il pu éviter cette descente aux enfers ?
Dans cette kyrielle de questions existentielles, Kader en vint à se demander comment Al-Kazin avait pu être mis au courant qu’il se présenterait à Istanbul, à la grande mosquée Bleue de surcroît.
Puis un détail lui revint : lorsqu’à Trinidad-et-Tobago, il s’était procuré un billet d’avion pour un vol La Havane-Istanbul, il avait présenté un faux passeport que son maître lui avait fait parvenir. Ainsi, bien que se trouvant sans doute à l’article de la mort, le vieil homme de la montagne était parvenu à user de stratagèmes tels qu’il avait trouvé le moyen de retracer la piste de son lieutenant en fuite.
La suite était d’une logique implacable : le maître des Assassins, réunissant doute les derniers souffles d’énergie qui émanaient encore de son corps, avait contacté Al-Kazin à qui il avait fait don d’une grande partie de ses réserves financières. Ce mouvement bancaire n’était-il pas trop risqué, compte tenu du fait que le mentor des Hachichiyyin n’avait plus rencontré son ami turc depuis près de vingt ans ? Absolument pas : il existe dans ces communautés obscures des alliances insoupçonnées dont nos civilisations modernes ne peuvent mesurer l’ampleur.
Kader braqua une nouvelle fois son regard en direction du pont du Bosphore, haut de plus de soixante-cinq mètres et long de plus d’un kilomètre. Sous cette construction métallique ayant une capacité de huit voies routières, une pléiade de bateaux permettaient aux touristes d’embrasser les plus beaux paysages d’Istanbul. Dans ce décor paradisiaque, le lieutenant ne pensait pourtant qu’à une chose : utiliser le pactole dont il venait d’hériter pour reconstruire au plus vite son ordre disparu et venger ainsi la mort récente de son jeune frère et celle de son maître !
« L’homme est fait pour attendre,
et la femme pour être inattendue. »
Gérard de Rohan Chabot
Deux jours plus tard, Moscou, Café Pouchkine
Vu les Jeux olympiques, Pierret éprouva les pires difficultés à trouver un billet d’avion à destination de la capitale russe. Il put arriver in extremis à ses fins, mais ne trouva qu’un vol de nuit.
Vers trois heures du matin, Zayane et lui atterrirent à l’aéroport international de Domodevo. Ils empruntèrent aussitôt la ligne de l’Aeroexpress, un train rapide permettant de gagner la gare de Paveliets en un peu moins de trois quarts d’heure.
En fin de compte, ils ne débarquèrent dans leur hôtel que vers six heures du matin.
Dans le Boeing qui les transportait, le professeur avait lu un article sur le célèbre Café Pouchkine. On y insistait sur l’importance de visiter le lieu tôt le matin, à l’heure où l’endroit n’était pas encore trop fréquenté. Sitôt arrivé dans la chambre de leur hôtel, le professeur proposa donc à son épouse de se reposer durant quelques heures pendant qu’il se rendrait au Café Pouchkine.
— Tu n’as qu’à me rejoindre en fin de matinée dans l’établissement le plus couru de Moscou.
Une demi-heure plus tard, Pierret arriva au célèbre Café Pouchkine. Il y attendit tranquillement sa compagne en pensant que celle-ci devait sans doute rêvasser aux nombreuses boutiques de haute couture décrites dans les catalogues qu’elle avait feuilletés durant le trajet en aéroplane.
Avant de s’asseoir, le Français s’empressa de se réchauffer auprès de l’immense feu ouvert qui illuminait la pièce principale. Les flammes éclairaient les reproductions plus vraies que nature des œuvres de l’artiste Komarov Vitali, celui que l’on surnommait le nouveau Van Gogh russe. Ce peintre, né en Russie en 1968, mêlait les couleurs vives dans ses toiles où le vert, le jaune et le rouge dominaient les fonds pastel de toute leur flamboyance. Le professeur adora, entre autres, le tableau des Jardins de Lednice ainsi que la toile du Vase aux tournesols. En plus de ces œuvres aux couleurs écarlates, les flammes du grand feu entrouvraient un paradis enchanteur qui, égaré dans les superbes poutres en chêne foncé du plafond, proposait un spectacle qui invitait à une irrésistible douceur de vivre.
Pierret déambula ensuite à travers les larges bibliothèques en bois. Celles-ci regorgeaient de livres datant parfois de plusieurs siècles. Il existe ainsi de ces endroits magiques qui invitent à penser que la vie s’arrête pour y contempler uniquement ce qu’elle offre de plus beau et de plus noble.
Le professeur prit place dans un des larges fauteuils argentés de style Chesterfield, juste à côté d’une fenêtre. Il y observa la tempête de neige qui faisait rage sur le Tverskoy Bulvar déserté. Les rares passants se protégeaient contre ces dures conditions climatiques. Certains à l’aide de manteaux épais, d’autres en couvrant leur tête d’un simple papier journal. Peu surpris par les bourrasques hivernales si caractéristiques sous cette latitude, Pierret observait ces images quasi apocalyptiques avec les yeux d’un enfant. C’est alors que le serveur de l’établissement vint perturber sa rêverie passagère.
— Bonjour, comme le veut la coutume, je vous offre l’éditorial de notre maison et vous en souhaite une excellente lecture. Et voici notre célèbre chocolat chaud, recouvert de notre merveilleuse crème chantilly et nappé de cacao amer de Bolivie.
Lorsqu’il découvrit sa boisson, le professeur n’en crut pas ses yeux.
— Mon Dieu, quelle présentation raffinée ! Si le contenu équivaut au coup d’œil, je suis sûr que je vais passer un bien agréable moment.
Tout en savourant une boisson matinale pour le moins extraordinaire par la finesse de ses arômes, l’enseignant parisien saisit le mensuel de l’établissement ; son tirage ne dépassait donc pas les quelques milliers d’exemplaires. On ne pouvait donc le trouver qu’ici où il était distribué gratuitement à tous les clients. Il entama la lecture et remarqua en première page les expositions et les concerts prochainement proposés par cette maison des desserts. On y parlait d’orchestres à cordes, de menus thématiques… Soudain, son attention se focalisa sur un article repris dans la rubrique des faits divers :
Dans le cadre du lancement d’une nouvelle émission de télévision dont les bénéfices seront intégralement reversés aux sans-abri de Moscou, les studios Gorki sont à la recherche d’un couple d’Occidentaux, afin de réaliser l’ascension du plus haut sommet de l’Europe géographique, le mont Elbrouz !
Il était à présent onze heures du matin et, guettant l’arrivée imminente de Zayane, Pierret relisait sans cesse l’annonce qu’il venait de lire dans le petit journal du Café Pouchkine.
Même si cela ne correspondait absolument pas à ses habitudes, il se dit : « Pourquoi ne pas adhérer à ce projet complètement fou ? Après tout, qu’avons-nous à perdre ? »
En plus du défi sportif, l’idée de venir en aide à des sans-abri le séduisait particulièrement. Sans détacher son regard du petit carnet, il reprit sa tasse de chocolat chaud qu’il continua à savourer comme si de rien n’était.
Égaré dans ses pensées, l’enseignant s’imagina un instant à l’assaut des montagnes caucasiennes. « Ce projet pourrait peut-être remonter le moral de mon épouse ! » L’esprit du professeur était tellement absorbé par ses rêves d’expédition qu’il ne prêta aucune attention à une voix féminine qu’il connaissait mieux que quiconque.
— Rendez-vous, ici le KGB !
Le fait d’avoir prononcé le nom des services secrets russes à haute voix ne manqua pas d’irriter les autres occupants ; certains n’hésitèrent pas à toussoter en guise de protestation.
Pierret leva les mains et, ayant enfin reconnu la voix de sa femme, il décida d’entrer dans son jeu.
— Très bien, passez-moi les menottes ! À moins que je ne puisse d’abord vous offrir un de ces délicieux gâteaux proposés dans ce palais des gourmandises ?
La Syrienne prit place dans le fauteuil voisin de celui de son mari. Son attention fut attirée par le journal posé sur la table. Elle s’aperçut qu’il y manquait un quart de page. Elle avança ses lèvres près des oreilles de son Français de cœur et lui murmura :
— Attention, cher ami ! Je pense que l’on tient enfin le kidnappeur de pages de journaux que traquent toutes les polices de Moscou ! Sauf si vous avez honteusement pris le soin de découper la rubrique des petites annonces…
À cette réplique complice, osée et inhabituelle dans la bouche de Zayane, le professeur ne sut que répondre. Il se contenta de sortir la rubrique des faits divers et la tendit à sa femme. Celle-ci s’exclama :
— Une compétition sportive ! Très peu pour moi. Pierret objecta :
— Il ne s’agit pas seulement d’un défi athlétique, on évoque également une dimension sociale à ce challenge plutôt original. Lis l’article jusqu’au bout et tu découvriras que les fonds récoltés reviendront directement aux associations militant en faveur des malheureux de Moscou. Toi qui me reproches parfois d’être trop casanier, laisse-moi au moins l’occasion de te prouver le contraire ! Mais au fait, je n’avais pas pensé à ce point : seras-tu capable de marcher dans la neige avec un sac à dos ?
Le professeur jubilait de la taquinerie qu’il venait de lancer à son épouse. Mais, avant de laisser à Zayane le soin de faire part de ses premières impressions sur ce projet, il argumenta encore :
— Tu sais, j’ai lu tellement de coupures de presse qui dénoncent les conditions misérables dans lesquelles vivent ici les clochards que je ne puis demeurer insensible.
La Syrienne n’eut pas la volonté de répliquer, même si elle en brûlait d’envie. Après tout, pour quelle espèce de trouillarde allait-elle passer si, d’un seul revers de la main, elle rejetait l’idée d’une excursion en montagne ? Car au même moment, l’attention de Zayane se focalisa sur un coin précis de l’établissement. S’y trouvait un groupe de touristes français qui avaient visiblement fait la fête toute la nuit dans les discothèques. Ces derniers subissaient encore les conséquences du dangereux cocktail champagne-vodka.
Zayane s’en étonna.
— Comment se fait-il qu’il y ait autant de francophones dans cette brasserie ?
Pierret apprécia la question. Passionné depuis toujours par l’histoire de la capitale russe, il était féru d’anecdotes diverses sur ce thème. Ce fut donc avec délectation qu’il étala sa culture.
— C’est une histoire étrange : pendant qu’il donnait une série de concerts à Moscou, Gilbert Bécaud écrivit une chanson dans laquelle il faisait allusion à un établissement tout droit sorti de son imagination, le Café Pouchkine. Par la suite, les nombreux Français qui visitèrent Moscou se mirent à interroger les passants afin de savoir où se trouvait le lieu de rêve décrit par le chanteur. Finalement, ce n’est qu’en 1999 qu’un riche Moscovite profita du 200e anniversaire de la mort du poète Pouchkine pour enfin ouvrir ce lieu, devenu depuis une véritable institution. Mais ce n’est pas tout : l’oligarque demanda à Gilbert Bécaud de venir l’inaugurer officiellement, ce à quoi l’artiste consentit.
Zayane jeta alors un coup d’œil taquin envers son compagnon. Elle se mit même à chantonner : « La place Rouge était vide, elle avait un joli nom mon guide, Nathalie ».
La Syrienne au pays des Soviets revint sur le thème de l’article du journal.
— Je trouve bien curieux qu’ils ne fassent appel qu’à des Occidentaux pour figurer dans leur émission. Pourquoi ces studios ne cherchent-ils pas plutôt des citoyens de leur pays ? Je pensais que c’était la solidarité, cette fameuse Solidarnosc, qui avait fait sortir la Russie de son ancien régime.
— Bravo ! je vois que toi aussi, tu as bien préparé notre voyage. Tu parles toutefois d’une époque révolue. Dès la fin du communisme, l’ex-État soviétique a très vite instauré un système capitaliste sauvage. Ici, la loi du « marche ou crève » règne en maîtresse absolue !
Le sujet de conversation changea radicalement lorsque le serveur vint leur apporter un assortiment de pâtisseries dont la présentation, à elle seule, eût fait saliver les papilles les plus délicates. Il s’agissait d’un Trio Marni, composé d'un macaron aux parfums de caramel et de citron d'Italie, d'un chou garni de crème vanille truffée et d'une caissette de chocolats aux noisettes et à la mandarine.
« C’est toujours par hasard qu’on accomplit son destin. »
Marcel Achard
Istanbul
Toujours rongé par le deuil, Kader éprouvait pas mal de difficultés à opérer un choix quant à son avenir immédiat. Son intuition profonde le guidait à regagner l’Iran, mais que pourrait-il y faire, maintenant que tous ses anciens disciples avaient lâchement abandonné la forteresse souterraine qu’ils avaient mis plus d’un an à transformer en bunker ? Là-bas, sa secte était irrémédiablement dissolue et il n’y retrouverait personne, si ce n’est le constat pesant de la désolation.
Une autre alternative l’intéressait particulièrement : s’il se rendait en Syrie où, selon Al-Kazin, bon nombre de ses anciens frères d’armes s’étaient rendus pour combattre en qualité de mercenaires.
Finalement, à court d’idées, il se résolut à retourner à la mosquée Bleue afin d’y demander conseil à son vieil ami turc.
La chaleur accablante qui terrassait Istanbul fit que Kader fut pris de transpiration à son entrée dans le somptueux lieu de culte. Les rayons du soleil faisaient ressortir la couleur bleue des mosaïques d’une manière étincelante.
Le lieutenant hachichiyyin observa la foule dense. Il nourrissait le secret espoir d’y revoir le gardien du lieu qui l’avait emmené auprès d’Al-Kazin. La recherche se révéla d’une grande difficulté, car trouver quelqu’un parmi les centaines de personnes présentes dans l’édifice religieux équivalait à chercher une aiguille dans une botte de foin ! Après avoir consacré plus de deux heures à scruter l’endroit, Kader dut se rendre à l’évidence : ni le secrétaire de la mosquée ni Al-Kazin n’étaient présents.
Contrarié, le lieutenant quitta le bâtiment et s’attabla à une petite terrasse ombragée. Une fois assis, il commanda un thé turc. Le serveur lui apporta un cydanlik, sorte de théière à deux étages dont la partie supérieure contient du thé noir ainsi que des morceaux de pomme. Si cette dégustation plut particulièrement à l’officier moudjahid, son attention se focalisa sur l’article d’un journal posé sur la table. On y évoquait un attentat perpétré la veille dans la ville daguestanaise de Burnakok. La chronique relatait que cette attaque commise par des rebelles avait fait une vingtaine de morts parmi lesquels on dénombrait des policiers et des civils. Ce ne fut cependant pas uniquement l’offensive suicidaire qui interpella Kader : certains indices laissaient présager que les protagonistes de cette boucherie pouvaient être d’origine syrienne ou iranienne. Plus incroyable encore : le journaliste précisait que cet acte pourrait être l’œuvre de la secte des Assassins ! Une image soudaine foudroya les yeux de Kader : et si tous ses anciens compagnons ne s’étaient pas rendus en Syrie ? Si quelques-uns d’entre eux avaient pris la direction du Daguestan pour y reconstruire, vaille que vaille, cet ordre hachichiyyin que les communautés internationales espéraient à jamais disparu.
Dès cet instant, le lieutenant n’eut plus le moindre doute quant à son futur proche : il regagnerait la capitale daguestanaise au plus vite afin de tirer cette affaire au clair !
« Il dépend de nous que le présent délivre sa promesse d’avenir. »
Kant
Le lieutenant Kader hésita longuement quant au moyen de transport qu’il emprunterait pour se rendre au Daguestan. Il ne connaissait rien de ce pays, si ce n’est qu’il faisait partie de l’ancienne Union soviétique.
Compte tenu de l’organisation des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, il écarta rapidement l’idée de prendre l’avion. Et pour cause : la presse insistait lourdement sur les incroyables mesures de sécurité qu’avaient prises les autorités russes dans les aéroports situés à proximité du Caucase.
Avant de se mettre en route, deux défis majeurs se présentaient à l’unique héritier des Hachichiyyin : se documenter sur la région éloignée du Daguestan et trouver quelques hommes pour l’aider à parcourir les quelques milliers de kilomètres qui séparent Istanbul de Makhatchkala, la capitale du pays où, selon un journal istanbuliote, quelques membres de sa secte opéraient en ce moment.
Mais avant d’accomplir ces deux recherches, Kader ne put résister au besoin de retourner une dernière fois à la mosquée Bleue. Son but n’était plus cette fois de tenter de retrouver son vieil ami Al-Kazin, mais d’aller implorer le Prophète afin qu’il lui donne la force de surmonter la grande tristesse et la terrible solitude qui le frappaient. Lui, qui s’était préparé à devenir bientôt le chef suprême d’un groupe de mercenaires parmi les plus puissants du globe, se voyait tout à coup contraint à errer comme une bête traquée. Quoiqu’il se ressaisît rapidement, bien conscient que l’avenir de son ordre reposait désormais sur ses seules épaules ; il n’avait nul droit à l’échec. En cet instant précis, le lieutenant ignorait pourtant que ses pieds ne fouleraient jamais le sol de l’énigmatique Daguestan…
« La luxure n’égare pas les gens, les gens s’égarent eux-mêmes. »
Proverbe chinois
Moscou
Une rumeur moscovite colportait une histoire récente qui, à elle seule, résumait parfaitement une des facettes les plus abominables de la personnalité de Gorki. Après avoir confié le poste de présentatrice du JT de sa seconde chaîne à une starlette blonde dénuée de toute expérience dans l’audiovisuel, Gorki avait persuadé la superbe créature de venir vivre chez lui.
Au début de cette relation intéressée, la jeune bimbo avait tout pour être heureuse : une villa somptueuse avec une propriété magnifique, des domestiques, des tenues vestimentaires hors de prix, sans compter les rencontres mondaines que son amant lui permettait de vivre. La jeune femme demeurait toutefois consciente que Gorki ne serait jamais l’homme de sa vie et que, tôt ou tard, il l’expulserait de son univers sans le moindre scrupule. Mais en attendant ce jour, elle jouait sans la moindre gêne de la plastique parfaite de son corps, savourant le délicieux pouvoir des nouvelles tsarines !
Un soir que la blonde revenait des studios et qu’elle n’aspirait plus qu’à un peu de tranquillité, le manipulateur milliardaire lui intima :
— Ne te mets pas à l’aise tout de suite, j’ai dit à mes potes qu’on allait les rejoindre au snooker !
— Oh ! s’il te plaît, Gorki : nous sommes rentrés à neuf heures du matin la nuit passée. J’étais tellement crevée en arrivant aux studios qu’il a fallu plus d’une heure à l’esthéticienne pour me redonner un semblant d’apparence humaine.
— Chérie, que vont penser mes amis si je commence à sortir sans toi ? Alors, remue-toi un peu, s’il te plaît !
Quelques instants plus tard, tous deux gagnaient un des endroits les plus glauques du centre de Moscou, le Snook Hot Pub !
Comme toujours, Gorki et ses copains s’enfilèrent plusieurs litres de vodka, avant de sniffer plusieurs rails de coke. Vers trois heures du matin, le producteur y alla d’un des commentaires cyniques dont il avait le secret.
— Regardez comme ma femme est excitante ! Elle possède la plus belle paire de nichons du monde !
Gorki s’approcha ensuite de sa poupée russe et la fit asseoir sur le billard. Il se mit à l’embrasser langoureusement. Puis, sans qu’elle s’y attende, il lui saisit la chemise qu’il arracha d’un coup, dégrafant ainsi tous les boutons, dont certains tombèrent sur le sol. Dans la foulée, il ôta son soutien-gorge avant de s’écrier bien fort :
— Mes amis, je vous l’avais promis : voici la huitième merveille du monde !
Les quelques ivrognes encore présents dans la salle découvrirent, stupéfaits, la poitrine parfaite de la bimbo. Celle-ci en fut terriblement honteuse et malheureuse. Elle ne put contenir ses larmes et supplia Gorki de la ramener immédiatement chez eux. Jamais de toute sa vie, elle ne s’était sentie aussi humiliée et salie.
Le milliardaire constata qu’un pote accoudé au comptoir faisait mine de se masturber. Gorki saisit une boule de billard et s’approcha de lui.
— Prends cette boule dans ta main, je te propose un petit jeu.
L’ami, complètement explosé, revint subitement sur terre en prenant conscience de la raclée qu’il risquait d’essuyer. Gorki sortit un colt qu’il posa sur la main de son compagnon pervers. D’un rire cynique, il précisa :
— Lorsque je vais tirer, deux cas peuvent se présenter : la cartouche traversera la boule de billard et, dans ce cas, tu pourras juste te plaindre d’avoir un tout petit trou entre les phalanges ; autre cas de figure, la cartouche se dispersera au moment de l’impact et fera exploser tous tes doigts !
L’homme se mit à transpirer tant il craignait le pire. Le producteur, toujours ricanant, retira son arme d’un geste rassurant.
— Pensais-tu vraiment que Gorki allait faire du mal à quelqu’un qu’il aime ? Ha, ha ! je ne suis pas comme cela. Comment as-tu pu croire que je te sanctionnerais pour le simple fait d’avoir promené ta main sur ta petite zigounette ?
Puis, lançant son arme dans les airs, il la rattrapa par le cylindre avant de crier : « Gorki n’est pas comme ça, Gorki est pire que cela ! » Usant du poids de la poignée du revolver avec une violence inouïe, il fracassa les phalanges de ce pauvre type éméché qui pensait naïvement avoir échappé à son châtiment. Le malheureux hurla mais aucun de ses amis n’osa l’approcher, de peur d’être la nouvelle cible du milliardaire en furie.
Avant même les premières lueurs de l’aube, Gorki reçut un appel insistant du Premier ministre.
— Allô, le projet que je vous ai commandé se met-il peu à peu en place ?
Comme le pressentait Armianski, le producteur le plus plébiscité de Russie avait eu une idée de génie qu’il détailla.
— Le concept que j’ai à vous soumettre devrait vous plaire : j’ai pensé à organiser un reality-show qui aurait pour cadre l’ascension du mont Elbrouz. Évidemment, j’ai prévu d’y inviter le couple de Français dont vous m’avez parlé. Cerise sur le gâteau, l’intégralité des bénéfices sera reversée à une association militant en faveur des mendiants qui pullulent dans notre noble capitale. Voyez-vous, j’ai fait non seulement preuve d’imagination, mais je propose même d’aider ces parasites que je ne peux voir en peinture !
— Que dire, si ce n’est que vous êtes une nouvelle fois à la hauteur de mes espérances ! Votre projet contrera parfaitement les critiques dont nous sommes l’objet de la part de l’opinion internationale qui, jalouse de notre succès, tente sans relâche de nous fragiliser en pointant notre déficit démocratique. Qu’ajouter, si ce n’est que vous êtes génial !
— Armianski, pour concrétiser mon plan, il faudrait toutefois me prêter quelques pièces de monnaie ancienne. Si vous le souhaitez, je peux vous en expliquer la raison. Toutefois, depuis le temps que nous faisons commerce ensemble, j’ose espérer que vous me ferez confiance.
Le Premier ministre, d’abord hésitant, finit par répondre favorablement à cette requête. Dans son for intérieur, il se demandait pourtant quel plan machiavélique ce Gorki avait bien pu imaginer pour avoir besoin des trésors de la numismatique. Il conclut cependant favorablement.
— Voici les coordonnées du directeur du musée du Kremlin. Je lui ai rendu tellement de services qu’il ne pourra rien vous refuser. Il vous prêterait jusqu’à sa femme, si je le lui demandais.
« La vérité est comme le soleil.
Elle fait tout voir et ne se laisse jamais regarder. »
Victor Hugo
Moscou
Tandis qu’ils dégustaient calmement les pâtisseries au Pouchkine, la douceur du lieu fut soudainement perturbée par l’irruption d’un bruyant et curieux personnage. Ce dernier protestait à grands cris parce que l’accès lui était refusé.
— Qu’est-ce donc que cette maison où on laisse entrer des étrangers et où on jette, comme une vieille éponge, l’égal d’un ancien tsar de Russie ?
Le vieil homme présentait des allures contrastées : la barbe saillante, les cheveux longs et gras, il donnait l’impression d’être ni plus ni moins qu’un clochard. Il portait néanmoins un manteau et une chapka en véritable fourrure de renard blanc de Sibérie. C’est tout du moins ce que Zayane fit remarquer à Pierret.
Le marginal n’était pas sans rappeler certains personnages du film Raspoutine que Zayane avait vu récemment au cinéma et dont le rôle principal était tenu par Gérard Depardieu. Ceci finit par amuser le professeur parisien qui s’interposa auprès du barman.
— Laissez donc entrer ce brave citoyen, il fait partie de mon cercle d’amis !
Zayane ne put s’empêcher d’adresser un sourire passionné à son partenaire. Derrière un grand conformisme, les réactions de son mari étaient parfois tellement surprenantes que ce trait la charmait tout particulièrement.
Pierret se leva d’un bond et s’approcha du vieil individu.
— Comment allez-vous, mon ami ? Prenez donc place à notre table, je pense que vous connaissez déjà mon épouse ?
Celle-ci fit un petit signe amical de la main, entrant ainsi dans le jeu de son amoureux.
Compte tenu des évènements, le serveur ne put cacher son irritation mais, par souci de professionnalisme, il s’en alla chercher un fauteuil qu’il ajouta à la table, avant de commenter d’un air ironique :
— Puis-je vous inviter à vous asseoir, Monsieur l’ancien tsar ? Bienvenue au Café Pouchkine ! Puis-je vous proposer un thé vert du Yunnan ? À moins que le menu Voyage du tsar ne corresponde mieux à vos illustres origines ?
oyage du tsar de Marni