Perdre l’être aimé, celui que l’on choisit pour construire son avenir, l’homme de sa vie, ce doit être une douleur insupportable, un sentiment de vide immense.
C’est le thème de ce livre... Cependant l’auteur, mon ami Salvatore, parvient à nous prouver, par ses personnages attachants, qu’il est possible de sortir grandi de ce genre d’épreuve, qu’il est possible de se reconstruire petit à petit, de retrouver le bonheur dans la relation avec autrui ou le regard d’un enfant.
Tristesse et joie s’entremêlent au fil des pages et on se laisse volontiers emporter par un flot de sentiments contradictoires.
Peau d’âme est une bouffée d’oxygène et de fraîcheur, un roman positif porteur d’un joli message : la vie est belle, c’est une chance et quoi qu’il arrive, elle vaut la peine d’être vécue... C’est ma devise...
Sandrine Corman
Remerciements :
À Pino Palombo, mercenaire des trattorias, ardent défenseur de la bonne bouffe, de l’art culinaire des abords de la Méditerranée et du détroit de Messine, conservant telle une relique, l’essence même de l’hospitalité, pour allier le plaisir de la bouche à celui de l’amitié au sens le plus pur du terme.
Merci Pino,
Merci Al.
À Sandrine.
À Philippe : salut poteau.
Lundi 2 mai 2005.
Il est 8 heures 45 et je suis mort depuis plus de vingt minutes. En face, à quelque vingt-cinq mètres, du haut de sa cabine, un chauffeur routier n’a rien remarqué.
Dans quelques minutes, il aura envie de satisfaire un besoin naturel et il ne se posera même pas de questions lorsqu’il regardera dans ma direction en urinant sur le bas côté de cette aire d’autoroute.
Tout à l’heure, en fin d’après-midi, un urgentiste de l’hôpital Saint Luc conclura à une rupture cardiaque foudroyante ou à un quelconque anévrisme.
En ce qui me concerne, s’il y a bien eu quelque chose de foudroyant, c’est la vitesse à laquelle je suis mort : j’ai à peine eu le temps de couper le moteur...
Enfin !
* * *
Je travaille...
Pardon...
Je travaillais dans l’entreprise familiale de pompes funèbres Lachaise – les bien nommées – fondée il y a une soixantaine d’années par mon défunt grand-père : Gustave Lachaise.
C’était à la fin de la seconde guerre mondiale. À l’époque, le travail ne manquait pas. Ce n’est pas tant qu’il ait manqué depuis, mais les règlements de compte entre voisins ex-collabos sur le départ ou en quête de réconciliation et les déjà anciens résistants ne manquaient pas.
Comme disait grand père Gustave :
– C’était le bon temps, y tombaient comme des mouches. Alors, y’avait qu’à s’baisser.
Et comme disait mon père, Raimond Lachaise, qui a repris l’affaire vers la fin des années soixante-dix :
– Après, ils mouraient moins, alors on se rattrapait sur les monuments. C’étaient de véritables œuvres d’art... des stèles tout en pierre.
C’est que ça devait durer une éternité, alors il y avait de l’ouvrage. Tandis que maintenant, on ne fait plus que des plaques en marbre. Alors, on se met à vendre des fleurs et des services.
* * *
Moi, c’est Jean-François.
Jean-François Lachaise.
En ce qui me concerne, j’ai choisi la crémation, c’est plus propre.
Et puis, ça prend moins de place.
* * *
8 heures 50.
Ça y est, le chauffeur vient de remonter dans son camion.
Je suppose qu’il a cru que je dormais.
À la radio, mon horoscope vient de me prédire une journée exceptionnelle :
« Cancer : bonne journée en perspective. Vous serez en pleine forme, les astres vous protègeront durant toute la journée. Chanceux en amour, vous serez enthousiastes, prêts à soulever des montagnes. Natifs du deuxième décan : c’est une journée positive qui vous attend.
Vous ferez des envieux et votre charme fera poser sur vous des regards qui en diront long.
Attention côté cœur : vous ferez une rencontre qui bouleversera votre vie, l’amour vous attend au coin de la rue.
Alors un bon conseil : ouvrez l’œil, et le bon. »
Tu parles.
Je suis né un 10 juillet et je viens définitivement de fermer les miens.
* * *
9 heures.
Je crois bien que mon cœur s’est remis à battre...
Fausse alerte, c’est le vibreur de mon portable qui secoue le rebord de mon Versace avec une agressivité contenue.
Sûrement Catherine qui appelle aux abonnés absents.
Comme tous les matins, elle me sonne pour me dire combien elle m’aime. C’est fou comme le retour du beau temps la rend chaque jour plus amoureuse.
Quand je la regarde s’ouvrir telle une belle de jour à l’arrivée des premiers rayons de soleil, je comprends mieux la quintessence de ses origines méditerranéennes.
Elle a beau être née en plein cœur de la cité ardente, c’est toujours ce doux mélange d’Adriatique, de Méditerranée, de Mer Ionienne et de Corvo qui coule avec une douce exubérance dans les veines de son corps constamment en fusion.
Au départ, elle avait eu un peu peur des qu’en dira-t-on.
C’est que flirter avec le fils d’un entrepreneur en pompes funèbres...
Ce n’est pas avec ce genre de truc qu’elle va épater les amies.
Avec le temps, nous avons fini par nous marier et tout est rentré dans l’ordre.
C’était il y a deux ans et demi.
* * *
Pour nous donner un maximum de chances dans la vie, Papa nous avait laissé aménager dans l’appartement, au-dessus du funérarium.
Au début, elle considérait la situation comme étant assez cocasse, surtout vis-à-vis des copines qui trouvaient cela plutôt macabre.
Et plus encore le week-end, quand on les invitait à dîner.
Il faut dire que casser la croûte deux mètres cinquante au-dessus d’un mort...
Ceci dit, il est vrai que pour ce qui était de l’originalité...
Et puis, par manque de candidatures, les invitations se sont raréfiées.
Avec le temps, Catherine s’était tellement habituée à vivre au-dessus du funérarium qu’elle avait pris pour habitude, inconsciemment ou non, de me faire l’amour chaque fois qu’un nouveau pensionnaire séjournait au rez-de-chaussée.
À croire que ça l’excitait de savoir que nous n’étions plus tout à fait seuls.
J’avais beau lui demander d’être plus discrète...
Moins démonstrative...
Elle rétorquait que si ses gémissements pouvaient réveiller un mort, le funérarium ne désemplirait plus et nous ferions fortune en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Et elle se signait comme pour conjurer le sort, ou attirer la grâce et le pardon en même temps pour cette provocation, ce blasphème divin.
Elle savait que le fait d’être si expressive avait plutôt tendance à me gêner.
Alors, elle se rapprochait lentement de moi et elle finissait par me susurrer dans le creux de l’oreille avec une pointe d’ironie qu’elle ne tentait même pas de dissimuler :
– Chut... les fémurs ont des oreilles.
Et tandis que sa réflexion me mettait en berne, cela semblait amuser Catherine qui se répandait dans des éclats de rire avant de finir par s’excuser dans un semblant de compassion devenu rituel.
* * *
Les seuls repos éternels qu’elle se refusait de déranger restaient ceux d’enfants en bas âge.
Ultime sursaut d’humanité non concédé à une inéluctable déformation professionnelle déjà bien installée et pourtant si nécessaire dans notre métier.
Au fond, je crois que cette manière d’appréhender la mort des autres n’était qu’une espèce de carapace. Une manière, certes déraisonnable d’exorciser la projection inéluctable de sa propre mort.
Et de la mienne peut-être.
* * *
10 heures 30.
Je suis toujours sur la E40, quelque part entre Louvain et Bruxelles.
Quelques gouttes commencent à tomber finement sur le pare-brise de la voiture tandis qu’un rayon de soleil essaie désespérément de percer à travers des nuages gris et menaçants.
Depuis tout à l’heure, plusieurs automobilistes se sont arrêtés pour se détendre en arrosant les pelouses.
Certains se sont même garés juste à côté de mon coupé sport, mais aucun ne s’est encore donné la peine de se demander pourquoi je dormais à cette heure si matinale...
À cette heure où tout le monde part travailler.
Personne ne s’est posé la question de savoir pourquoi j’étais là, les bras ballants, dans cette position si grotesque.
Sur l’autoroute, les bouchons ont à peine diminué, la circulation est juste moins dense que tout à l’heure.
Il y a une dizaine de minutes, un type en faux Lacoste s’est immobilisé à trois places de la mienne. Discrètement, il a feint de se dégourdir les jambes et tandis que personne ne le regardait, il a profité de mon sommeil pour abandonner un vieux pneu et un bidon rempli d’huile de vidange usagée.
Pollueur va.
Si je n’étais pas si mort, je crois bien que je serais sorti de ma voiture pour lui filer mon poing dans la figure.
* * *
Alors que j’étais en maternelle, je ne comprenais pas pourquoi mes copains de classe m’appelaient « croque-mort ».
Quelques années plus tard, le rapprochement entre le métier de mon père et le raccourci de certains avait suffi pour que je fasse croire à mes camarades de lycée que je faisais partie d’une riche famille issue de la grande bourgeoisie, anoblie par Albert 1er, le Roi chevalier.
Douce vengeance au regard de préjugés absurdes.
Après tout, ceux-ci n’étant que la sagesse des pauvres, que valaient-ils face à la puissance des rêves ?
Et puis, cela avait pour effet de plaire aux filles et d’épater les garçons qui devenaient subitement mes copains.
Il faut dire que de voir mon père venir me chercher à la fin des cours en costume gris et cravate assortie au volant de sa Chevrolet grise modèle long, ça en jetait.
Mon père avait fini par deviner mes faux semblants et il sortait coiffé de sa casquette de fonction pour venir m’ouvrir la portière arrière en ôtant son couvre-chef avant de s’épandre dans des :
– Bonjour, Monsieur Lachaise, votre journée vous a-telle été agréable ?
À quoi je répondais :
– Fort bien, merci.
Avant dans m’engouffrer dans le véhicule tandis qu’il recoiffait sa casquette en m’adressant un clin d’œil complice auquel je répondais par un rictus de complaisance, juste au cas où. Je suis sûr qu’ils m’imaginaient vivant dans un immense château aux couloirs interminables et froids, entouré d’une armée de valets et d’armures poussiéreuses.
* * *
Un jour, alors qu’il attendait la levée du corps d’un oncle décédé des suites d’une embolie pulmonaire, un rival amoureux avait reconnu mon père tandis qu’il montait au volant de la Chevrolet.
Le charme était retombé comme un soufflé, et l’enjeu de notre rivalité s’en allait se consoler dès le matin suivant dans les bras de ce jeune blanc-bec de neveu subitement requinqué.
À midi, la totalité du lycée était au courant de ma disgrâce.
Huit jours plus tard, alors que mon père s’expropriait de notre château éphémère pour réintégrer le domicile qu’il n’avait jamais quitté au-dessus du funérarium, j’usais les bancs d’un nouvel établissement, éloigné cette fois d’une quinzaine de kilomètres du premier.
Et nous quittions tous les titres nobiliaires acquis le temps d’une complicité, l’espace d’un mensonge de complaisance.
L’expérience n’avait pas été traumatisante, pourtant elle avait suffi à me doter d’une autre histoire, d’un autre passé, un passé qui était cette fois bien le mien.
* * *
12 heures.
Mon portable vient de sonner pour la troisième fois consécutive. C’est le petit-fils de Monsieur Tudor, le défunt incinéré vendredi matin. L’interlocuteur jusque là anonyme s’est enfin décidé à laisser un message sur ma boîte vocale :
– Monsieur Lachaise, en ce qui concerne les boissons que vous avez mises à notre disposition dans le frigo bar, vous avez bien dit que vous nous les laissiez gratuitement ?
Pauvre type, si jeune et déjà si con !
Il n’a toujours pas compris que même le frigo bar leur serait facturé.
Seul le café est mis gratuitement à la disposition des familles.
* * *
12 heures 30.
Un représentant de commerce sur le retour vient de couper son moteur à deux emplacements du mien.
Il détache sa ceinture de sécurité et se tourne vers le siège passager.
Il se saisit d’une boîte en plastique et en sort deux tranches de pain-mie autour d’une couche de foie gras de deux centimètres.
Décidément, il n’y a plus de saison.
Il dévisse la tasse en plastique blanc de sa bouteille thermos et il se sert un café au lait en regardant distraitement dans ma direction.
Sans doute pense-t-il, à l’instar du chauffeur de tout à l’heure que je me suis assoupi ?
Il a descendu la vitre de sa portière de quelques centimètres pour aérer l’intérieur de la voiture qui sent le tabac froid.
S’il savait le nombre de cancers du poumon qui sont passés au rez-de-chaussée...
À la radio, l’animateur promet quelques éclaircies en fin de journée pendant que le commercial termine d’ingurgiter les deux premières tranches de pain.
Il avale une gorgée de café tandis que je m’installe juste à côté de lui, sur le siège passager.
Il dépose sa tasse sur son tableau de bord, puis il entame ses deux dernières tranches de pain-mie tout en regardant à nouveau vers ma voiture. Il épluche une orange de montagne en guise de dessert, en entendant le speaker qui termine de débiter les prévisions d’une météo qui tarde à se montrer clémente.
Pendant ce temps, j’essaie de faire tomber la tasse qu’il vient de déposer à nouveau sur le tableau de bord...
Bof...
* * *
12 heures 40.
Mon portable sonne pour la quatrième fois :
– Oui, Monsieur Lachaise, c’est à nouveau moi, le petit-fils de monsieur Tudor, le monsieur décédé dans votre funérarium. Enfin, qui est décédé avant d’être dans le funérarium.
Enfin, je veux dire...
Bref, je tenais à vous remercier pour la gratuité des bois-sons, même si c’est compris dans votre forfait.
En ce qui concerne la facture finale, est-ce que cela vous dérangerait de faire apparaître un montant pour les bois-sons du frigo ?
C’est pour les impôts.
Dites-moi jusqu’à combien vous pouvez aller.
Ah oui ! Merci de bien vouloir me confirmer cela par téléphone, je crois que mon numéro a dû s’afficher sur votre portable.
Au fait, si vous pouviez rester discret à l’égard de la famille...
Je vous revaudrai ça.
Belle mentalité ! « Il me revaudra ça ».
Qu’est-ce qu’il compte faire ?
Ma publicité ?
Il va distribuer des cartes de visite de chez Lachaise aux sorties des boîtes de nuits ?
Il va vanter les bienfaits de nos services à ses copains de virées ?
Juste au cas où ?
Petit con va !
Il mériterait presque que je le balance à sa famille.
* * *
12 heures 50.
Le commercial vient de décorer sa chemise d’un jet d’agrume. Il sort de son véhicule en pestant.
Ça y est, il va enfin découvrir qu’il a déjeuné aux côtés d’un macchabée.
Il jette un regard dans ma direction, dans l’attente sans doute d’un salut de la tête ou d’un « bonjour », et il ouvre la poubelle noire coincée dans un cadre métallique de sécurité.
Il se débarrasse de l’épluchure et retourne dans la 407 qui arbore fièrement l’enseigne de sa société : une canette énergisante qui s’exhibe depuis la roue arrière jusqu’au mi-lieu de la roue avant.
Il verrouille les portières de la voiture et s’endort pour une sieste qui va durer Dieu seul sait jusqu’à quand.
Tant pis, je vais réintégrer mon repos déjà si éternel en attendant que quelqu’un d’autre daigne me sortir de ce pétrin.
* * *
Je n’ai pas vu de tunnel ni de petits anges blondinets et frisés.
Rien, pas même le moindre plus petit chérubin de service.
Je n’ai même pas eu droit au service minimum.
Juste une lumière blanche, comme ces gros phares ronds remplis de spots que les chirurgiens utilisent dans les salles d’op.
Une lumière douce et apaisante.
Et après ça, j’ai eu cette sorte de décorporation dans laquelle je suis toujours.
Une sensation assez étrange d’ailleurs : je suis mort depuis trois heures trente et sans vouloir faire de mauvais esprit, je serais presque tenté de dire que je me suis rarement senti aussi bien.
Aussi présent...
Aussi disponible.
* * *
J’avais une clientèle régulière, une clientèle qui s’obstinait à mourir.
La mort des autres me souriait à la vie et j’étais l’unique fils d’une entreprise prospère.
Mon avenir était tracé, cousu de fil blanc.
J’avais une épouse faite pour aimer, une femme au tempérament aussi explosif que l’Etna et le Stromboli réunis, et au caractère aussi tendre que des madeleines de Proust.
Nous comptions faire construire une villa full-options de trois chambres sur ce magnifique terrain plat de près de deux hectares que nous venions d’acheter derrière le plus grand cimetière de la ville.
Une affaire en or et que personne ne voulait, à cause des voisins.
C’est vrai que pour ce qui était de la vision de l’avenir...
Au moins on peut dire que c’était une vision à très long terme.
Je m’étais payé ce coupé sport qui me procurait des sensations de liberté infinies.
Bref, la vie me souriait autant que les affaires et maintenant que je me retrouve de l’autre côté, je ne regrette rien.
Pas même le fait d’y être passé si tôt.
Liège, 12 heures.
Catherine Buis-Lachaise.
Ça y est, je viens de sortir de chez la gynéco et tout va bien dans le meilleur des mondes.
Pas de problème, c’est la forme olympique.
Je n’ai pris qu’un demi-kilo depuis ma dernière visite : c’est normal à la sortie de l’hiver...
Je sais : l’hiver, ça va faire un mois et demi qu’il est terminé, mais bon...
Pas grave : je plais toujours aux mecs.
Surtout à ce petit Italien qui me regardait d’une drôle de manière tout à l’heure dans la salle d’attente.
S’il avait pu, je crois qu’il se serait volontiers jeté sur moi, comme ça, sur la table basse, au beau milieu des Paris Match en désordre, des Closers et des Galas à moitié déchirés.
Quitte à faire un enfant dans le dos de sa pauvre femme qui était bien sagement occupée à se faire examiner dans le cabinet de Deuxfontaine.
À le voir me reluquer ainsi, j’ai bien vu que la sève lui montait jusqu’aux oreilles. Que voulez-vous, il y en a pour qui c’est le printemps toute l’année !
Un moment, j’ai bien vu qu’il se demandait ce que je foutais là.
Qu’est-ce qu’il croyait ? Que j’étais venue me faire curer les ongles ?