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À toutes les femmes du monde qui se battent afin que la culture leur ouvre les portes de la liberté.

Prologue

2003-2004-2005-2006-2007-2008-2009-2010-2011

Syrie, dans une des salles de la forteresse de Masyaf

Assis dans un large fauteuil persan posé sur une estrade, le Vieil Homme de la Montagne, comme on le surnommait, trônait sur l’assemblée de la salle à la manière des anciens rois de Babylone. Sa longue barbe blanche lui donnait l’air d’un sage, qui inspirait directement le respect. D’un simple geste, il appela les deux premiers invités, qui avancèrent de quelques pas.

— Déclinez votre identité, jeunes fils d’Allah.

Le plus âgé des deux s’inclina et répondit :

— Je m’appelle Hicham et voici mon petit frère Akim.

Le vieil homme les observa durant quelques secondes, sans prononcer un seul mot, comme s’il cherchait à pénétrer leur âme uniquement à travers leurs regards.1

Ensuite, il les interrogea :

— Pourquoi avez-vous demandé une audience ?

Les deux hommes s’observèrent mutuellement pour savoir lequel d’entre eux allait répondre. Hicham murmura :

— Akim, mon petit frère, ainsi que son épouse ont un petit garçon. Celui-ci est âgé de six ans et se prénomme Ali. Il a beaucoup de mal à apprendre et l’institutrice du village pense qu’il souffrirait d’une maladie mentale qui l’empêche d’évoluer normalement. Akim et sa femme aiment leur enfant plus que tout au monde, ils le chérissent sans tenir compte du fait qu’il est un peu différent des autres gamins de son âge. Depuis quelques mois, l’épouse d’Akim a très peur de voir raconter au village que les enfants comme Ali ne sont pas toujours accueillis favorablement dans les Jardins du Ciel. Aussi, en échange de sa clémence, nous te demandons d’annoncer à notre Prophète que nous sommes prêts à lui faire don de nos vies, si telle est sa volonté.

À cette dernière phrase, un rictus à peine visible anima le visage du Maître, jusque-là impassible. Il frappa sur un large gong en cuivre qui se trouvait à sa droite. Ce coup résonna dans la pièce d’une manière telle qu’Hicham et Akim s’agenouillèrent comme s’ils se prosternaient devant le vieil homme. Ce dernier hurla :

— Comment pouvez-vous afficher autant d’irrespect envers Mahomet ? Vous voulez échanger vos vies contre sa clémence ! Nul ne marchande ainsi avec le messager d’Allah.

Le vieillard marqua une courte pause, comme s’il cherchait l’inspiration divine. Au bout d’une dizaine de secondes, il reprit :

— Quels métiers êtes-vous capables d’accomplir ?

Hicham, encore sous le coup de la sévère remise à l’ordre qu’il venait d’essuyer, laissa à Akim le soin de répondre :

— Nous sommes ouvriers dans une fabrique de chauffage. Nous pouvons aussi réaliser toute une série d’autres travaux, nous sommes de bons manuels.

— Parlez-vous plusieurs langues ?

— Oui, nous possédons aussi quelques notions de copte.

Cette réponse sembla particulièrement satisfaire le vieil homme. Ce dernier prit un temps de réflexion, comme s’il cherchait une faille. Comment s’assurer des propos tenus par Hicham et Akim ?

— Êtes-vous bien conscients qu’en rejoignant mon Ordre des Hachichiyyin, vous risquez de ne plus voir vos femmes et enfants ?

Akim sortit alors de sa veste une photo de ses parents et tenta de garantir au Vieil Homme de la Montagne toute la loyauté de l’engagement que son frère et lui étaient sur le point de signer.

— Oui, nous le savons parfaitement et sommes prêts à en payer le prix si c’est la volonté d’Allah. Nous te le jurons sur la tête de notre père et de notre mère !

Un nouveau rictus s’afficha sur le visage du vieillard. Il baissa la tête et se mit à psalmodier.

Au bout de quelques minutes, il entama un court monologue où, les mains levées vers le ciel, il rendit gloire à la puissance des anciens Seigneurs d’Alamut, ceux-là même qui forgèrent une des premières pages de l’Histoire de l’Ordre.

Enfin, il implora le Prophète pour l’aider à rendre son verdict.

— J’ignore à cette heure la réponse du messager d’Allah. Je peux juste vous dire que, plus fort sera votre courage, plus vos chances d’obtenir le salut d’Ali grandiront.

Hicham et Akim se prosternèrent, tout en se confondant en remerciements. Le Vieil Homme de la Montagne leur tendit un papier sur lequel figurait une adresse et conclut :

— Une telle décision ne peut se prendre à la hâte. Je vous invite donc à réfléchir pendant une période de trois mois. Durant ce temps, vous ne cesserez d’implorer le Prophète afin qu’il puisse entendre votre appel. Passé ce délai, si votre volonté est toujours de rejoindre notre Ordre, vous vous présenterez au lieu indiqué sur ce document, aux date et heure qui y sont reprises. Le point de rendez-vous se trouve à Damas, juste à côté du site de la chapelle Saint-Ananias. Là, nous procéderons à votre intronisation dans la secte des Hachichiyyin. Par la suite, vous vous rendrez au Pakistan. C’est dans un camp retranché, dans les montagnes, que le Grand Maître vous donnera la formation qui vous permettra de devenir de véritables moudjahidines. Votre mission durera huit années au cours desquelles vous pourrez prouver au Prophète votre loyauté à son égard. Allah Akbar !


1 Un mois plus tôt, le Maître avait reçu la visite de deux hommes qui souhaitaient rejoindre son Ordre. Peu de temps après les avoir interrogés, il avait découvert que ceux-ci étaient à la solde des Américains. Il redoublait donc de vigilance en accueillant ces nouveaux prétendants.

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Paris, rue d’Assas, ELCOA (École des Langues et Civilisations de l’Orient ancien)

C’était la rentrée académique et le professeur Pierret, spécialiste en langues anciennes, accueillait, à sa manière, les nouveaux étudiants.

Bienvenue à toutes et à tous à l’ELCOA ! À l’heure où, pour devenir riche, mieux vaut poursuivre des études liées à la finance et à ses spéculations, je ne puis que vous féliciter d’avoir fait le noble choix des valeurs anciennes. Certes, les langues mortes vous ouvriront moins facilement les horizons professionnels. Cela, vous ne le direz pas aux recruteurs de l’ANPE, lorsque vous leur indiquerez que vous parlez le grec ancien, le copte et l’araméen.1

Cette utilisation aussi directe du second degré plongea la salle dans une série de fous rires. Le professeur poursuivit :

— Pourquoi apprendre des langues qui ne sont plus utilisées depuis des siècles ?

Le professeur adorait cet exercice de chauffeur de salle qui lui faisait oublier, durant quelques instants, tout le sérieux de la matière qu’il devait enseigner. Cette fois encore, il avait suscité l’hilarité générale. Toutefois, comme souvent, il changea radicalement de style lorsqu’il projeta quelques diapositives sur le large écran de la salle.

— Regardez cette photo : il s’agit d’attentats perpétrés en Inde durant les années nonante. Vous avez peut-être déjà entendu parler de ces attaques que l’on attribua à Al-Qaïda. Saviez-vous que, peu de temps après, on s’est aperçu qu’il aurait été possible de les déjouer ? En effet, l’enquête qui suivit révéla que certains messages avaient été échangés entre les différents protagonistes de cette boucherie. Pensez-vous que ceux-ci étaient rédigés en anglais ou en arabe ? Non, trop facile évidemment pour une organisation secrète qui aime dissimuler ses actes !

Un étudiant leva la main.

— Peut-être étaient-t-ils écrits en espéranto, Monsieur ?

Le professeur Pierret ironisa.

— Je vois que vous connaissez le dictionnaire par cœur, jeune homme ! Revenons au thème qui nous préoccupe, s’il vous plaît. Les services secrets qui enquêtèrent sur ces attentats retrouvèrent, quelques mois plus tard, des documents que l’on avait maladroitement ignorés. Ceux-ci revêtaient une importance capitale ; ils pouvaient induire certaines prévisions machiavéliques. Cette découverte était susceptible de nous annoncer la préparation imminente de ces attentats. Enfin, bien que cette hypothèse n’ait été confirmée par les services secrets américains, c’est en copte que ces messages auraient été écrits.

Cette dernière déclaration n’était pas exacte, Pierret se plaisait à jouer, chaque année, le même tour à ses nouveaux étudiants. C’était sa manière de donner un peu d’importance à la langue qu’ils s’apprêtaient tous à découvrir. Ce n’était généralement que vers la fin de l’année qu’il leur révélait fièrement la supercherie qu’entre-temps, la plupart des élèves avaient déjà devinée.

Le même étudiant leva à nouveau l’index pour prendre la parole.

— Vous parlez du copte comme si la langue était toujours utilisée, il me semble que celle-ci n’est plus parlée depuis plus de mille ans. Je me trompe ?

Le professeur de répondre :

— Excellente remarque, mon ami. Vous serez un candidat à l’emploi disposant d’une grande culture. En fait, le copte est l’héritier moderne de ces célèbres hiéroglyphes qu’utilisaient les anciens Egyptiens. Cette langue n’est plus utilisée depuis près de mille ans, période où elle a été progressivement remplacée par l’arabe. Son usage s’est heureusement perpétué au sein des milieux liturgiques, tant et si bien que certaines de ses bases sont arrivées jusqu’à nous.

Après ce début sympathique, les élèves se réveillaient les uns après les autres. L’un d’entre eux reprit :

— Je pensais que les coptes désignaient les catholiques d’Égypte ?

Pierret de surprendre à nouveau l’assemblée.

— Votre remarque est pertinente. À la base, le mot copte vient du grec aigyptos.

Les Arabes qui, au sixième siècle de notre ère, envahirent l’Égypte, appelèrent ses habitants des gypt ou kypt qu’ils prononcèrent kopte. Ce terme regroupe donc les diverses langues parlées par les communautés de l’époque. Tout comme les populations égyptiennes et éthiopiennes, les coptes disposaient déjà de leur propre calendrier, mentionnant même les années bissextiles. La langue copte disparut définitivement vers le milieu du dix-septième siècle, époque à laquelle des chercheurs s’intéressèrent à elle, car elle était considérée comme la seule véritable langue descendant de l’égyptien ancien.

Tandis qu’il terminait la première séance de l’année, son appareil cellulaire retentit. Il n’était pas du tout adepte des technologies modernes. S’il avait acheté un GSM, c’était tout simplement parce que le directeur de l’ELCOA le lui avait imposé, sous peine d’exclusion. Ses retards répétés avaient, en effet, fini par lui attirer les foudres du conseil d’administration. Bref, le professeur avait acheté un portable, et n’avait jamais communiqué son numéro à presque personne.

L’appel qu’il recevait était masqué. Fidèle à ses principes, il décida de ne pas y donner suite.


1 Passionné par sa profession, Pierret n’en demeurait pas moins écœuré par certains des élèves qui fréquentaient ses cours lors de la première année à l’université. Il avait l’impression que la moitié de ceux-ci ne s’étaient inscrits à l’ELCOA que pour épater leur entourage, l’intérêt pour les cultures anciennes étant devenu un sorte de mode.

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L’École des Langues et Civilisations de l’Orient ancien était une institution pour le moins peu commune. On pouvait y apprendre des langues tels que l’araméen, l’arabe, le copte, l’égyptien hiéroglyphique, et aussi l’éthiopien, l’hébreu biblique ou même le hittite. Pas étonnant dès lors que cet établissement de haut niveau fût surtout fréquenté par de futurs prêtres et par des étudiants voulant parfaire leurs connaissances des civilisations anciennes.

L’ELCOA proposait trois branches principales : le monde biblique, l’Orient chrétien et le Proche-Orient ancien. On y retrouvait surtout des chrétiens, et aussi quelques musulmans, bouddhistes, indouistes et des juifs. Dans cet univers multiculturel, les professeurs, quant à eux, étaient essentiellement issus du monde du clergé. Leur âge frôlait souvent celui de la retraite, voire le dépassait.

Égaré parmi les fidèles brebis, évoluait Pierret, cet enseignant aux initiatives aussi excentriques que talentueuses. Curieux personnage que ce professeur pour le moins atypique, dans une école dont la majorité des élèves étaient voués à une carrière théologique. Tantôt moqueur, souvent misogyne, il prenait un malin plaisir à attirer l’aura sur lui, grâce à son talent oratoire. Ce n’était donc pas par hasard si la vie l’avait régulièrement amené à jouer les animateurs dans des salles de conférences.

Âgé de quarante-deux ans, bien enrobé, crâne dégarni, Pierret ne veillait pas vraiment à son apparence extérieure. Il savait que les seuls moyens qui lui étaient donnés pour plaire aux femmes résidaient dans l’humour et le savoir. On pouvait dire qu’il était l’éminence grise de son université. Même au niveau international, il était une référence et il n’était pas rare qu’il fût appelé, en qualité d’expert, dans les régions des Proche et Moyen-Orient.

Passionné par l’Égypte ancienne, il avait traîné les pieds dans les grands sites historiques, où l’on avait eu recours à ses services pour traduire des textes en grec ancien. Ces expéditions archéologiques lui avaient permis d’apprendre le copte dont il était tombé amoureux, presque comme d’une femme, subjugué par la beauté des écrits et la musique de la langue.

En effet, Pierret avait commencé à l’ELCOA, il y a de cela une quinzaine d’années, comme professeur de grec ancien. Ce n’est que lorsque le prêtre chargé du cours de copte fut victime d’une rupture d’anévrisme que le poste lui fut proposé. Vu le peu de personnes susceptibles d’enseigner efficacement cette langue, et sur les recommandations d’éminents archéologues avec lesquels il avait travaillé, le professeur abandonna le grec pour le copte, ce qu’il n’avait guère regretté depuis.

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Washington, siège des services secrets américains

Si en 1998, les attaques des ambassades de Nairobi et Mombasa avaient entraîné une profonde réforme au sein des institutions américaines chargées de la sécurité intérieure, les attentats du 11 septembre 2001 avaient, quant à eux, provoqué un véritable séisme.

Le concept de services secrets n’était évidemment pas récent aux États-Unis. La création de cette institution remontait à 1865. Son objectif initial était surtout d’interdire la contrefaçon de la monnaie. En 1901, son rôle avait été étendu, suite à l’assassinat du Président William McKinley. Une mission plus sécuritaire lui avait alors été confiée.

En 1963, les services secrets furent encore fortement mis en cause lors de l’assassinat, à Dallas, du président John Fitzgerald Kennedy. Comme si cela ne suffisait pas, un autre assassinat survint en 1968, celui du très médiatique candidat à la présidence, Robert Francis Kennedy.

Chaque fois, ces évènements avaient entraîné une solide révision des services secrets. En 2002, par exemple, ceux-ci avaient été mobilisés, aux côtés du FBI, dans la lutte contre la criminalité informatique.

C’est en novembre 2002, sous l’impulsion de George Bush, que la réforme la plus profonde fut entreprise. L’ancien Président s’était lancé dans un large plan de mesures destinées à mieux garantir la protection de la nation. Cette nouvelle structure avait pour tâche de coordonner le travail de vingt-deux agences fédérales, passant par celle des gardes-côtes, des douanes ou des transports.

Au total, ce ne fut ni plus ni moins que cent soixante-dix mille employés qui contribuèrent à ce vaste programme, dont le budget avoisinait les trente milliards de dollars.

Ces modifications s’étaient évidemment accompagnées d’un vaste jeu de chaises musicales parmi les hauts fonctionnaires, dont beaucoup n’avaient pu échapper à l’éviction. Ces changements dans le management avaient permis à certains dirigeants moins connus de se faire une place parmi l’élite ; c’était le cas du fraîchement promu colonel Clayton.

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William Clayton, que tout le monde surnommait le Boss, avait fait des études d’avocat avant de bifurquer vers une carrière dans l’administration. Deux traits suffisaient à le décrire sommairement : le sens du devoir et la passion du travail. Sa nouvelle promotion était une opportunité unique de faire son entrée dans le cercle restreint des grands managers.

Le colonel avait en charge la cellule de surveillance des réseaux islamistes. Après les attentats du 11 septembre, sa mission revêtait une importance stratégique. Son service fonctionnait en corrélation avec des organismes aussi différents que le décryptage téléphonique, l’analyse des courriels et d’internet et l’espionnage local des mouvements religieux.

Si la vague des attentats de New York et Washington avait poussé les services secrets à faire preuve d’un interventionnisme musclé, parfois contesté par la presse, il n’en demeurait pas moins qu’il ne se passait pas un jour sans qu’un agent ne découvrît de nouveaux indices laissant présager une nouvelle menace terroriste.

Lors du premier jour de son arrivée dans son nouveau service, Clayton avait réuni trois de ses sergents, auxquels il avait tenu le discours suivant.

— En mettant les pieds dans cette salle, vous vous engagez à faire le sacrifice de votre vie pour défendre les citoyens américains ! Vous acceptez de facto que votre avenir n’aura plus qu’un seul intérêt : éviter de nouvelles pertes humaines sur le territoire de notre chère nation. Notre mission est sans équivoque : nous sommes l’œil du gouvernement et le bras musclé des forces américaines. Dans notre cellule, il n’y aura aucune place pour la compassion. L’ennemi du peuple américain est notre cible. Messieurs, nous sommes en guerre !

Les trois responsables convoqués en eurent le souffle coupé. Clayton n’avait pas peur des mots et, par rapport à son prédécesseur, il plaçait d’emblée la barre très haut. Il poursuivit :

— Mes instructions sont claires : guettez le moindre signe, la plus petite faille qui vous paraîtra suspecte, dussiez-vous surveiller votre propre mère ! Vous consignerez et analyserez tous les indices retrouvés lors de vos investigations. Vous vous infiltrerez dans les réseaux islamistes, apprendrez l’arabe, s’il le faut. Je vous le dis haut et fort : nous réussirons à déjouer tous les attentats préparés sur notre territoire.

Les trois sergents saluèrent le colonel et quittèrent la salle, non sans penser à la première phrase du discours : « En mettant les pieds dans cette salle, vous vous engagez à faire le sacrifice de votre vie pour défendre les citoyens américains ! » S’ils s’étaient attendus à entendre ces mots dans la bouche de leur supérieur, le ton glacial que ce dernier avait utilisé les avait pétrifiés.

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Syrie, Palmyre

Comme toutes les Syriennes, Zayane était très fière d’appartenir à son pays. Dès son plus jeune âge, sa famille lui avait enseigné à maintes reprises que son pays avait découvert le bronze, le pain, le savon… Damas n’était-elle d’ailleurs pas la plus ancienne cité du monde qui possédait, de surcroît, une histoire dont peu de peuples pouvaient se vanter ? Des Égyptiens aux Hittites, en passant par les croisés, toutes les civilisations avaient parcouru cette nation.

Malgré cette fascinante histoire, et même si une vague de modernisme était en marche en Syrie, les droits des femmes y étaient encore très peu reconnus. L’éducation de Zayane n’échappait pas à ce régime. D’ailleurs, si elle se souvenait que ses sorties d’école étaient toujours une vraie fête, elle était interpellée par le fait que les filles n’étaient que rarement en contact avec les garçons. Ainsi, dans l’établissement qu’elle avait fréquenté, seul le port d’un uniforme bleu réunissait les élèves des deux sexes.1


1 À la vérité, Zayane n’avait jamais compris pourquoi les garçons et les filles étaient séparés dans les écoles. Après tout, la complicité qu’elle partageait avec son frère Rafik ne signifiait-elle pas de meilleures relations entre les camarades de classe, fussent-ils des deux sexes ?

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La jeune fille était née à Palmyre, troisième ville de Syrie, après Damas et Alep. Si la ville était aujourd’hui résolument tournée vers l’islam, son histoire était étroitement liée à l’époque romaine. En témoignaient encore le splendide temple de Bel ainsi que le Cardo, passage central du site archéologique qui traversait la cité antique sur plus d’un kilomètre.

Un personnage était directement associé à l’histoire palmyrienne, la reine Zénobie. On relate souvent qu’elle fut, après Cléopâtre, la femme la plus charismatique de l’époque romaine. Zénobie portait le titre de reine, son défunt mari s’étant intronisé « roi des rois de Perse ». Elle avait alors proclamé son fils Vaballath empereur de Rome. Par la suite, Zénobie prit elle-même le titre d’impératrice, sous le nom d’Augusta. Enfin, ses ambitions furent anéanties par le nouvel empereur romain, Aurélien. Ce dernier conduisit l’expédition qui mit fin à la fulgurante ascension de la reine de Palmyre. Comme toutes les jeunes femmes de la ville, Zayane avait souvent rêvé qu’elle dominait le monde. Ainsi, avec ses amies d’enfance, elle aimait interpréter le rôle de cette reine qui avait défié la puissance des plus grands hommes d’Occident !

Quant à ses parents, ils géraient une petite fabrique de tapis, dans laquelle la jeune fille avait travaillé jusqu’à son quatorzième anniversaire. Leur commerce n’était guère florissant ; il leur apportait le minimum nécessaire à une vie confortable. La famille en était propriétaire depuis près de trois siècles, ce qui lui conférait une excellente renommée. Toute petite déjà, Zayane espérait reprendre à son tour les rênes de la boutique, son grand frère ayant choisi une orientation toute différente. Quel ne fut donc son désenchantement lorsqu’elle apprit, avec stupeur, qu’elle allait être mariée séance tenante, le jour même de ses quatorze printemps, à Fahim, un inconnu de douze ans son aîné, qui allait l’emmener vivre à Alep ?1


1 Lorsque Zayane apprit qu’elle allait être mariée à un inconnu, elle savait déjà qu’il serait beaucoup plus âgé qu’elle. Cette confrontation l’effraya. Elle ferma les yeux durant de longues minutes et tenta de deviner le visage de son futur époux. Dès lors, craignant le pire, elle tomba dans un profond chagrin ; elle ne pouvait l’imaginer séduisant.

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Zayane n’avait qu’un seul frère, prénommé Rafik. Ce dernier avait veillé sur elle durant toute son enfance, se préoccupant sans relâche de son épanouissement personnel. Ainsi, dès qu’il revenait de l’université, il devenait le mentor de Zayane. Il lui exposait certaines des nouvelles matières qu’il venait d’apprendre, pour le plus grand bonheur de sa sœur.1

Le jeune homme avait d’abord entrepris deux années d’études à la prestigieuse université de Damas. Par la suite, aspirant plutôt à un travail d’archéologue dans le site antique d’Alep, il avait rejoint sa ville natale de Palmyre, pour y poursuivre des études d’histoire ancienne.

Rafik était l’archétype du jeune Syrien : barbe de trois jours, cheveux foncés, yeux sombres et sourire plutôt rare. Nonobstant cette faible utilisation des muscles zygomatiques, il était ce que les jeunes Syriennes avaient tendance à qualifier de beau garçon. Zayane était d’ailleurs très fière d’être sa petite sœur, tant ses compatriotes avaient coutume d’estimer la beauté au sein d’une même famille.

Lorsque Zayane s’était mariée avec Fahim, elle avait été contrainte de quitter son frère protecteur et d’aller vivre à Alep : cette séparation lui avait été très douloureuse. En un soir, elle avait perdu non seulement sa famille, sa ville, son adolescence, sa virginité...et ses rêves ! Heureusement, lors de ce départ, son frère avait glissé, en catimini, quelques livres de copte dans sa valise, documents que, plus tard, elle consulterait souvent en cachette en pensant à lui.


1 Durant toute son enfance, Zayane avait rêvé de se marier à un homme qui ressemblerait à son frère.

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Quelque part à Paris, siège d’une institution importante...

Les appels d’offres venaient de se terminer. Le conseil d’administration de cette grande fondation internationale analysait en ce moment les dossiers parvenus via l’huissier en charge de l’affaire.

Le marché n’avait certes pas la taille de celui d’une grosse administration. Il ne s’agissait que de conclure un contrat de maintenance des systèmes de chauffage installés dans le siège du bâtiment parisien. Toutefois, vu que la signature porterait sur une période de sept années au moins, plusieurs grosses boîtes du secteur avaient répondu à la demande. L’une d’elles avait créé une véritable surprise dans le chef de tous les membres du conseil. Une missive avait été remise de la part d’une société suisse, quasi inconnue, qui avait proposé un prix près de quarante pour cent inférieurs à celui de ses rivaux. Bien plus que le tarif particulièrement bas, l’offre présentait une approche sociale et communautaire qui ne pouvait que plaire à cette association.

Cette société suisse répondait au nom de R-COOL. Elle se targuait d’utiliser de la main-d’œuvre issue de pays du tiersmonde dont elle assurait elle-même la formation. En outre, le projet prévoyait de reverser une partie des bénéfices à des associations soutenant des ONG en Afrique.

Ainsi, le marketing déployé par R-COOL étant parfaitement dans l’esprit de l’établissement demandeur, le marché lui fut octroyé. Des ouvriers originaires de pays en développement allaient donc être en charge de l’entretien des systèmes de chauffage de cette prestigieuse organisation parisienne.

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Paris, services secrets français

Il n’y a pas qu’aux États-Unis que les attentats du 11 septembre avaient entraîné une refonte des différents organismes chargés de la défense des intérêts du pays. En France, c’était la Direction générale de la Sécurité extérieure qui avait fait l’objet d’un remodelage important. Cette institution, créée en 1982, fut fortement inspirée par ce que Richelieu et Napoléon avaient déjà mis en place ; elle en était en quelque sorte l’héritière.

Pour assurer la coordination du chantier et implémenter une nouvelle organisation, la France avait nommé, comme chef de projet, un expert dans le domaine de la sécurité, le colonel Kleber.

Cet homme, âgé de cinquante-huit ans, avait fait ses classes dans la plupart des départements dont il héritait désormais. Il avait notamment œuvré durant de longues années à la direction centrale des services généraux, où ses missions en Algérie avaient été saluées par la plupart des ministres de ce temps. Durant la guerre froide, il n’avait pas hésité à faire partie d’une mission d’espionnage dans la capitale soviétique. Plus modestement, lors de la contestation de mai 68, sa récolte d’informations dans les milieux universitaires avait été fort appréciée par le gouvernement de l’époque.

Le gotha militaire tenait Kleber en exemple. Son nom à lui seul était cité dans la plupart des grandes écoles chargées de former les futurs cadres de l’administration.

Souffrant d’une calvitie prononcée, il arborait toutefois une légère barbe dont le volume ne variait qu’à de rares moments. Ceci ne manquait d’ailleurs pas d’intriguer les personnes qui le côtoyaient régulièrement. Tout le monde se demandait comment l’homme réussissait à conserver cette fine toison toujours identique sur son menton et, surtout, quand il trouvait le temps de s’y consacrer ! Chaque être humain de sexe masculin connaît en effet la difficulté de cet art délicat du rasage, au look délibérément désinvolte.

Comme il aimait lui-même le rappeler, le colonel se targuait de diriger ses hommes d’une main de fer dans un gant de velours. Il attendait de ses subordonnés une grande flexibilité et un sens aigu du devoir. Dans ce poste fraîchement obtenu, sa première priorité était de surveiller étroitement les milieux islamistes ainsi que de perfectionner les moyens d’observation d’un internet en pleine révolution.

Parmi ces projets, on retiendra l’idée d’un contingent d’éminences grises du pays. Ces savants devraient lui être utiles au décryptage de certains indices retrouvés par ses enquêteurs.

Pour bien assimiler la complexité de ce projet, il fallait savoir que Kleber ne s’était pas limité à une liste d’une dizaine de spécialistes. Non, le colonel avait listé plus de deux mille membres, en quelques mois à peine.

Secondé par un adjoint très créatif, un certain Collet, il avait décidé de nommer cette réserve le FSIF : le Fonds stratégique des intellectuels de France.

Le management du colonel reposait sur quatre cadres supérieurs, dont Collet. Du point de vue du leadership, ce dernier était sans doute le plus discret de son équipe. Il compensait néanmoins cette faiblesse par un sens de la créativité hors du commun. S’il fallait rendre à César ce qui était à Collet, force était de constater que la plupart des idées novatrices que lançait le colonel étaient bien souvent issues des projets géniaux de son fidèle adjoint. Ainsi, l’idée d’une réserve d’intellectuels français en était-elle un exemple éloquent.

Kleber était un homme habile et il s’appropriait volontiers la paternité de toutes les nouvelles suggestions. C’est ainsi que, si tous les hauts membres du gouvernent français connaissaient le génie du colonel, nul ne connaissait l’existence du modeste Collet.

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Paris, École des Langues et Civilisations de l’Orient ancien

C’était l’avant-dernier cours avant la pause scolaire de Noël. Le professeur Pierret n’en pouvait plus. Il venait d’être convoqué par le conseil d’administration de l’ELCOA qui lui avait reproché certains débordements. Plus précisément, le directeur lui avait rappelé qu’il était payé pour enseigner le copte ancien, pas pour y raconter l’histoire d’attentats survenus, par exemple, en Inde durant les années nonante. Son goût pour le second degré était également mis en cause. Toutefois, le professeur n’en demeurait pas moins le chouchou des élèves qui participaient à ses conférences avec le plus vif intérêt.

Ce matin-là, malgré son agacement, le professeur débuta son cours le plus naturellement possible.

— Nous sommes à trois jours de la célébration de Noël. Depuis quatre mois, j’ai souvent joué la carte de la dérision. Peut-être ai-je parfois oublié que j’avais dans mon auditoire de futurs prêtres ou professeurs de religion.

Pierret s’arrêta un moment et laissa échapper un léger soupir. Celui-ci était sans doute destiné à la dizaine d’élèves qui s’étaient plaints auprès de la direction.

— Je voulais vous préciser que, si mes paroles ont parfois pu vous heurter, si j’ai blessé quelqu’un parmi vous, ce n’était pas volontaire. Mon unique but était de vous sortir de l’ennui profond que peut parfois provoquer l’apprentissage du copte.

Aucun élève n’osa intervenir. Il est vrai que ce cours était considéré par les étudiants comme une des matières les plus rébarbatives. Elle reposait sur un mélange d’égyptien ancien et d’arabe, le tout perdu dans d’innombrables dialectes. Les élèves y apprenaient l’alphabet, les noms, la structure des phrases, la grammaire, parcourant aussi une série d’articles écrits en copte comme l’Évangile selon saint Marc et le Livre de Jonas.

Aujourd’hui, il n’était question ni de conjugaison ni d’exercice de traduction. Était-il poussé, une nouvelle fois, par son sens de la dérision ? S’en prenait-il à cette dizaine d’élèves rebelles, ou voulait-il simplement adresser un message à son conseil d’administration ? Toujours est-il qu’il opta pour un thème où, fait exceptionnel, il allait divulguer certains de ses sentiments.

— Je ne dois pas vous rappeler que le copte est cette langue qu’ont utilisée les chrétiens d’Égypte du quatrième au onzième siècle de notre ère, jusqu’à ce que l’arabe devienne la langue parlée dans le monde islamique. Je ne vous remettrai pas en mémoire que le copte s’est divisé en plusieurs dialectes, dont le sahidique qui est le plus riche et aussi celui que nous révisons à chacun de nos cours de grammaire ou de conjugaison. Non, aujourd’hui, je vais vous expliquer ce qui m’a poussé à apprendre cette langue dont l’histoire est si belle, porteuse d’un message de paix.

L’assemblée était tout simplement scotchée, impatiente d’entendre le professeur dévoiler une partie de sa vie privée.

— Qui sait ce qui, demain, sera utile pour notre monde ? Depuis que l’homme existe, il n’a été question que de conflits entre les différents peuples et religions. Bien sûr, aujourd’hui, les problèmes ethniques ont pris une autre dimension : ils opposent souvent l’Islam à l’Occident. Comme vous, j’ai utilisé des expressions comme « fatalité », convaincu alors que nos

deux cultures étaient trop différentes pour arriver un jour à une forme d’harmonie.

Un des élèves leva la main.

— Les luttes entre musulmans et catholiques ne datent pas d’hier. La guerre d’Irak n’est-elle pas, en quelque sorte, un bis repetita des croisades ?

Le professeur de répondre :

— Certes, si l’on remplace la Terre sainte par le pétrole ! Néanmoins, il existe des exemples de cohabitation entre l’islam et le christianisme, et le copte en est l’illustration. Ainsi, voulant respecter la prophétie d’Isaïe, les coptes se sont rendus en Égypte afin d’y convertir les habitants au christianisme. La société copte a été fondée par saint Marc. Cet évangéliste fut le premier apôtre à être envoyé en Égypte afin d’y répandre la parole du Christ et d’y bâtir des églises.

Le même élève l’interpella à nouveau.

— On ne peut cependant affirmer que la vie des coptes fut tout le temps respectée par les Egyptiens, surtout lorsque ces derniers furent convertis à l’islam ?1

L’orateur répondit du tac au tac :

— Je ne puis une nouvelle fois qu’acquiescer à votre remarque ! Les Egyptiens n’ont pas toujours été tendres envers les populations chrétiennes qui partageaient leurs terres. Les coptes ont cependant toujours été tolérés. Ils ont vécu parfois dans d’anciens temples égyptiens qu’ils transformaient en chapelles. Aujourd’hui encore, plusieurs millions de coptes vivent au pays des pharaons.

Un élève du premier rang, visiblement bien au courant de l’actualité, fut outré par ces propos. Il tendit un journal et apostropha le professeur :

— Comment pouvez-vous prononcer ces paroles, Monsieur ? Voyez cet article paru aujourd’hui même dans la presse, qui relate le véritable martyre vécu par les coptes d’Égypte.

Pierret fut irrité par cette remarque qu’il ne pouvait décemment rejeter. Son discours l’avait emmené sur un terrain qu’il n’avait pas prévu. L’air perplexe, le visage déconfit, il reprit :

— Dois-je vous rappeler que vous êtes à l’ELCOA pour y apprendre l’histoire de l’Orient ancien, et non pour y commenter les actualités du jour ? Si vous aviez, comme moi, participé à de nombreuses missions archéologiques en Egypte et que vous y ayez découvert la beauté des anciennes chapelles, dont certaines sont encore intactes aujourd’hui, vous auriez la preuve qu’un peuple chrétien fut toléré en Égypte pendant plus d’un millénaire. Alors, vous penseriez, comme moi, que la cohabitation entre les mondes chrétien et musulman est possible, tant l’histoire du peuple copte a pu nous délivrer ce message de paix.

On sentait le professeur Pierret de plus en plus confus ; ses pommettes viraient au violet. Il trouva alors un exutoire aussi discret qu’efficace pour se sortir de ce mauvais pas.

— Ce qui nous intéresse aujourd’hui est de savoir comment mille ans de paix ont pu basculer dans ce récent chaos ! Pour vous l’expliquer, je vais vous dresser l’historique d’une branche descendant du Prophète Mahomet que l’on appelle les hachémites. Je vais tenter de vous démontrer que c’est essentiellement l’interventionnisme aveugle de l’Occident qui a bouleversé certaines des valeurs du Moyen-Orient.

D’ordinaire, au moins un quart des élèves quittait la salle avant la fin de la séance. Cette fois, tous restèrent assis et attentifs. Le professeur s’apprêtait-il à une nouvelle dérive qui lui serait fatale auprès du conseil d’administration ?

— Beni Hachem était l’arrière-grand-père du Prophète. C’est de son nom que provient l’étymologie du mot « hachémite ». Avec sa première épouse, Khadija, Mahomet n’eut que des filles. Une de celles-ci s’appelait Fatima. Elle épousa Ali, lui aussi descendant de la lignée de Beni Hachem. De leur union naquirent deux fils : Hassan et Hussein. En 1920, issu de la trente-huitième génération des hachémites, Fayçal, alors

roi de Syrie, fut écarté du pouvoir lors de l’invasion britannique. Churchill balaya le monarque déchu et lui offrit en échange le trône de Bagdad. Lorsqu’ Abdallah, frère de Fayçal, réclama lui aussi son dû, le Premier ministre anglais lui offrit une bande de terre désertique située entre l’Irak et la Palestine : la Transjordanie. Churchill se serait d’ailleurs vanté, avec une certaine ironie, d’avoir tracé les limites de ce nouvel État d’un coup de crayon, un dimanche après-midi…

Le professeur marqua une courte pause et ôta ses lunettes. Il semblait ainsi chercher une nouvelle inspiration. Il connaissait pertinemment bien la diversité de son auditoire, composé aussi bien de chrétiens que de musulmans convaincus. Dès lors, il mit un soin tout particulier à choisir les mots qu’il se préparait à utiliser.

— Par cette intrusion, les peuples occidentaux ont déstabilisé eux-mêmes une partie du monde, déjà fort fragilisée par l’époque du colonialisme. Nous avons oublié que ces pays étaient de grandes nations, à l’histoire riche et pluriséculaire. Nous n’avons pas compris que leurs monarques étaient considérés chez eux, non seulement comme des hommes de pouvoir, plutôt tels des descendants du Prophète.

Pierret haussa subitement la voix.

— Nos grandes nations ont cru expulser des rois, tandis qu’ils détrônaient des demi-dieux ! C’est tout du moins ce sentiment d’agression que ressentirent tous les musulmans de l’époque. De nos jours, ce manque de respect est encore présent et il nous faudra attendre encore plusieurs générations avant de voir l’islam tourner la page de cet interventionnisme aveugle !

Le professeur paraissait complètement excédé. L’émotion à fleur de peau. Il conclut cependant sur une note plus modérée.

Ce soir, c’est la veillée de Noël, une belle occasion de mettre toutes nos erreurs au placard et de repartir du bon pied. Je vous souhaite à toutes et à tous un joyeux Noël !2

Les élèves restèrent figés et silencieux. Certains appréciaient le franc-parler de leur mentor. D’autres semblaient agacés par ce qu’ils qualifiaient de manque d’objectivité. Pierret était ainsi. Même s’il montrait régulièrement une certaine tendance à l’exagération, tout cela était délibéré. Lorsqu’il enseignait une matière, son but premier était de titiller l’esprit critique de ses élèves.


1 Pierret adorait ce genre de contestation, autant qu’il le détestait. S’il autorisait l’arrogance de certains élèves, il ne pouvait supporter ce genre d’audace, qu’il considérait comme un acte de rébellion.

2 Pierret, s’il était athée, voulait sans doute adresser une marque de paix à tout son auditoire, dont il savait la majorité profondément croyante, qu’ils soient catholiques, juifs, musulmans…

*** 11 ***

Depuis le début de l’exposé, le téléphone du professeur avait déjà sonné une bonne dizaine de fois. Le fait qu’il s’agissait d’un numéro caché l’exacerbait. Comme les élèves étaient en train de quitter l’auditorium, il se décida finalement à décrocher. Une voix extrêmement sérieuse lui parla.

— Bonjour, professeur Pierret. Je suis le colonel Kleber, coordinateur principal des services secrets français. J’aimerais vous rencontrer dans le cadre d’une mission ultra-confidentielle pour laquelle votre aide serait fort appréciée de mes services. Pourrions-nous nous rencontrer dans les prochains jours ?

Le professeur ne crut pas, un seul instant, à cet appel surréaliste.

— Comment avez-vous obtenu mon numéro ? Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas un canular ?

Le colonel Kleber usa d’une technique de persuasion.

— Je vous le garantis, professeur. Vous comprendrez aisément que je ne puis vous donner davantage de détails lors d’une simple communication téléphonique. Vous recevrez bientôt une convocation officielle sur votre adresse Hotmail.

Le professeur Pierret ne put y croire. Il avait bien créé un compte Hotmail, il y a de cela deux ou trois ans. Depuis, il n’avait transmis à presque le moindre courriel au départ de cette messagerie. Aussi crut-il résolument à une farce de très

mauvais goût. Par conséquent, il se dit qu’il allait tenter de piéger son interlocuteur.